Jeanne d'Arc (Alexandre Dumas, 1843)
Jeanne d’Arc ? J’y crois.
Dumas n’a négligé aucune des grandes figures de l’Histoire, de César à Napoléon. Il met ici tout son talent de conteur et de dialoguiste dans une biographie de la Pucelle, probablement la plus vivante et captivante qui soit.
Que si l’on demande maintenant à Dumas quelle est son opinion particulière sur Jeanne d’Arc, il se contentera de répondre dans toute la simplicité de son cœur : J’y crois.
— Charles Nodier.
Jeanne d’Arc
par
Avec une introduction par M. Charles Nodier de l’Académie française.
(1843)
Rééditions Ars&litteræ © 2021
Introduction de Charles Nodier
Il n’y a rien à comparer, ni chez les anciens ni chez les modernes, ni dans la Fable ni dans l’histoire, à la Pucelle d’Orléans. Donnez à la muse épique le choix de l’invention la plus touchante et la plus merveilleuse, interrogez les traditions les plus imposantes que les âges d’héroïsme et de vertu aient laissées dans la mémoire des hommes, vous ne trouverez rien qui approche de la simple, de l’authentique vérité de ce phénomène du quinzième siècle. La France, à la suite du règne le plus malheureux dont les annales de la monarchie fassent mention jusqu’alors, envahie par ses ennemis, et à peine soutenue sur le penchant de sa ruine par la vaillance de quelques preux, n’oppose plus à la force de ses destinées qu’une vaine résistance. Paris est occupé par le duc de Bedfort, régent pour un roi anglais. L’infortuné Charles VII, errant de ville en ville sans espérance et bientôt sans royaume, cède à l’infortune qui l’opprime. Près de chercher un asile dans une cour étrangère, il jette un dernier regard, un regard de désespoir sur la belle France, qui ne lui offre de toute part que d’affreux déchirements, les dissensions civiles, auxiliaires et complices des vainqueurs, et un petit nombre de braves mourant sans vengeance sur les ruines des villes incendiées qu’ils ont défendues. À peine quelques places arrêtent encore pour un moment les progrès de l’ennemi. À peine une vieille prophétie, qui annonce qu’une jeune fille, venue des environs du Bois-Chenu, délivrera le royaume, soutient encore la confiance des esprits faibles de ce temps peu fertile en esprits forts. Tout va périr, quand cette jeune fille paraît. C’est une paysanne de seize à dix-sept ans, d’une taille noble et élevée, d’une physionomie douce, mais fière, d’un caractère remarquable par un mélange de candeur et de force, de modestie et d’autorité, qui ne s’est jamais trouvé au même degré dans aucune créature ; d’une conduite, enfin, qui fait l’admiration de toutes les personnes qui l’ont connue. Les mères ne désirent point de fille plus parfaite, les hommes n’ambitionnent pas le cœur d’une femme plus digne d’être aimée ; mais dès l’enfance elle a renoncé au bonheur d’être épouse et mère. Appelée à une vie d’héroïsme et de sacrifice par la voix même des anges, elle a voué sa virginité à Dieu à l’âge de treize ans. On ne sait rien autre chose de ce temps-là, sinon qu’elle a mené une vie toute pastorale dans le hameau qui l’a vue naître, conduisant les troupeaux de son père, ou s’occupant à coudre et à filer le chanvre et la laine, exercices dans lesquels elle surpassait toutes ses compagnes. Seulement, à certains jours de fêtes, on la voyait prosternée, à l’ermitage de Bermont, devant la sainte image de la Vierge, ou bien elle se réunissait aux jeunes filles de son âge pour chanter et pour danser sous l’arbre des Fées. C’était un hêtre magnifique, où, pendant toute la belle saison, les bergères allaient suspendre les chapeaux de fleurs et les guirlandes qu’elles avaient tressées dans la prairie ; mais Jeanne d’Arc réservait les siennes pour la chapelle de Domrémy. On dit aussi qu’elle dansait peu, mais qu’elle chantait avec un charme inexprimable, probablement des hymnes et des cantiques à la louange des saints, de celui, par exemple, dont le village de Domrémy porte le nom, et qui, accoutumé à présider à l’onction sacrée de nos rois, implorait peut-être pour elle la faveur d’y conduire bientôt Charles VII. Quand les habitants de son village furent interrogés quelques années après sur ces différentes circonstances, ils affirmèrent presque tous que, quand elle était bien petite et qu’elle gardait les brebis, on avait vu souvent les oiseaux des bois et des champs venir manger son pain dans son giron, comme s’ils fussent privés. Telle est la puissance que Dieu suscite tout à coup pour lever le siège d’Orléans, faire sacrer le roi dans une ville occupée par les Anglais, et réduire leurs armées, si longtemps triomphantes, à abandonner la France. Les rebuts réitérés qu’elle essuie d’abord ne fatiguent point son courage. Elle insiste avec ardeur, parce qu’elle sait qu’elle a peu de temps pour accomplir ses desseins, et qu’elle ne doit pas avoir le succès tout entier de ses travaux et de ses promesses ; mais elle ne se révolte point contre les refus, parce que les refus sont du nombre des difficultés qui lui ont été annoncées. Enfin, ses instances l’emportent sur les objections de l’incrédulité ; elle part, et cette villageoise, transformée en guerrier, devient, dès ses premiers pas dans cette nouvelle carrière, le parfait modèle du chevalier chrétien : intrépide, infatigable, sobre, pieuse, modeste, habile à dompter les coursiers et versée dans toutes les parties de la science des armes comme un vieux capitaine, il n’y a rien dans sa vie qui ne révèle une haute inspiration et qui ne porte le sceau d’une autorité divine. Les éléments eux-mêmes paraissent lui obéir. Obligée de parcourir, pour se rendre auprès de Charles, une route de cent cinquante lieues, coupée de rivières profondes, dans la plus mauvaise saison de l’année, et au milieu d’un pays couvert par les troupes ennemies, elle fournit cette course périlleuse en onze jours, sans accident et presque sans obstacles. Conduite dans l’appartement du roi, elle le distingue du premier coup d’œil parmi les grands de sa cour, quoiqu’il ne diffère d’eux par aucun attribut particulier ; elle se fait reconnaître de lui à un signe ou à une confidence qui ne laisse point de doute à Charles sur sa mission. Depuis ce temps-là tous ses jours sont marqués par les plus brillants faits d’armes. Objet d’amour, d’espérance, de vénération pour les peuples, de terreur pour l’armée anglaise, elle combat près de Dunois, de Xaintrailles, de La Hire, et c’est elle qui remporte partout la palme de la valeur. L’étendard de Jeanne d’Arc, ainsi qu’elle l’a dit elle-même, est toujours où est le danger ; mais, avare de sang, elle conduit les soldats dans la mêlée, brise devant eux l’effort de l’ennemi, et ne tue jamais. Tout au plus, comme elle le disait encore devant ses juges, avec cette naïveté soldatesque dont il n’est pas permis d’altérer les expressions, elle se faisait jour au travers des Anglais en les frappant de la tête de sa hache d’armes, ou du plat de sa fameuse épée, qui était propre à donner de bonnes buffes et de bons torchons. En peu de mois, toutes ses prédictions s’accomplissent. Blessée à la défense d’Orléans d’une flèche qui lui traverse l’épaule, elle l’arrache de ses mains, retourne quelques minutes après au milieu des combattants, achève la déroute des Anglais, et délivre ces murailles qu’elle avait promis de délivrer. Charles doit être sacré à Reims ; elle lui ouvre un chemin vers cette ville, et les villes qui se trouvent sur son passage se rendent sans se défendre. À compter de ce moment, la puissance des Anglais, ébranlée, chancelante, prête à s’écrouler, n’est plus digne d’intéresser à sa chute une puissance plus qu’humaine. La mission héroïque de Jeanne d’Arc est finie ; il ne lui reste qu’à la couronner par le martyre. Après quelques nouveaux prodiges de valeur, elle tombe dans les mains de ses implacables ennemis, et monte au bûcher avec la résignation d’une sainte. On assure qu’à l’instant où les flammes qui l’entouraient étouffèrent le nom de Jésus dans sa bouche innocente, une colombe s’éleva du bûcher aux yeux épouvantés des Anglais, et prit son vol vers le ciel. Telle fut du moins l’illusion du remords pour les misérables qui l’avaient condamnée. J’ajouterai un seul trait à cette esquisse imparfaite : c’est qu’elle ne doit rien à l’imagination, et que l’histoire la moins ornée ne serait pas plus sobre d’embellissements poétiques que ce sommaire rapide, extrait des dépositions de cent quarante-quatre témoins oculaires.
On avouera qu’il ne manque rien dans ce récit de tout ce qui recommande une grande renommée à la postérité. Il a l’intérêt de la vertu, celui de la gloire et celui du malheur, qui, pour certaines âmes tendres, est le plus imposant de tous. Comment se fait-il donc que le nom de la Pucelle réveille si peu de souvenirs dans la foule des Français, ou qu’il n’y réveille que des souvenirs indignes d’elle ? Le dirai-je ! un poète, l’honneur de la nation par son génie, l’opprobre de la nation par l’usage qu’il en a fait trop souvent, hésita, jeune encore, entre deux sujets d’épopée, Jeanne d’Arc et Henri IV. Il eut le malheur peut-être de choisir le second, qui, placé dans un ordre d’inspirations moins merveilleuses, dans un siècle moins chevaleresque, moins poétique, moins religieux, dans un système de mœurs moins convenable à la muse épique, ne pouvait fournir que la matière d’une histoire élégante et pompeuse. La haine du christianisme, qui dévorait son cœur, le dirigea probablement dans ce choix mal entendu. Il craignit d’ajouter aux pompes de cette religion en substituant les merveilles de sa croyance aux abstractions glacées de la religion philosophique. Cette fois-là, ses passions le trompèrent au préjudice de sa gloire et de son bonheur ; car je ne suis pas éloigné de croire qu’en se familiarisant avec les hautes pensées de cette religion divine, il aurait pu devenir digne de mourir chrétien. Il paraît qu’effrayé du parti que pouvait tirer du même sujet le génie éclairé par la foi, il crut avoir un grand intérêt à le flétrir dans sa fleur, à lui ravir ce charme délicat qu’il est si facile de détruire en France, qu’une plaisanterie altère, qu’une équivoque avilit.
Comment me ferai-je comprendre maintenant par ceux qui ne connaissent pas ce monstrueux chef-d’œuvre, où l’esprit le plus ingénieux s’allie au cynisme le plus effronté pour déshonorer la vertu ? L’héroïne de Domrémy, cet ange d’innocence et de grâce, qui a coûté des larmes à ses bourreaux, et que l’histoire ne nommera jamais sans respect ; qui a répandu tant de sang pour la patrie ; qui lui a conquis tant de drapeaux et redonné tant de villes, cette pauvre jeune fille, qui avait délivré la France, et que les Anglais ont brûlée à dix-huit ans, Voltaire en a fait le principal personnage d’un roman de prostitution, d’un roman dont l’exécution inimitable a peut-être donné un rival à l’Arioste, mais qui souille notre littérature d’une tache ineffaçable. Quel genre de gloire littéraire peut jamais compenser la gloire morale, la gloire historique d’une nation ? Il vaudrait mieux que tous les beaux-arts périssent chez un peuple qu’une seule idée noble. Que serait-il arrivé dans la république romaine si un poète, du temps de Caton-le-Censeur ou des Scipions, avait fait le même outrage à la mémoire de Lucrèce ou de Clélie, toutes deux si peu dignes d’ailleurs de soutenir la moindre comparaison avec Jeanne d’Arc ? Il eût été précipité dans le Tibre, noué de couleuvres vivantes, comme un parricide public, comme l’assassin de la gloire de Rome. Nos patriotes étaient moins sévères : mais quels patriotes que les nôtres !
Après cette rapide esquisse de l’histoire héroïque de Jeanne d’Arc, il reste quelque chose à désirer au lecteur philosophe, qui compte pour peu de chose les événements quand il ne peut pas se rendre raison de leurs causes. Cette classe de lecteurs, infiniment plus nombreuse aujourd’hui qu’autrefois, a changé sous ce rapport le système de composition de l’histoire ; et je ne sais pas si l’esprit humain y a gagné beaucoup de notions positives. Quoi qu’il en soit, une question se présente qu’il est difficile, et peut-être impossible, de résoudre avec les simples lumières de la raison : Qu’était-ce que Jeanne d’Arc ? Il n’y a pas moins de quatre hypothèses sur ce point.
La première est celle des Anglais du quinzième siècle, qui attribuait tous les succès de la Pucelle aux merveilles de la magie : elle ne mérite plus d’être combattue, et il est bien probable que, du temps même de Jeanne d’Arc, elle ne fut que le prétexte d’une lâche vengeance et d’un horrible assassinat. La seconde est celle qui consiste à regarder la Pucelle comme une ambitieuse adroite et courageuse, que le désir de la gloire militaire et d’une grande influence politique sur son siècle arracha à l’obscurité de la vie de la campagne, et qui couvrit ses projets d’une fausse apparence d’inspiration pour tromper une cour crédule. Dans la troisième, ce n’était qu’une jeune fille ignorante, et, comme on dirait aujourd’hui, fanatisée, mais désintéressée et vertueuse, dont une politique habile se servit, comme d’un instrument, pour jeter la terreur dans l’armée anglaise, rendre le courage aux Français, et relever la monarchie de ses ruines. Dans la quatrième, enfin, c’était une héroïne vraiment suscitée par Dieu pour la conservation d’un royaume qu’il protège, pour le salut d’un peuple qu’il aime : celle-là n’obtiendrait de beaucoup de gens que le sourire d’une haute dérision, et il serait presque de mauvais goût de la discuter.
À ces diverses conjectures, je n’en ajouterai qu’une, qui est infiniment moins digne de considération, mais qui peut offrir quelques ressources au roman historique et même à l’épopée : celle qui fait naître Jeanne d’Arc du sang des rois, et qui lui donne pour frère le brave Bâtard d’Orléans.
Que si l’on demande maintenant à l’auteur de cette chronique quelle est son opinion particulière sur Jeanne d’Arc, il se contentera de répondre dans toute la simplicité de son cœur : J’y crois.
Ce n’est pas là, je le répète, une explication suffisante pour tout le monde ; mais je doute que les hommes les plus éclairés de ce siècle, éclairé par excellence, en trouvent une autre à l’histoire de Jeanne d’Arc, cette histoire qu’il faut écrire comme l’a fait M. Alexandre Dumas, avec le cœur d’un Français et la foi d’un chrétien. Il serait peut-être plus court de la nier. En effet, quand on pense que ces grandes inspirations politiques et militaires qui ont soutenu la France sur le penchant de sa ruine émanaient d’une jeune fille innocente et simple, revêtue de tout ce que la beauté a de plus enchanteur, de tout ce que la candeur de l’adolescence a de plus touchant, et en même temps d’un courage et d’une grandeur d’âme incomparables ; quand, sur la foi de ses contemporains et des images qui nous restent d’elle, et qui ont été tracées d’après nature, on se la représente si semblable dans l’expression angélique, et cependant terrible, de sa physionomie, au saint Michel de Raphaël, qu’on croirait qu’elle lui a servi de modèle ; quand on la suit avec l’historien au milieu de ces mêlées sanglantes, sur ces murailles ébranlées, qui vont un instant plus tard couvrir l’ennemi de leurs ruines, et qu’on la voit, impassible, n’opposer à l’effort des soldats furieux que son étendard flottant ou le revers de sa hache d’armes ; quand on entend cette paysanne haranguer les premiers chevaliers du royaume, les hommes les plus polis et les plus distingués de son temps, dans des tenues qui les remplissent d’étonnement et de respect ; quand on développe cette longue suite de faits si difficiles à prévoir, qu’elle a pourtant annoncés, et qui se sont toujours vérifiés suivant ses paroles, soit pendant qu’elle était à la tête des troupes, soit depuis même que, tombée dans les mains des Anglais et livrée à leurs bourreaux, elle cesse d’exercer la moindre influence sur les événements ; quand on retrouve l’héroïne d’Orléans dans cette procédure monstrueuse, dernière épreuve de tant d’innocence et de vertu, quand on l’entend invoquer encore, au milieu des flammes prêtes à la dévorer, les benoîts saints et saintes, dont elle a raconté avec une conviction si profonde, avec des détails si ingénus, la merveilleuse assistance ; quand on se rappelle qu’à ce moment suprême elle n’avait que dix-huit ou dix-neuf ans, et qu’elle venait de commencer, sous les yeux du monde, une jeunesse pleine de pureté et de gloire, qui n’avait pas même laissé de prétexte au plus léger soupçon, il est malaisé, j’en conviens, de se refuser à dire avec M. Alexandre Dumas : J’y crois ! et de ne pas croire que l’être le plus étonnant qui ait jamais honoré l’humanité avait reçu sa mission d’une puissance supérieure à l’humanité.
Et pourquoi les faux sages du dix-huitième siècles, pourquoi les habiles tartufes de la philosophie, qui avaient un si grand intérêt à paraître patriotes pour tromper le peuple, auraient-ils avili à plaisir la plus pure des renommées de notre histoire, s’ils n’avaient craint de trouver Dieu dans le mot de cette merveilleuse énigme ? Quelle étrange frénésie aurait armé nos prudents régénérateurs de 1793 contre l’innocente héroïne, si sa mission ne s’était pas révélée tout entière à leurs regards ? Oh certainement ! elle n’avait pas conspiré contre l’unité et l’indivisibilité de la nation, celle qui délivra la France de l’usurpation anglaise ! Elle n’était pas soudoyée de Pitt et Cobourg, celle que les Anglais, incapables de la vaincre autrement, eurent la lâche indignité de livrer au bourreau. Elle était Française, elle était du peuple, c’est le peuple qu’elle avait sauvé, c’était en particulier le peuple d’Orléans ; et il n’y a guère plus de quarante ans qu’un monceau de pierres, amassé à sa gloire dans une rue d’Orléans, devint l’objet des démonstrations de rage les plus effrénées pour l’horrible populace de la révolution. Le modeste monument fut détruitaux joyeux hurlements de cette multitude imbécile et féroce, à laquelle l’épée protectrice de Jeanne d’Arc avait conservé une patrie !
C’est une chose bien déplorable que la perversité des méchants dans les temps de dissolution sociale. C’est une chose bien déplorable aussi que l’apathie des pouvoirs dans les temps d’ordre et de conservation. La chambre où est née Jeanne d’Arc était une étable il y a vingt ans. J’aime à croire qu’un cœur français n’aura plus à gémir sur de pareils sacrilèges. Nous marchons à si grands pas vers la perfection morale et politique ! Nous avons fait tant de progrès dans la science humanitaire !
Ch. Nodier.
Jehanne-la-Pucelle 1429-1431
À la mémoire de S. A. R. la princesse Marie.
Hommage de respect à la Fille de France ;
Hommage d’admiration à l’Artiste européenne.
Alex. DUMAS.
Voici un de ces livres qu’il faut lire comme il a été écrit, avec la foi.
Jeanne d’Arc est le Christ de la France ; elle a racheté les crimes de la monarchie, comme Jésus a racheté les péchés du monde ; comme Jésus, elle a eu sa passion ; comme Jésus, elle a eu son Golgotha et son Calvaire.
Trois femmes impudiques avaient perdu la France : Éléonore de Guyenne, femme de Louis-le-Jeune ; Isabelle de France, femme d’Édouard II ; Isabelle de Bavière, femme de Charles VI.
Une Vierge la sauva.
Éléonore de Guyenne, pendant la croisade de son mari en Palestine, s’était éprise d’un jeune Turc nommé Saladin. Pour lui, reine, femme et chrétienne, elle avait tout oublié, patrie, époux, religion. À son retour en France, Louis-le-Jeune, au lieu de la punir de la mort des adultères, ou tout au moins de lui faire raser les cheveux et de l’enfermer dans un cloître, se contenta de la répudier en lui laissant emporter tous ses héritages : alors elle épousa le roi d’Angleterre, qui réunit ainsi à son trône d’outre-mer les duchés de Normandie et d’Aquitaine, les comtés de Poitou, du Maine, de Touraine et d’Anjou, et qui devint par conséquent l’un des plus redoutables vassaux de la couronne ; de là, les prétentions de l’Angleterre sur le continent.
Isabelle de France épousa Édouard II ; épouse adultère, elle fut bientôt reine parricide. Mais, sœur de Charles-le-Bel, son fils Édouard III se trouva, à la mort du roi de France, plus près de la couronne de France que Philippe de Valois, puisque ce dernier n’était que cousin de Charles-le-Bel, et qu’Édouard III était son neveu ; mais les barons du royaume firent à Édouard III l’application de la loi salique, en lui préférant Philippe de Valois. De là les prétentions de l’Angleterre sur la couronne de France : de là les lis qu’elle portait dans ses armes, et qui n’ont disparu que lorsque Napoléon les gratta du bout de l’épée de Marengo et d’Austerlitz.
Enfin, Isabelle de Bavière, qui, comme les précédentes, reine infidèle, épouse impudique, et de plus mère dénaturée, se ligua avec le roi d’Angleterre, appela l’ennemi en France, et reconnut Henri VI pour roi, à l’exclusion de son propre fils.
Ce fut alors que parut Jehanne-la-Pucelle. Un an lui suffit pour sauver la France : venue de Dieu, elle retourna à Dieu ; seulement elle était descendue du ciel avec la couronne des anges, elle y remonta avec la palme du martyre.
Ainsi mourut Jehanne-la-Pucelle. Vendue aux Anglais par un misérable, jugée par un tribunal inique, et mise à mort par des bourreaux infâmes, Charles, dont elle avait sauvé le royaume, ne fit pas un pas, pas une démarche, pas un mouvement pour la sauver.
Dieu le punit.
Charles mourut de faim, dans la crainte qu’il avait d’être empoisonné par son fils Louis XI, et, trente-sept ans après sa mort, sa race s’éteignit dans la personne de Charles VIII, son petit-fils.
Chapitre I Une famille de paysans
Le saint jour des Rois de l’an de Notre-Seigneur 1429, vers les dix heures du matin, un chevalier armé de toutes pièces, monté sur son cheval de bataille, et suivi de son coustelier et de son page, qui marchaient à quelques pas derrière, entrait dans le village de Domrémy, que l’on nommait Domrémy-les-Greux, et qui, depuis, a perdu cette seconde appellation. Arrivé en face de l’église, et voyant que le saint sacrifice de la messe n’était point achevé, il s’arrêta, descendit de son cheval, remit son casque, son épée et ses éperons aux mains de son page1, et, ainsi désarmé, il monta les quatre marches qui conduisaient au porche de l’église, passant, de ce pas ferme et assuré du gentilhomme, au milieu des manants, dont la maison du Seigneur regorgeait de telle sorte que les derniers venus avaient été forcés de s’agenouiller sur les degrés et même dans la rue. Mais, comme on le comprend bien, le noble homme d’armes n’était point de ceux qui restent humblement à la porte ; aussi fendit-il cette presse qui, du reste, au bruit résonnant de ses pas, s’ouvrait d’elle-même, et alla-t-il s’agenouiller à son tour près de la petite grille de fer qui séparait le prêtre des assistants : si bien qu’il était en avant même des chantres, et qu’il ne se trouvait entre le desservant et lui que le sacristain et les enfants de chœur. Malheureusement pour les désirs religieux du bon chevalier, il s’y était pris un peu tard, et comme la messe tirait à sa fin au moment où il était entré, à peine eut-il le temps de dire un Pater, que le prêtre prononça les paroles sacramentelles annonçant que le service divin était terminé, et passa devant lui, emportant dans la sacristie le ciboire d’argent dans lequel il venait de communier.
À cet avertissement et à ce départ de l’officiant, chacun, comme c’est la coutume, se releva, fit le signe de la croix, et s’achemina vers la porte, à l’exception du chevalier qui, n’ayant pas terminé son oraison sans doute, demeura le dernier de tous agenouillé devant le chœur et priant Dieu avec une religion qui, dès ce siècle, commençait à être bien rare parmi les hommes d’armes : aussi, soit que les paysans eussent été frappés de cette piété, soit que, voyant un homme qui paraissait appartenir à la noblesse, ils espérassent avoir par lui des nouvelles sur les affaires du temps, qui, à cette époque, étaient assez désastreuses pour occuper depuis les premiers du royaume jusqu’aux plus humbles villageois, une faible partie des fidèles seulement se retira chez soi ; quant à la majorité, nonobstant un froid assez vif, causé par deux ou trois pouces de neige qui étaient tombés durant la nuit, elle resta sur la place, se formant par groupes, mais sans que, malgré la bonne envie que chacun en avait, il y eût un seul de tous ces braves gens qui osât interroger ni le page ni le coustelier.
Parmi ces groupes, il y en avait un qui, sans offrir à la vue rien de plus remarquable que les autres, doit cependant attirer l’attention du lecteur.
Ce groupe se composait : d’un homme de quarante-huit à cinquante ans environ, d’une femme de quarante à quarante-cinq ans, de trois jeunes gens et d’une jeune fille. L’homme et la femme, quoique paraissant, à cause des rudes travaux de la campagne, un peu plus âgés qu’ils ne l’étaient réellement, semblaient être cependant d’une santé robuste, que devait contribuer à entretenir la sérénité d’âme qui se lisait sur leur visage ; quant aux trois jeunes gens, dont les deux aînés pouvaient avoir, l’un vingt-cinq ans et l’autre vingt-quatre, et dont le troisième en paraissait seize, c’étaient de vigoureux laboureurs qui, depuis leur naissance, on le voyait bien, avaient été exempts de ces mille petites indispositions auxquelles est en butte la santé étiolée de l’enfant des villes ; aussi paraissaient-ils devoir supporter joyeusement et vigoureusement le fardeau du travail héréditaire auquel Dieu condamna l’homme en le chassant du Paradis terrestre ; enfin, quant à la jeune fille, c’était une grosse et fraîche paysanne, dans laquelle, malgré les formes adoucies de la femme, et quoiqu’elle eût dix-neuf ans à peine, on pouvait reconnaître encore la puissante organisation de son père et de ses deux frères aînés.
Quoique ce groupe fût le plus rapproché de celui que formaient le page, le coustelier et les trois chevaux, aucune des personnes qui le composaient ne paraissait décidée à interroger autrement que des yeux les serviteurs du chevalier, le page leur imposant par l’air dédaigneux et railleur de son visage, et le coustelier, par une physionomie dont la brutale expression allait jusqu’à la férocité : ils se contentaient donc de les regarder en silence, et d’échanger entre eux, et à voix basse, quelques suppositions, lorsqu’un paysan, se détachant d’un des groupes voisins, s’approcha de celui que nous avons recommandé à l’attention de nos lecteurs, et frappant sur l’épaule de l’homme que nous avons indiqué comme le chef de la famille :
— Eh bien, frère Jacques, lui dit-il, es-tu plus savant que les autres, et peux-tu nous dire quel est ce chevalier qui fait une si longue et si sainte prière dans notre église ?
— Par ma foi ! frère Durand, répondit celui auquel la question était adressée, tu me rendrais fort service de me le dire toi-même, car je ne me rappelle pas avoir jamais vu son visage.
— C’est sans doute quelqu’un de ces capitaines qui courent notre malheureux pays bien plus pour faire leurs propres affaires que pour faire celles de notre pauvre roi Charles VII, que Dieu garde ! et sans doute il est resté le dernier dans l’église pour s’assurer si les vases et les chandeliers étaient d’argent et valaient la peine d’être volés.
— Frère, frère, murmura Jacques en secouant la tête, quoique l’âge devrait t’avoir corrigé de ce défaut, tu es toujours prompt et léger de paroles comme si tu avais encore vingt-cinq ans. Il n’est ni beau ni bon de censurer ainsi sans raison la conduite du prochain, surtout quand cette conduite n’a rien donné à reprendre, et tout au contraire s’est manifestée comme celle d’un prud’homme et d’un pieux chevalier.
— Eh bien ! répondit Durand, si tu es si sûr de sa courtoisie, que ne vas-tu hardiment lui demander d’où il vient et qui il est ?
— Oh ! si Jehannette était là, dit le plus jeune des trois frères, elle nous le dirait bien, elle.
— Et pourquoi penses-tu que ta sœur en saurait plus que nous, Pierre ? A-t-elle jamais vu ce chevalier ?
— Non, mon père, murmura le jeune homme, je ne crois pas qu’elle l’ait jamais vu.
— Et alors qui te fait penser, dit Jacques d’un air sévère, que, ne l’ayant jamais vu, elle puisse savoir qui il est !
— J’ai eu tort, mon père, dit le jeune homme, auquel les premières paroles qu’il avait prononcées étaient échappées comme malgré lui, je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit, je le reconnais.
— En effet, reprit maître Durand en riant d’un gros rire, en effet, frère, si ta fille est visionnaire et devineresse, comme on le dit, elle pourrait peut-être savoir…
— Silence, frère, dit Jacques de ce ton d’autorité patriarcale que de nos jours encore a conservé sous la chaumière de nos paysans le chef de la famille ; silence : il n’en faudrait pas plus que tu n’en viens de dire pour nous faire, si tes paroles étaient tombées dans des oreilles ennemies, une méchante affaire avec l’official de Toul. Femme, continua-t-il, où est donc Jehanne, et comment n’est-elle point ici avec nous ?
— Elle sera restée à prier dans l’église, reprit celle à laquelle Jacques adressait cette question.
— Non, ma mère, reprit le jeune homme, elle est sortie avec nous, mais elle est allée à la maison chercher du grain pour ses oiseaux.
— En effet, la voilà, dit la mère en jetant un regard dans la rue où elle demeurait ; puis se retournant vers son mari : — Jacques, notre homme, reprit-elle d’une voix presque suppliante, ne gronde pas cette pauvre enfant, je t’en prie.
— Et pourquoi la gronderais-je ? répondit Jacques, elle n’a rien fait de mal.
— Non, mais quelquefois tu la rudoies plus qu’il ne conviendrait peut-être. Ce n’est pas sa faute si sa sœur a deux fois sa force ; d’abord elle a dix-huit mois de plus qu’elle, et, à cet âge, dix-huit mois, c’est beaucoup ; ensuite, Jehanne, tu le sais, passe quelquefois ses nuits entières en prières, de sorte qu’il ne faut pas lui en vouloir si, pendant la journée, elle s’endort parfois malgré elle, ou si, lorsqu’elle est éveillée, souvent il semble que son âme dorme encore, tant son corps reste étranger à ce qu’on lui dit. Mais avec tout cela, Jacques, Jehanne est une bonne et sainte fille, crois ce que je te dis.
— Et avec tout cela, femme, tu vois bien que tout le monde se rit d’elle, et même notre frère, qui est son oncle. Ce n’est pas une bénédiction dans une famille quand il y a de ces espèces de voyants, qu’on est tenté de prendre tantôt pour des fous et tantôt pour des prophètes.
— Sauf votre avis, mon père, remarqua Pierre, Jehanne est faite pour apporter la bénédiction du Seigneur à toute famille à laquelle elle appartiendrait, fût-ce à la famille d’un roi.
— Enfant, dit Jacques, prends exemple de tes frères, qui ne soufflent mot, quoiqu’ils soient tes aînés, et qui laissent parler les hommes et les vieillards.
— Je me tais, mon père, répondit respectueusement le jeune homme.
Pendant ce temps, la jeune fille qui était l’objet de la conversation s’approchait lentement et gravement : c’était une belle enfant de dix-sept ans à peine, grande, souple et bien faite, et dont la démarche avait quelque chose de tranquille et d’assuré qui n’appartenait point à la terre ; elle était vêtue d’une longue robe de laine bleu azur, pareille à celles dans lesquelles Beato Angelico enveloppe les formes divines de ses anges, et que serrait à la taille une corde de même couleur ; elle portait sur sa tête une espèce de chaperon d’étoffe pareille à la robe, le tout sans aucun ornement ni d’argent ni d’or ; et cependant, avec ses yeux noirs, ses cheveux blonds et son teint pâle, elle semblait, quoique la plus simple de toutes, la souveraine des jeunes filles du village.
Chacun des interlocuteurs que nous venons de mettre en scène vit s’avancer la jeune fille avec une expression de physionomie différente : maître Durand, avec ce sourire narquois si familier à nos paysans ; Jacques, avec cette impatience de l’homme qui voudrait trouver une occasion de se fâcher, et qui la cherche vainement ; la mère, avec cette crainte silencieuse et protectrice dont Dieu a doué jusqu’aux femelles des animaux ; les deux frères aînés, avec insouciance ; la sœur, avec une gaieté qui prouvait qu’elle n’avait rien vu de bien grave dans la petite altercation qui venait d’avoir lieu ; et Pierre, avec le respect qu’il devait avoir, non-seulement pour son aînée, mais encore qu’il aurait eu pour une sainte. Quant à la jeune fille, elle s’avançait toujours vers sa famille ; mais ses yeux vagues, quoique fixés sur ce groupe bien-aimé, indiquaient visiblement que le mouvement imprimé à son corps était tout machinal, et que, tout en laissant aux yeux du corps le soin de la conduire, les yeux de l’âme regardaient ailleurs.
— Sois la bienvenue, nièce Jehanne, dit maître Durand, nous sommes tous embarrassés pour savoir quel est ce chevalier, et voilà ton frère Pierre qui prétend que, si tu le voulais bien, tu pourrais nous le dire.
— Quel chevalier ? demanda Jehanne.
— Celui qui est entré dans l’église, répondit Durand.
— Je ne l’ai point vu, dit Jehanne.
— Si tu ne l’as point vu, poursuivit l’interrogateur, tu as dû l’entendre au moins, car il a fait si grand bruit avec son jacques de mailles et ses sandales de fer, que le prêtre lui-même s’est retourné pour savoir qui entrait ainsi.
— Je ne l’ai point entendu, dit Jehanne.
— Si tu ne l’as ni vu ni entendu, interrompit Jacques avec humeur, que faisais-tu alors, et à quoi pensais-tu donc ?
— Je faisais ma prière, et je pensais à mon salut, mon père, répondit doucement Jehanne.
— Eh bien, si tu ne l’as pas vu, regarde, car le voilà, reprit Durand, en lui montrant du doigt le chevalier qui apparaissait en ce moment sur le seuil de la porte.
— C’est lui ! s’écria Jehanne en devenant plus pâle que d’habitude, et en s’appuyant sur le bras de son jeune frère, comme si elle sentait ses jambes prêtes à lui manquer.
— Qui, lui ? demanda Jacques avec un étonnement mêlé d’inquiétude.
— Le capitaine Robert de Baudricourt, répondit Jehanne.
— Et quel est ce capitaine Robert de Baudricourt ? demanda Jacques de plus en plus étonné.
— Un vaillant chevalier, répondit Jehanne, lequel tient le parti du gentil dauphin Charles dans la ville de Vaucouleurs.
— Et qui vous a dit toutes ces belles choses, péronnelle que vous êtes ? s’écria Jacques, ne pouvant plus maîtriser sa colère.
— C’est lui, répondit Jehanne ; voilà tout ce que je puis vous dire, mon père ; car ceux qui me l’ont dit ne peuvent pas se tromper.
— Par ma foi, dit maître Durand, j’en aurai le cœur net ; et, si cet enfant a dit la vérité, je croirai, les yeux bandés, à tout ce qu’il lui plaira désormais de me raconter.
À ces mots, maître Durand quitta le groupe dont il faisait partie, et, mettant son chapeau à la main, marcha à la rencontre du chevalier, qui venait de prendre la bride des mains de son page et s’apprêtait à monter à cheval. Le chevalier, voyant alors que ce manant s’avançait avec l’intention évidente de lui parler, appuya le bras sur le pommeau de sa selle, croisa une jambe sur l’autre et attendit.
— Messire chevalier, dit alors maître Durand de la voix la plus pateline qu’il put prendre, s’il est vrai, comme quelqu’un vient de le dire, que vous soyez ce brave capitaine Robert de Baudricourt, dont nous avons si grandement entendu parler, j’espère que vous pardonnerez à un pauvre paysan qui est Armagnac du fond du cœur de vous demander si vous ne venez pas de devers la Loire, et si vous ne pourriez pas nous donner quelque bonne nouvelle de notre seigneur le roi Charles septième ?
— Mon ami, répondit le chevalier d’un ton plus affable que la noblesse ne le prenait d’habitude pour parler à ces sortes de gens, je suis effectivement le capitaine Robert de Baudricourt, et celui qui t’a dit mon nom ne t’a point trompé. Quant aux nouvelles du roi, elles sont petites, car les choses vont chaque jour de mal en pis dans le pauvre royaume de France, depuis l’affaire du pont de Montereau.
— Et cependant, pardon, messire, si un si pauvre homme que moi parle de si hauts personnages, continua maître Durand enhardi par le ton du chevalier ; mais il me semble que tout allait mieux depuis que M. le connétable Arthur de Richemont avait fait justice du sire de Beaulieu, et avait placé près de notre roi bien-aimé le sire Georges de la Trémoille.
— Hélas ! tout au contraire, et vous avez fort besoin de nouvelles, en effet, mon ami, si vous n’en êtes encore que là, reprit le chevalier en secouant la tête ; le sire de la Trémoille à fait pis que n’avait fait le sire de Beaulieu ; car à peine a-t-il été en faveur, qu’il en a profité pour éloigner le connétable et circonvenir le roi de sorte que Dieu lui pardonne ; mais monseigneur Charles ne voit plus que par les yeux de son favori, si bien qu’il ne reste plus près de lui que Tanneguy Duchâtel, le président Houret, et maître Michel le Masson, trinité du diable qui le mène tout droit en enfer.
— Mais je croyais, reprit Durand, qui peu à peu se voyait entouré de tout le village, et qui était tout fier de la manière affable dont lui parlait le chevalier ; je croyais que le roi d’Écosse avait promis d’envoyer en France son cousin Jean Stuart avec bon nombre d’Écossais pour venir en aide aux braves capitaines qui, comme vous, ne se sont faits ni Anglais ni Bourguignons, et tiennent encore la campagne.
— Écossais, Anglais, Irlandais, murmura messire Robert de Baudricourt, sont tous chiens sortant du même chenil, et courant, j’en ai bien peur, la même bête. Vienne la chute complète du royaume de France, et vous les verrez tous s’en partager les morceaux comme une meute à la curée. D’ailleurs, quelque diligence qu’ils fassent maintenant, j’ai bien peur, en supposant qu’ils viennent, qu’ils ne viennent point à l’heure de sauver la bonne ville d’Orléans, qui est le dernier boulevard que le roi ait sur la Loire, et que le comte de Salisbury assiège, au mépris de la promesse solennelle qu’il avait faite en Angleterre à monseigneur le duc d’Orléans de ne point porter la guerre sur des domaines que leur maître ne pouvait défendre, puisqu’il est prisonnier.
— Et comme tout parjure est une offense au ciel, dit une voix douce s’élevant aux côtés de maître Durand, messire a permis que le déloyal fût puni du sien.
— Que veut dire cette jeune fille ? demanda Robert de Baudricourt étonné qu’une si jeune enfant se mêlât d’une conversation que bien peu de ceux qui se trouvaient là eussent été capables de soutenir.
— Je veux dire, reprit Jehanne avec la même voix douce et modeste, mais calme et assurée, que voici déjà dix-huit ou vingt jours pour le moins que le comte de Salisbury est mort en péché mortel, frappé par l’éclat d’une pièce de canon.
— Et d’où sais-tu de si riches nouvelles, jeune fille, quand je ne le sais pas encore moi-même ? reprit en riant le chevalier.
— Oh ! ne faites point attention à elle, messire, s’écria Jacques avec empressement, passant entre sa fille et Robert de Baudricourt ; cette enfant est une ignorante, qui ne sait ce qu’elle dit.
— Et, le sût-elle, reprit le chevalier, le comte fût-il mort comme votre fille l’annonce, brave homme, car je suppose que c’est votre fille…
— Hélas ! oui, murmura Jacques ; et elle nous cause bien du chagrin à tous.
— Eh bien ! fût-il mort, pour un de trépassé n’en reste-t-il pas dix autres presque aussi puissants que lui ? Ne reste-t-il pas le comte de Suffolk, messire Guillaume de la Poule, messire Jean Falstaff, messire Robert Héron, les seigneurs de Gray, de Talbot, de Scales, Lancelot de Lille, Gladesdale, Guillaume de Rochefort et tant d’autres ?
— Et à nous, reprit Jehanne en s’animant, et au gentil dauphin notre sire, ne reste-t-il pas le duc d’Alençon, le comte de Clermont, le comte de Dunois, La Hire, Poton de Xaintrailles, et tant et tant d’autres aussi braves et loyaux que vous, messire, et comme vous prêts à sacrifier leur vie pour le bien du royaume ? Puis, derrière tout cela, ne reste-t-il pas encore notre Seigneur Jésus-Christ, qui aime la France, et qui ne permettra pas qu’elle tombe aux mains de ses ennemis les Anglais et les Bourguignons ?
— Hélas ! hélas ! messire, pardonnez à cette enfant de vous contredire ainsi, s’écria Jacques au désespoir ; mais, je vous l’ai dit, elle a des instants où elle dit des choses si étranges qu’on la croirait folle.
— Oui, reprit le chevalier avec tristesse, oui, il faut qu’elle soit folle pour conserver un espoir que le roi lui-même n’a plus, et pour croire qu’Orléans résistera, quand non-seulement la capitale, mais encore les bonnes et fortes villes de Nogent, de Jargeau, de Sully, de Janville, de Beaugency, de Marchenois, de Rambouillet, de Montpipeau, de Thoury, de Pithiviers, de Rochefort, de Chartres et même du Mans, se sont rendues les unes après les autres ; quand, de quatorze provinces que le sage roi Charles V a léguées à Charles VI l’insensé, il n’en reste plus que trois à son fils. Non, non, bonnes gens, le royaume de France est condamné pour les grands péchés qui s’y sont commis.
— Les péchés des hommes, si grands qu’ils soient, ont été rachetés dans le passé et dans l’avenir par le sang de Notre-Seigneur, reprit Jehanne avec une assurance extraordinaire et en levant au ciel ses yeux pleins d’inspiration ; le royaume de France ne mourra pas, Dieu dût-il faire un miracle pour le sauver.
— Amen, répondit le chevalier en montant à cheval et en se signant ; en attendant, bonnes gens, ajouta-t-il en s’assurant sur ses arçons, si les Bourguignons revenaient encore une fois pour piller le village de Domrémy, faites-le savoir en toute hâte à Robert de Baudricourt, et il faudra, foi de chevalier, qu’il soit bien occupé ailleurs pour ne pas venir à votre aide.
À ces mots, le capitaine, qui s’était arrêté à Domrémy plus longtemps qu’il ne comptait le faire, piqua son cheval des deux et partit au grand trot par le chemin qui conduisait à Vaucouleurs, suivi de ses deux serviteurs et accompagné des bénédictions de tous les paysans, qui le suivirent des yeux pendant tout le temps qu’ils le purent apercevoir.
Lorsqu’il eut disparu, Jacques se retourna pour gronder Jehanne de la grande hardiesse qu’elle venait de faire paraître ; mais il l’appela et la chercha vainement ; Jehanne n’était plus là, et, préoccupé que tout le village était du départ du sire de Baudricourt, pas un des paysans n’avait remarqué de quel côté la jeune fille s’en était allée.
Chapitre II Les voix
En effet, aussitôt qu’elle avait vu les préparatifs de départ du chevalier, Jehanne avait quitté le cercle qui s’était formé autour de lui, et, de ce même pas lent et tranquille dont elle était venue, elle s’éloignait à cette heure, suivant le chemin qui conduit à Neufchâteau, sans paraître faire attention que la terre, comme nous l’avons dit, était couverte de deux pouces de neige.
C’est que cette jeune fille étrange, dont nous avons entrepris d’écrire l’histoire, n’était en rien semblable à ses compagnes ; sa naissance, sa jeunesse, son adolescence avaient été précédées, accompagnées ou suivies de tous ces signes fatidiques qui, aux yeux de ceux qui l’entourent, désignent clairement l’élu du Seigneur : voilà ce qu’on disait alors d’elle avec l’accent du doute, voilà ce qu’on a répété depuis avec la voix de la reconnaissance et de la foi.
Jehanne, ou plutôt Jehannette, comme on l’appelait plus communément encore, était née à Domrémy, charmant vallon arrosé par la Meuse, et situé entre Neufchâteau et Vaucouleurs. Son père se nommait Jacques d’Arc, et sa mère Isabelle Romée, connus tous deux pour être d’une probité sévère et jouissant d’une réputation sans tache. La nuit pendant laquelle était née Jehanne, et qui était celle de l’Épiphanie de l’an de grâce 1412, ce qui fait qu’à l’époque où s’ouvre cette chronique elle avait juste dix-sept ans, fut une de ces nuits de fête que donne parfois le ciel à la terre : quoique ordinairement vers cette saison le temps eût coutume d’être froid et pluvieux, une douce brise s’éleva vers le soir, tout embaumée de ces suaves senteurs que l’on respire pendant les crépuscules du mois de mai. Comme c’était à la fin d’un jour de repos que cette espèce de miracle se faisait sentir, chacun avait voulu jouir de ce bienfait inattendu, et la plupart des habitants étaient restés sur leur porte, lorsque vers minuit une étoile sembla se détacher du ciel, et, traçant dans l’air une brillante traînée de lumière, s’abattit sur la maison de Jacques d’Arc. En même temps les coqs chantèrent en battant des ailes et en faisant, entendre des sons inconnus, quoique l’heure où ils étaient accoutumés de chanter ne fut point encore venue, et chacun, sans savoir pourquoi, se sentit pénétré d’une joie si vive que tous les habitants du village se mirent à courir par les rues, se demandant les uns aux autres quelle chose venait de se passer au ciel ou sur la terre, qui leur mettait tant d’allégresse dans le cœur. Au nombre de ceux qui couraient ainsi était un vieux berger qui était connu pour avoir souvent fait des prédictions qui s’étaient réalisées, et qui jouissait, non-seulement à Domrémy, mais encore à dix lieues à la ronde, d’une grande réputation de science ; ce vieux berger, interrogé par quelques personnes, répondit :
— Trois courtisanes ont perdu la France2, une vierge la sauvera.
On fit d’autant plus attention à ces paroles qu’elles s’accordaient avec une vieille prophétie de Merlin conçue en ces termes :
Descendet virgo dorsum sagitari
Et flores virgineos obscultavit.
Et chacun cria Noël dans l’espérance de quelque grand événement.
Le lendemain on apprit que juste à cette heure de minuit Isabelle Romée, femme de Jacques d’Arc, était accouchée d’une fille.
Le lendemain, cette fille fut baptisée sous le nom de Jehanne. Le prêtre qui la baptisa s’appelait Nynet. Elle eut deux parrains et deux marraines. Ses deux parrains s’appelaient Jean Barent et Jean Lingue, et ses deux marraines Jehanne et Agnès.
Malgré tous les signes de prédestination qui avaient signalé sa naissance, la jeunesse de Jehanne s’écoula pareille à celle des autres enfants ; lorsqu’elle eut atteint l’âge de sept ans, ainsi que c’est la coutume des laboureurs, ses parents l’employèrent à la garde de leur troupeau : une chose à laquelle on ne fit point attention d’abord, mais que l’on remarqua ensuite, fut que jamais Jehanne n’égara ni une brebis ni un mouton. Quand quelque agneau s’était perdu, elle n’avait qu’à l’appeler par le nom qu’elle avait l’habitude de lui donner, et l’agneau revenait aussitôt. Quand le loup sortait du bois, elle n’avait qu’à marcher au-devant de lui avec sa houlette, une simple branche d’arbre ou même une fleur, le loup rentrait aussitôt dans le bois d’où il était sorti. Enfin, tant qu’elle était dans la maison de son père, jamais le moindre malheur n’y arrivait ; et si la cabane héréditaire fut témoin de quelque accident, ou se rappela plus tard que c’était toujours en l’absence de Jehanne que cet accident était arrivé. Jehanne atteignit ainsi l’âge de douze ans, portant la bénédiction de Dieu sur ses pas, mais sans que rien se fût manifesté à elle de l’avenir auquel elle était destinée.
Un jour qu’elle était dans une prairie située entre Domrémy et Neufchâteau, gardant les troupeaux avec plusieurs de ses compagnes, les jeunes filles proposèrent de se réunir toutes pour faire un bouquet, et, ce bouquet une fois formé, d’en faire un prix pour une course entre elles. Jehanne accepta la proposition, et concourut, comme les autres, à la confection du bouquet ; puis, au moment de s’élancer pour savoir qui le gagnerait, elle le voua à sainte Catherine, promettant de le déposer sur son autel s’il arrivait en sa possession ; à peine avait-elle fait ce vœu que le signal du départ fut donné, et que les jeunes filles partirent comme une volée de tourterelles ; mais bientôt Jehanne dépassa toutes ses jeunes amies, et cela avec une telle rapidité que ses pieds touchaient à peine la terre, et que celle qui la suivait de plus près s’arrêta toute découragée au bout de cent pas, lui criant :
— Jehannette ! Jehannette ! tu ne cours pas sur la terre comme nous, tu voles à travers l’air comme un oiseau.
En effet, la jeune fille, sans savoir ni pourquoi ni comment, se sentait soulevée elle-même, comme cela arrive parfois dans un rêve ; et, toujours rasant la terre ainsi, elle arriva au but et ramassa le bouquet ; mais, lorsqu’elle releva la tête, un beau jeune homme qu’elle n’avait pas vu se trouva là debout, et la regardant en souriant :
— Jehanne, lui dit-il, courez vite à la maison, car votre mère a besoin de vous.
Jehanne, croyant que ce jeune homme était quelque garçon de Neufchâteau que sa mère ou ses frères avaient chargé de cette commission pour elle, laissa son troupeau à la garde d’une de ses compagnes, et revint promptement vers la maison ; mais, arrivée sur le seuil, sa mère lui demanda pourquoi elle retournait avant l’heure accoutumée, et d’où elle venait, et pourquoi elle abandonnait ainsi son troupeau.
— Ne m’avez-vous point appelée ? demanda Jehanne.
— Non, répondit la mère. Alors Jehanne alla déposer son bouquet devant l’autel de sainte Catherine, et repassa par le jardin de sa maison, pour n’avoir pas à longer toute la rue et abréger ainsi le chemin en coupant court ; mais, arrivée dans le jardin, une voix se fit entendre à droite, du côté de l’église : Jehanne leva la tête et vit une nuée lumineuse ; la voix sortait de cette nuée et disait :
— Jehanne, tu es née pour accomplir des choses merveilleuses, car tu es la vierge choisie par le Seigneur pour le rétablissement du roi Charles ; habillée en homme, tu prendras les armes, tu seras chef de guerre, et tout dans le royaume se fera par ton conseil.
Après avoir prononcé ces paroles, la voix cessa de se faire entendre, le nuage disparut, et la jeune fille demeura muette et immobile, épouvantée qu’elle était d’un semblable prodige.
Plus tard, et lorsque Jehanne eut accompli sa mission, on remarqua que cette première vision lui était apparue le 17 août 1424, c’est-à-dire le jour même de la bataille de Venteuil, dans laquelle avaient péri le comte de Douglas, messire Jacques son fils, le comte de Buchan, le comte d’Aumale, Jean de Harcourt, le comte de Tonnerre, le comte de Ventadour, le sire de Roche-Baron, le sire de Gamaches, et tant d’autres nobles et loyaux chevaliers que cette bataille fut estimée avoir été aussi fatale à la noblesse de France que l’avaient été celles de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt.
Cependant Jehanne revint à elle, et, songeant à son troupeau qu’elle avait laissé seul, elle reprit le chemin de la prairie : son troupeau s’était rassemblé tout seul, et l’attendait réuni sous un beau mai3 qu’on appelait l’arbre des Dames ou l’arbre des Fées, parce que des paysans qui revenaient parfois de nuit prétendaient y avoir vu danser de longues figures blanches qui, toutes les fois qu’on s’approchait d’elles, s’évanouissaient dans l’air ou se perdaient dans la vapeur. Une des tantes de Jehanne était même une de celles qui prétendaient y avoir rencontré de semblables apparitions ; mais, quoique souvent Jehanne y eût dansé et surtout chanté avec ses jeunes amies, elle n’avait pour son compte jamais rien vu de pareil. Cet arbre était en face d’un bois qu’on appelait le bois Chenu, et près d’une source d’eau où venaient en grande quantité les pauvres gens malades de la fièvre : cet arbre, qui était un des plus beaux qui se pussent voir, et qui devait une grande célébrité à tous ces récits, appartenait à M. Pierre de Bolemont, seigneur de Domrémy.
Jehanne resta toute la journée aux environs de cet arbre qu’elle affectionnait beaucoup, tressant des couronnes en l’honneur de sainte Catherine et de sainte Marguerite, auxquelles elle avait une grande dévotion, et attachant des couronnes aux branches de cet arbre ; puis, le soir venu, elle ramena son troupeau à la maison.
Comme Jehanne, ayant douze ans, commençait à se faire grande, et qu’elle était en outre élancée et bien faite, ses parents décidèrent qu’on ne l’enverrait plus aux champs, et que son frère Pierre, qui avait un an moins qu’elle, garderait désormais le troupeau à sa place : on lui apprit alors les différents travaux d’aiguille qui conviennent à une femme, et elle arriva bientôt à y être aussi adroite que la plus adroite ménagère du village.
Cependant le souvenir de l’aventure du jardin revenait dix fois le jour à son esprit, et le son de cette voix miraculeuse qu’elle avait entendue bruissait incessamment à son oreille. Un jour de dimanche qu’elle était restée après tout le monde à l’église, absorbée dans sa prière, elle entendit tout à coup la même voix qui l’appelait par son nom ; elle leva la tête, et il lui sembla que la voûte de l’église s’était ouverte pour laisser passer un beau nuage d’or, et, au milieu de ce nuage, elle vit un jeune homme qu’elle reconnut pour celui qui lui avait parlé dans la prairie ; mais, comme cette fois il avait de longues ailes blanches attachées aux épaules, elle comprit que c’était un ange, et, se sentant toute réjouie à cette vue, elle lui demanda doucement :
— Monseigneur, est-ce vous qui m’avez appelée ?
— Oui, Jehanne, répondit l’ange ; c’est moi.
— Que voulez-vous de votre servante ? demanda Jehanne.
— Jehanne, dit le beau jeune homme, je suis l’archange Michel, et je viens de la part du roi du ciel pour te dire qu’il t’a choisie entre toutes les femmes pour sauver le royaume de France du péril qui le menace.
— Et que puis-je faire pour cela, moi pauvre bergère des champs ? demanda Jehanne.
— Sois toujours une sage enfant comme tu l’as été jusqu’à aujourd’hui, reprit l’ange, et quand le temps sera venu nous te le dirons, sainte Catherine, sainte Marguerite et moi ; car toutes deux t’ont prise dans une miraculeuse amitié en récompense de la grande religion que tu as pour elles.
— Que la volonté de Dieu soit faite, répondit la jeune fille, et qu’il dispose de sa servante quand et comment il voudra.
— Amen ! dit l’ange ; et la nuée, se refermant sur lui, passa à travers la voûte de l’église et disparut.
Dès ce moment, Jehanne n’eut plus aucun doute : ce n’était ni une vision ni un rêve, c’était une miraculeuse réalité ; et comme dans ce moment le prêtre, qui avait fini de dire la messe, traversait l’église pour rentrer au presbytère, Jehanne le pria de l’entendre en confession, et lui raconta ce qu’elle venait de voir et d’entendre. Le prêtre, qui était un vieux curé simple et bon, eut une grande joie de cet aveu de Jehanne, qu’il avait toujours aimée à cause de sa modestie et de sa dévotion ; puis il lui recommanda de ne rien dire à personne de ces apparitions, et de suivre ponctuellement les ordres qu’elle recevrait du ciel.
Trois ans se passèrent sans que Jehanne revît rien de ce qu’elle avait vu ; mais elle continuait à grandir, fraîche et modeste comme une fleur des champs, et, quoique rien de cette protection céleste ne se manifestât matériellement aux yeux de ce qui l’entourait, elle se sentait cependant intérieurement dans la grâce du Seigneur : aussi souvent, lorsqu’elle était seule, il lui semblait entendre les chœurs des anges ; et alors elle élevait doucement la voix et chantait des airs sur un mode inconnu qu’elle ne pouvait plus retrouver quand cette musique céleste était évanouie. Souvent encore, quand l’hiver était venu, quand la neige couvrait la terre, elle sortait en disant qu’elle allait cueillir un bouquet pour ses saintes : c’est ainsi qu’elle nommait sainte Catherine et sainte Marguerite ; et chacun se moquait d’elle, lui montrait la terre toute neigeuse, et elle souriait doucement, sortait du village par la route de Neufchâteau, et revenait avec une belle couronne de violettes, de primevères et de boutons d’or, qu’elle avait cueillie et tressée sous l’arbre des Dames. Alors ses jeunes compagnes la regardaient avec étonnement ; et, comme elles y allaient à leur tour et ne trouvaient rien, elles disaient que c’étaient les fées qui donnaient à Jehanne ces couronnes toutes tressées. Enfin il y avait une chose plus étrange encore, c’est que les animaux les plus sauvages n’avaient aucune frayeur d’elle, que les petits chevreuils et les jeunes faons venaient jouer et bondir à ses pieds, et que souvent quelque fauvette ou quelque chardonneret se venait poser sur son épaule ; et là chantait sa mélodieuse chanson, comme s’il eût été perché sur la plus haute branche d’un arbre.
Pendant ces trois ans, les affaires du roi et de la France avaient empiré de plus en plus ; le royaume jusqu’à la Loire était devenu pareil à une vaste solitude, les campagnes étaient désertes, les villages en ruines, et les seuls lieux habités étaient les bois et les villes : les bois, à cause de leur épaisseur, qui offrait une retraite ; les villes, à cause de leurs murailles, qui promettaient une sûreté : il n’y avait plus de culture, et par conséquent plus de moisson, à l’exception d’un trait d’arc autour des murailles ; une sentinelle était toujours placée sur le clocher, et, dès qu’elle apercevait l’ennemi, elle sonnait le tocsin. À ce bruit, les laboureurs rentraient hâtivement sans s’occuper de leurs troupeaux ; car les troupeaux eux-mêmes avaient appris à connaître ce bruit, et, dès qu’ils entendaient retentir la cloche, ils revenaient à grande course, mugissant et bêlant d’une voix lamentable, se pressant aux portes, et se battant à qui entrerait les premiers pour se mettre à couvert sous la protection des hommes.
Vers ce temps, c’est-à-dire vers le commencement de l’an 1428, monseigneur Thomas de Montaigu, chevalier, comte de Salisbury, fut commis et député par les trois états d’Angleterre pour venir en France faire la guerre. Ce fut alors que la connaissance de cette expédition étant venue au duc d’Orléans, qui était prisonnier en la ville de Londres depuis la bataille d’Azincourt, sans que les Anglais eussent permis qu’il se rachetât, il alla trouver le comte de Salisbury, et le pria, en bon et loyal ennemi, de ne point mener la guerre sur des terres et des domaines qu’il n’était plus là pour défendre ; le comte le lui promit et jura ; et, ayant passé la mer avec une grande puissance, il débarqua à Calais et s’achemina aussitôt vers la partie de la France qui n’était point encore conquise.
Ainsi le péril devenait plus pressant qu’il n’avait jamais été ; aussi les visions de Jehanne reparurent-elles. La première fois qu’elle revit saint Michel, il était, comme il l’avait promis à la jeune fille, accompagné de sainte Catherine et de sainte Marguerite ; les deux saintes se nommèrent d’elles-mêmes à Jehanne, et la remercièrent de sa dévotion envers elles, et lui dirent que, comme elle était restée pieuse, bonne et sage, Dieu la tenait toujours pour celle qui devait délivrer la France : en conséquence, elles lui ordonnèrent d’aller trouver le roi Charles VII, et de lui dire qu’elle venait de la part de Dieu pour se faire chef de guerre, et marcher avec les Français contre les Anglais et les Bourguignons.
Jehanne resta muette à cet ordre, car elle était faible et timide comme une jeune fille, ne pouvant voir souffrir sans s’émouvoir, ne pouvant voir couler le sang sans pleurer : comment était-ce donc à elle, cœur plein de pitié, que l’on ordonnait d’accomplir la rude tâche d’un capitaine ? Aussi hésita-t-elle, pauvre enfant de seize ans qu’elle était, devant le terrible avenir auquel elle était destinée, priant le Seigneur de la laisser dans son obscurité, et de rejeter sur quelque autre plus digne qu’elle le poids de cette sanglante élection.
Mais Jehanne était choisie ; ni muets élans du cœur ni prières à voix haute ne devaient changer le décret de la Providence. Un jour qu’elle était agenouillée à une petite chapelle dédiée à Notre-Dame et bâtie en un carrefour du bois Chenu, le nuage s’abaissa de nouveau entre ses yeux et le ciel, mais plus lumineux encore cette fois que d’habitude ; puis, s’étant ouvert, il découvrit les trois envoyés du Seigneur ; seulement cette fois les deux saintes, qui, à leur première apparition, n’avaient qu’une coudée, étaient de grandeur naturelle. Alors Jehanne baissa les yeux, car des regards humains ne pouvaient supporter cette splendeur divine, et elle entendit, sans savoir laquelle des trois personnes célestes lui parlait, une voix qui lui adressait ce reproche :
— Pourquoi tarder ainsi, Jehanne ? Qu’attends-tu, lorsque l’ordre est donné, et pourquoi ne te hâtes-tu pas de l’accomplir ? En ton absence, la France est meurtrie, les villes sont renversées, les gens de bien périssent, les nobles sont massacrés, et un sang précieux coule à terre, comme si c’était l’eau inutile et fangeuse des torrents. Pars donc, Jehanne, pars donc d’un pas agile, puisque le roi du ciel t’a envoyée.
Alors Jehanne alla trouver son confesseur, et lui raconta ce qu’elle venait de voir et d’entendre. Le vieux prêtre lui donna le conseil d’obéir.
— Mais, lui dit Jehanne, quand bien même je voudrais partir, comment pourrais-je le faire ? je ne sais pas les chemins, je ne connais ni le peuple ni le roi ; ils ne me croiront pas ; tout le monde rira de moi, et avec raison ; car qu’y a-t-il de plus insensé que de dire aux grands : Une enfant délivrera la France, elle dirigera des expéditions militaires par son habileté, elle ramènera la victoire par son courage ; et d’ailleurs quoi de plus étrange et de plus inconvenant, mon père, qu’une jeune fille avec des habits d’homme ?
À ce discours si sensé, le bon vieux prêtre ne savait que répondre, sinon que Dieu était bien puissant et qu’il fallait obéir ; puis, comme Jehanne se mettait à pleurer en songeant à la pénible tâche qui lui était imposée, il la consola et la réconforta de son mieux, en lui disant d’attendre encore ; et la première fois qu’elle verrait saint Michel et les deux saintes, de leur demander comment il fallait faire, par quel chemin il fallait prendre, et en quel lieu il lui fallait aller.
Cependant, soit que les voix, comme les appelait la jeune fille, fussent courroucées de son hésitation, soit que le temps d’agir ne fût point encore venu, Jehanne resta quelques mois sans rien voir. Alors l’inquiétude la prit ; la pauvre enfant se crut tombée dans la disgrâce du Seigneur ; et, voyant qu’elle était abandonnée par ses protectrices célestes, elle se composa une oraison pour les prier de revenir à elle, puis elle alla s’agenouiller devant l’autel de sainte Catherine, et la récita du plus profond de son cœur. La prière était conçue en ces termes :
Je requiers Notre-Seigneur et Notre-Dame de m’envoyer conseil et confort sur ce qu’il lui plaît que je fasse, et cela par l’intermédiaire du bienheureux saint Michel et des bienheureuses sainte Catherine et sainte Marguerite.
À peine Jehanne avait-elle prononcé ces paroles que la nuée lumineuse s’abaissa et s’ouvrit comme d’habitude, et que les envoyés célestes parurent. Seulement, cette fois, c’était l’ange Gabriel qui accompagnait les deux saintes. Alors Jehanne baissa la tête, et la voix habituelle se fit entendre :
— D’où vient que tu doutes et que tu hésites, Jehanne ? dit la voix. D’où vient que tu demandes comment les choses que tu dois accomplir s’accompliront ? Tu ne sais pas le chemin qui conduit au roi, dis-tu ; les Hébreux non plus ne connaissaient pas le chemin qui pouvait les conduire à la Terre promise, et cependant ils se mirent en route, et la colonne de feu les guida.
— Mais, dit Jehanne, enhardie par la douceur de cette voix qu’elle s’attendait à trouver courroucée ; où est l’ennemi que je dois combattre, et quelle est la mission que je dois accomplir ?
— L’ennemi que tu dois combattre, répondit la voix, est devers Orléans ; et pour que tu ne fasses plus de doute que nous te disons la vérité, aujourd’hui son chef de guerre, le comte de Salisbury, a été tué : la mission que tu dois remplir est de faire lever le siège de la bonne ville du duc d’Orléans, qui est prisonnier en Angleterre, et de mener sacrer Charles VII à Reims ; car, tant qu’il ne sera point sacré, il ne sera que dauphin, et non pas roi.
— Mais, dit Jehanne, je ne puis aller ainsi seule. À qui faut-il que je m’adresse pour me prêter aide et secours ?
— Tu as raison, Jehanne, reprit la voix ; va donc au lieu voisin nommé Vaucouleurs, qui seul, dans la contrée de Champagne, a conservé sa fidélité au roi ; et là demande à parler au bon chevalier Robert de Baudricourt ; dis-lui hardiment de quelle part tu viens, et il te croira. Et de peur qu’on ne cherche à te tromper ou que tu ne t’adresses à un autre, regarde, et tu verras la vraie ressemblance de ce chevalier.
Jehanne leva la tête, et vit effectivement un chevalier sans casque, sans épée et sans éperons : elle le regarda quelques secondes pour bien graver ses traits en sa mémoire ; puis peu à peu cette nouvelle vision disparut. Jehanne se retourna vers le saint et les saintes, mais ils étaient remontés au ciel.
Dès lors, Jehanne n’hésita plus et se prépara dans son cœur au départ ; mais c’était une si terrible résolution à prendre pour une jeune fille que celle de quitter ainsi parents et patrie, que les jours se succédèrent, et que Jehanne sans force passait son temps à pleurer. Un jour qu’elle était tout en larmes, elle fut surprise par son jeune frère Pierre : elle l’aimait beaucoup, et lui-même, de son côté, l’aimait beaucoup aussi. Il lui demanda ce qu’elle avait, Jehanne lui conta tout. L’enfant lui offrit de partir avec elle ; c’était tout ce qu’il pouvait offrir.
Quelques jours s’écoulèrent encore, la nouvelle du siège d’Orléans et du grand danger que courait la ville se répandit alors de tous côtés, et redoubla la consternation de ceux qui étaient restés fidèles au roi. Ce fut sur ces entrefaites que le saint jour de l’Épiphanie arriva, et qu’eurent lieu à Domrémy les événements que nous avons racontés dans notre premier chapitre.
Ces événements annoncèrent à Jehanne que l’heure de son départ était arrivée ; car elle avait vu le sire de Baudricourt tellement semblable à l’image qui lui en était apparue, qu’elle n’avait eu qu’à jeter un regard sur lui pour le reconnaître : elle avait donc pris la décision de chercher la solitude pour consulter une fois encore ses voix ; et si ses voix lui ordonnaient de partir, fût-ce à l’instant même, elle était, cette fois, résolue à leur obéir.
Chapitre III Le capitaine de Baudricourt
À peine Jehanne eut-elle fait quelques pas sur la route que les oiseaux des champs et des bois, qui, par la neige qui était tombée, étaient privés depuis la veille de nourriture, accoururent autour d’elle, comme s’ils eussent su que Jehanne leur apportait du grain. La jeune fille se rappela alors que sa première intention avait été celle-là ; et elle sema, tout en marchant, autour d’elle le blé et le chènevis dont, comme l’avait dit Pierre, elle était rentrée pour faire provision. Elle arriva ainsi sous l’arbre des Fées, qui, à cette époque, était tout dépouillé de son beau feuillage, toujours accompagnée de son escorte ailée, qui couvrit les branches du beau mai, et qui se mit à chanter les louanges du Seigneur dans une langue qui, pour être inintelligible aux hommes, n’en est pas moins entendue de Dieu.
En ce moment la cloche du village sonna midi ; Jehanne avait remarqué que c’était surtout lorsque sonnaient les cloches que ses visions avaient l’habitude de lui apparaître. Elle se mit alors à genoux, comme elle était accoutumée de faire dès qu’elle entendait cette voix de bronze qui parle aux hommes au nom du Seigneur, et, pleine d’espérance et de foi, elle fit aux saints et saintes sa requête accoutumée. Jehanne n’avait point cru et espéré vainement. À peine la prière fut-elle finie que les oiseaux qui couvraient les branches de l’arbre se turent, que la nuée s’abaissa, et que ses protecteurs célestes apparurent à ses yeux.
— Jehanne, lui dirent-ils, tu as eu foi en Dieu et en nous ; sois bénie ! fais ainsi qu’il a été ordonné, enfant ; marche sans crainte de t’égarer, et ne te rebute pas d’un premier refus : messire le roi du ciel te donnera la persuasion.
— Mais, demanda Jehanne, dois-je ainsi m’exposer toute seule par les chemins, ou me hasarder dans les villes, sans protection visible ; et ne me prendra-t-on pas pour quelque enfant perdu, ou quelque aventurière de méchante vie ?
— La protection de Dieu suffît à qui croit en Dieu, Jehanne ; mais, puisque tu désires un protecteur, avant que tu ne te sois relevée de dessus tes genoux le Seigneur t’en enverra un. Ainsi donc, plus de délai, d’hésitation : marche ! marche, Jehanne, car le moment est venu.
— Que la volonté de Messire soit faite ! dit Jehanne. Je ne suis que la plus humble entre ses servantes, et j’obéirai.
À peine Jehanne avait-elle prononcé ces mots, que la nuée s’envola et que les oiseaux recommencèrent leurs chants. Quant à Jehanne, elle achevait une oraison mentale, oraison pieuse et filiale, dans laquelle elle priait ses parents de lui pardonner si elle les quittait ainsi sans leur dire adieu et leur demander leur bénédiction. Mais Jehanne connaissait son père : c’était un homme sévère de cœur et d’esprit, et elle savait qu’il ne lui permettrait jamais de quitter la maison pour se hasarder ainsi au milieu des hommes d’armes et sur les champs de bataille.
Jehanne était encore à genoux quand elle entendit qu’on l’appelait. En même temps tous les oiseaux qui chantaient sur l’arbre s’envolèrent. Jehanne se retourna, et aperçut son oncle Durand Haxart. Elle comprit que c’était le protecteur que ses voix lui avaient promis, et, se relevant aussitôt, elle marcha droit à lui, pleine de confiance et de sérénité, quoique les larmes involontaires du départ tremblassent encore aux cils de ses longues paupières.
— C’est toi, Jehannette, dit maître Durand ; que fais-tu donc là, mon enfant, tandis que ton père et ta mère te cherchent de tous côtés ?
— Hélas ! mon oncle, répondit la jeune fille en secouant tristement la tête, ils m’appelleront et me chercheront longtemps encore ainsi : car je viens de les quitter peut-être pour toujours.
— Et où vas-tu donc, Jehannette ?
— Je vais où Dieu m’envoie, mon oncle, et mes voix viennent de me dire que je pouvais compter sur vous pour m’accompagner où je vais.
— Écoute, Jehannette, répondit maître Durand, si ce matin tu m’avais fait une pareille proposition, je t’eusse prise par le bras et ramenée à ton père en lui disant de te mieux garder désormais qu’il ne l’avait fait jusqu’alors ; mais, après ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, je me sens tout disposé à t’aider, fût-ce à faire une folie. Raconte-moi donc ce qui t’est arrivé, dis à quoi je puis t’être bon, et compte sur moi.
Jehanne prit avec son oncle le chemin de Neufchâteau, où il demeurait, et tout le long de la route lui narra les choses que nous venons de raconter nous-même ; de sorte que, par cette réaction si naturelle aux gens incrédules, en arrivant à la porte de sa maison, c’était M. Durand Haxart qui soutenait et réconfortait Jehanne. Cependant il jugea à propos de faire un petit changement au projet adopté par la jeune fille : ce projet, c’était de la précéder à Vaucouleurs, et de prévenir le capitaine Robert de Baudricourt de la visite qu’il allait recevoir. Comme Jehanne hésitait surtout à se présenter seule, elle accepta l’offre de son oncle avec reconnaissance.
Maître Durand partit le lendemain ; mais l’accueil du capitaine Baudricourt fut loin d’être tel qu’on l’attendait : déjà une femme, nommée Marie Davignon, s’appuyant sur la prophétie de Merlin, avait demandé à être présentée au roi, affirmant qu’elle avait des choses importantes à lui révéler ; mais, une fois en sa présence, elle n’avait rien eu à lui dire, sinon qu’une fois un ange lui était apparu qui lui avait présenté des armes, et qu’à la vue de ces armes elle avait eu une si grande peur, que le céleste envoyé s’était hâté de lui dire que ces armes n’étaient point pour elle, mais bien pour une autre femme à qui il était réservé de sauver la France. Or, comme le capitaine Baudricourt craignait d’avoir affaire à quelque aventurière du même genre, il répondit à maître Durand que sa nièce était une folle, et qu’il lui conseillait de la ramener à son père et à sa mère, après l’avoir bien souffletée.
Maître Durand rapporta cette réponse à sa nièce, qui se mit aussitôt en prière, invoquant les voix dans les termes accoutumés : cette fois, comme les autres, l’archange et les saintes apparurent ; Jehanne les interrogea sur l’échec qu’elle venait d’éprouver, et la voix lui dit :
— Tu as douté, Jehanne, tandis que Dieu veut des cœurs pleins de foi : Dieu t’avait ordonné d’aller là toi-même, et tu y as envoyé un autre ; et cet autre n’a point réussi, car c’est à toi seule que Dieu a donné le don de la persuasion. Pars donc, car tout peut se réparer encore ; tandis que, si tu attends, tout sera perdu.
Jehanne vit qu’il n’y avait plus à hésiter, et elle partit le jour qui était le vendredi d’après les Rois de l’an de grâce 1429 ; elle arriva à Vaucouleurs dans la nuit : son oncle, qui l’avait accompagnée, frappa à la porte d’un charron qui leur donna l’hospitalité. La femme du charron voulait partager son lit avec Jehanne ; mais Jehanne refusa, et, s’étant mise en oraison, elle pria jusqu’au jour.
Cette oraison lui donna une si grande assurance, que, lorsqu’elle crut que l’heure était venue de se présenter chez le sire de Baudricourt, elle refusa l’aide de son oncle en disant que les voix lui avaient recommandé d’y aller seule : en effet, vers les neuf heures du matin, elle se présenta chez le capitaine. Comme il était de fort bonne heure encore, cette visite égaya fort les gens d’armes qui l’introduisirent aussitôt chez leur maître, quoiqu’il fût en ce moment en conférence avec un brave chevalier nommé Jean de Novelompont, qui arrivait à l’instant même de Gien sur la Loire, et qui apportait au sire de Baudricourt la nouvelle de la mort du comte de Salisbury.
Jehanne entra, et, s’avançant vers le capitaine :
— Messire Robert, lui dit-elle, sachez que mon Seigneur m’a depuis longtemps ordonné d’aller devers le gentil dauphin, qui doit être, qui est, et qui sera le seul et véritable roi de France.
— Et quel est ce seigneur, ma mie ? demanda en souriant le sire de Baudricourt.
— Le roi du ciel, répondit Jehanne.
— Et quand vous serez près du dauphin, qu’arrivera-t-il ?
— Que le dauphin me donnera des gens d’armes ; que je ferai lever le siège d’Orléans, et qu’après l’avoir fait lever, je le mènerai sacrer à Reims.
Les deux chevaliers se regardèrent et éclatèrent de rire.
— Ne doutez pas, dit Jehanne de cet air sérieux et calme qui lui était habituel, car, par ma foi, je vous dis l’exacte vérité.
— Mais ce n’est pas la première fois que je vous vois, ce me semble ? dit le sire de Baudricourt en regardant Jehanne.
— C’est moi, répondit la jeune fille, qui, le jour des Rois, vous ai annoncé à Domrémy la mort du comte de Salisbury, que ce noble chevalier, ajouta-t-elle en se tournant vers Jean de Novelompont, vient de vous confirmer tout à l’heure.
Le chevalier tressaillit, car il était arrivé dans la nuit et n’avait parlé à personne de la nouvelle qu’il apportait ; le capitaine lui-même fut ébranlé dans son doute.
— Mais, dit-il à la jeune fille, si tu savais avant tout le monde le trépassement du noble comte, tu dois savoir aussi de quelle façon il est trépassé ?
— Oui, sans doute, répondit Jehanne : il était près d’une fenêtre, dans une tournelle d’où il regardait la bonne et fidèle ville d’Orléans, lorsque Messire, qui connaît, qui traite et qui récompense les hommes selon leur mérite, permit qu’il fût frappé par un éclat de pierre qui lui creva l’œil du coup, et dont, deux jours après, il est passé de vie à trépas.
Les deux chevaliers se regardèrent avec étonnement, car tous ces détails étaient de la plus grande exactitude. Cependant, comme ces révélations pouvaient venir aussi bien de l’enfer que du ciel, messire de Baudricourt, afin d’avoir le temps de se consulter, congédia Jehanne sans lui rien promettre.
Jehanne s’en revint chez le charron, sans être trop rebutée encore par le froid accueil qu’elle avait reçu, car ses voix lui avaient dit qu’on ferait doute d’elle pendant quelque temps, mais qu’à la fin Dieu lui donnerait le don de la persuasion. Là elle s’établit, tenant le moins de place possible chez ces bonnes gens afin de ne les point gêner, passant ses journées à l’église, se confessant souvent, jeûnant et communiant, et ne cessant de répéter qu’il fallait la conduire chez le noble dauphin, et qu’arrivée là elle le mènerait sacrer à Reims après avoir fait lever le siège d’Orléans : elle était si jeune, elle était si belle, de si douces et si chastes paroles tombaient de ses lèvres, que le pauvre peuple, toujours plus porté vers l’espérance que ne le sont les grands, parce que plus on est malheureux plus on est crédule, la suivait quand elle sortait, lui faisant une escorte de ses prières, et disant que c’était réellement une sainte femme, et que, si on la repoussait, les malheurs qui menaçaient la France retomberaient en même temps sur ceux qui l’auraient repoussée.
Ce concert universel de louanges arriva au sire de Baudricourt, qui, déjà ému en lui-même de ce qui s’était passé, alla trouver le curé de Vaucouleurs, et lui raconta tout ce qu’il savait. Le curé réfléchit un instant, puis, partageant les craintes du capitaine à l’endroit de la magie, il lui dit qu’il n’y avait qu’un moyen de s’assurer si la divination lui venait de Dieu ou de Satan, et que ce moyen était l’exorcisme. Le sire de Baudricourt accepta la proposition ; le curé revêtit son étole, prit un crucifix, et tous deux s’acheminèrent vers la maison où demeurait Jehanne.
Ils trouvèrent Jehanne en prière ; le curé et le capitaine entrèrent dans sa chambre et ouvrirent la porte afin que chacun pût voir ce qui allait se passer. Jehanne resta en oraison comme elle était, et alors le curé lui présenta le crucifix, et l’adjura, si elle était mauvaise, de s’éloigner d’eux ; mais Jehanne, au contraire, se traîna sur ses genoux jusqu’au prêtre, puis baisa les deux bouts de l’étole, et les plaies du côté, des mains et des pieds du Christ, le tout avec tant de foi et de ferveur, que le curé déclara qu’elle pouvait être folle, mais qu’à coup sûr elle n’était pas possédée.
Sire Robert de Baudricourt s’éloigna donc, rassuré sur le fait de magie ; mais cette assurance n’était point suffisante pour le déterminer à faire ce que demandait Jehanne. Elle n’était point possédée, il est vrai, mais, comme le disait le curé, elle pouvait être folle, et que dirait-on, d’ailleurs, d’un homme d’armes portant lance et épée, et qui enverrait à son roi une femme pour le défendre ? Jehanne avait donc vaincu le doute, mais il lui restait à combattre l’orgueil.
Le lendemain de ce jour, comme sa renommée de piété s’étendait de la ville de Vaucouleurs aux villages environnants, René d’Anjou, duc de Bar, qui depuis longtemps était malade et que les médecins ne pouvaient guérir, l’envoya chercher pour la consulter sur son mal. Jehanne se hâta de se rendre près de lui, comme elle faisait près de tout souffrant qui l’appelait ; mais, arrivée en sa présence, elle lui déclara qu’elle n’avait reçu du ciel qu’une seule mission, celle de faire lever le siège d’Orléans et de mener sacrer Charles VII à Reims. Au reste, elle lui dit de prendre bon courage et de ne plus donner à ses sujets le scandale de vivre en inimitié avec sa femme, comme il le faisait ; puis, lui recommandant la crainte de Dieu, elle prit congé de lui en lui promenant de prier pour sa guérison. Le duc lui donna quatre francs qu’elle distribua aux pauvres en sortant de chez lui.
Comme elle rentrait à Vaucouleurs, elle rencontra le chevalier Jean de Novelompont, qui se promenait par les rues avec un autre prud’homme nommé Bertrand de Poulangy. Jean de Novelompont, qui la reconnut, alla à elle, et, comme cette jeune fille avait fait sur lui une forte impression, et qu’il arrivait chaque jour de plus tristes nouvelles du siège :
— Ah ! Jehanne, lui dit-il, serons-nous donc réduits à voir le roi chassé de France et forcés de nous faire Anglais ?
— Ah ! répondit Jehanne, rien de tout cela n’arriverait cependant si l’on me voulait croire ; mais malheureusement le sire de Baudricourt n’a souci ni de moi ni de mes paroles, et ainsi il nous fait perdre un précieux temps : il faut cependant que je sois devers monseigneur le dauphin avant la Mi-Carême, et dussé-je user mes jambes jusqu’aux genoux, j’y serai certainement, car personne au monde, ni empereur, ni roi, ni duc, ni fille de roi d’Écosse, ni aucun autre, ne peut relever le royaume de France : il n’y a de secours pour lui qu’en moi. Et pourtant j’aimerais mieux rester à filer près de ma pauvre mère, car ce n’est pas là mon ouvrage ; mais il faut que j’aille et que je le fasse, puisque mon Seigneur le veut.
Alors le seigneur de Novelompont regarda fixement Jehanne, et voyant la foi et la confiance qui brillaient dans ses yeux :
— Écoutez, Jehanne, lui dit-il, je ne sais d’où cela me vient, et malheur à vous si c’est de l’enfer ! mais je me sens persuadé de la vérité de ce que vous dites : je vous engage ma foi, si Baudricourt continue à demeurer dans son endurcissement, de vous mener au roi sous la conduite de Dieu.
Et il mit la main dans les siennes en signe d’engagement.
— Oh ! faites cela, faites cela, dit Jehanne en serrant cette main loyale ; mais seulement hâtez-vous de le faire, car aujourd’hui même, près d’Orléans, le gentil dauphin a eu un bien grand dommage, et il est menacé d’un bien plus grand encore si vous ne me conduisez ou m’envoyez en toute hâte près de lui.
Messire Bertrand de Poulangy, qui avait entendu toute la conversation, se sentit en même temps que sire Jean de Novelompont touché de la foi ; et, étendant la main à son tour, il jura de son côté à Jehanne qu’il ne l’abandonnerait pas non plus, et, ainsi que son ami, l’accompagnerait partout où il lui plairait d’aller.
Jehanne les remercia tous deux, elle était si joyeuse qu’elle leur eût baisé les genoux : elle voulait partir à l’instant même et sans plus attendre ; mais ils lui répondirent que, par courtoisie, ils devaient demander, pour accomplir cette entreprise, le congé de sire Robert.
— Et si sire Robert le refuse ? demanda en tremblant la jeune fille.
— Si sire Robert le refuse, répondirent les deux chevaliers, nous n’en ferons pas moins à notre plaisir ; mais du moins nous aurons agi comme il était de notre devoir de le faire.
— Adieu donc, et que Dieu vous garde ! dit Jehanne.
Et, étant rentrée chez son hôte le charron, elle se mit en prière en les attendant.
Comme nous l’avons dit, messire Robert était déjà plus qu’à moitié persuadé, mais il était retenu par la crainte du ridicule ; il fut donc enchanté que deux si brave chevaliers que l’étaient Jean de Novelompont et Bertrand de Poulangy missent, en engageant leur responsabilité, la sienne à couvert : il consentit donc à tout, et leur dit d’amener Jehanne afin qu’ils réglassent ensemble tous les apprêts de son départ.
Les deux chevaliers revinrent quérir Jehanne, qui apprit avec une grande joie ce qui venait d’être décidé à son égard : elle se leva aussitôt et les accompagna chez messire Robert de Baudricourt. Le capitaine lui demanda alors quelles choses lui étaient nécessaires pour se mettre en route. Jehanne lui répondit que ses voix lui avaient ordonné de prendre un vêtement d’homme, et que pour tout le reste elle s’en rapportait à lui. On lui en fit aussitôt faire un, et le surlendemain il était prêt ; Jehanne le revêtit avec autant de facilité et d’aisance que si elle n’en eût point porté d’autre de toute sa vie, ajusta son chaperon, chaussa ses houzaulx et attacha ses éperons. Sire Robert voulut lui donner une épée ; mais elle refusa, disant que l’épée dont elle devait se servir n’était point celle-là, mais une autre. Alors les deux chevaliers lui demandèrent quel chemin il fallait prendre pour aller jusqu’au roi, qui était à Chinon.
— Le plus court, répondit Jehanne.
— Mais par le plus court, répondirent-ils, nous rencontrerons force Anglais qui nous barreront le passage.
— Au nom de Dieu ! s’écria Jehanne, faites ce que je dis ; et, pourvu que vous me conduisiez devers monseigneur le dauphin, soyez tranquilles, nous ne rencontrerons aucun empêchement sur la route.
Les chevaliers, convaincus par ce ton d’assurance, ne firent plus aucune observation et la suivirent pleins de croyance et de foi.
Arrivée à la porte, elle prit congé de son oncle, qu’elle embrassa affectueusement, le priant de l’excuser près de ses parents, et de leur dire qu’elle partirait avec une joie entière si elle partait avec leur bénédiction, mais qu’elle espérait qu’il viendrait un temps où ils la loueraient d’avoir obéi au Seigneur.
Un superbe cheval noir acheté par messire Robert attendait Jehanne ; elle voulut aussitôt le monter, mais le cheval se démena si fort que la chose fut impossible. Alors Jehanne dit :
— Menez-le près de la croix qui est devant l’église auprès du chemin.
Le serviteur qui tenait la bride obéit, et à peine le beau coursier fut-il devant la croix, qu’il devint doux comme un agneau, et que Jehanne monta dessus sans difficulté aucune, au milieu de toute la population, qui, émerveillée de la confiance et de l’adresse de la jeune fille, criait de tous côtés : Noël ! Noël !…
Alors Robert de Baudricourt reçut le serment de Jean de Novelompont et de Bertrand de Poulangy de conduire Jehanne au roi ; et, ce serment fait, il se tourna vers la jeune fille, et la saluant une dernière fois de la main :
— Va, lui dit-il, et advienne que pourra.
Aussitôt Jehanne se tournant vers les prêtres et les gens d’église qui la regardaient du haut des degrés du portail :
— Et vous, les prêtres et les gens d’église, dit-elle, faites procession et prière à Dieu.
Puis, piquant son cheval des deux comme aurait pu faire le plus hardi et le plus habile cavalier :
— Tirez avant ! dit-elle, tirez avant !
Et elle partit au trot, accompagnée des deux chevaliers, et suivie de leurs serviteurs, d’un archer et d’un messager du roi.
Chapitre IV Le gentil dauphin
Malgré la grande confiance que faisait paraître Jehanne, messire Bertrand de Poulangy et messire Jean de Novelompont n’étaient que médiocrement rassurés ; ils avaient cent cinquante lieues à peu près à faire pour aller de Vaucouleurs à Chinon, c’est-à-dire la moitié de la France à traverser, et près des deux tiers de ce chemin étaient en la puissance des Anglais et des Bourguignons. Mais lorsqu’après trois ou quatre jours de marche ils eurent vu qu’ils n’avaient rencontré aucun parti ennemi, lorsqu’ayant trouvé des forêts sur leur chemin ils eurent vu la jeune fille s’y engager hardiment et y reconnaître sa route sans guides, lorsqu’arrivés au bord de rivières larges et profondes, ils eurent vu le cheval de leur conductrice trouver tout seul des gués inconnus, et qu’ils furent arrivés à l’autre bord sans accident, ils commencèrent à avoir une foi entière dans Jehanne, et s’abandonnèrent complètement à elle, la laissant s’arrêter quand elle voulait pour faire ses dévotions dans les églises, ce qu’ils ne voulaient pas lui permettre auparavant, de peur d’être reconnus pour Armagnacs et d’être dénoncés par le peuple et attaqués par les garnisons. Au reste, bien leur en prit de s’être confiés à l’inspirée : elle les conduisit comme l’étoile des Mages ; et enfin après quatorze jours de marche, après avoir traversé Chaumont et Auxerre, ils arrivèrent à Gien sur la Loire, et là ils apprirent la fameuse défaite de Rouvray, que l’on appelle la journée des Harengs, parce que les Anglais avaient été attaqués par les Français tandis qu’ils conduisaient au comte de Suffolk, qui commandait le siège, un convoi composé en grande partie de poisson salé. Dans celle bataille, où Jean Falstaff, chef du convoi, avait maintenu sa réputation de grand capitaine, Jean Stuart, connétable d’Écosse, les sires de Dorval, de Lesqot et de Châteaubrun avaient été tués avec trois ou quatre cents des plus braves hommes d’armes qui tenaient encore le parti de la France, et le comte de Dunois avait été blessé, de sorte que la terreur était plus grande que jamais ; mais aussi, d’un autre côté, cette nouvelle rehaussa encore grandement le crédit de Jehanne dans l’esprit de ses deux compagnons, car Jean de Novelompont se rappela que cette défaite avait justement eu lieu le jour même où Jehanne lui avait annoncé à Vaucouleurs qu’il venait d’arriver un nouveau dommage au dauphin.
Arrivés à Gien, nos voyageurs avaient achevé leur plus dure besogne, car ils se trouvaient enfin sur la terre française, et cette besogne avait été faite comme l’avait prédit Jehanne, sans qu’il fût advenu le moindre accident ni aux chevaliers, ni à leurs serviteurs, ni même à leurs chevaux ; là le bruit se répandit que la prophétie de Merlin allait s’accomplir, et que la jeune fille qui devait sauver miraculeusement le royaume de France était trouvée : chacun accourut hâtivement et voulut voir l’élue. Jehanne alors parut à la fenêtre de l’hôtellerie, et dit hautement que l’on pouvait faire fête, et que la désolation allait finir, attendu qu’elle était envoyée de Dieu pour délivrer la France et faire sacrer le dauphin. Jehanne avait une telle assurance, et elle se présentait tellement comme un instrument de la Providence, ses discours étaient si pleins d’humilité d’elle-même et de foi en Dieu, que là, comme à Vaucouleurs, le peuple commença à se réjouir, ne faisant aucun doute qu’elle ne dît la vérité.
Le lendemain on se remit en route, car si fatigant que fût un pareil chemin pour une jeune fille qui jamais n’avait monté à cheval, Jehanne ne paraissait aucunement souffrir, et elle insistait pour que l’on tirât le plus vite possible devers le dauphin, qui était à Chinon dans une position plus déplorable qu’aucun roi de France ne s’était jamais trouvé. En effet, on racontait que la misère du peuple était enfin montée jusqu’au trône, et que cette misère était si grande qu’il n’y avait plus d’argent ni dans la bourse du roi ni dans le trésor royal, et que son argentier, Renaut de Bouligny, disait à qui voulait l’entendre que, tant de la pécune du roi que de la sienne, il n’avait pas en tout quatre cents écus dans sa caisse ; si bien que Xaintrailles et La Hire étant venus voir un jour le roi, et le roi les ayant invités à dîner avec lui, il n’avait pu leur donner pour tout régal que deux poulets et une queue de mouton.
Il était donc temps, comme on le voit, que Jehanne arrivât. Cependant elle voulut s’arrêter en l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, qui était un saint lieu de pèlerinage, pour y faire ses dévotions. De là, elle fit écrire au roi par les chevaliers qui l’accompagnaient, lui annonçant qu’elle arrivait de bien loin pour le secourir et lui apprendre des choses de la plus haute importance. La réponse ne se fit pas attendre : Jehanne était mandée à Chinon. Les voyageurs se remirent aussitôt en route, et, en arrivant à la résidence royale, Jehanne descendit dans une hôtellerie, tandis que ses deux compagnons de voyage se rendaient près de Charles VII.
Mais Charles VII était défiant comme un roi malheureux : souvent trompé par ceux qu’il regardait comme ses meilleurs amis, souvent abandonné par ceux qu’il tenait pour ses plus fidèles, il ne pouvait croire au dévouement désintéressé d’une étrangère. Aussi fit-il grande difficulté pour recevoir Jehanne, et se contenta-t-il d’envoyer auprès d’elle trois de ses conseillers. D’abord Jehanne ne voulut pas leur répondre, leur disant que c’était à monseigneur le dauphin qu’elle avait affaire, et non pas à eux. Mais enfin elle consentit à leur répéter ce qu’elle avait dit tant de fois déjà sans qu’on la crût, à savoir, qu’elle venait pour faire lever le siège d’Orléans et conduire le dauphin à Reims ; et les conseillers, bien renseignés par elle-même, s’en allèrent porter cette nouvelle au roi.
Jehanne fut deux jours sans voir reparaître personne. Cependant elle avait toujours bonne confiance, réconfortant les deux chevaliers qui l’avaient amenée et disant avec une assurance merveilleuse que le roi finirait par l’entendre, qu’elle en était sûre, et qu’ainsi ils eussent à demeurer aussi tranquilles qu’elle. En effet, le troisième jour, le comte de Vendôme se présenta à l’hôtellerie et annonça à Jehanne qu’il venait la chercher pour la conduire devant le roi. Jehanne ne parut ni confuse ni étonnée : elle s’attendait depuis longtemps à cette entrevue et s’y était préparée. Elle répondit donc au comte de Vendôme que sa visite ne l’étonnait point, attendu que ses voix lui avaient dit qu’il devait venir ; puis elle ajouta qu’elle était prête à le suivre, le priant de ne pas perdre davantage de temps, car il n’y en avait déjà que trop de perdu.
Cependant le roi, toujours défiant, avait, après le départ du comte de Vendôme, proposé à son conseil d’éprouver Jehanne, et l’épreuve qu’il avait indiquée était de se confondre parmi les chevaliers de sa suite, et de mettre un autre à sa place pour voir si Jehanne s’y tromperait. Cette épreuve fut adoptée, et le roi fit mettre sur son trône un jeune seigneur de son âge, et qui était même plus richement vêtu que lui, tandis qu’il se tint debout derrière les autres. À peine la substitution était-elle faite, que la porte s’ouvrit et que Jehanne entra.
Mais ce fut alors que resplendit toute la vérité de sa mission, car Jehanne, sans s’arrêter aux apparences, alla droit à Charles VII, et s’agenouillant devant lui :
— Dieu, lui dit-elle, vous donne bonne et longue vie, noble et gentil dauphin.
— Vous vous méprenez, Jehanne, lui répondit Charles VII, ce n’est pas moi qui suis le roi, mais bien celui-là qui est assis sur le trône.
— Par mon Dieu ! gentil prince, reprit Jehanne, ne cherchez point à me tromper, car c’est vous qui êtes le dauphin et non un autre.
Puis comme un murmure d’étonnement courait par l’assemblée :
— Gentil dauphin, continua-t-elle, pourquoi ne me croyez-vous point ? Je vous dis, monseigneur, et faites foi en mes paroles, que Dieu a pitié de vous, de votre royaume et de votre peuple ; car saint Louis et Charlemagne sont à genoux devant lui et faisant prière pour vous. D’ailleurs, je vous dirai, s’il vous plaît, telle chose qui vous donnera bien à connaître que vous me devez croire.
Alors le roi Charles l’emmena dans un oratoire qui était à côté de la salle du conseil, et arrivé là :
— Eh bien, Jehanne, lui dit-il, nous sommes seuls, parlez.
— Je ne demande pas mieux, reprit Jehanne. Mais si je vous dis des choses si secrètes qu’il n’y a que Dieu et vous qui les puissiez savoir, aurez-vous confiance en moi enfin, et croirez-vous que c’est bien Dieu qui m’envoie ?
— Oui, Jehanne, répondit le roi.
— Eh bien, sire, continua la jeune fille, n’avez-vous pas bien mémoire que, le jour de la Toussaint dernière, pendant que vous étiez tout seul en votre oratoire du château de Loches, vous fîtes trois requêtes à Dieu ?
— Rien n’est plus vrai, Jehanne, répondit le roi, et je m’en souviens à merveille.
— Sire, reprit Jehanne, n’avez-vous jamais révélé ces requêtes ni à votre confesseur ni à aucun autre ?
— Jamais, dit le roi.
— Eh bien, je vais vous dire quelles étaient ces trois requêtes, continua la jeune fille. La première que vous adressâtes à Dieu fut que, si vous n’étiez pas le véritable héritier du royaume de France, il vous ôtât le courage de poursuivre cette guerre qui coûte tant d’or et de sang à votre pauvre royaume. La seconde fut que, si le terrible fléau qui s’appesantissait sur la France procédait de vos péchés, vous le suppliiez de relever ce pauvre peuple d’une faute qui n’était pas la sienne, et d’en faire retomber sur votre tête tout le châtiment, ce châtiment fût-il une pénitence éternelle, ou même la mort. Enfin la troisième fut que si, au contraire, le péché procédait du peuple, vous le suppliiez d’avoir pitié de ce peuple et de le recevoir dans sa miséricorde, afin que le royaume sortît enfin des tribulations où il était plongé depuis plus de douze ans.
Le roi demeura longtemps pensif après avoir entendu ces paroles, baissant la tête pour réfléchir, et la relevant pour regarder attentivement la jeune fille. Enfin, rompant à son tour le silence :
— Tout ce que vous avez rapporté là est vrai, Jehanne, lui dit-il ; mais ce n’est pas le tout que je sois convaincu que vous venez de la part de Dieu, il faut encore que mes conseillers partagent mon opinion, ou sinon vous mettrez le trouble entre nous, et nous sommes déjà assez malheureux et divisés tels que nous sommes.
— Eh bien, dit Jehanne, assemblez demain trois ou quatre de vos plus fidèles, et, s’il est possible, des gens d’église, et je vous donnerai un signe après lequel personne ne doutera plus : car mes voix m’ont promis de m’accorder ce signe, et je suis certaine qu’à ma requête elles l’accorderont.
— Alors, le roi et Jehanne rentrèrent dans le conseil, où l’on attendait leur retour avec impatience. À peine la porte fut-elle ouverte, que tous les yeux se tournèrent vers le roi, et que l’on vit, à sa physionomie grave et réfléchie, que ce que lui avait dit la jeune fille lui avait fait une profonde impression.
— Messieurs, dit le roi, c’est assez pour aujourd’hui ; il y a dans ce qui nous arrive grande matière à réflexion, et il faut que nous prenions sur cet événement l’avis de nos plus intimes conseillers. Quant à vous, Jehanne, retirez-vous, car vous devez être fatiguée de la longue route que vous venez de faire, et n’oubliez pas ce que vous nous avez promis pour demain.
— Avec l’aide de Dieu, répondit Jehanne, non-seulement ce que j’ai promis pour demain, mais encore ce que j’ai promis pour l’avenir, s’accomplira !…
Et mettant un genou en terre devant le roi, elle lui baisa la main et se retira avec la même modestie et le même calme qu’elle était venue.
Au moment où Jehanne arrivait à la porte de la rue, un cavalier passa qui menait boire son cheval à la Loire. Comme le bruit de l’arrivée de Jehanne s’était déjà répandu dans la ville, le cavalier, qui était fort incrédule en ces sortes de matières, s’arrêta devant Jehanne, l’insultant par des paroles grossières, et entremêlant ces insultes de blasphèmes. Jehanne, voyant que c’était à elle que s’adressaient ces propos, releva la tête, et le regardant avec plus de tristesse que de colère :
— Hélas ! dit-elle, malheureux que tu es, peux-tu renier ainsi Dieu, lorsque peut-être tu es si proche de la mort !
Le cavalier ne tint compte de cette espèce de prophétie ; au contraire, il s’éloigna en continuant de blasphémer Dieu dans les mêmes jurements, et arriva ainsi à la rivière ; mais, au moment où son cheval buvait, il fut effrayé par un bruit quelconque, et s’élança dans l’eau ; le cavalier voulut le ramener au bord, mais, quelque effort qu’il fît, le cheval continua de s’avancer vers le plus profond de la rivière, et bientôt perdit pied. Le cavalier s’élança alors de sa monture et voulut gagner le bord à la nage ; mais, soit que quelque crampe le surprît, soit que ce que venait de lui dire Jehanne lui revînt à l’esprit et le paralysât, il n’eut que le temps de dire Pardonnez-moi, mon Dieu
, et il disparut. Deux heures après, on retrouva son cadavre à l’écluse d’un moulin.
Comme plusieurs personnes avaient entendu ce qu’avait dit le cavalier à Jehanne et ce que Jehanne lui avait répondu, cet événement fut considéré comme un miracle, et la réputation de la jeune inspirée s’en augmenta de telle façon que le soir tout le peuple accourut sous les fenêtres de son hôtellerie et demanda à la voir. Jehanne parut aussitôt sur un balcon, et répéta au peuple, de sa voix douce et pleine de foi, qu’elle était envoyée du Seigneur pour sauver le roi et la France, de sorte que le pauvre peuple, plus rassuré par les paroles de cette jeune fille qu’il ne l’eût été par une armée de vingt mille hommes, se retira tout joyeux en criant : Noël ! Le soir, une partie de la ville fut illuminée en signe d’allégresse.
Le lendemain, à dix heures du matin, le roi envoya chercher Jehanne. Jehanne, qui s’attendait à ce message, ne fit aucunement attendre l’envoyé royal, mais, au contraire, le suivit aussitôt ; tous deux arrivèrent à Château-Chinon, où le roi les attendait. Ils étaient accompagnés d’une grande foule de peuple qui, aussitôt qu’elle avait aperçu Jehanne, s’était pressée sur ses pas, et qui resta en dehors de la porte afin d’avoir des nouvelles de cette entrevue. Jehanne monta hardiment l’escalier et entra dans la chambre du roi ; elle y trouva Charles VII, avec l’archevêque de Reims et messeigneurs de Bourbon et de la Trémoille.
Alors l’archevêque de Reims commença à interroger Jehanne, lui demandant d’où elle était, comment se nommaient ses parents et de quelle manière l’inspiration lui était venue. Jehanne raconta toute la partie de sa vie dont elle put se souvenir, et cela si simplement et si modestement que les auditeurs sentirent la foi qui les gagnait à leur tour. Lorsqu’elle eut fini son récit, l’archevêque de Reims lui demanda s’il n’y avait pas dans les environs de la maison de son père un bois, et quel était le nom de ce bois. Jehanne répondit qu’effectivement il y avait une forêt, laquelle forêt on voyait du seuil de sa porte, et que cette forêt s’appelait le bois Chenu. Alors l’archevêque se retourna vers le roi et les sires de Bourbon et de La Trémoille en disant :
— C’est bien cela.
En effet, la prophétie de Merlin disait que la jeune fille qui devait sauver la France viendrait e nemore canuto. Le roi et ses conseillers paraissaient donc à peu près convaincus ; cependant ils voulurent pousser Jehanne jusqu’au bout ; en conséquence, l’archevêque, revenant à elle :
— Jehanne, lui dit-il, vous avez promis à notre sire le roi de faire connaître la vérité de votre mission par un signe irrécusable ; quel est ce signe ? nous attendons qu’il se manifeste à nos yeux ; et s’il est tel que vous nous le dites, nous sommes tous prêts à croire que vous êtes la véritable envoyée de Dieu.
— Attendez-moi, dit Jehanne, et mettez-vous en prière en m’attendant.
Alors elle sortit et passa dans la chapelle voisine, où elle se trouva seule ; arrivée en face de l’autel, elle s’agenouilla, et d’une voix pleine de cette foi qui soulève les montagnes :
— Mon très-doux Seigneur, dit-elle, je vous requiers en l’honneur de votre sainte passion de permettre que le bienheureux archange Michel et les bienheureuses saintes Catherine et Marguerite se manifestent à votre humble servante, s’il est toujours en votre intention que ce soit moi, pauvre fille, qui vienne en aide en votre nom au royaume de France.
À peine Jehanne avait-elle prononcé ces paroles, que le nuage s’abaissa de la façon accoutumée et s’ouvrit, laissant voir non-seulement l’archange et les deux saintes, mais encore, dans un lointain resplendissant, une foule d’autres anges qui battaient des ailes et chantaient les louanges du Seigneur. Jehanne fut tellement éblouie de cette splendeur qu’elle baissa les yeux.
— Tu nous as appelés, Jehanne, dit la voix, que veux-tu ?
— Bienheureux saint Michel, et vous, mes saintes protectrices, répondit Jehanne, je vous ai appelés pour que vous donniez le signe à l’aide duquel je dois me faire reconnaître à monseigneur le dauphin pour la véritable envoyée de notre Seigneur.
— Tu as foi en nous, Jehanne, dit la voix, et nous tiendrons la promesse que nous t’avons faite.
À ces mots, saint Michel fit un geste, et un ange se détachant du chœur céleste descendit d’un seul coup d’aile des profondeurs du ciel à la surface de la terre : cet ange tenait à la main une couronne de pierreries tellement resplendissante qu’à peine si des yeux humains en pouvaient supporter l’éclat.
— Voilà le signe promis, Jehanne, dit la voix ; et quand les plus incrédules l’auront vu, à l’instant même ils cesseront de douter.
— Ainsi soit-il, dit Jehanne.
Et aussitôt le nuage se referma et remonta au ciel. Mais l’ange qui portait la couronne resta sur la terre, et quand Jehanne releva les yeux, elle le vit debout devant elle.
L’ange alors, sans dire un seul mot, mais avec un doux sourire, fit signe à Jehanne de le suivre, et, la menant par la main, il marcha ou plutôt glissa vers la porte de la chapelle qui donnait dans la chambre du roi : arrivés là, Jehanne et l’ange trouvèrent Charles VII et ses conseillers encore à genoux et priant ; mais à peine eurent-ils vu la jeune fille et l’envoyé céleste qu’elle leur amenait, qu’ils se relevèrent pleins de surprise. L’ange alors lâcha la main de Jehanne et, s’avançant vers le roi, qui était distant de la porte d’une longueur de lance à peu près, il s’inclina devant lui, et remettant la couronne aux mains de l’archevêque qui était à ses côtés :
— Sire, dit-il, je viens vous annoncer que vous êtes en la grâce du Seigneur, qui vous envoie cette jeune fille pour la délivrance du royaume : mettez-la donc hardiment à la besogne en lui donnant des gens d’armes en aussi grande quantité que vous en pourrez réunir ; et en preuve qu’elle doit vous faire sacrer à Reims, voici la couronne céleste que le Seigneur notre Dieu vous envoie. Ne doutez donc plus, sire : car douter encore, ce serait offenser le Seigneur.
Et à ces mots, l’ange lâcha la couronne qu’il avait tenue jusqu’alors, et glissant de nouveau sur la terre, de manière qu’il était impossible de distinguer, à cause de sa longue robe, s’il marchait ou volait, il rentra dans la chapelle, d’où Jehanne le vit quitter doucement le sol et s’élever à travers le plafond. À cette vue, la pauvre enfant se mit à pleurer, car son âme, qui pressentait tout ce que son corps aurait à souffrir sur la terre, avait grand désir de suivre ce bel ange au ciel ; mais le moment du bonheur éternel n’était point encore venu pour elle. Et l’envoyé du ciel la laissa les mains jointes, sans lui octroyer sa prière, quelque ardente qu’elle fût.
Alors Jehanne se releva avec un profond soupir, et allant au roi :
— Gentil dauphin, lui dit-elle en lui indiquant la couronne du doigt, mais sans la toucher, voici votre signe, prenez-le.
Et alors Charles VII s’inclina devant l’archevêque de Reims, qui lui posa la couronne sur la tête.
À partir de ce moment il fut à peu près décidé qu’on aurait foi entière dans Jehanne ; cependant les conseillers demandèrent au roi que la jeune fille fût préalablement envoyée à Poitiers, où étaient la cour du parlement et plusieurs grands clercs en théologie ; mais alors le roi déclara que ce serait lui-même qui conduirait Jehanne dans cette ville ; en conséquence il lui fit dire le lendemain de se tenir prête à partir. Jehanne demanda où on allait la mener, et il lui fut répondu que c’était à Poitiers.
— Par ma foi, je sais que j’aurai beaucoup à y faire, dit Jehanne ; mais n’importe, Messire m’aidera. Allons-y donc, du moment où c’est le bon plaisir du roi que nous y allions.
Le lendemain Jehanne partit pour la ville de Poitiers. Elle y trouva assemblés et l’attendant tout ce qu’il y avait de clercs et de docteurs à vingt lieues à la ronde : ils savaient déjà la grande confiance que le roi avait en cette jeune fille, et comme, cette confiance, il l’avait sans les avoir consultés, ils en avaient conçu un si grand dépit qu’ils eussent voulu pour tout au monde la faire tomber dans quelque contradiction ; aussi, comme elle l’avait dit d’avance, Jehanne eut-elle fort à faire avec eux ; mais sa présence d’esprit à Poitiers comme à Chinon ne l’abandonna point un seul instant, si bien que chacun s’émerveillait comment une si pauvre jeune fille qui n’avait jamais rien appris de la science des hommes, pouvait répondre aussi prudemment. Quoique le roi, l’archevêque de Reims, messire Charles de Bourbon et messire de La Trémoille assurassent que Jehanne leur avait donné un signe irrécusable de sa mission, la docte assemblée n’en voulut pas croire le roi et les deux nobles seigneurs sur parole, et un carme dit fort aigrement que, puisque Jehanne avait donné un signe, il ne lui en coûterait pas davantage d’en donner deux.
— Ainsi ferai-je, répondit Jehanne, et le signe que je vous donnerai sera la levée du siège d’Orléans et le sacre du roi à Reims. Baillez-moi donc des gens d’armes en si petite quantité que cela soit ; venez avec moi, et vous aurez deux signes pour un.
— Mais, dit un docteur en théologie de l’ordre des frères prêcheurs, si c’est le plaisir de Dieu que les Anglais soient chassés de la France, Dieu n’a pas besoin de soldats pour opérer ce miracle, puisqu’il n’a qu’à vouloir pour que cela soit, et que son seul plaisir peut non-seulement les faire retourner dans leur pays, mais encore les détruire depuis le premier jusqu’au dernier.
— Les gens d’armes combattront, reprit Jehanne, et Dieu donnera la victoire.
— Et, dit frère Seguin avec un accent limousin des plus prononcés, dites-nous, ma mie ! quel langage parlaient vos voix ?
— Meilleur que le vôtre, répondit Jehanne.
Un autre lui cita des livres de théologie qui disaient qu’on ne devait croire ni aux visions ni à ceux qui prétendaient en avoir.
— Par ma foi ! répondit Jehanne, je ne sais pas ce qu’il y a dans vos livres ; mais ce que je sais, c’est qu’il y en a plus au livre de Dieu que dans tous les vôtres.
Au reste, à Poitiers comme à Chinon et comme à Vaucouleurs, sa façon de vivre édifiait tout le monde ; elle était descendue dans l’hôtel de maître Jean Rabateau, lequel avait épousé une bonne et digne femme, à laquelle Jehanne avait été donnée en garde ; et comme Jehanne passait presque tout son temps en prières et en actes de religion, la brave hôtesse s’en allait partout disant qu’elle n’avait jamais vu fille si sage et si pieuse que celle qui était logée en son hôtel, de sorte que c’était bien plutôt elle qui devait garder les autres que d’être gardée par qui que ce fût. Il en était de même de tous ceux qui la venaient voir et qui, après avoir causé avec elle, s’en retournaient disant que c’était une créature de Dieu et qu’il fallait croire à ses paroles comme à l’Évangile ; enfin, cette voix du peuple, que cette fois, à coup sûr, on pouvait appeler la voix de Dieu, parvint jusqu’aux docteurs eux-mêmes, et comme, quelques subtilités qu’ils eussent mises dans leurs demandes, ils n’avaient pu une seule fois faire tomber Jehanne ni dans une contradiction ni dans une hérésie, ils finirent par déclarer à l’unanimité qu’il fallait se fier à elle et essayer d’exécuter ce qu’elle proposait.
Le roi bien joyeux ramena donc Jehanne à Chinon, et il fut décidé que la première expédition à laquelle on l’emploierait serait de faire entrer dans Orléans un convoi de vivres que l’on rassemblait depuis quinze jours dans la ville de Blois, et dont on savait que la bonne et fidèle cité d’Orléans avait grand besoin.
Chapitre V Le convoi
On retrouva à Chinon le duc d’Alençon, qui était prisonnier des Anglais depuis la bataille de Verneuil, et qui ne s’était racheté que moyennant la somme de deux cent mille écus, dont il avait payé moitié comptant, laissant en otage pour le reste sept de ses gentilshommes. Aussi n’était-il pas revenu incontinent devers le roi, mais s’était-il occupé de vendre sa terre et seigneurie de Gougers, dont il avait tiré cent quarante mille écus ; si bien qu’avec cent mille il avait dégagé les otages, et arrivait avec le reste pour remonter sa maison de guerre.
Le duc d’Alençon trouva toute la ville de Chinon dans la joie et l’espérance ; car le bruit s’y était déjà répandu que Jehanne avait été reconnue pour une sainte fille. Sans partager encore cette allégresse, le duc n’y fut cependant point entièrement insensible ; l’influence morale de l’inspirée se faisait déjà sentir, et chacun parlait de marcher aux Anglais comme s’il s’agissait d’aller à une fête. Ce fut dans ce moment que le roi et Jehanne revinrent à Chinon.
Le duc avait un tel désir de venger sur les Anglais la captivité qu’il venait de subir, que tout moyen qui devait le conduire directement à ce but lui paraissait excellent. Aussi reçut-il Jehanne sinon avec une foi bien entière, du moins avec une grande confiance apparente. Le roi, après avoir embrassé en bon parent le duc d’Alençon, sachant son grand désir de retourner à la bataille, lui donna mission de précéder Jehanne à Blois, et de mettre tout en état pour que le convoi fût prêt avant huit jours.
Le duc d’Alençon partit aussitôt ; la duchesse, qui était restée une semaine à peine avec son mari, pleurait fort d’un départ si précipité ; mais Jehanne la réconforta, en lui disant :
— Au nom de Dieu, madame la duchesse, je vous promets de vous ramener le gentil duc sain et sauf.
La duchesse, qui était une pieuse femme, se consola à cette promesse, car elle était de ceux qui croyaient fermement à l’inspiration de Jehanne.
Lorsque le duc d’Alençon fut parti, on s’occupa immédiatement du départ de Jehanne. On lui donna l’état d’un chef de guerre, c’est-à-dire un écuyer, un page, deux hérauts et un chapelain. L’écuyer se nommait Jean Daulon ; le page, Louis de Contes dit Minguet ; l’un de ses hérauts, Guyenne ; l’autre, Ambleville, et enfin le chapelain, frère Pasquerel.
Ce premier soin accompli, le roi lui fit donner une armure complète ; mais Jehanne renvoya l’épée, disant que ce n’était point de celle-là qu’elle devait se servir, mais bien du glaive que l’on trouverait sur le tombeau d’un vieux chevalier qui était dans une des chapelles de l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois. On lui demanda à quoi on reconnaîtrait ce glaive ; elle répondit que c’était à cinq fleurs de lis qui se trouvaient sur la lame et près de la poignée. On s’informa encore si elle connaissait cette arme pour l’avoir vue : ce à quoi elle dit qu’elle ne la connaissait aucunement, mais que ses voix lui avaient recommandé de se servir de celle-là et non d’une autre. L’armurier du roi fut envoyé à Sainte-Catherine-de-Fierbois, et trouva l’épée à l’endroit désigné. Elle fut fourbie et nettoyée, et Charles VII lui fit faire un beau fourreau de velours tout parsemé de fleurs de lis d’or.
Cependant les jours s’écoulaient, et l’on était arrivé à la fin d’avril ; il n’y avait plus de temps à perdre, la ville d’Orléans n’étant soutenue dans son courage et sa fidélité que par le secours miraculeux qu’elle attendait. Le roi donna congé à Jehanne, et elle partit pour Blois, accompagnée du maréchal de Rais, de la Maison, de Laval, de Poton, de La Hire, d’Ambroise de Loré, de l’amiral de Teilant, et de deux cent cinquante à trois cents hommes d’armes à peu près.
Arrivée à Blois, elle fut forcée de s’y arrêter quelques jours pour attendre plus nombreuse compagnie ; car, quoique Jehanne répétât sans cesse que peu importait le nombre des soldats avec lequel elle partait, pourvu qu’elle partît, les autres chefs ne voulurent pas se mettre en route sans une force un peu imposante. Jehanne fut donc forcée de séjourner à Blois encore une semaine à peu près ; ce que voyant, à son grand regret, elle mit le temps à profit en faisant faire un étendard de soie blanche, tout parsemé de fleurs de lis d’or, avec notre Seigneur au milieu, tenant le monde dans sa main, et, à sa droite et à sa gauche, deux anges à genoux et en prières ; puis, du côté où n’étaient point peintes les saintes images, elle fit écrire ces deux mots : Jhesus Maria. En outre de cet étendard de guerre, elle ordonna qu’une autre bannière pareille fût faite, et elle la remit aux mains de frère Pasquerel, son chapelain, pour la porter dans les marches, les fêtes et les processions. Les deux étendards furent bénits dans l’église de Saint-Sauveur de Blois.
Ce ne fut pas tout encore. Pendant ce séjour forcé, Jehanne dicta au frère Pasquerel une lettre que, ne sachant point écrire, elle signa d’une croix. Cette lettre était conçue en ces termes, et nous la copions textuellement sur un manuscrit contemporain, et avec la langue et l’orthographe de l’époque.
Jhesus Maria :
Roy d’Angleterre, faites raison au Roy du ciel de son sang royal ; rendez les clefs à la Pucelle de toutes les bonnes villes que vous avez enforcées ; elle est venue de par Dieu pour réclamer le sang royal, et est toute prête de faire paix si vous voulez faire raison ; par ainsi que vous mettrez jus, et payerez de ce que vous l’avez tenue ; roy d’Angleterre, si ainsi ne le faites, je suis chef de guerre ; en quelque lieu que j’atteindrai vos gens en France, s’ils ne veulent obéir, je les ferai issir, veuillent ou non ; et s’ils veulent obéir, je les prendrai à mercy. Croyez que s’ils ne veulent obéir, la Pucelle vient pour les occire ; elle vient de par le Roy du ciel corps pour corps vous bouter hors de France ; et vous promet et certifie qu’elle y fera si gros hahay, que depuis mille ans en France ne fut veu si grand, si vous ne lui faites raison : et croyez fermement que le Roy du ciel lui envoyera plus de forces à elle et à ses bonnes gens d’armes, que ne sauriez avoir à cent assauts. Entre vous, archers, compagnons d’armes, gentils et vaillants, qui êtes devant Orléans, allez vous-en en votre pays de par Dieu ; et si ne le faites ainsi, donnez-vous de garde de la Pucelle, et qu’il vous souvienne de vos dommages. Ne prenez mye votre opinion que vous tiendrez la France du Roy du ciel, le fils de sainte Marie. Mais la tiendra le roy Charles, vray héritier, à qui Dieu l’a donnée, qui entrera à Paris en belle compagnie. Si vous ne croyez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous ferirons dedans à horions, et sy verrez lesquels auront meilleur droit de Dieu ou de vous, Guillaume de la Poule, comte de Suffort ; Jehan, sire de Tallebot, et Thomas, sire de Seales, lieutenant du duc de Bedfort, soi-disant régent du royaume de France pour le roy d’Angleterre.
Faites réponse si voulez faire paix à la cité d’Orléans ; se ainsi ne le faites, qu’il vous souvienne de vos dommages, duc de Bedfort, qui vous dites régent de France pour le roy d’Angleterre, la Pucelle vous requiert et prie que vous ne vous faciez mye destruire. Si vous ne lui faites raison, elle fera tant que les François feront le plus beau fait que oncques fut fait en la chrestienneté.
Escript le mardi en la grande semaine.
Au dos de la lettre était cette suscription :
Entendez les nouvelles de Dieu et de la Pucelle. Au duc de Bedfort, qui se dit régent du royaume de France pour le roy d’Angleterre.
Cette lettre achevée, Jehanne la remit à Guyenne, l’un de ses deux hérauts, et le chargea de la porter au chef du siège d’Orléans.
Le jour du départ si longtemps attendu arriva enfin. L’armée, pendant cette semaine où elle était restée à Blois, s’était recrutée du maréchal de Saint-Sévère, du sire de Gaucourt et d’un grand nombre d’autres nobles qui étaient accourus sur le bruit de l’expédition qu’on allait tenter, de sorte que la compagnie, telle qu’elle était, présentait un aspect assez formidable. Quant au convoi, il était fort considérable, et tel que la pauvre ville, s’il y pouvait entrer, en devait recevoir un grand soulagement ; car il se composait de bon nombre de chariots et de charrettes chargés de grains, et d’une grande quantité de bétail, comme bœufs, vaches, moutons, brebis et pourceaux. Au moment de partir, Jehanne ordonna que tous les gens de guerre se confessassent ; puis, ce devoir de religion accompli, on se mit en route pour Orléans.
À l’heure du départ, il y avait eu entre les principaux chefs un conseil auquel n’avait point assisté Jehanne. Toujours confiante dans sa mission, la jeune fille avait ordonné de suivre la rive droite, sur laquelle était toute la puissance des Anglais, disant qu’on ne s’inquiétât ni de leur nombre, ni de leur position, notre Seigneur ayant décidé que le convoi entrerait dans la ville sans empêchement. Mais, quelle que fût la foi des chefs dans Jehanne, ils pensaient que c’était tenter Dieu que d’agir ainsi, et, sans rien dire à Jehanne et tout en lui laissant croire que l’on suivait ses instructions, ils avaient pris la rive gauche, sur laquelle ils ne risquaient que de rencontrer quelques coureurs isolés.
Le convoi se mit donc en chemin, traversant la Sologne au lieu de traverser la Beauce. Frère Pasquerel ouvrait la marche, portant sa bannière, et chantant des hymnes avec les autres prêtres qui accompagnaient l’armée. Jehanne les suivait chevauchant au milieu des chefs, qu’elle réprimandait à chaque instant sur la liberté de leurs propos, et le plus souvent marchant côte à côte de La Hire, qu’elle avait pris en grande amitié, malgré ses éternels jurements, et qui de temps en temps, pour la faire enrager, lui disait : Jehanne, je renie… ma lance
; et qui soir et matin faisait sa prière habituelle, que la jeune fille ne put lui faire changer, et qui était conçue en ces termes : Bon Dieu ! faites pour La Hire ce que La Hire feroit pour vous s’il étoit le bon Dieu et que vous fussiez La Hire.
Quant à elle, son maintien et ses paroles étaient si exemplaires qu’ils avaient fini par imposer même aux soldats, qui avaient commencé les uns par rire et les autres par murmurer, de ce qu’eux, habitués à marcher sous la conduite des plus braves et des plus nobles chevaliers, ils marchaient maintenant sous celle d’une pauvre paysanne.
Le troisième jour, on arriva devant Orléans, et là seulement Jehanne s’aperçut qu’on l’avait trompée, car elle vit la rivière entre elle et la ville. Elle fut alors bien fâchée de cette tromperie, et si ce n’eût été un si grand péché, elle serait entrée dans une bien grande colère, mais enfin elle pensa à tirer le meilleur parti de sa position ; et comme, à son approche, les Anglais effrayés avaient abandonné une de leurs bastides, située sur la rive gauche, Jehanne ordonna que l’on s’en emparât, mouvement qui fut exécuté sans aucune résistance. Au même moment le bâtard d’Orléans, qui avait été prévenu de l’arrivée du convoi, s’était jeté dans un petit bateau, et venait d’aborder sur la rive gauche. On annonça cette nouvelle à Jehanne, qui courut aussitôt à l’endroit qu’on lui avait indiqué, et qui trouva le bâtard d’Orléans bien joyeux au milieu des chefs, et se consultant avec eux sur les moyens de faire entrer le convoi dans la ville.
— Êtes-vous le bâtard d’Orléans ? demanda Jehanne en s’avançant vers lui.
— Oui, répondit-il, et bien content de votre arrivée.
— C’est vous, continua Jehanne, qui avez donné le conseil de passer par la Sologne au lieu de passer par la Beauce ?
— J’ai donné ce conseil, parce que c’était, non-seulement le mien, mais celui des plus sages capitaines.
— Et vous avez eu tort, dit Jehanne, car le conseil de Messire est plus sage que celui des hommes : si nous avions suivi le sien, nous serions à cette heure dans Orléans, tandis qu’il nous reste la rivière à traverser.
— Eh bien ! reprit le bâtard, il y a un moyen de la traverser tranquillement, c’est de la remonter jusqu’au château de Chécy, qui est à deux lieues environ au-dessus d’ici ; et qui a garnison française : les barques d’Orléans remonteront en même temps que nous, et on les chargera sous la protection de la forteresse.
— Au nom de Dieu, faisons donc ainsi, dit Jehanne.
Et elle se remit en chemin la première, quoique depuis le matin elle fût restée à cheval sans en descendre ni se désarmer. De son côté, le bâtard d’Orléans rentra dans la ville afin de diriger en personne les bateaux qui devaient remonter vers le château de Chécy.
Le convoi se remit en route, et vers les trois heures de l’après-dînée arriva au château de Chécy ; mais le ciel était à l’orage depuis une heure ; la pluie tombait par torrents, et le vent, qui venait de l’est, était si contraire qu’il n’y avait pas possibilité, tant que ce vent durerait, que les barques pussent remonter le courant du fleuve. Jehanne vit le découragement que cette découverte amenait dans son escorte ; alors se retournant vers les chefs :
— Ne vous ai-je pas assuré au nom de Messire, dit-elle, que le plaisir de Messire était que nous missions les vivres dans Orléans à notre aise, et que les Anglais ne feraient pas même semblant de nous empêcher ?
— Oui sans doute, vous nous avez assuré cela, répondit le duc d’Alençon, mais je ne vois pas que le moment soit bien choisi pour nous rappeler cette promesse.
— Au nom de Dieu, ayez donc patience, dit Jehanne, car avant un quart d’heure le vent sera changé.
À ces mots, Jehanne descendit de cheval, et, s’éloignant de quelques pas, elle commença de prier Dieu avec son ardeur et sa foi accoutumées, et, en effet, avant même que sa prière fût achevée, le vent avait sauté de l’est à l’ouest, et, de contraire, était devenu favorable : les hommes d’armes se regardaient les uns les autres, ne sachant que penser de ce qu’ils voyaient de leurs propres yeux ; mais il n’y avait pas à douter, Jehanne avait prédit ce qui arrivait ; les plus incrédules furent donc convaincus.
Une heure après, les bateaux arrivèrent, remontant légèrement le fleuve, comme si c’était la main de Dieu qui les poussât : sur le premier était le bâtard d’Orléans avec plusieurs autres nobles hommes d’armes, et les premiers parmi les bourgeois de la ville.
On chargea les grains, les animaux et les munitions sur les bateaux, et l’on n’eut qu’à les abandonner au fil de la rivière ; pendant ce temps la garnison faisait une sortie et occupait les Anglais sur la rive droite, de sorte que rien n’empêcha le convoi d’arriver à sa destination. Dans le dernier bâtiment venait Jehanne, entre le comte de Dunois et La Hire : deux cents lances les suivirent, tandis que le reste de la compagnie retournait à Blois pour y préparer un second convoi.
Toute la population prévenue par Dunois s’était portée sur le quai et attendait Jehanne ; la jeune fille mit pied à terre et trouva un beau cheval blanc tout équipé sur lequel elle monta : son entrée fut triomphale ; les Orléanais, devançant l’avenir, la recevaient déjà en libératrice.
Jehanne, après s’être rendue à l’église où l’on chanta un Te Deum, descendit en l’hôtel du trésorier du duc d’Orléans : c’était un brave homme nommé Jacques Boucher, fort dévoué à son maître, qui avait demandé et obtenu la faveur d’être son hôte : ce fut là seulement qu’elle se désarma et qu’elle demanda un peu de vin ; on lui en apporta la moitié d’une tasse d’argent qu’elle remplit d’eau, y coupa cinq ou six tranches de pain, et ne voulut rien manger autre chose pour son souper ; puis presque aussitôt elle se retira dans sa chambre avec la femme et la fille de son hôte. Bientôt la femme se retira, mais la fille resta avec elle, Jehanne l’ayant priée de partager son lit.
Ce fut ainsi que Jehanne fit son entrée dans la ville d’Orléans, le 29 avril 1429 ; au milieu d’un enthousiasme tel qu’il semblait, dit le journal du siège, aux bourgeois et aux hommes d’armes qu’un ange de Dieu ou Dieu lui-même fût descendu parmi eux.
Chapitre V Le siège d’Orléans
L’entrée de Jehanne dans Orléans n’avait point opéré d’une façon moins extraordinaire sur l’esprit des assiégeants que sur celui des assiégés : seulement, autant sa présence apportait de confort aux derniers, autant elle jetait d’inquiétude parmi les autres. Les Anglais avaient beaucoup ri d’abord en apprenant qu’une femme s’était présentée au roi Charles VII, disant qu’elle avait mission de les chasser de France ; puis le bruit que cette femme était véritablement inspirée s’était répandu. On parlait de miracles opérés par elle ; et, qu’on se le rappelle, on était encore dans une époque de foi ou de superstition, où l’on croyait facilement aux choses extraordinaires, soit qu’elles vinssent de Dieu, soit qu’elles vinssent de Satan ; soit que ce fût le ciel qui les opérât, ou l’enfer qui leur donnât naissance. Quoi qu’il en soit, Jehanne avait dit que le convoi entrerait dans Orléans, et deux fois, la première en remontant, et la seconde en descendant la Loire, le convoi était effectivement passé à un trait d’arc des bastides des Anglais, sans que d’aucune de ces bastides le moindre mouvement eût été fait pour s’opposer à ce passage, si bien que la première prophétie de la Pucelle s’était déjà accomplie en tout point : il y avait donc, comme nous l’avons dit, un grand trouble dans l’armée anglaise.
Soit que Jehanne devinât l’effet qu’elle avait produit, soit que l’inspiration du Seigneur la poussât à agir ainsi, elle voulait, dès le lendemain de son arrivée, attaquer les ouvrages des Anglais ; mais Dunois, le sire de Gamaches, et plusieurs autres braves capitaines, dont les noms seuls indiquaient que ce n’était point par crainte qu’ils s’opposaient au projet, furent d’un avis tout contraire. Jehanne, qui croyait que le roi lui avait donné le commandement en chef de l’armée, insistait avec toute l’opiniâtreté de la confiance, et, en effet, elle était presque prête à l’emporter, lorsque le sire de Gamaches, irrité de ce ton de commandement qui l’humiliait dans une femme, se leva, et s’adressant à La Hire et au sire d’Illiers que Jehanne avait amenés à son avis :
— Puisqu’on écoute, dit-il, l’avis d’une péronnelle de bas lieu mieux que celui d’un chevalier tel que moi, je ne me rebifferai plus contre. En temps et lieu ce sera ma bonne épée qui parlera, et peut-être y périrai-je. Mais le roi et mon honneur le veulent, désormais je défais ma bannière, et je ne suis plus qu’un pauvre écuyer. J’aime mieux avoir pour maître un noble homme qu’une fille qui auparavant a peut-être été je ne sais quoi.
Et à ces mots, ployant sa bannière, il la remit aux mains du comte de Dunois.
Dunois était, comme nous l’avons dit, d’une opinion opposée à celle de Jehanne ; il est probable même qu’il n’avait pas grande foi lui-même dans la mission dont elle se disait chargée ; mais il comprenait le parti qu’on pouvait tirer de la foi qu’elle inspirait aux autres : aussi s’interposa-t-il aussitôt entre Jehanne et le sire de Gamaches, disant à celui-ci qu’il serait toujours libre de combattre quand et comme il le voudrait, et qu’il était de ceux-là qui n’ont d’ordres à recevoir que de Dieu et du roi, disant à Jehanne que ce n’était qu’un léger retard, et que l’on combattrait aussitôt qu’un renfort, qu’il attendait de Blois, serait arrivé. Enfin il fit si bien que Jehanne et le sire de Gamaches se donnèrent la main, fort en rechignant il est vrai ; mais enfin ils se la donnèrent : c’était tout ce que désirait Dunois, qui espérait que cette mésintelligence disparaîtrait sur le champ de bataille.
Ce qui avait surtout calmé Jehanne, c’était la promesse que lui avait faite Dunois qu’il partirait le lendemain en personne pour Blois, afin de hâter l’arrivée de ce renfort : de son côté, elle voulut employer fructueusement sa journée, et dicta une seconde lettre adressée aux chefs anglais, et rédigée dans les mêmes termes à peu près que la première ; puis, lorsque cette lettre fut écrite et signée de sa croix, elle appela Ambleville, son second héraut, et lui ordonna de la porter au comte de Suffolk. Mais alors Ambleville fit remarquer à Jehanne que Guyenne, qui était porteur de la première lettre, n’était point encore revenu, et que, bien loin de le relâcher, les Anglais, contre le droit des gens, l’avaient retenu prisonnier, et menaçaient de le brûler comme hérétique ; mais Jehanne le rassura.
— Au nom de Dieu, dit-elle avec sa confiance ordinaire, va en toute sécurité, car ils ne te feront aucun mal, ni à toi ni à lui ; bien au contraire, ne fais aucun doute que tu ramèneras ton compagnon, et dis à Talbot que s’il s’arme je m’armerai aussi : libre à lui, s’il peut me prendre, de me faire brûler ; mais si je le déconfis, que de son côté, en revanche, il fasse lever les sièges, et s’en retourne en son pays avec les Anglais.
Tout cela ne rassurait que médiocrement le pauvre Ambleville ; mais le comte de Dunois lui remit de son côté, pour le comte de Suffolk, une lettre dans laquelle il annonçait au général anglais que la vie de tous les prisonniers ainsi que celle des hérauts envoyés pour traiter des rançons, lui répondaient de la vie des deux messagers d’armes de la Pucelle : en effet, comme l’avait prédit Jehanne, Ambleville et Guyenne furent renvoyés le même soir, mais sans rapporter aucune réponse des chefs anglais aux deux lettres qu’ils avaient reçues.
Le lendemain, après avoir conduit avec La Hire et une bonne partie de la garnison, jusqu’à une lieue hors de la ville, le comte de Dunois qui, ainsi qu’il lui en avait fait la promesse la veille, allait chercher du renfort à Blois, Jehanne voulut répéter de vive voix aux Anglais ce qu’elle leur avait déjà fait savoir par écrit. En conséquence, elle monta sur un des boulevards des assiégés qui se trouvait en face de la bastille anglaise des Tournelles, et s’approchant d’eux à découvert jusqu’à la distance de soixante pas à peine, elle leur ordonna, sous peine de malheur et honte, de se retirer, non-seulement de devant la ville, mais encore de sortir du royaume. Mais, au lieu d’obtempérer à cette réquisition, sire Guillaume Gladesdale et le bâtard de Grandville, qui commandaient la bastille des Tournelles, ne répondirent à Jehanne que par de grosses injures, la renvoyant garder les vaches dans son village, et traitant les Français d’hérétiques et de mécréants. Jehanne écouta assez patiemment toutes les injures qui lui étaient personnelles, si grossières qu’elles fussent ; mais lorsqu’elle entendit insulter les Français :
— Vous mentez, s’écria-telle ; et puisque vous ne voulez point partir d’ici de bonne volonté, vous en partirez bientôt de force ; mais vous qui m’insultez, vous ne verrez point ce départ.
Cependant le bâtard d’Orléans, accompagné des seigneurs de Rais et de Loré, tirait vers Blois, où ils arrivèrent le lendemain au soir : ils se présentèrent aussitôt au conseil du roi pour remontrer le grand besoin que la ville avait d’un nouveau convoi de vivres et d’un nouveau renfort d’hommes ; l’un et l’autre leur fut accordé, et cette fois l’on décida que, pour plus grande diligence, on passerait par la Beauce au lieu de passer, comme la première fois, par la Sologne, et cela au mépris des Anglais ; car depuis l’heureuse réussite de Jehanne, l’armée du roi avait repris une telle confiance que, dit la chronique anonyme de la Pucelle, avant qu’elle arrivât, deux cents Anglais chassaient aux escarmouches quatre cents Français, tandis que, depuis sa venue, deux cents Français chassaient quatre cents ennemis.
On fit une telle diligence pour rassembler vivres et soldats, que le troisième jour de mai le second convoi se trouva prêt à partir. Il se mit donc en route vers les neuf heures du matin, et le soir même coucha à mi-chemin de Blois et d’Orléans, en un village que le chroniqueur ne nomme pas, mais qui devait être Beaugency ou Saint-Ay. Le 4, il continua son chemin vers la ville, décidé à forcer le passage, quoique, dans le cas où l’on en viendrait aux mains, les Anglais dussent se trouver plus de trois contre un ; mais, comme le Bâtard arrivait en vue de la ville, il aperçut la Pucelle, avec La Hire et la plupart des capitaines d’armes qui venaient au devant de lui en belle ordonnance et enseignes déployées. Bientôt les deux troupes se joignirent, et passèrent ainsi réunies devant les Anglais, qui n’osèrent sortir de leurs bastides, et laissèrent ce second convoi rentrer dans la ville sans lui faire plus d’opposition qu’ils n’en avaient fait au premier.
Le comte de Dunois trouva la garnison renforcée d’un très-grand nombre d’hommes d’armes qui étaient arrivés la veille de Montargis, de Gien, de Château-Renard, du pays de Gâtinois et de Châteaudun, de sorte qu’il fut convenu entre lui et Jehanne que dès le lendemain on reprendrait l’offensive.
Jehanne était très-fatiguée ; car, les deux jours précédents, il lui avait fallu recevoir chez elle tous les notables de la ville, et sortir par les rues pour se montrer au peuple ; puis, la nuit précédente, elle s’était tenue éveillée et armée, de peur que le Bâtard ne revînt, et que si elle était désarmée elle n’eût point le temps de lui porter secours ; confiante dans la promesse que venait de lui faire Dunois pour le lendemain, elle se fit donc désarmer, se jeta tout habillée sur son lit et s’endormit.
Cependant quelques notables de la ville, voyant la garnison toute réconfortée par la présence de Jehanne et par l’arrivée des vivres, profitèrent de ce moment de réaction pour entraîner sur leurs pas quantité de gens de trait et du commun, et faire une sortie ; cette sortie improvisée fut dirigée contre la bastille de Saint-Loup, une des plus fortes et des mieux défendues ; en effet, elle était commandée par un vaillant capitaine nommé Guerrard, et elle était parfaitement garnie d’hommes d’armes et de munitions. Aussi les Français furent-ils vigoureusement reçus ; mais comme ils avaient repris dans leur enthousiasme un courage extrême, ils s’acharnèrent aux murailles, rendant coup pour coup, mort pour mort, de sorte que le combat s’engagea des deux côtés avec un si terrible acharnement que depuis le commencement du siège on n’en avait point encore vu un pareil.
Tout à coup Jehanne, qui, ainsi que nous l’avons dit, s’était jetée sur son lit et qui dormait depuis une heure à peu près, s’éveilla en criant :
— À moi, mon écuyer ! à moi, sire Daulon, à moi !
— Qu’y a-t-il ? demanda Daulon en entrant vivement dans sa chambre.
— Il y a, s’écria Jehanne en sautant en bas de son lit et en saisissant son casque, il y a que les Français ont affaire en ce moment devant une bastille, et qu’il me faut armer, car il y en a déjà beaucoup de tués et de blessés.
Et elle s’arma en toute hâte, en criant :
— Mon cheval ! mon cheval !
Mais Daulon ne la pouvait armer et aller chercher son cheval tout à la fois : il acheva de lui boucler sa cuirasse, et voulut sortir ; mais Jehanne l’arrêta.
— Restez, restez, lui dit-elle ; achevez de vous armer, et me venez rejoindre au plus vite ; j’irai chercher mon cheval moi-même.
Alors elle prit une petite hache d’armes à la main, et descendit si vivement, qu’elle oublia sa bannière qui était dans sa chambre. Sur l’escalier, elle rencontra son hôtesse.
— Mon Dieu, dit-elle, le sang de nos gens coule par terre, et vous ne m’avez pas éveillée ; c’est mal fait à vous.
Puis elle continua son chemin, criant :
— Mon cheval ! mon cheval !
Sur le seuil de la porte elle trouva son page qui jouait.
— Ah ! méchant garçon ! s’écria-t-elle, qui ne m’êtes point venu dire que le sang des Français était répandu. Allons, vite mon cheval ! mon cheval !
Tandis que Minguet courait à l’écurie, elle s’aperçut qu’elle avait oublié sa bannière, et appela Daulon, qui la lui passa par la fenêtre. Jehanne la déploya. Dans ce moment on lui amena son cheval ; la jeune guerrière sauta dessus, malgré le poids de ses armes, comme aurait pu faire un chevalier consommé ; et, sans demander de quel côté était la bastille Saint-Loup, elle piqua des deux, guidée par l’esprit qui l’illuminait, traversant les rues au grand galop de son cheval, qui, pareil à celui de l’ange exterminateur, faisait jaillir le feu de ses quatre pieds. Arrivée à la porte de Bourgogne, elle y rencontra un homme de la ville que l’on rapportait tout blessé ; alors elle arrêta son cheval, et tandis qu’elle regardait le malheureux, deux grosses larmes coulèrent le long de ses joues ; puis, secouant la tête :
— Hélas ! je n’ai jamais vu couler le sang d’un Français sans que mes cheveux se dressassent sur mon front !
Mais bientôt le bruit des armes qui se rapprochait, les cris des fuyards, rappelèrent à Jehanne que ce n’était pas le moment de s’attendrir : elle s’élança hors de la porte, et vit les Français qui revenaient en grand désordre, ramenés par les ennemis. Alors elle redoubla de vitesse, levant sa bannière, en criant :
— Courage ! courage ! voici venir la fille de Dieu !
Et, sans s’inquiéter si elle était suivie, elle s’élança au plus pressé des Anglais.
Cette apparition produisit un double effet : les Français en reprirent courage et les Anglais s’en épouvantèrent ; il en résulta dans les rangs des assiégeants un moment d’hésitation dont Jehanne profita pour appeler à elle les fuyards. À sa voix ils s’arrêtèrent aussitôt et revinrent à la charge. En même temps, Daulon et quatre ou cinq autres braves capitaines parurent à la porte de Bourgogne, accourant avec leurs hommes d’armes au secours de Jehanne. Chacun alors se rua de son mieux sur les Anglais, remarquant avec étonnement que, depuis l’arrivée de Jehanne, pas un Français n’était blessé, tandis qu’eux, au contraire, semblaient porter tous coups mortels. Les Anglais repoussés se prirent à fuir à leur tour ; mais ils étaient poursuivis de si près que les Français entrèrent pêle-mêle avec eux dans la bastille, et qu’un instant après on vit flotter au haut de la muraille la bannière triomphante de Jehanne.
Alors Talbot, qui commandait la bastille Saint-Laurent, voulut porter secours à ses compagnons ; mais le comte de Dunois, suivi des sires de Graville, du maréchal de Boussac, du baron de Coulonges et d’une partie de la garnison, prévenu de ce mouvement, se plaça contre les Anglais et la bastille attaquée, leur présentant le combat, ce que depuis bien longtemps les Français n’avaient osé faire. Et, cette fois, ce furent les Anglais qui eurent peur et n’osèrent attaquer, de sorte que la Pucelle eut tout le temps d’achever sa victoire.
En effet, la bastille prise, on ne se trouva qu’à la moitié de la besogne. Cette forteresse avait été faite avec une église dont on avait utilisé les épaisses murailles ; de sorte que les Anglais se réfugiaient dans le clocher, dont ils se firent une seconde citadelle : mais les Français les y poursuivirent avec acharnement ; beaucoup furent tués dans les escaliers, beaucoup précipités du haut en bas de la plate-forme, si bien qu’il y périt près de deux cents hommes, et qu’il n’y eut de sauvés que quelques Anglais qui, ayant trouvé dans la sacristie des costumes de prêtres, essayaient de fuir sous ce déguisement ; encore la fureur des Français était telle qu’ils allaient les mettre à mort sans pitié, lorsque Jehanne, en l’honneur de l’habit dont ils étaient couverts, ordonna qu’il leur fût fait grâce. Ils furent donc reçus à rançon et ramenés à la ville comme prisonniers de guerre.
Quant à la bastille, afin qu’elle ne pût servir davantage de rempart aux Anglais, elle fut brûlée et démolie après qu’on en eut tiré les vivres et les munitions qu’elle renfermait.
La Pucelle rentra à Orléans avec les autres chefs, mais personne ne pouvait se dissimuler qu’à elle appartenait la gloire de toute la journée : elle avait été miraculeusement avertie par ses voix ; elle avait trouvé le chemin de la bastille Saint-Loup, qu’elle ne connaissait point, sans que personne le lui indiquât, et, une fois arrivée là, elle avait, par sa seule présence, et sans faire autre chose que marcher la première en écartant les ennemis du bois de sa lance ou avec la petite hache d’armes qu’elle tenait à la main, changé la déroute en victoire. Aussi, à son entrée, toutes les cloches sonnèrent, comme si des mains invisibles les balançaient dans l’air, et les Anglais, de leur camp, purent entendre ce bruit insultant, qui célébrait le premier triomphe de celle qu’ils avaient traitée de gardeuse de vaches et de sorcière.
Jehanne en rentrant le soir avait demandé qu’on ne laissât point de relâche aux Anglais, et que, profitant du trouble où ils étaient, on les attaquât encore le lendemain. Mais les chefs de guerre firent observer à Jehanne que le lendemain était jour de grande fête, et que, pour la gloire de Notre-Seigneur, il était bon de passer ce jour en prières ; Jehanne se rendit à grand-peine, disant que la meilleure façon de prier Dieu c’était de lui obéir, et que Dieu lui ordonnait de combattre ce jour-là ; mais, comme elle vit que l’avis universel était contraire au sien, elle décida qu’elle profiterait de ce jour de repos pour sommer une fois encore les Anglais de se rendre. En conséquence elle se rendit sur le bout du pont qui était rompu aux trois quarts à peu près, et en face duquel était une forte bastille commandée par Gladesdale, et là, ayant fait attacher une troisième copie de sa lettre au bout d’une flèche, elle ordonna à un archer de la lancer dans les retranchements ennemis ; l’archer lança la flèche au milieu des Anglais en même temps que Jehanne leur criait :
— Lisez !
Mais au lieu de lire ils prirent la lettre et la déchirèrent. Alors Jehanne s’écria :
— Au nom de Dieu, je vous dis que vous avez tort, car le plaisir de Notre-Seigneur est que vous leviez le siège et que vous vous en alliez !
Mais, comme la première fois, les Anglais ne répondirent que par des injures, et ces injures étaient si grossières et si offensantes, qu’en les entendant Jehanne ne put s’empêcher de pleurer, et, levant les mains au ciel :
— Oh ! s’écria-t-elle, méchants que vous êtes, Messire sait que toutes ces choses que vous dites là ne sont que faussetés et menteries !
Puis en même temps ses yeux parurent rencontrer une vision ; ses larmes se séchèrent, le sourire reparut sur ses lèvres, et se retournant vers les deux ou trois hommes d’armes qui l’accompagnaient :
— Dieu soit loué ! dit-elle, car je viens d’avoir des nouvelles de mon Seigneur !
Pendant l’absence de Jehanne, et peut-être pour profiter de cette absence, les chefs s’étaient réunis en conseil, et avaient décidé qu’il fallait le lendemain feindre d’assaillir les bastilles de droite, et, lorsque les Anglais se seraient dégarnis, attaquer celles de la rive gauche. Au moment où cette décision venait d’être prise, Jehanne rentra ; Dunois la fit aussitôt appeler, et lui dit que selon son désir on marcherait le lendemain contre les bastilles du couchant. Mais Jehanne secoua la tête.
— C’est cela, c’est cela, messeigneurs les capitaines, dit-elle ; il vous semble, parce que je ne suis qu’une femme, qu’on ne doit pas tout me dire, attendu que je ne saurais pas garder un secret. Eh bien ! je sais tout ce que vous avez décidé ; mais soyez tranquilles, je sais taire les choses qui sont à cèler.
Alors, voyant qu’il était inutile d’essayer de cacher quelque chose à cette femme extraordinaire, le bâtard d’Orléans, qui était un de ses plus chauds amis, lui rapporta la détermination telle qu’on l’avait prise, et lui demanda si elle approuvait cette décision. Jehanne répondit que oui, et que le projet était bon ; puis elle défendit à tout homme d’armes de marcher le lendemain au combat sans s’être confessé, et elle-même donna l’exemple en se confessant et en communiant.
Le lendemain, au point du jour, Jehanne et les principaux chefs rassemblèrent les troupes qui avaient été désignées pour l’expédition d’outre-Loire : comme il y avait dans la ville grand nombre de bateaux que l’on avait mis à la disposition du sire de Gaucourt, gouverneur de la ville, Jehanne passa avec La Hire dans une petite île qui était proche de la rive gauche ; deux autres bateaux placés en travers formèrent un pont à l’aide duquel on pouvait facilement gagner la rive ; puis les soldats montèrent sur ce qu’il en restait, et passèrent de la rive droite à l’île, et de l’île à la rive gauche.
Toutes ces précautions avaient été prises parce qu’on s’attendait que les Anglais s’opposeraient au débarquement ; mais loin de là, ils abandonnèrent la première bastille, qui était celle de Saint-Jehan-le-Blanc, la brûlant et la désemparant pour qu’elle fût inutile aux Français, et se retirèrent dans la seconde, qui était celle des Augustins, aux boulevards et aux tournelles. Enhardie par cette retraite, Jehanne passa de l’autre côté avec une cinquantaine d’hommes seulement ; car l’avant-garde seule était arrivée, et les autres troupes étaient occupées à passer de la rive droite dans l’île, ce qui ne pouvait se faire que lentement à cause du petit nombre de bateaux.
Mais Jehanne ne comptait ni les siens ni ceux contre lesquels elle combattait ; elle allait poussée par la main de Dieu, et les calculs ordinaires des hommes n’étaient rien pour elle : elle marcha droit au boulevard et planta sa bannière à une demi-portée de trait des murailles ; puis, se retournant, elle appela à elle les cinquante ou soixante hommes qui l’avaient suivie. En ce moment un cri s’éleva que les Anglais s’avançaient à grande puissance du côté de Saint-Rive ; à ce cri, les hommes d’armes qui accompagnaient la Pucelle, et qui étaient pour la plupart de communes gens, s’épouvantèrent et s’enfuirent droit au passage de la Loire : une quinzaine d’hommes cependant restèrent autour d’elle, et avec cette petite troupe elle se retira lentement à son tour. Aussitôt qu’ils la virent battre en retraite, les Anglais sortirent en grand nombre de la bastille Saint-Augustin, et la poursuivirent avec de grandes huées et des paroles si diffamantes, que si peu qu’elle eût d’hommes autour d’elle, Jehanne fit volte-face et courut sus aux Anglais ; alors Dieu voulut que, pour faire éclater dans tout son jour la mission céleste de la sainte jeune fille, toute cette multitude d’Anglais se prit à fuir devant le fer de son étendard, comme un troupeau de moutons devant la houlette. Jehanne les poursuivit jusqu’au boulevard, suivie non-seulement des quinze soldats qui lui étaient restés fidèles, et des cinquante qui avaient fui d’abord et s’étaient ralliés ensuite, mais encore de tout ce qui était passé de la rive droite dans l’île, et qui, voyant la Pucelle aux prises avec l’ennemi, se hâta d’accourir à son secours. La Pucelle se trouva donc tout à coup à la tête d’une troupe considérable qui s’augmenta bientôt encore de toute l’arrière-garde que lui amenait le sire de Rais. Alors Jehanne marcha droit aux palissades ; un Espagnol, nommé le sire de Partada, et le sire Daulon y firent une trouée par laquelle Jehanne passa aussitôt, et l’on vit sa bannière flotter au-dessus des pieux. Chacun se rua alors par le passage, qui devint bientôt une énorme brèche ; les Anglais voulurent résister, mais il n’y avait pas de courage humain qui pût repousser des hommes qui marchaient animés de la colère de Dieu. En un instant la bastille des Augustins fut prise, et, de peur que ses gens ne s’occupassent à piller et n’offrissent ainsi à l’ennemi une occasion de prendre sa revanche, Jehanne y mit le feu de sa propre main.
Les clochers et les toits d’Orléans étaient couverts d’une foule de peuple qui suivait des yeux la marche héroïque de la Pucelle, l’animant par ses cris et battant des mains comme à un théâtre. À peine eut-on vu se déployer sur la bastille l’étendard sacré, que toutes les cloches sonnèrent en signe de triomphe. La Pucelle ordonna à ses gens de passer la nuit où ils étaient, leur promettant de revenir avec de nouvelles forces le lendemain matin. Quant à elle, comme elle s’était blessée au pied avec une chausse-trappe et qu’elle avait jeûné toute la journée, attendu que c’était vendredi, elle rentra dans la ville pour prendre quelque repos et un peu de nourriture ; car maintenant qu’elle n’était plus soutenue par la fièvre du combat, elle tombait à la fois de fatigue et d’inanition.
Pendant le soir il y eut conseil des chefs. Contre la résolution prise, tout l’effort s’était porté sur la rive gauche ; il fut convenu que, maintenant que rien n’empêchait plus les renforts d’arriver, puisque les bastilles de Saint-Loup, de Saint-Jean-le-Blanc et des Augustins n’existaient plus, on ne risquerait point de dégarnir ainsi la ville, qui, en l’absence des trois quarts de ses défenseurs, avait la chance d’être enlevée d’un coup de main.
Jehanne apprit cette résolution :
— Vous avez été à votre conseil, dit-elle, et moi j’ai été au mien. Or, le conseil de Messire est contraire au vôtre : aussi tiendra-t-il, tandis que le vôtre périra. Qu’on soit prêt de bonne heure, car j’aurai plus à faire demain que je n’ai fait jusqu’à présent.
Puis, ajouta-t-elle avec un soupir et comme si elle frissonnait de douleur :
— Demain il sortira du sang de mon corps : je serai blessée !
Jehanne passa une nuit fort inquiète. Elle se réveillait d’instant en instant, craignant toujours que les Anglais ne tombassent sur ses gens, et courait à la fenêtre qu’elle ouvrait pour écouter si elle n’entendrait point quelque bruit ; mais à chaque fois la femme de Jacques Boucher, qui partageait son lit, la rassurait, lui disant de dormir tranquille, attendu que les Anglais étaient si fort effrayés de ce qui venait de se passer dans les deux journées précédentes, qu’ils étaient bien plus disposés à fuir qu’à attaquer. Jehanne se rassurait un peu et revenait se coucher ; mais au bout d’un instant les mêmes craintes lui reprenaient, de sorte qu’elle se fit armer avant même qu’il fût jour.
Avant de sortir, elle répéta, avec le même frémissement involontaire qui l’avait agitée la veille, la prédiction relative à sa blessure.
— Mais alors pourquoi sortez-vous ? lui demanda sa bonne hôtesse.
— Dieu me pousse ! répondit Jehanne.
Comme elle allait sortir, des mariniers apportèrent à Jacques Boucher une superbe alose.
— Restez avec nous, au lieu d’aller combattre, dit le brave homme, et nous mangerons ce poisson.
— Non, dit Jehanne, non ; attendez plutôt le souper pour en manger, car je reviendrai en prendre ma part par le pont, et je vous ramènerai quelques Anglais pour en manger avec nous.
— Dieu vous entende ! dit Jacques Boucher, car pour revenir par le pont, il faut que vous preniez la bastille des Tournelles.
— Avec l’aide de Dieu, répondit Jehanne, nous la prendrons, n’en faites aucun doute.
À ces mots, elle sortit ; il était à peu près sept heures et demie du matin. En arrivant à la porte de Bourgogne, elle la trouva fermée : c’était le sire de Gaucourt qui, en vertu de la décision du conseil, avait donné ordre de ne point laisser sortir Jehanne. Mais Jehanne s’écria que les ordres du conseil ne la regardaient pas, qu’elle était chef de guerre, et que d’ailleurs les ordres d’un conseil bien autrement souverain que celui qui voulait l’enchaîner lui ordonnaient d’aller dehors. Il résulta de ce conflit une grande émeute à la porte. On courut prévenir le sire de Gaucourt, qui accourut ; mais, quelque chose qu’il pût dire, Jehanne resta ferme dans sa résolution. Le peuple alors commença à murmurer en sa faveur. Le sire de Gaucourt voulut élever la voix.
— Vous êtes un méchant homme, cria alors la Pucelle, couvrant la voix du gouverneur de la sienne ; mais vous n’aurez pas le pouvoir de vous opposer à la volonté de notre Seigneur. Les hommes d’armes sortiront malgré vous ; les hommes d’armes obéiront à ma voix et non à la vôtre ; les hommes d’armes me suivront, et gagneront la journée d’aujourd’hui, comme ils ont gagné celles d’hier et d’avant-hier.
— Oui ! oui ! crièrent de toutes parts les soldats, les archers et le peuple ; oui, Jehanne est notre seul chef, et nous ne voulons suivre qu’elle.
Et comme le sire de Gaucourt faisait encore des difficultés, on se jeta sur lui et sur sa suite avec une telle fureur, que, sans Jehanne, lui et tous ses gens étaient égorgés. Enfin la porte fut ouverte : Jehanne sortit la première, et toute cette multitude rugissante s’écoula derrière elle.
Jehanne, comme la veille, passa la rivière en bateau, tenant par la bride son cheval qui la suivait en nageant. Arrivée à l’autre bord, elle éleva son étendard, et ses soldats, qui avaient passé la nuit campés, voyant qu’elle tenait la promesse qu’elle leur avait faite de revenir de grand matin se mettre à leur tête, poussèrent des cris de joie, répétant d’un bout à l’autre des rangs :
— Aux armes ! aux armes !
La Pucelle ne leur donna pas le temps de se refroidir, et leur ordonna de monter à l’assaut.
La bastille des Tournelles était la plus forte de toutes ; aussi sir Guillaume Gladesdale s’y était-il enfermé avec la fleur de ses hommes d’armes. Elle était bâtie sur une arche même du pont rompu, de sorte qu’elle était isolée au tiers de la largeur de la Loire à peu près, et que de tous côtés la rivière lui servait de fossés. En outre, un boulevard parfaitement fortifié, et qui communiquait avec la bastille par un pont-levis, s’élevait sur la rive gauche, défendant les approches des Tournelles ; de sorte qu’il fallait d’abord enlever le boulevard, et que, ce boulevard enlevé, on n’était encore qu’à la moitié de la besogne.
La Pucelle marcha au combat avec sa confiance habituelle, et bientôt même elle vit arriver à son aide tous les chefs, qui, ayant honte de laisser une femme combattre seule, accouraient pour prendre leur part de la journée. C’étaient le bâtard d’Orléans, les sires de Rais, de Gaucourt, de Gamaches, de Graville, de Quitey, de Villars, de Chailly, de Coaraze, d’Illiers, de Thermes, de Gontaut, l’amiral Culant, La Hire, de Xaintrailles ; c’est-à-dire, à peu d’exceptions près, la fleur de la chevalerie française. En les voyant approcher, sir Guillaume Gladesdale rappela aux Anglais qu’ils étaient du même sang que ceux qui avaient vaincu à Crécy, à Poitiers et à Azincourt ; et encore, ajouta-t-il, ceux qui combattaient à ces grandes journées combattaient des hommes, et non pas une femme. Les Anglais jurèrent de se montrer dignes de leurs pères et d’eux-mêmes, et l’assaut commença.
Au premier choc, en voyant de quelle façon on attaquait et l’on défendait, chacun comprit bien que c’était une lutte suprême et mortelle, et que cette journée serait décisive pour la France ou pour l’Angleterre. Depuis dix heures du matin jusqu’à une heure de l’après-midi, c’est-à-dire pendant trois longues heures, les Français ne cessèrent d’assaillir et les Anglais de les repousser. Chacun se battait, non pas avec la froide régularité d’une bataille générale, mais avec l’acharnement d’un duel particulier. Chacun choisissait son ennemi, chacun l’attaquait, chacun le renversait ou était renversé par lui ; les Français se servant surtout de leurs épées et de leurs lances, avec lesquelles ils atteignaient de plus loin ; les Anglais frappant avec des masses de plomb et des haches de fer, précipitant les hommes avec de grosses poutres, brisant les échelles avec d’énormes pierres ; puis jetant sur tous ces hommes renversés, meurtris, navrés, de la chaux, de l’huile bouillante ou du plomb fondu. Pendant trois heures entières, comme nous l’avons dit, l’horrible mêlée rugit et s’agita ainsi ; pendant trois heures on entendit au-dessus de toutes les autres voix la voix de la Pucelle qui criait : Courage !
Pendant trois heures on vit sa bannière, en avant de toutes les bannières, monter, redescendre, remonter encore ; enfin harassés de fatigue, repoussés de tous côtés, les Français firent un pas en arrière, malgré les efforts de Jehanne qui s’acharnait à la muraille, criant :
— Au nom de Dieu, ne vous retirez pas ; au nom de Dieu, courage ! car dans un bref délai, je vous le dis, ils seront tous à notre merci.
Et voulant alors les ramener par son exemple, elle prit une échelle, la dressa contre le rempart et monta seule, criant :
— Rendez-vous, Anglais, rendez-vous ; car, si vous ne vous rendez pas, la volonté de Dieu est que vous soyez tous déconfits.
En, ce moment, et presque à bout portant, un trait d’arbalète vint frapper Jehanne à l’épaule et, entrant au-dessus du sein, ressortit de quatre à cinq pouces derrière le cou. C’était la blessure qu’avait prévue la veille la pauvre Jehanne ; elle jeta un cri de douleur, descendit de l’échelle, et, vaincue par la souffrance, se laissa tomber dans le fossé ; aussitôt les Anglais reprirent courage et se précipitèrent hors du boulevard pour la prendre ; mais, de leur côté, les chevaliers français s’élancèrent à son aide. Le sire de Gamaches arriva près d’elle, et abattant avec sa hache les deux premiers Anglais qui essayèrent de la toucher :
— Jehanne, lui dit-il, vous êtes une brave fille, et j’avais mal présumé de vous ; je vous en demande pardon. Prenez mon cheval, et sans rancune.
— Oui, sans rancune, répondit la Pucelle en lui tendant la main, car jamais je ne vis chevalier mieux appris que vous.
Alors on emporta Jehanne à une centaine de pas du boulevard, car elle avait essayé vainement de monter à cheval, et là on la désarma. Jehanne porta la main au carreau qui l’avait blessée, et s’aperçut seulement à cette heure qu’il sortait d’un demi-pied par derrière. Alors la femme succéda à la guerrière, la faiblesse à la force : Jehanne eut peur et se prit à pleurer ; mais tout à coup ses larmes s’arrêtèrent, elle leva les yeux au ciel, son visage prit une expression radieuse, et ses lèvres murmurèrent quelques paroles que personne ne comprit. C’étaient ses saintes qui lui apparaissaient et qui venaient la consoler.
Aussitôt la vision évanouie, Jehanne se sentit de nouveau forte et confiante ; elle prit le carreau à pleines mains et l’arracha elle-même de la plaie : alors un des hommes d’armes qui avaient aidé à la transporter s’approcha d’elle et lui offrit de charmer la douleur qu’elle éprouvait avec des paroles magiques. Mais Jehanne se reculant de lui avec effroi :
— J’aimerais mieux mourir, dit-elle, que d’aller ainsi contre la volonté de Dieu. Si l’on peut sans pécher guérir ma blessure, je le veux bien. Mais j’aimerais mieux qu’elle restât ouverte toute ma vie et perdre par elle jusqu’à la dernière goutte de mon sang, que de la voir se fermer par de pareils moyens.
Alors un autre s’approcha qui mit dessus une compresse de coton imbibé d’huile, ce qui la soulagea quelque peu.
En ce moment, Dunois arriva près d’elle ; il venait lui annoncer qu’il fallait qu’elle songeât à se retirer, la retraite étant ordonnée, et les canonniers commençant déjà d’emmener les canons. Alors Jehanne reprit toute sa force, remit son armure, remonta à cheval, et, laissant son étendard aux mains d’un des soldats, elle s’élança au milieu des chefs, criant :
— Au nom de Dieu ! courage, car nous entrerons bientôt. Faites un peu reposer vos gens, buvez et mangez, puis retournez à l’assaut, et vous verrez qu’en moins d’une demi-heure tout sera en notre pouvoir.
Mais tout le monde était tellement découragé de cette longue lutte sans résultat, que les plus braves étaient d’avis de rentrer dans la ville, quand tout à coup le sire Daulon, pensant que si l’on voyait marcher la bannière de Jehanne contre le boulevard tout le monde la suivrait, voulut la prendre des mains du soldat pour la porter en avant ; mais le soldat à qui Jehanne l’avait confiée, et qui était tout fier d’un pareil dépôt, ne voulut pas la rendre. Daulon lui proposa d’aller ensemble contre les Anglais ; il y consentit, et tous deux se prenant par la main coururent vers le fossé, criant :
— En avant ! hommes d’armes, en avant !
Ce qu’avait prévu le sire de Daulon réussit alors pleinement ; sans s’inquiéter davantage des chefs de guerre, les soldats et les gens du commun coururent au boulevard. Jehanne, qui s’était retirée dans une vigne pour prier Dieu de rendre le courage aux cœurs faibles, entendit un grand bruit, elle leva la tête, vit tout le monde qui retournait à l’assaut. Elle se jeta aussitôt au plus pressé de cette foule, arriva jusqu’à l’endroit où était son étendard, le reprit des mains du soldat qui le tenait, et, le levant au-dessus de sa tête, elle l’agita de toute sa force. L’effet de cette apparition fut magique : les plus éloignés revinrent, les moins assurés reprirent cœur. De leur côté, les Anglais, qui croyaient Jehanne morte ou du moins grièvement blessée, s’effrayèrent de la revoir armée, vigoureuse et presque saine et sauve ; il leur sembla qu’un miracle seul pouvait amener ce retour, et ils s’intimidèrent à la pensée que Dieu combattait pour les Français. En ce moment, pour augmenter encore la confusion qui commençait à se répandre parmi eux, les bourgeois d’Orléans, conduits par le commandeur de Girenne, vinrent attaquer la bastille par le pont. Un brave charpentier vint jeter une large poutre de l’arche brisée sur les Tournelles : le commandeur de Girenne s’y élança le premier, en criant :
— À mort, à mort les Anglais !
Sir Guillaume Gladesdale, entendant ces cris, et craignant qu’en son absence ses gens ne se défendissent mal et ne se laissassent surprendre par derrière, voulut courir à l’endroit d’où venaient ces cris. Jehanne le vit s’éloigner pour gagner le pont-levis à l’aide duquel on communiquait du boulevard aux Tournelles :
— Rends-toi, Gladesdale, rends-toi ! lui cria-t-elle ; rends-toi au Roi des cieux, et il te sera fait merci ! Tu m’as vilainement injuriée, et cependant je n’en ai pas moins pitié de ton âme et de celles des tiens !
Mais Gladesdale ne répondait pas ; il venait de mettre le pied sur le pont-levis, et, l’épée à la main, passait suspendu au-dessus de la rivière, quand tout à coup le sire de Daulon, qui avait ordonné à un brave canonnier de diriger sa bombarde contre le pont, lui ordonna de faire feu : la pierre dont elle était chargés porta en plein bois ; le pont, chargé d’hommes, craqua et se rompit par le milieu, et Gladesdale tomba dans la Loire, où il disparut, entraîné au fond de l’eau par le poids de son armure. Le sire de Moulins et le sire de Pommier, ainsi que beaucoup d’autres chevaliers anglais, tombèrent en même temps que lui, et se noyèrent avec lui.
Un cri de désespoir retentit à la fois sur le boulevard et dans la bastille : Dieu se déclarait visiblement pour nous. Un Anglais cria qu’il voyait au-dessus de nos rangs l’archange Michel et saint Aignan, le patron de la ville d’Orléans, qui, montés sur des chevaux blancs et armés d’épées flamboyantes, combattaient avec nous. Le chef n’était plus là pour donner des ordres ; les plus braves après lui étaient morts ou blessés ; il n’y avait plus de résistance possible. Le cri de Sauve qui peut ! se fit entendre ; les uns sautèrent du boulevard dans la rivière, les autres se rendirent à merci ; quelques-uns, qui ne voulaient ni fuir ni se rendre, furent tués les armes à la main. Enfin, comme l’avait dit Jehanne, une demi-heure ne s’était point écoulée depuis le nouvel assaut, que le boulevard et la bastille étaient à nous.
Ainsi qu’elle l’avait annoncé à son hôtesse, Jehanne rentra dans la ville par le pont.
Cette entrée fut un triomphe plus grand pour elle qu’aucun de ceux qu’on lui eût encore faits. Il est vrai que jamais sa miraculeuse mission n’avait si évidemment éclaté. Tout ce qu’elle avait prédit était arrivé : elle avait été blessée, la bastille avait été prise, et elle était revenue par le chemin qu’elle avait désigné pour son retour. Le Te Deum fut chanté, les cloches sonnèrent toute la nuit, et jusqu’au jour les bourgeois se promenèrent dans les rues illuminées, s’embrassant en signe de joie, et criant Noël en action de grâces.
Jacques Boucher attendait Jehanne avec son alose ; mais Jehanne était trop fatiguée et trop souffrante pour en prendre sa part ; elle mangea seulement un peu de pain, but la moitié d’un gobelet d’argent de vin et d’eau, fit mettre un nouvel appareil sur sa blessure, qui était déjà refermée, et se coucha.
À la pointe du jour, on réveilla Jehanne en lui disant qu’on voyait une grande flamme et une épaisse fumée du côté du logis des Anglais. Jehanne se leva aussitôt, se couvrit, au lieu de sa lourde cuirasse, d’un léger jacques de mailles, et monta à cheval. En arrivant sur les remparts, elle vit les Anglais en bataille, qui avaient rangé leurs troupes jusque sur les fossés de la ville, et qui semblaient offrir le combat aux Français. Pendant la nuit, lord Talbot, le comte de Suffolk et les autres chefs anglais avaient décidé de lever le siège ; mais, comme ils voulaient, pour sauver l’honneur, faire cette retraite, non pas en hommes que l’on chasse, mais en gens qui s’en vont de leur propre volonté, ils avaient mis le feu à leurs logis et rangeaient leurs soldats en bataille : ils étaient venus faire un dernier défi à leurs vainqueurs.
Les chefs français, à cette démonstration, voulaient sortir de la ville et accepter le combat ; mais, cette fois, ce fut Jehanne qui, au lieu d’exciter leur courage, essaya de calmer leur ardeur.
— Pour l’amour et l’honneur du saint dimanche ! s’écria-t-elle, ne les attaquez point les premiers et ne leur demandez rien : car c’est le bon plaisir et la volonté de Dieu qu’on leur permette de s’en aller s’ils veulent partir. S’ils vous attaquent, défendez-vous hardiment : car, dans ce cas, vous serez les maîtres.
Alors elle envoya chercher des gens d’église avec leurs habits sacerdotaux ; et, tandis qu’ils chantaient des hymnes et des oraisons accompagnées en chœur par le peuple, elle fit apporter une table et un marbre bénits. Aussitôt, à l’aide de ces deux objets, on improvisa un autel, où les prêtres dirent deux messes que Jehanne écouta dévotement et à genoux. À la fin de la seconde, elle demanda si les Anglais avaient le dos ou le visage tourné vers la ville.
— Ils ont le dos tourné, et ils font retraite, répondit-on à Jehanne.
— En ce cas, laissez-les aller, dit Jehanne : car il ne plaît pas à Messire qu’on les combatte aujourd’hui. Une autre fois, Dieu vous les rendra.
Quelque fût le désir des chefs de poursuivre l’ennemi, il y avait une telle inspiration dans la voix de Jehanne, que cette voix les arrêta, et qu’ainsi qu’elle le désirait ils laissèrent les Anglais se retirer tranquillement ; seulement les soldats et les communes gens sortirent de la ville, et s’en allèrent piller les deux bastilles qui restaient encore debout ; puis on les rasa après en avoir retiré les canons et les bombardes, que l’on ramena à Orléans.
Une partie de la population et la garnison tout entière étaient sur les remparts, du haut desquels ils regardaient s’éloigner les Anglais. Au moment où la cloche sonna midi, on les perdit de vue : le siège d’Orléans était levé.
Neuf jours avaient suffi à la Pucelle pour accomplir la première promesse qu’elle avait faite au nom de Dieu.
Chapitre VII Jargeau et Patay
Une fois le siège levé, Jehanne n’avait plus rien à faire à Orléans ; aussi quitta-t-elle la ville qu’elle venait de sauver si miraculeusement le 13 mai suivant. Le bâtard d’Orléans et presque tous les chefs de guerre l’accompagnaient : car en la voyant si brave pendant la bataille, si modeste après, si pieuse toujours, ils avaient cessé de la jalouser, et c’était à qui lui rendrait justice. Ils chevauchèrent ainsi jusqu’à Tours, où était le roi, lequel fit grande fête à tous, mais particulièrement à la Pucelle : et c’était justice, car elle avait fait tout ce qu’elle avait promis ; et ce qu’elle avait promis, il n’y avait pas un chef dans toute l’armée, si grand et si hardi qu’il fût, qui eût osé seulement concevoir l’espérance de l’accomplir.
Alors de grands conseils furent tenus pour savoir ce qu’il y avait à faire. Jehanne insistait fortement pour conduire à l’instant même le roi à Reims, disant qu’à partir de l’heure où il serait sacré, la puissance des Anglais dans le royaume irait toujours en diminuant ; mais il fut décidé que l’on commencerait d’abord par nettoyer la Loire, en prenant les quelques villes que les Anglais possédaient encore sur cette rivière. En conséquence, on convoqua une grande assemblée de nobles, que le roi mit sous la conduite du duc d’Alençon, en lui recommandant cependant de prendre le conseil de la Pucelle en toutes choses ; puis on marcha sur Jargeau, la plus forte de ces villes. La duchesse, comme la première fois, était fort désolée de voir partir son mari ; mais, comme la première fois, Jehanne lui jura qu’elle le lui ramènerait sain et sauf. Comme en effet pareille promesse s’était déjà accomplie, la duchesse reprit bon courage, et embrassa Jehanne en recommandant le duc à ses prières.
On arriva le 20 juin devant Jargeau, et le lendemain, qui était le jour de la saint Barnabé, on commença le siège. Les Français avaient dans leur armée le duc d’Alençon, qui en avait le commandement en chef, Jehanne, le bâtard d’Orléans, le sire de Boussac, le sire de Gravelle, le sire de Culant, messire Ambroise de Loré et La Hire. Quant à la ville, elle était défendue par le comte de Suffolk en personne, et Alexandre et Jean de La Pole, ses frères. Ou devait donc s’attendre que si elle était bien attaquée, elle serait bien défendue.
Dès le jour de l’arrivée on commença à tirer contre les murailles. Toute la journée du lendemain, qui était un samedi, on continua si bien que, le dimanche au matin, la brèche fut praticable, et que l’on ordonna l’assaut. En effet, il n’y avait pas de temps à perdre, car les Anglais attendaient de Paris un renfort considérable, lequel devait être amené par le fameux sire Falstaff, qui avait si cruellement battu les Français à la fameuse journée des Harengs.
La veille de ce jour, Jehanne avait donné une nouvelle preuve de l’esprit de divination qui l’animait. Comme le duc d’Alençon s’était avancé avec le sire du Lude pour diriger le feu d’une batterie dont les pierres passaient par-dessus le rempart, Jehanne lui cria tout à coup de se retirer en arrière ; et, comme il ne l’écoutait pas, elle courut à lui, le prit par le bras, et le fit reculer de deux toises environ. Au même instant, une bombarde anglaise fit feu, et le sire du Lude, qui avait repris juste la place que venait de quitter le duc, eut la tête emportée. Le duc d’Alençon aimait déjà fort Jehanne, en laquelle il avait, dès le commencement, eu confiance entière ; mais, à partir de ce moment, son amitié s’augmenta encore d’une reconnaissance suprême, car il n’y avait aucun doute à faire qu’elle venait de lui sauver la vie. Au reste, comme cet événement s’était passé aux yeux de toute l’armée, chacun cria au miracle, et se prépara à combattre plus hardiment.
Au moment où l’assaut allait commencer, le comte de Suffolk demanda à parlementer. Les Anglais n’étaient plus ces mêmes hommes qui, deux mois auparavant, attaquaient les Français partout où ils les rencontraient, fussions-nous trois contre un : maintenant, au contraire, ni leur nombre ni leurs murailles ne les rassuraient, et ils évitaient autant que possible le combat.
Plusieurs étaient d’avis de ne pas même écouter le parlementaire et de continuer l’assaut ; mais Jehanne et le duc déclarèrent qu’il devait être entendu. Le parlementaire s’avança donc entre les deux armées, et demanda, au nom du comte de Suffolk, à traiter, promettant de rendre la ville dans quinze jours s’il n’était pas secouru. Il fut répondu par le duc que, tout ce qu’il pouvait accorder à la garnison, c’était la vie sauve, les nobles ayant de plus la permission d’emmener leurs chevaux ; mais le parlementaire dit qu’il ne pouvait accepter une pareille proposition.
— Alors nous vous prendrons d’assaut, répondit la Pucelle.
Le parlementaire se retira.
— En avant ! gentil duc ! cria alors Jehanne ; à l’assaut ! à l’assaut !…
— Mais, dit le duc, croyez-vous la brèche assez praticable, Jehanne ; et ne vous semble-t-il point que nous devrions attendre encore ?
— N’ayez aucun doute, reprit Jehanne, et marchez hardiment ; l’heure est prête quand il plaît à Dieu. Or, Dieu veut que nous allions en avant, et se tient prêt à nous aider.
— Cependant… dit le duc hésitant encore.
— Ah ! interrompit Jehanne, as-tu donc peur, gentil duc, et oublies-tu que j’ai promis à ta femme de te ramener ?
— Allons donc, dit le duc, puisque vous le voulez absolument, Jehanne, qu’il soit fait selon votre plaisir.
Puis, élevant la voix :
— À l’assaut ! cria-t-il, à l’assaut !
Chacun alors courut aux murailles avec une admirable ardeur. Comme l’avait pensé le duc, la brèche était trop haute encore, et il fallait se servir d’échelles pour y atteindre ; mais ce n’était chose facile, car il y avait à l’endroit le plus abordable, et par conséquent le plus attaqué, un grand et fort Anglais armé de toutes pièces, lequel faisait merveille, tantôt avec une massue, tantôt avec de gros quartiers de rocher qu’il lançait avec la même force qu’aurait pu le faire une machine de guerre. Alors le duc d’Alençon, voyant le ravage que ce géant faisait parmi nous, alla à un maître canonnier qui passait pour un très-habile pointeur, et, lui montrant l’Anglais, lui demanda s’il ne pouvait pas le débarrasser de cet incommode ennemi. Le canonnier, qui se nommait maître Jean, et qui, en effet, était digne de sa réputation, chargea aussitôt sa coulevrine, et la dirigeant contre l’Anglais, qui justement se découvrait fort en ce moment, l’atteignit au milieu de la poitrine si rudement, que du coup il fut rejeté de quatre ou cinq pas en arrière, et du haut de la brèche où il était s’en alla tomber mort dans la ville. Aussitôt, profitant du désordre que ce beau coup avait jeté parmi les Anglais, Jehanne descendit dans le fossé, son étendard à la main ; et dressant une échelle au lieu même où les Anglais faisaient la plus âpre défense, elle mit le pied sur le premier échelon, appelant et encourageant ses compagnons. En ce moment elle fut reconnue par les Anglais, et l’un d’entre eux prenant une grosse pierre qu’il avait peine à soulever, la lui lança sur la tête avec une telle force que la pierre se brisa en mille morceaux sur son casque, et que Jehanne, étourdie du coup, fut contrainte de s’asseoir. Mais presque aussitôt elle se releva, et avec une énergie et une foi plus grande encore qu’auparavant :
— Montez hardiment ! montez ! dit-elle, et entrez dedans ; vous n’y trouverez plus de résistance : car leur heure sonne et Messire les a condamnés !
À ces mots, donnant l’exemple, elle monta la première ; et en effet les Français eurent à peine fait un dernier effort que tout céda devant eux, et que les Anglais commencèrent à fuir. Les assiégeants les poursuivirent l’épée dans les reins ; et le comte de Suffolk, qui venait de voir périr son frère, Alexandre de La Pole, fuyait comme les autres, lorsque, se voyant serré de trop près par un gentilhomme nommé Guillaume Renault, qui, tout en le poursuivant, lui criait de se rendre, il se retourna :
— Es-tu gentilhomme ? demanda le comte à son ennemi.
— Je le suis, répondit celui-ci.
— Es-tu chevalier ? demanda encore le comte.
— Non, mais je suis digne de l’être, puisque le comte de Suffolk a fui devant moi, reprit Guillaume.
— Eh bien ! sur mon âme, dit le comte, tu le seras, et de ma main encore… À genoux !
Guillaume Renault obéit et s’agenouilla devant le comte ; celui-ci lui donna alors sur l’épaule trois coups du plat de son épée, en lui disant :
— Au nom de Dieu et de saint Georges, je te fais chevalier.
Puis aussitôt il lui rendit cette même épée avec laquelle il venait de lui donner l’accolade.
Cette bonne nouvelle fut aussitôt transmise au roi Charles, tandis que l’armée française, après avoir laissé garnison à Jargeau, se retirait à Orléans, où elle comptait se reposer et se rafraîchir. Le roi, tout joyeux d’une si riche prise, après en avoir grandement remercié Dieu par des messes et des processions, fit une nouvelle convocation de nobles et de gens d’armes ; et comme, à cette heure que la fortune revenait à lui, il lui arrivait des renforts de tous côtés, il les envoya tous tant qu’il en vint à Orléans, où, comme nous l’avons dit, se tenaient le duc d’Alençon et la Pucelle ; les principaux, parmi les nouveaux arrivants, étaient le seigneur de Rais, le seigneur de Chavigny, le sire de Loheac, son frère Guy de Laval et le seigneur de Latour-d’Auvergne.
À peine le duc d’Alençon se vit-il renforcé ainsi, qu’il résolut de continuer cette période de succès ouverte par la prise de Jargeau. Il marcha vers Meung-sur-Loire, où commandait lord Scales ; mais celui-ci, ne se jugeant pas assez fort pour résister, abandonna la ville et se retira dans la citadelle. Les Français continuèrent alors leur marche sur Beaugency, où commandait lord Talbot ; mais, de même que lord Scales, celui-ci, n’osant point défendre la ville, laissa une petite garnison dans la forteresse, et s’en alla rejoindre la compagnie de gens de guerre qu’amenait de Paris sir Falstaff, et qui arrivait trop tard pour secourir Jargeau.
Le duc d’Alençon était donc devant Beaugency lorsque la nouvelle lui arriva que le comte Arthur de Richemont, connétable de France, et que l’influence du sire de La Trémoille éloignait du roi, venait le rejoindre avec une armée. En effet le connétable, qui était jeune et brave, et de plus Français de cœur, s’était ennuyé du repos où le tenait une intrigue de cour tandis que s’accomplissaient de si grandes choses ; il était, en conséquence, parti de Parthenay avec grand nombre de gentilshommes des premières familles de Bretagne, et il venait, comme on l’avait dit au duc d’Alençon, mettre son épée fleurdelisée au service du roi, et, si besoin était, servir Charles VII malgré lui-même.
La situation du duc d’Alençon se trouvait des plus embarrassantes : il avait l’ordre positif du roi de ne pas accepter les secours du connétable, et le connétable, déjà arrivé à Amboise, envoyait les sires de Rostrenen et de Carmoisen pour retenir des logis pour lui et ses gens dans la même ville où se trouvait le duc. Placé entre ces deux extrémités, de désobéir au roi ou de se faire un ennemi du connétable qu’il estimait, le duc d’Alençon était sur le point de se retirer. Quant à Jehanne, comme elle ignorait parfaitement ce que c’était que le comte de Richemont, et qu’elle prenait, au trouble qu’il causait dans l’armée française, pour un ennemi, elle proposa tout d’abord de marcher contre lui et de le défaire. Mais cette proposition souleva une grande clameur contre elle, et beaucoup de chevaliers, et même La Hire, qui était de ses meilleurs amis, dirent tout haut que si l’on marchait contre Arthur de Richemont, il ne fallait pas compter sur eux, attendu qu’ils préféraient de beaucoup le connétable à toutes les pucelles du royaume.
Sur ces entrefaites, on apprit que lord Talbot approchait avec sire Jean Falstaff. Alors, la Pucelle, qui s’était fait instruire de ce qu’était le connétable, dit la première que, bien loin de se diviser et de se battre, il fallait se soutenir et s’entre-aider les uns les autres ; en conséquence, elle déclara qu’elle prenait tout sur elle vis-à-vis du roi ; et le duc d’Alençon, qui ne demandait pas mieux que de se réunir au connétable, pourvu qu’un autre prît la responsabilité de cette réunion, convoqua les premiers chefs de son armée pour marcher avec eux au-devant de lui. En rencontrant l’armée bretonne, les chevaliers français mirent pied à terre, et la Pucelle, s’avançant la première et en avant de tous, s’inclina pour embrasser les genoux du connétable ; mais le connétable la relevant aussitôt :
— Jehanne, lui dit-il, on m’a assuré que vous me vouliez combattre : je ne sais si vous venez de la part de Dieu ou non. Si vous êtes de Dieu, je ne vous crains en rien, car Dieu sait mon bon vouloir ; si vous êtes du diable, je vous crains encore moins.
Après Jehanne vint le duc d’Alençon ; les deux princes se serrèrent franchement et loyalement la main ; puis, Français et Bretons se mêlèrent, et chacun commença à parler des choses merveilleuses qui venaient de s’accomplir ; tous y puisèrent un nouveau courage pour la rencontre qui ne pouvait manquer d’avoir lieu prochainement.
Le premier effet de cette réunion fut de causer un tel effroi à la garnison de la forteresse de Beaugency que le sire de Gueten, qui la commandait, demanda à traiter. Le lendemain, une capitulation fut signée, par laquelle chaque Anglais enfermé dans la forteresse en pouvait sortir, gardant son cheval, son armure et la valeur d’un marc d’argent.
Pendant ce temps, lord Talbot, lord Scales et Jean Falstaff s’étaient réunis et marchaient sur nous avec l’intention évidente de nous proposer la bataille en rase campagne : c’était donc un grand bonheur que ce bon accord qui régnait entre les Bretons et les Français. Jehanne s’en réjouissait plus que personne :
— Ah ! beau connétable, disait-elle, vous n’êtes pas venu de par moi, mais vous n’en êtes pas moins le très-bienvenu.
Les encouragements de la Pucelle ne se bornaient point là ; elle réconfortait jusqu’au dernier soldat qu’elle rencontrait, disant :
— Les Anglais viennent, il faut combattre sans hésiter, car, fussent-ils pendus aux nues, nous les atteindrons ; Dieu nous a envoyés pour les punir.
Et ainsi elle allait encourageant tout le monde, si bien que chacun, oubliant les journées de Vrevent, de Verneuil et de Rouvray, pour ne se souvenir que de celles d’Orléans et de Jargeau, demandait à marcher à l’ennemi.
Le duc d’Alençon et le connétable résolurent de profiter de ces bonnes disposions, et ordonnèrent à l’armée de se préparer, non pas à attendre les Anglais et à se défendre, mais à marcher au-devant d’eux et à les attaquer. On forma une avant-garde choisie parmi les meilleurs hommes d’armes et commandée par Ambroise de Loré, le sire de Beaumanoir, James de Tillot, La Hire et Xaintrailles. La Pucelle demandait à toute force d’en être, car c’était son habitude, disait-elle, de marcher au premier rang ; mais on exigea d’elle qu’elle demeurât au corps de bataille avec le connétable, le duc d’Alençon, le comte de Dunois, l’amiral de Culant, le maréchal de Boussac et les seigneurs de Laval, d’Albret et de Gaucourt.
On se mit en route. L’ordre était donné à cette avant-garde d’attaquer les Anglais aussitôt qu’elle les rencontrerait, afin de ne leur point laisser le temps de se ranger en bataille, notre grand désavantage avec eux ayant toujours tenu à leur habileté pour disposer leurs armées. On marchait donc ainsi droit devant soi, dans les belles plaines de la Beauce, où l’on savait rencontrer les Anglais, lorsqu’en arrivant près de Patay, à un endroit nommé les Coignées, d’où la vue ne pouvait s’étendre bien loin, à cause des petits bois qui la masquaient, l’avant-garde fit lever un cerf. La Hire et les chevaliers qui étaient près de lui suivirent quelque temps des yeux l’animal avec l’attention d’hommes qui, après la guerre, ne connaissaient pas de plus noble besogne que la chasse, lorsque, quelques minutes après que le cerf eut disparu dans la lisière d’un bois, on entendit de grands cris et on le vit reparaître épouvanté ; il avait été donner en plein dans l’armée anglaise, et ces cris qu’on entendait, c’étaient ceux de l’ennemi. La Hire rangea aussitôt son avant-garde en bon ordre, et fit dire au duc d’Alençon qu’il venait de rencontrer les Anglais, demandant si, comme la chose avait été convenue d’abord, il lui fallait attaquer. Le duc d’Alençon était près de Jehanne lorsque le messager vint lui apporter cette nouvelle. Se retournant alors vers elle :
— Jehanne, lui dit-il, voici les Anglais en bataille ; combattrons-nous ?
— Avez-vous vos éperons, gentil duc ? demanda à son tour Jehanne en souriant.
— Pourquoi cela, nos éperons, Jehanne ? pensez-vous à nous retirer et nous faudra-t-il fuir ?
— Non point, dit Jehanne ; au contraire, car ce sont eux qui s’enfuiront et non pas nous ; ce sont eux qui seront déconfits, et le gentil dauphin aura aujourd’hui la plus grande victoire qu’il ait jamais eue ; car mon conseil m’a dit qu’ils étaient à nous : c’est pour cela que je vous demandais si vous aviez vos éperons, car vous en aurez grand besoin pour les poursuivre.
— C’est bien, c’est bien, Jehanne, répondit le duc ; nous pouvons donc aller en avant ?
— Allons-y, au nom de Dieu, dit Jehanne, car je vous réponds d’avance qu’ils sont à nous.
Et le messager reporta aussitôt à La Hire l’ordre d’attaquer.
La Hire ne se le fit pas dire deux fois : il fondit sur les Anglais si précipitamment, que ceux-ci ne sachant pas les Français si près d’eux, et n’étant nullement préparés à cette attaque, n’eurent point le temps d’ordonner leurs batailles. D’ailleurs, la discorde était dans leurs rangs : les uns voulaient accepter, les autres voulaient refuser le combat ; lord Talbot était du premier avis, et sir Jean Falstaff était du second : mais déjà il était trop tard pour battre en retraite, et force leur fut, bon gré mal gré, de faire face aux Français. Alors une autre discussion s’établit : les uns voulaient combattre à l’endroit même où ils se trouvaient, prétendant être suffisamment défendus par une forte haie qui s’étendait sur leur droite ; les autres voulaient prendre une meilleure position, afin de s’appuyer d’une part sur l’abbaye de Patay, et de l’autre sur un bois : comme ceux qui soutenaient ce dernier conseil étaient les plus nombreux, ils l’emportèrent. Alors chacun se mit à courir pour gagner l’endroit proposé ; mais pendant ce temps l’avant-garde française avait gagné du terrain, nos chevaliers voyant courir les Anglais crurent qu’ils prenaient la fuite sans les attendre ; leur courage s’en augmenta encore, et ils pressèrent tellement leurs chevaux qu’ils arrivèrent pêle-mêle avec l’ennemi à l’endroit où il devait se former : il en résulta qu’avant que les chevaliers anglais n’eussent leurs lances en arrêt, avant que leurs hommes d’armes n’eussent mis pied à terre, avant que leurs archers n’eussent planté les pieux derrière lesquels ils combattaient et qui les mettaient à l’abri des charges de cavalerie, notre avant-garde frappait déjà à droite et à gauche, abattant tout ce qu’elle rencontrait ; il en résulta que, lorsque le corps de bataille arriva, la victoire était déjà en si bon train qu’il n’eut qu’à se montrer pour tout achever. Sir Jean Falstaff et le bâtard de Thian prirent la fuite ; lord Talbot, lord Scales et lord Hungerfort furent faits prisonniers ; deux mille deux cents Anglais restèrent sur le champ de bataille, les autres furent poursuivis jusqu’à Janville, où ils espéraient se retirer ; mais il en arriva tout autrement : les bonnes gens de Janville, qui étaient Français de cœur, voyant les Anglais en déroute, leur fermèrent leurs portes, de sorte qu’ils furent obligés de passer outre ; de plus, le gouverneur de la ville, voyant que la fortune se déclarait décidément pour le roi de France, proposa aux vainqueurs de leur rendre Janville et de se faire Français si on voulait lui donner vie et bagues sauves : la proposition fut acceptée, et du même coup une bataille fut gagnée et une ville prise.
Mais là ne se bornèrent point encore les résultats de cette grande journée, où la Pucelle avait vaincu, on peut le dire, par la terreur qu’inspirait sa seule présence. La consternation fut si grande chez les Anglais qu’ils abandonnèrent, sans combattre, Meung, Montpipeau et Saint-Simon, mettant le feu aux forteresses, et se concentrant sur Paris.
Quant à la Pucelle, au duc d’Alençon et aux autres chefs de guerre, ils retournèrent à Orléans, où ils entrèrent le 18 juin. Le connétable et ses Bretons restèrent seuls à Beaugency pour y attendre les ordres du roi.
Chapitre VII Le sacre
On avait cru d’abord que le roi viendrait à Orléans, et c’eût été bonne justice qu’il fît cet honneur à une ville qui lui avait été si noblement fidèle ; aussi les bourgeois et les gens d’église, qui l’attendaient, avaient-ils fait tendre les maisons et les rues comme pour la Fête-Dieu. Mais l’espérance de ces bonnes gens fut trompée : le roi se tint à Sully, sans venir à Orléans. De Sully, il passa à Châteauneuf-sur-Loire ; enfin, de Châteauneuf-sur-Loire, il vint à Gien, et comme il avait avec lui une armée formidable, il somma les capitaines qui tenaient les villes de Bonny, de Cosne et de La Charité de rentrer en son obéissance ; mais cette sommation fut inutile, et les commandants de ces différentes places demeurèrent Anglais.
Jehanne était allée voir une première fois le roi à Sully, et en avait été fort grandement reçue. Cependant, quelles que fussent ses instances, son influence n’avait point été telle qu’elle eût pu faire rentrer le connétable en grâce. Le roi déclara, au contraire, tant était grande sur lui l’influence de M. de La Trémoille, que c’était à son grand déplaisir qu’il avait été servi à la bataille de Patay par un homme qu’il regardait comme son ennemi. D’autres seigneurs, parmi lesquels était le duc d’Alençon lui-même, s’étaient alors joints à Jehanne ; mais ils n’avaient pu obtenir plus qu’elle. Alors le connétable, voyant qu’il lui fallait servir le roi malgré lui, en avait pris son parti, et, pour continuer de nettoyer le pays, il était allé mettre le siège devant Marchenois.
Lorsque Charles VII fut à Gien, Jehanne se rendit une seconde fois près de lui. La nouvelle de son arrivée fut, comme la première fois, reçue avec grande joie par le roi, et il ordonna qu’elle fût aussitôt introduite devant lui. Jehanne s’approcha de Charles avec son respect habituel ; puis s’agenouillant devant lui :
— Très-cher sire, dit-elle, vous voyez comme, avec l’aide de Dieu et de vos bons serviteurs, vos affaires ont été bien conduites jusqu’ici, ce dont vous devez rendre grâces au Seigneur seul, car c’est le Seigneur qui a tout fait : or, il faut maintenant que vous vous prépariez à faire votre voyage de Reims, afin d’y être oint et sacré, comme l’ont ci-devant été vos prédécesseurs les rois de France. Le temps en est venu, et il plaît à Dieu que la chose soit faite, attendu qu’il en doit résulter un très-grand avantage pour vous ; car, après votre consécration, votre nom royal s’augmentera de considération et d’honneur auprès du peuple de France, tandis qu’en même temps il deviendra plus formidable à vos ennemis. N’ayez ni doute ni peur de ce qu’ils tiennent les villes, les châteaux et les places du pays de Champagne, par lesquels il vous faut passer ; car, avec l’aide de Dieu et de vos bons capitaines, nous vous conduirons de telle manière que vous passerez sûrement. Assemblez donc vos gens d’armes, très-cher sire, afin que nous exécutions le vouloir de Dieu.
Quelque difficile que parût l’entreprise que proposait Jehanne, les pays que l’on avait à traverser pour se rendre à Reims étant pleins d’ennemis, la jeune fille, par la conduite pieuse qu’elle avait menée et par les services militaires qu’elle avait rendus, avait acquis une telle influence que cette proposition, qui, venant de la part du plus brave et du plus habile capitaine, eût été de prime abord jugée impraticable, devint à l’instant même l’objet d’un sérieux examen. Il y eut alors une assez vive discussion entre ceux qui pensaient qu’il fallait suivre les inspirations de Jehanne et ceux qui étaient d’avis de profiter du découragement des Anglais pour porter immédiatement la guerre en Normandie, le centre de leur puissance. Alors, comme chacun soutenait son parti, le duc d’Alençon, qui était pour le sacre, proposa tout bas de faire de nouvelles questions à Jehanne pour s’éclairer encore sur la source de ses inspirations. Le roi et plusieurs de ses conseillers furent de cet avis ; mais ils craignaient que cette indiscrétion ne déplût à la jeune fille, lorsque, allant elle-même au-devant de leurs désirs :
— Messeigneurs, dit-elle, au nom de Dieu, ne vous cachez point de moi ; car que vous parliez haut, que vous parliez bas, je sais parfaitement ce que vous pensez. Vous voulez que je vous répète ce que m’ont dit mes voix touchant votre sacre ? eh bien, je vous le dirai : Je me suis mise en oraison en ma manière accoutumée, me plaignant que ni le duc d’Alençon ni le comte de Dunois ne voulaient croire à ce que je leur disais, que vous seriez oint et sacré sans empêchement : alors les voix m’ont dit : Fille de Dieu, va trouver le gentil dauphin lui-même ; va, va, et nous te serons en aide.
Et aussitôt je suis partie ; car, dès que j’entends ces voix, je suis remplie d’une grande confiance et d’une grande conviction ; et, comme elles ne m’ont jamais trompée, je fais aussitôt ce qu’elles m’ordonnent. En disant ces paroles, Jehanne levait les yeux au ciel, et toute sa physionomie prenait le caractère d’une sublime exaltation.
— Mais, dit alors le roi déjà à moitié convaincu, si nous faisions d’abord l’expédition de Normandie et le sacre ensuite ?
— Le sacre d’abord et avant tout, gentil dauphin, reprit Jehanne ; ou alors je ne pourrai plus vous aider.
— Pourquoi cela, Jehanne ? demanda le roi.
— Parce que je ne durerai guère plus d’un an, dit Jehanne en secouant tristement la tête.
— Comment cela, dit le roi, et qu’arrivera-t-il donc de vous passé cette époque ?
— Je ne sais répondit Jehanne, mes voix ne me l’ont pas dit ; mais ce que je sais seulement, c’est que ma mission se borne à faire lever le siège d’Orléans, et à vous mener sacrer à Reims. Partons donc, gentil dauphin, et cela le plus tôt possible, car c’est la volonté de Dieu.
La jeune fille parlait avec une telle conviction que la confiance qu’elle avait en Dieu passa dans le cœur de tous les assistants, et que, si difficile que parût cette nouvelle entreprise, comme elle était moindre, à tout prendre, que celles qu’elle avait exécutées déjà avec tant de bonheur, il fut résolu, à l’unanimité, que l’on ferait selon son désir, et que l’on partirait incontinent pour la ville de Reims, sans essayer de recouvrer la Normandie, et sans même faire aucune tentative sur les villes de Cosne et de La Charité.
En conséquence, le roi envoya des messages par le pays afin de convier les capitaines qui devaient l’accompagner dans ce grand voyage ; et lorsque tous les élus furent rassemblés, après avoir pris congé de la reine, qui était venue de Bourges à Gien à cet effet, et que l’on n’osait emmener à Reims à cause des hasards de l’entreprise, il ordonna l’avant-garde qui, sous les ordres de la Pucelle, devait éclairer le pays par lequel il devait passer, et partit de Gien le jour même de la Saint-Pierre, piquant droit sur Reims, et marchant à travers le pays comme si le pays lui appartenait.
Au reste, le roi avait autour de lui une plus grande puissance qu’il n’en avait jamais eu ; car, avec sa bonne fortune, la fidélité lui était revenue de tous côtés, et chacun était, à l’occasion du sacre, accouru avec un tel empressement qu’il avait décidé qu’on emmènerait tous ceux qui se présenteraient, à l’exception du connétable, auquel il tenait toujours rancune. Or, tous ceux auxquels était parvenue la nouvelle de ce voyage étaient accourus, et chacun tenait à si grand honneur d’en être que de très-nobles chevaliers, qui étaient ruinés par la guerre et qui n’avaient pas de quoi racheter de grands chevaux de bataille, y allaient comme archers et comme cousteliers, y allaient montés sur les premiers chevaux qu’ils avaient trouvés, et, dans cette multitude, il n’y en avait pas un seul qui élevât le moindre doute sur le succès de l’entreprise, tant Jehanne était regardée à cette heure comme une sainte fille et une pieuse inspirée. Quant à elle, elle chevauchait à l’avant-garde, comme nous l’avons dit, toujours armée de toutes pièces, supportant toutes les fatigues comme un capitaine de guerre, toujours la première au départ, la dernière à la retraite, et conduisant par la route ses gens en si belle ordonnance, que Dunois ou La Hire n’auraient pu faire mieux. Aussi une pareille discipline était-elle l’objet d’une grande admiration pour les capitaines et les gens de guerre qui, cinq mois à peine auparavant, avaient vu Jehanne arriver de son village, simple, pauvre et petite paysanne, et qui la voyaient maintenant menant les affaires du royaume à l’égal des plus intimes conseillers du roi ; et cette admiration s’augmentait encore lorsqu’en s’approchant d’elle ils la trouvaient de si belle et si bonne vie, de si douce et si modeste conversation, et qu’ils la voyaient, toujours pieuse, s’arrêter à toutes les églises pour prier, et chaque mois, une fois au moins, se confessant et recevant en communion le précieux corps de notre Sauveur.
Le premier jour, la Pucelle était partie de Gien et était allée coucher en un village à quatre lieues au delà : c’était la distance qu’elle devait maintenir pendant toute la route entre son avant-garde et le corps d’armée du roi, qui ainsi pouvaient conserver l’une avec l’autre de faciles communications. Le roi partit le lendemain, et, toujours précédé par Jehanne, marcha droit sur Auxerre. Auxerre tenait pour les Anglais ; aussi, en voyant arriver l’armée française devant leurs murailles, les bourgeois firent-ils prier le roi de passer outre, et qu’ils lui paieraient une contribution. Jehanne voulait que l’on n’entendît à rien, disant que le roi étant dans son royaume n’avait qu’à ordonner, et que la ville lui ouvrirait ses portes ; mais les bourgeois avaient déjà trouvé l’endroit vulnérable, et s’étaient adressés au sire de La Trémoille, de sorte que le tout-puissant conseiller persuada le roi de ne pas s’arrêter à un siège qui pouvait traîner en longueur et lui faire perdre un précieux temps. La proposition des bourgeois fut donc acceptée, et le roi reçut en manière de soumission une petite somme, tandis que, à ce que l’on assurait, le sire de La Trémoille avait reçu pour sa part plus de six mille écus. Les capitaines du conseil du roi furent très-mécontents de cette concussion, et surtout Jehanne, qui, au moment du départ, n’avait pu obtenir qu’un écu par homme sur la solde arriérée que l’on devait à ses soldats, et qui voyait ainsi gaspiller par un favori l’argent dont les pauvres gens d’armes avait si grand besoin.
Cependant, comme pour faire prise de possession, le roi demeura trois jours logé devant Auxerre, et pendant ces trois jours la ville pourvut à tous ses besoins ainsi qu’à ceux de son armée ; puis il se mit en route, tirant sur Saint-Florentin, qui lui fit pleine et entière obéissance : il ne s’y arrêta donc que pour s’y reposer, et, après avoir reçu le serment de fidélité de ses habitants, il partit pour Troyes, laquelle ville ne laissait pas que de le fort inquiéter, étant une grosse cité fermée de murs et ayant une garnison anglaise de près de mille hommes.
Ce n’était point sans raisons que le roi avait élevé ces doutes ; car à peine l’avant-garde fut-elle en vue de la ville, que les Anglais sortirent bravement et vinrent présenter le combat aux gens du roi. Ceux-ci, qui n’étaient point habitués à une telle audace, surtout lorsqu’ils marchaient en compagnie de la Pucelle, se ruèrent sur les ennemis, et, après une courte lutte, les repoussèrent dans la ville.
Sur ces entrefaites le roi arriva et campa avec son armée autour de la ville, espérant que, sur cette simple démonstration, la garnison anglaise composerait ; mais, contre son attente, cinq ou six jours se passèrent ainsi sans que les assiégés répondissent à aucune des promesses ou des menaces qui leur furent faites.
La situation était grave, et, sans une espèce de miracle qui eut alors son accomplissement, elle fût devenue plus critique encore : il y avait quatre ou cinq mois à peu près qu’un cordelier, nommé frère Richard, qui était du parti du roi et qui allait prêchant par le pays, s’était arrêté à Troyes et avait terminé tous les sermons qu’il avait faits pendant l’Avent par ces paroles : Semez largement des fèves, mes frères, semez largement ; c’est moi qui vous le dis, car celui qui les doit moissonner viendra bientôt.
Comme on avait une grande confiance dans la sagesse de frère Richard, chacun avait obéi à cet ordre, laissant à Dieu le soin de lui en apprendre la signification : or, les fèves avaient été semées, les fèves avaient grandi, les fèves étaient mûres, et l’on allait se mettre à la récolte lorsque le roi Charles avait paru avec son armée : dès lors il était évident que c’était là le moissonneur annoncé ; et en même temps que l’armée, qui manquait de vivres, bénissait Dieu de trouver ainsi sur pied une bonne et saine nourriture, les gens de la ville se disaient tout bas que c’était un gros péché, comme Français et comme chrétien, de se défendre contre un prince qui avait si évidemment le Seigneur de son côté ; de sorte que, malgré ces fières réponses que faisaient les Anglais, il y avait dans la cité même un parti royaliste qui était tout prêt, s’il arrivait à une certaine puissance, d’ouvrir les portes au roi Charles VII.
Et le roi avait en effet besoin que ce parti conquît promptement sa majorité, car, après cinq ou six jours d’attente, les champs de fèves, si copieux qu’ils fussent, commençaient à être fort entamés ; aussi, le septième jour, les ducs d’Alençon et de Bourbon, le comte de Vendôme et plusieurs autres des plus nobles et des plus sages furent-ils convoqués chez le roi, où se trouvait monseigneur l’archevêque de Reims, et là on commença à délibérer sur ce qu’il y avait à faire. Quant à Jehanne, on l’avait écartée à dessein de cette délibération ; car, comme c’était par son avis que l’on s’était mis dans ce fâcheux cas, on craignait que sa grande confiance dans ses révélations, qui cette fois semblaient lui avoir fait faute, ne la portât à maintenir son opinion et à pousser l’armée dans une position plus fâcheuse encore.
Alors chacun, encouragé qu’il était par l’absence de Jehanne, exposa le danger dans toute sa grandeur. Quelque promesse qu’on eût pu faire aux paysans que les vivres qu’ils apporteraient leur seraient payés, ils avaient été si souvent trompés par de telles promesses qu’ils n’apportaient plus rien ; d’un autre côté l’armée n’avait avec elle ni canons, ni bombardes, ni aucune machine de siège, et la ville la plus proche dont on en pouvait faire venir était Agin, et d’Agin à Troyes il y avait trente lieues. Ces difficultés bien exposées, le roi requit son chancelier de recueillir les voix pour savoir ce qu’il y avait à faire. Tout le monde fut d’avis qu’il fallait lever le siège et s’en retourner derrière la Loire ; car, disait-on, si le roi n’avait pu entrer dans une petite ville comme était celle d’Auxerre, il n’arriverait jamais à forcer Troyes, qui était une grosse cité bien armée et bien défendue ; mais lorsque l’on arriva à l’ex-chancelier maître Robert-le-Manon, seul contre tous il fut d’avis qu’il fallait prendre patience et pousser plus avant :
— Car, dit-il au roi, lorsque vous avez, très-cher et très-honorable sire, entrepris ce voyage, ce n’était point par la foi que vous aviez dans les forces humaines, mais dans la confiance que vous avait inspirée Jehanne. Or, mon conseil est donc, continua-t-il, que, ce voyage ayant été décidé par l’influence de la Pucelle, la Pucelle doit être ici présente à la résolution qu’on prendra pour qu’elle puisse approuver ou combattre cette résolution.
Comme il achevait ces paroles, on heurta fortement à la porte ; l’huissier ouvrit, et l’on vit paraître Jehanne.
Alors la jeune fille fit quelques pas en avant, et après avoir salué le roi :
— Sire, dit-elle, mes voix m’ont appris qu’il se débattait ici de grandes choses, et je suis venue ; car, si le conseil des hommes est bon, celui de Messire est encore meilleur.
— Soyez la bien-arrivée, Jehanne, dit le chancelier : car le roi et son conseil sont à cette heure dans de grandes perplexités sur ce qu’il y a à faire. Et il lui répéta mot pour mot tout ce qui avait été dit avant qu’elle arrivât, lui exposant en toute franchise l’avis de chacun.
— Sire, dit alors Jehanne en s’adressant au roi, serai-je crue en ce que je dirai ?
— Jehanne, répondit le roi, n’en faites aucun doute : si vous dites des choses possibles et raisonnables, nous vous croirons volontiers.
Alors elle se retourna vers les conseillers.
— Encore une fois, messieurs, demanda-t-elle, serai-je crue ?
— C’est selon ce que vous direz, Jehanne, répondit le chancelier.
— Eh bien ! sachez, gentil dauphin, dit de nouveau Jehanne en s’adressant au roi, que cette cité est vôtre ; et que si vous voulez demeurer encore devant elle seulement deux ou trois jours, elle sera en votre obéissance, soit par force, soit par amour.
— Mais, dit le roi, qui vous porte à me donner cette assurance, Jehanne ?
— Hélas ! répondit la jeune fille, je n’ai aucune preuve, ni aucun signe, que la promesse que mes voix m’en ont faite ; mais il me semblait avoir assez souvent dit la vérité jusqu’à présent pour que l’on me crût sur parole, surtout quand je ne demande pas une chose plus difficile que d’attendre deux ou trois jours.
— Jehanne, reprit alors le chancelier, après avoir consulté chacun des yeux, si l’on était seulement certain que la ville se rendît dans six jours, on attendrait bien encore jusque-là ; mais qui nous dira que ce que vous dites est la vérité ?
— C’est la vérité comme tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, n’en faites aucun doute, dit Jehanne avec tranquillité.
— Eh bien ! dit le roi, qu’il soit donc fait comme vous le désirez, Jehanne ; mais croyez-moi, c’est une grande responsabilité que celle dont vous vous chargez là.
— Qu’on me laisse faire, dit Jehanne, et je réponds de tout.
— Faites donc, dit le roi, car vous parlez d’un ton si convaincu, qu’il faut bien que chacun se rende à votre avis.
Jehanne fit une révérence au roi ; puis, sortant aussitôt du conseil, elle monta à cheval, prit une lance, et, suivie de son porte-étendard, elle mit en besogne chevaliers, écuyers et gens d’armes, afin d’apporter des fagots, des fascines, des poutres, et jusqu’à des portes et des fenêtres, afin de faciliter les approches de la ville, et d’asseoir le plus près possible des murailles une petite bombarde et quelques canons de moyen calibre qui étaient dans l’armée, donnant des ordres aussi exacts et aussi précis que si de toute sa vie elle n’eût fait autre chose que de commander des sièges : ce qui émerveillait tout le monde et surtout les petites gens qui, ayant le bonheur d’avoir moins de science que les grands, avaient aussi plus de foi.
Or, les gens de Troyes, voyant les grands préparatifs que l’on faisait contre eux, commencèrent à s’assembler sur les murailles et à murmurer hautement. En ce moment, soit hasard, soit signe du ciel, une nuée de papillons blancs vint voltiger autour de l’étendard de Jehanne, si nombreux qu’ils semblaient un nuage. À cette vue, les bourgeois de la ville n’y tinrent pas davantage, et, criant au prodige, ils déclarèrent aux Anglais que c’était offenser Dieu que de résister à celle qui était envoyée de par lui ; et, que ce fût ou non le plaisir des gens de guerre, ils voulaient parlementer. De leur côté, les gens de guerre, qui n’étaient pas trop éloignés d’entrer en arrangement, de peur qu’il ne leur en arrivât autant qu’à ceux de Jargeau, nommèrent quelques-uns d’entre eux pour accompagner l’évêque et les bourgeois les plus notables de la ville qui s’étaient incontinent réunis pour venir au-devant du roi. Le même soir, et comme Jehanne continuait toujours ses préparatifs, Charles, à son grand étonnement, vit donc s’ouvrir les portes de la ville, et une nombreuse députation s’avancer vers lui. Elle venait demander au roi des conditions si raisonnables, qu’elles furent à l’instant même acceptées : ces conditions étaient que les gens de guerre auraient la vie sauve et s’en iraient chez eux avec leurs biens, et que ceux de la ville se mettraient en l’obéissance du roi.
Le soir même, il y eut une grande fête et grande réjouissance dans la ville : car les bourgeois ne pouvaient même attendre que l’ennemi fût parti pour exprimer la joie qu’ils avaient d’être redevenus français ; et, comme ils savaient qu’il y avait dans l’armée des pauvres gens qui depuis cinq ou six jours ne vivaient d’autres choses sinon que de fèves et d’épis de froment, ils envoyèrent au camp bon nombre de voitures de vivres qui furent distribués parmi les hommes d’armes : et chacun, depuis le roi jusqu’au dernier soldat, bénissait Jehanne de ce que, dans une si dure circonstance, elle avait constamment eu confiance en Dieu, ce dont Dieu évidemment la récompensait.
Le lendemain, la garnison anglaise sortit par une porte tandis que les archers du roi entraient par l’autre et se formaient en haie par toutes les rues où il devait passer ; mais à cette sortie, il s’éleva une grande contestation : les Anglais voulaient emmener leurs prisonniers avec eux, prétendant qu’ils avaient traité à la condition de sortir de la ville eux et leurs biens, et que les prisonniers de guerre, devenant la propriété jusqu’à rançon de ceux qui les avaient faits, devaient être compris dans ces biens. Jehanne, de son côté, soutenait que l’on n’avait entendu par biens que les chevaux, les armes et l’argent. On en était donc là, tenant bon pour soi et ne voulant point changer d’opinion, lorsque le roi Charles envoya dire que les Anglais n’avaient qu’à mettre leurs prisonniers à un prix raisonnable, et qu’il les rachèterait. Les Anglais, qui avaient été sur le point de se les voir enlever pour rien, se montrèrent accommodants, de sorte que, le roi ayant accepté leurs conditions et leur ayant envoyé la somme qu’ils demandaient, les pauvres prisonniers se trouvèrent libres, bénissant de grand cœur la Pucelle, à laquelle ils devaient leur liberté ; et la joie était d’autant plus grande parmi ces malheureux, que beaucoup étaient de pauvres Écossais qui, dans leur pays même, n’avaient pas de grandes ressources, et à plus forte raison, comme on le comprend, quand ils en étaient éloignés de cinq cents lieues.
Vers les dix heures du matin, tous les Anglais étant sortis de la ville, le roi, les seigneurs et les capitaines y firent leur entrée magnifiquement vêtus. Quant aux gens de l’armée, comme on avait peur, vu les grandes privations qu’ils avaient souffertes, qu’ils n’occasionnassent quelques dégâts chez les bourgeois, ils demeurèrent aux champs sous la conduite du seigneur de Loré, et on leur y envoya, comme la veille, bon nombre de voitures richement chargées de pain, de viandes et de fruits.
Le lendemain, sur l’exhortation de la Pucelle, qui semblait ne vouloir prendre aucun repos tant que le roi ne serait point sacré, Charles VII reprit la route de Reims ; alors, en signe de possession, toute l’armée qui avait campé, comme nous l’avons dit, hors des portes, défila par la cité, en belle ordonnance et sans qu’il en résultât aucun désordre. De leur côté, ceux de la ville firent serment d’être bons et loyaux serviteurs du roi ; serment qu’ils tinrent exactement depuis lors.
Et le roi et les seigneurs, toujours précédés de la Pucelle, chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent bientôt devant la ville de Châlons en Champagne. Pendant toute la route, on avait eu quelque crainte sur la façon dont on serait reçu dans cette cité, lorsqu’en approchant des murailles le roi vit les portes s’ouvrir, et venir au-devant de lui l’évêque et les plus notables de la ville, qui demandaient à lui faire serment d’obéissance. Le roi voulait, comme à Troyes, que son armée campât hors des murailles ; mais les bourgeois étaient si contents qu’ils demandèrent à recevoir les soldats chez eux et à les festoyer. En quittant Châlons, le roi y mit, comme il avait fait à Troyes, un capitaine, des officiers et une garnison.
Et il en fut autant de la ville de Sept-Saulx, dont le château appartenait à l’archevêque de Reims, mais qui avait garnison anglaise. Cette garnison, quoique commandée par deux braves gentilshommes tenant le parti des Anglais, ne voulut point attendre l’armée royale, et partit, laissant les bourgeois libres de se rendre ou de se défendre : les bourgeois ne furent pas plutôt maîtres de cette liberté, qu’ils en profitèrent pour ouvrir leurs portes et pour venir joyeusement au-devant du roi.
Cette ville n’était qu’à quatre lieues de Reims : il fut donc convenu qu’on ne ferait que s’y reposer, et que le roi en partirait le lendemain dès le matin, avec l’archevêque, pour recevoir son sacre ; aussi toute la nuit fit-on force diligence pour que tout fût prêt. Et ce fut un miracle comment toutes choses se trouvèrent, entre autres les habits royaux, lesquels, sans que l’on sût comment ils étaient venus là, étaient si riches, si beaux et si frais, qu’on eût dit que le roi les y avait envoyés à l’avance.
Le roi, attendu que l’abbé de Saint-Rémy n’a coutume de remettre la sainte-ampoule, dont il est le gardien, qu’après que certaines formalités sont accomplies, ordonna, pour les accomplir, le maréchal de Boussac, le seigneur de Rais, le seigneur de Graville et l’amiral Culant : tous quatre partirent avec leurs bannières et bien accompagnés pour aller chercher l’abbé de Saint-Rémy. Arrivés à l’abbaye, les messagers royaux firent le serment de conduire à Reims et de ramener sûrement à Saint-Rémy l’abbé et la précieuse relique dont il était porteur ; puis ils remontèrent à cheval et accompagnèrent l’abbé, chacun marchant à un coin du poêle sous lequel il cheminait dévotement et solennellement, avec autant de piété que s’il eût tenu dans ses mains le précieux corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ils cheminèrent ainsi, suivis d’une grande foule de peuple, jusqu’en l’église de Saint-Rémy, où ils s’arrêtèrent et où l’archevêque de Reims, revêtu de ses habits sacerdotaux et accompagné de ses chanoines, la vint quérir, et, l’ayant prise de ses mains, la porta dans la cathédrale et la posa sur le grand-autel. Les quatre seigneurs à qui la garde en était confiée entrèrent avec elle dans l’église, à cheval et toujours armés de toutes pièces, et ne mirent pied à terre qu’au chœur ; encore gardèrent-ils la bride de leurs chevaux à la main gauche, tandis qu’à la main droite ils tenaient leur épée nue.
Puis, le roi vint à son tour magnifiquement vêtu, prononça entre les mains de l’archevêque tous les serments accoutumés, et, s’étant mis à genoux, fut fait chevalier par monseigneur le duc d’Alençon : alors l’archevêque procéda à la consécration, suivant d’un bout à l’autre toutes les cérémonies et solennités indiquées par le Livre pontifical ; si bien que la cérémonie dura depuis neuf heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi, et pendant tout ce temps la Pucelle se tint près de lui, portant son étendard dans sa main. Puis, enfin, le roi fut sacré ; on lui posa la couronne sur la tête, et en ce moment tout homme cria : Noël ! et comme les trompettes sonnèrent en même temps, ce fut un si grand et si joyeux bruit, qu’il semblait que les voûtes de la cathédrale dussent en éclater.
La cérémonie achevée, Jehanne se jeta aux pieds du roi, et lui baisant les genoux :
— Gentil roi, dit-elle, maintenant le plaisir de Dieu est exécuté ; vous venez de recevoir votre digne sacre, et vous avez montré par là que vous étiez le seul et vrai roi de France, et que le royaume doit vous appartenir. Or, maintenant ma mission est accomplie, et je n’ai plus rien à faire ni à la cour ni en l’année ; permettez donc que je me retire dans mon village, près de mes parents, afin que j’y vive ainsi qu’il convient à une humble et pauvre paysanne ; et, ce faisant, sire, j’aurai une plus grande reconnaissance de votre simple congé que si vous me nommiez la plus grande dame de France après la reine.
— Jehanne, répondit le roi qui depuis longtemps s’attendait à cette demande, tout ce que je suis en ce jour, c’est à vous que je le dois ; vous m’avez, il y a cinq mois, pris pauvre et faible à Chinon, et vous m’avez mené fort et triomphant à Reims ; vous êtes donc la maîtresse, et c’est à vous d’ordonner, bien plutôt que de requérir. Mais vous ne m’abandonnerez pas ainsi ; je suis oint et sacré, il est vrai ; pourtant, afin que la cérémonie soit complète, il me reste encore à faire le pèlerinage de Corbigny, où est, comme vous le savez, le corps du glorieux saint Marcoul, qui est de notre race. Venez donc avec nous à Corbigny, Jehanne ; puis, après, vous ferez ce que vous voudrez.
— Hélas ! hélas ! dit Jehanne, mes voix m’avaient dit de partir aujourd’hui même ; c’est la première fois que je leur désobéis, et j’ai grande crainte qu’il ne m’en arrive malheur.
Le roi essaya de rassurer Jehanne ; mais, sans répondre à tout ce qu’il pouvait lui dire, elle demeura triste et abattue ; si bien qu’en sortant de cette église, où elle était entrée triomphante, elle avait l’air d’une condamnée. En arrivant à la porte, cependant, elle releva la tête et jeta un grand cri de joie : elle venait de reconnaître dans la foule son jeune frère Pierre, qui s’était sauvé de Domrémy, et qui était venu jusqu’à Reims pour voir si c’était bien sa sœur, cette femme dont on racontait par toute la France de si grandes merveilles. Jehanne se jeta dans ses bras, car, comme on le sait, Pierre était son frère bien-aimé, et passa toute la journée avec lui à parler de ses parents, de son vieux curé et de son village. Tous la bénissaient à qui mieux mieux, et chantaient ses louanges comme si elle eût déjà été sainte et dans le paradis.
Le soir, le roi envoya chercher le jeune homme, et Jehanne l’attendit vainement jusqu’à dix heures, moment où, accablée de fatigue, elle se coucha. Le lendemain, à son réveil, la première personne qu’elle aperçut fut l’enfant richement vêtu en page : il venait annoncer à sa sœur qu’il faisait désormais partie de sa maison, et que, pour qu’il fût l’égal de Minguet et du sire de Daulon, le roi lui avait accordé à elle et à toute sa famille des lettres de noblesse, ainsi qu’un blason si beau, qu’il n’y avait point son égal dans toute l’armée. C’était un écu d’azur à deux fleurs de lis d’or, avec une épée d’argent à la garde dorée, avec la pointe en haut férue en une couronne d’or.
— Hélas ! hélas ! répéta Jehanne en soupirant, plût à Dieu que je fusse restée une simple paysanne, que je n’eusse jamais porté d’autre épée que ma houlette, et que les seules couronnes que j’eusse touchées fussent les couronnes de fleurs que je suspendais aux branches de l’arbre des Fées, ou que je déposais sur l’autel de la pauvre église de Domrémy !
Néanmoins, Jehanne, qui sentait l’esprit se retirer d’elle, fit encore quelques tentatives pour partir ; mais sa retraite, dans les circonstances où l’on se trouvait, et au moment où son influence sur l’armée était à son comble, parut une chose si fatale, que le conseil du roi s’assembla, et qu’il fut convenu que l’on remontrerait à Jehanne toutes les conséquences de son départ. Au reste, le roi ne voulut commettre à personne le soin d’une négociation si importante ; il fit venir la Pucelle, et la supplia, en son nom et en celui des gens de guerre, de ne point quitter l’année, prétendant qu’elle était l’ange gardien de la France, et que, si elle s’en allait, sa bonne fortune s’en irait avec elle. Jehanne soupira fort et parut longtemps hésiter ; enfin, comme Charles VII insistait de nouveau :
— Gentil roi, dit-elle, ce n’est point à une pauvre fille comme moi de lutter de volonté avec un puissant prince comme vous : qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, et advienne de moi ce que Dieu décidera.
Le même soir, Charles VII annonça tout joyeux à son conseil que la Pucelle restait près de lui.
Quant à Jehanne, décidée alors à se rejeter de nouveau dans cette existence de guerre et de politique qu’elle voulait quitter, et, ayant vu avec grand-peine cette place qu’en son triple titre de pair du royaume pour la Flandre, l’Artois et la Bourgogne, le duc Philippe avait laissée vide au sacre du roi, elle fit venir le même soir le frère Pasquerel, qui lui servait de secrétaire, et lui dicta pour le noble duc la lettre suivante, qu’elle signa de sa croix.
Cette lettre écrite, Jehanne demeura encore quatre jours à Reims : pendant ces quatre jours, un Écossais fit son portrait. Elle était représentée tout armée, agenouillée sur un genou et présentant une lettre au roi. C’est, d’après la propre déclaration de Jehanne, la seule image qui ait jamais été faite d’elle.
Jhesus Maria :
Haut et redouté prince, duc de Bourgogne, Jehanne la Pucelle vous requiert, de par le Roi du ciel, mon droiturier souverain Seigneur, que le roi de France et vous fassiez bonne paix, ferme et qui dure longuement. Pardonnez-vous l’un à l’autre de bon cœur, entièrement, ainsi que doivent faire loyaux chrétiens ; et, s’il vous plaît de guerroyer, allez sur le Sarrazin. Prince de Bourgogne, je vous prie, supplie et requiers tant humblement que je puis requérir, que ne guerroyiez plus au saint royaume de France ; et faites retirer incontinent et brièvement vos gens qui sont en aucunes places et forteresses dudit royaume. De la part du gentil roi de France, il est prêt de faire la paix avec vous, sauf son honneur. Et je vous fais savoir de par le Roi du ciel, mon souverain et droiturier Seigneur, pour votre bien et pour votre honneur, que vous ne gagnerez point de bataille contre les loyaux François, et que tous ceux qui guerroient audit saint royaume de France guerroient contre le roi Jhésus, roi du ciel et de tout le monde. Et je vous requiers et vous prie à mains jointes que vous ne fassiez nulle bataille ni ne guerroyiez contre nous, vous, vos gens et vos sujets. Croyez sûrement, quelque nombre de gens que vous ameniez contre nous, qu’ils n’y gagneront rien : et sera grand-pitié de la grande bataille et du sang qui sera répandu de ceux qui y viendront contre nous. Il y a trois semaines que je vous ai écrit et envoyé de bonnes lettres par un héraut, pour que vous fussiez au sacre du roi, qui, hier dimanche, dix-septième jour de ce présent mois de juillet, s’est fait en la cité de Rheims. Je n’en ai pas eu de réponse ni oncques depuis n’ai pas eu de nouvelles du héraut.
À Dieu vous recommande et soit garde de vous s’il lui plaît, et prie Dieu qu’il y mette bonne paix. Écrit audit lieu de Rheims, le 18 juillet.
Chapitre IX L’épée de Sainte-Catherine de Fierbois
Comme le roi l’avait dit à Jehanne, il se rendit de Reims à Corbigny pour y faire ses dévotions sur le tombeau du bienheureux saint Marcoul ; puis, cette dernière formalité de son sacre accomplie, il décida que l’on entrerait, pour se rapprocher de Paris, dans cette province que l’on appelle encore de nos jours l’Île-de-France, et qui entoure la capitale. Le moment en effet était bien choisi pour une pareille expédition : le régent était allé au-devant des troupes que lui envoyait le cardinal de Winchester ; le duc de Bourgogne, toujours hésitant entre une rupture arec l’Angleterre et un raccommodement avec la France, avait retiré ses hommes d’armes de la Picardie ; enfin, les ducs de Lorraine et de Bar et le seigneur de Commercy, qui autrefois étaient Anglais, étaient venus d’eux-mêmes rejoindre le roi pendant sa marche triomphante vers Reims, et lui avaient fait de nouveau serment de fidélité.
Aussi, à peine le roi fut-il arrivé à Vailly, qui était une petite ville à quatre lieues de Soissons, qu’il apprit que tout marchait à ses désirs : Château-Thierry, Provins, Coulommiers, Crécy-en-Brie, sur la seule sommation de ses capitaines, s’étaient rendues françaises. Soissons et Laon, sommées à leur tour en son nom et par lui-même, suivirent bientôt cet exemple ; Soissons surtout l’appelait si joyeusement, qu’il s’y rendit aussitôt pour satisfaire au désir de ses habitants ; puis, de Soissons, il passa à Château-Thierry, et enfin de Château-Thierry à Provins, où il séjourna quelques jours, sur les nouvelles qu’il eut que de leur côté les Anglais s’approchaient.
En effet, le 24 juillet, le duc de Bedfort était rentré à Paris avec les nouvelles troupes que lui amenait le cardinal de Winchester, de sorte qu’il était sorti de la capitale avec douze mille combattants à peu près, et venait au-devant de l’armée ; de son côté il avait passé par Corbeil et Melun, et s’était arrêté à Montereau, de sorte que quelques lieues séparaient seulement les deux armées.
À Provins, le roi reçut une lettre du régent anglais. Cette lettre, qui lui fut remise par un héraut qui portait le propre nom de son maître, contenait un défi. Le régent offrait au roi de France de vider par une seule bataille toute cette longue et sanglante querelle. La lettre, comme on le comprend, fut reçue avec grande joie par Charles VII et la brillante chevalerie qui l’entourait ; de sorte qu’après avoir grandement fêté le héraut anglais, le roi le fit venir, et, lui ayant donné de nouveaux présents, et entre autres la propre chaîne qu’il portait à son cou :
— Va dire à ton maître, lui dit-il, qu’il aura peu de peine à me trouver, puisque c’est moi qui le cherche, et que je suis venu de Reims ici dans le seul espoir de le rencontrer.
Alors le roi fit la moitié du chemin qui le séparait de l’ennemi, et, ayant trouvé pour combattre un lieu à la convenance de tous les gens de guerre, il y assit son camp, résolu d’y attendre les Anglais. Aussitôt cette place choisie, chacun fit ses diligences pour s’y fortifier de son mieux, et c’était merveille comme, au milieu de tous ces capitaines si braves et si expérimentés, la Pucelle tenait son rang, donnant, pour les préparatifs, de si bons avis, que parfois le duc d’Alençon, Dunois et La Hire abandonnaient le conseil qu’ils venaient d’émettre pour se ranger au sien. Cependant il était évident que, si le courage était toujours le même chez la jeune fille, la confiance était disparue. Quand on lui demandait s’il fallait combattre, elle répondait :
— Sans doute il faut aller en avant.
Mais ce n’était plus elle qui disait :
— Marchez ! marchez ! le Roi du ciel est avec nous, et il nous donnera la victoire !
L’espérance était demeurée, mais la foi était remontée au ciel.
Quant au duc de Bedfort, il était resté dans son camp, qui était bien assis et bien fortifié, espérant que le roi de France, emporté par la colère que ne pouvait manquer de lui inspirer sa lettre, l’y viendrait attaquer ; mais lorsqu’il vit que Charles s’était contenté de faire la moitié du chemin, et se disposait à son tour à l’attendre derrière ses retranchements, il n’osa point lui donner cet avantage ; et, comme il craignait toujours qu’en son absence quelque révolution éclatât dans la capitale, il reprit le chemin de Paris, dont les Français, par le fait de leur position, s’étaient trouvés un instant plus rapprochés que lui.
Le roi, voyant alors son entreprise sur la capitale manquée par le retour précipité du duc de Bedfort et le renfort de troupes qu’il avait ramené avec lui, assembla son conseil. La majorité fut d’avis, tant la crainte des Anglais était encore grande, et tant les succès nouveaux causaient de l’étonnement sans avoir amené encore la confiance, que l’on se retirât sur la Loire. On avait consulté comme d’habitude Jehanne. Jehanne s’était contentée de répondre qu’elle croyait qu’il fallait marcher sur Paris, car elle savait que, sans aucun doute, le roi y entrerait ; mais elle ne pouvait dire quand ; et, comme elle ne prenait plus rien sur elle depuis le jour du sacre, elle n’avait eu aucune influence pour déterminer une opinion contraire à celle qui avait été prise.
En conséquence, on envoya des coureurs par le pays, afin d’éclairer les environs et de savoir par quelle route le roi regagnerait Gien. Quelques-uns de ces coureurs revinrent le lendemain de leur départ, et dirent qu’il y avait une petite ville, nommée Bray-sur-Seine, laquelle avait un beau pont par lequel le roi et toute l’armée pouvaient se retirer, et que les habitants de cette ville promettaient au roi obéissance et passage. L’armée, toute victorieuse qu’elle était, se mit donc en mouvement pour battre en retraite, comme si elle eût été vaincue, lorsque, en arrivant en vue de la ville, on apprit que, la nuit précédente, un fort détachement d’Anglais s’en était emparé. Quelques gens d’armes, envoyés en reconnaissance pour s’assurer du fait, furent les uns pris et les autres détroussés.
Le passage était donc rompu et empêché, et cela si à point que, dans un moment où Dieu s’était si visiblement déclaré pour la France, cet obstacle, qui, en tout autre temps, eût été considéré comme un revers, fut tenu, tout au contraire, pour une miraculeuse faveur. Les ducs d’Alençon, de Bourbon et de Bar, les comtes de Vendôme et de Laval, Dunois et La Hire, tous les chefs de guerre enfin qui avaient été d’opinion de marcher sur Paris furent bien joyeux, et, secondés par l’événement, reprirent à leur tour l’influence que l’hésitation de Jehanne leur avait fait perdre un instant ; de sorte qu’une résolution contraire à celle qu’on accomplissait fut prise à l’instant même, et que le même jour on reprit la route de Château, d’où l’on gagna Crépy-en-Valois, d’où l’on partit pour Dammartin, un peu en arrière de laquelle on logea au milieu des champs.
On n’était qu’à dix lieues de Paris, et tout continuait de prospérer au roi Charles VII ; partout où il paraissait, le pauvre peuple du pays venait au-devant de lui, criant : Noël, et chantant : Te Deum laudamus. Un enthousiasme si universel rendait parfois à Jehanne sa force passée, mais cette force n’était jamais exempte d’une certaine mélancolie qui indiquait que le Seigneur n’était plus là pour la soutenir.
— Au nom de Dieu, disait-elle à Dunois et au chancelier qui marchaient presque toujours auprès d’elle, voici un bon peuple, bien loyal et dévot, et quand je devrai mourir je voudrais bien que ce fût dans ce pays-ci.
Alors le comte de Dunois lui demanda :
— Jehanne, savez-vous quand vous devez mourir et en quel lieu ?
— Non, répondit Jehanne, je ne sais, et c’est la volonté de Messire ; mais ce que je sais, c’est que le moment de ma mort ne peut être éloigné, car j’ai accompli ce que Messire m’avait commandé, qui était de faire lever le siège d’Orléans et de faire sacrer le gentil roi. Or, je désirerais maintenant, ajouta-t-elle en secouant tristement la tête, qu’il voulût bien me faire ramener près de mon père et de ma mère, afin que je pusse encore garder leurs brebis, comme j’étais accoutumée à le faire.
Et ceux qui entendaient dire à Jehanne de telles paroles étaient plus que jamais persuadés qu’elle venait de Dieu, et, comme elle le disait elle-même, qu’elle devait bientôt retourner à Dieu.
Mais ce nouveau mouvement du roi était venu presque aussitôt à la connaissance du duc de Bedfort, et il était parti de Paris avec tout ce qu’il avait pu rassembler de troupes pour venir au-devant de nous. Tandis que Charles était campé en avant de Dammartin, il apprit donc que le duc de Bedfort venait d’arriver à Mitry, et était campé en arrière de la montagne sur laquelle est située la ville qui les séparait.
Alors le roi sortit aussitôt et se mit en bataille, tandis que l’on choisissait des coureurs qui, sous les ordres de La Hire, devaient aller reconnaître l’ennemi. La Hire s’acquitta de la mission avec son audace accoutumée ; il était parvenu jusqu’à un trait de flèche de l’armée anglaise, avait tout examiné et revenait convaincu que ce serait une grande faute au roi de l’attaquer dans la situation où elle se trouvait. Le roi s’en tint donc à ce conseil, et attendit que l’ennemi sortît de son camp ; mais il attendit vainement, et le lendemain on lui vint dire que le duc de Bedfort était retourné vers Paris, où venaient de lui arriver, à ce que l’on assurait, quatre mille hommes de renfort.
Le roi tira aussitôt vers Crépy-en-Valois, et, arrivé dans cette ville, qui était d’une assez bonne défense, il s’y arrêta et fit sommer Compiègne de se rendre. La sommation eut, comme dans les autres villes, son plein effet : les bourgeois firent répondre à Charles qu’ils l’attendaient avec grande impatience et le recevraient avec grande joie ; ce que voyant ceux de Beauvais, ils firent encore mieux, car à peine virent-ils les hérauts aux fleurs de lis qu’ils se mirent à crier : Vive Charles ! vive le roi de France !
et renvoyant leur évêque et seigneur, qui était un nommé Pierre Cauchon, lequel était furieux pour le parti des Anglais, quoiqu’il fût Français de naissance, ils ouvrirent leurs portes sans attendre même qu’ils en fussent sommés.
Restait Senlis, qui était demeurée sous l’obéissance des Anglais, et que Charles VII ne voulait pas laisser derrière lui dans le cas où il marcherait de nouveau sur la capitale. Il s’avança donc jusqu’à un village nommé Baron, et situé à deux lieues de cette ville, qu’il comptait assaillir le lendemain, lorsque, arrivé là, il apprit que le duc de Bedfort venait de nouveau de partir de Paris avec les quatre mille hommes dont on avait déjà entendu parler. Seulement, comme on le sut alors, ces quatre mille hommes, amenés par l’évêque de Winchester, avaient été levés avec l’argent du pape pour marcher contre les Bohêmes, et, par un abus étrange d’autorité, étaient conduits contre les catholiques. Cela prouvait, au reste, le degré de faiblesse où en étaient venus les Anglais, et, pour se renforcer d’une si faible troupe, ils allaient jusqu’à se jouer avec les choses saintes. Mais, destinés à combattre Bohêmes ou Français, ils n’en venaient pas moins ; de sorte que le roi ordonna que les sieurs Ambroise de Loré et Xaintrailles monteraient à cheval et s’en iraient les reconnaître, afin de s’assurer de leur nombre et de leur intention. Les deux chevaliers désignés s’appareillèrent aussitôt, et, prenant avec eux vingt de leurs gens seulement, qu’ils choisirent parmi les mieux montés, ils chevauchèrent si bien qu’ils arrivèrent sur le chemin de Senlis, et qu’arrivés là ils aperçurent un gros nuage de poussière qui semblait monter jusqu’au ciel. Ils dépêchèrent aussitôt un courrier au roi pour le prévenir de ce qu’ils avaient vu et qu’ils croyaient que c’était l’armée du duc de Bedfort, assurant que lorsqu’ils auraient quelque certitude, ils lui enverraient un second messager, mais le prévenant de se mettre toujours sur ses gardes. Effectivement, ils avancèrent encore, et si près et si hardiment qu’ils reconnurent toute l’armée anglaise marchant droit sur Senlis. Alors, comme ils l’avaient dit, ils envoyèrent immédiatement un second chevaucheur, et le roi, prévenu, sortit aussitôt de Baron, où il était trop resserré, et se rangea en bataille dans les champs, ordonnant son armée entre la rivière qui passe à Baron et la tour de Montépilloy. De son côté, le duc de Bedfort arriva vers deux heures à Senlis, et commença à passer la petite rivière, sur les bords de laquelle l’armée française était rangée. Aussitôt Ambroise de Loré et Xaintrailles, qui avaient côtoyé jusque-là l’ennemi, mirent leurs chevaux au galop et revinrent vers le roi pour l’inviter à attaquer les Anglais au moment même où ils étaient occupés de leur passage. Le conseil parut bon à Charles, et il ordonna aussitôt de marcher contre eux. Mais, quelque diligence que fit le roi, le régent fit plus grande diligence encore, de sorte que l’avant-garde de l’armée française trouva en arrivant le passage effectué et l’armée en bataille. Comme il était déjà presque nuit, chacun campa où il se trouvait : les Anglais sur les bords de la Nonette, et les Français à Montépilloy. Le soir même il y eut entre les coureurs des deux partis quelques escarmouches, mais sans qu’elles amenassent pour les uns ni pour les autres aucun résultat important.
Le lendemain, au point du jour, le roi rangea son armée en bataille : l’avant-garde était commandée par le duc d’Alençon et le comte de Vendôme ; le corps d’armée était sous les ordres des ducs de Bar et de Lorraine ; un troisième corps formant l’aile de l’armée était commandé par les maréchaux de Boussac et de Rais ; le sire de Graville et un chevalier limousin nommé Jean Foucault menaient les archers ; enfin une arrière-garde, destinée à se porter en escarmouchant partout où besoin serait d’elle, était commandée par le bâtard d’Orléans, le seigneur d’Albret, Jehanne la Pucelle et La Hire ; quant au roi, il se tenait sur le côté, sans aucun commandement, et ayant pour sa garde le duc de Bourbon, le seigneur de La Trémoille, et bon nombre de braves chevaliers.
Le roi avait si grande envie d’attaquer que, s’avançant le premier en dehors des batailles, il passa et repassa sur le front de l’armée française, avec le comte de Clermont et le sire de La Trémoille, pour voir de quel côté l’ennemi était vulnérable ; mais la science habituelle aux Anglais ne leur avait point failli en cette occasion : le duc de Bedfort avait choisi une situation presque inexpugnable, près de l’abbaye de la Victoire, fondée par Philippe-Auguste après la bataille de Bouvines ; il avait ses flancs couverts par des haies et des fossés ; la rivière et un grand étang le protégeaient par derrière ; enfin, sur tout son front, des pieux aiguisés des deux bouts avaient été plantés aussi serrés qu’une palissade, et derrière ces pieux se tenaient ces terribles archers anglais qui, en montrant les douze flèches que contenaient leurs trousses, se vantaient de porter au côté chacun la mort de douze hommes.
En d’autres temps, à l’époque où Jehanne était inspirée, aux jours d’Orléans, de Jargeau et de Patay, la Pucelle n’aurait eu qu’à déployer son étendard, à marcher en avant, et chacun l’aurait suivie sans faire aucun doute de la victoire ; mais la confiance, en l’abandonnant, avait abandonné l’armée dont elle était l’âme, si bien que les chefs de guerre, réunis au conseil, décidèrent que la position était trop forte pour être attaquée, et pour que le roi risquât de perdre ainsi en un seul jour ce qu’il avait reconquis avec tant de peine. On fit donc offrir aux Anglais la bataille s’ils voulaient sortir ; mais de leur côté les Anglais n’étaient plus les hommes de Crevent, de Verneuil et de Rouvray ; ils répondirent qu’ils étaient prêts à combattre, mais dans leur camp, et qu’ils attendraient en conséquence qu’on les y vînt attaquer : de sorte que comme la veille il n’y eut que quelques escarmouches entre les plus braves des deux armées.
Le soir venu, les Anglais se retirèrent dans leur parc et les Français regagnèrent leurs batailles ; puis la nuit se passa de notre côté dans l’attente d’une affaire décisive pour le lendemain, car on avait su par un prisonnier que les sires de Croy, de Créquy, de Béthune, de Fosseuse, de Lannoy, de Lallaing et le bâtard de Saint-Paul, seigneurs bourguignons, qui tenaient le parti du duc Philippe et qui servaient dans l’armée anglaise, avaient été faits chevaliers par le duc de Bedfort, ce qui n’arrivait guère qu’à l’occasion d’une grande bataille ; chacun se prépara donc de son mieux ; mais, le jour venu, on s’aperçut que les Anglais avaient quitté leur camp pendant la nuit et avaient repris la route de la capitale.
En effet, il était arrivé de tristes nouvelles au duc de Bedfort : le connétable, que le roi ne voulait pas souffrir en sa présence, agissait de son côté, et, étant entré dans le Maine, il avait pris Ramefort, Malcione et Gallerande. Il y avait plus, on disait qu’il marchait sur Évreux. Ainsi, ce n’étaient plus les Anglais qui menaçaient le Poitou, la Saintonge et l’Auvergne ; c’étaient les Anglais au contraire qui étaient menacés jusqu’au cœur de la Normandie. Le retour du duc de Bedfort vers Paris n’était donc point inopportun, car, en rentrant dans la capitale, il apprit la reddition de cinq nouvelles villes : c’étaient Aumale et Torcy, près de Dieppe ; Étrépagny, proche de Gisors, et Bon-Moulin et Saint-Célerin, proche d’Alençon. De plus, le duc de Bourgogne, ému par la lettre de la Pucelle, avait consenti à recevoir des ambassadeurs à Arras, et dans les premiers jours d’août les premiers pour-parlers avaient eu lieu. Il n’y avait donc pas de temps à perdre de la part du duc de Bedfort s’il voulait faire face à la fois à tous les dangers qui le menaçaient ; aussi, laissant deux mille cinq cents hommes à Paris, distribua-t-il le reste dans la Normandie, et accourut-il à Rouen pour y tenir ses états.
Voyant que cette fois encore l’ennemi lui échappait, et ne sachant point quelle cause le ramenait à Paris, le roi, au lieu de poursuivre le duc de Bedfort, ce qui l’eût mis dans un grand embarras, partit de Montépilloy pour Crépy, et sans s’y arrêter s’achemina vers Compiègne, où il fut reçu par les bourgeois avec un grand enthousiasme. Le roi leur donna pour gouverneur et capitaine un gentilhomme de Picardie, nommé Guillaume de Flavy ; et ayant appris que ceux de Senlis, se croyant abandonnés par le duc de Bedfort, venaient de se soumettre à lui, il partit pour cette ville, où il vint loger le soir même du jour où il avait quitté Compiègne.
Néanmoins, pendant les quelques jours que le roi avait passés à Compiègne, un grand événement y avait eu lieu. En réponse aux ouvertures d’Arras, le duc de Bourgogne avait envoyé des ambassadeurs à Compiègne : ces ambassadeurs étaient Jean de Luxembourg, l’évêque d’Arras, les sires de Brimeux et de Charny ; et sur un premier échange de conditions, une trêve avait été conclue. Une des conditions de cette trêve était que les Anglais seraient admis à traiter ; le roi y avait consenti à condition que les princes prisonniers en Angleterre depuis quinze ans seraient admis, de leur côté, à rançon. Cette trêve que le roi devait encore à Jehanne, et que l’on espérait être le préliminaire d’une paix, n’était cependant que partielle ; elle s’étendait pour tous les pays de la rive droite de la Seine, depuis Nogent jusqu’à Honfleur, Paris et les villes servant de passage sur la rivière exceptées ; le roi ayant le droit de les attaquer, et le duc se réservant de les défendre.
Mais pendant que toutes ces conditions se discutaient à Compiègne, La Hire, qui n’avait rien à faire avec la politique et que tout repos lassait, s’en était allé avec quelques hardis compagnons pour chercher des aventures de guerre, et il avait tant chevauché, lui et les siens, qu’un matin il s’était trouvé en face de la forteresse de Château-Gaillard, à sept lieues de Rouen. Comme c’était au point du jour à peine, et que le commandant, nommé Kingston, n’avait aucune crainte d’être attaqué, sachant les Français à plus de vingt lieues de lui, La Hire eut le temps de s’emparer d’une des portes avant que les Anglais n’opposassent de résistance : il profita de ce premier avantage pour faire sommer le gouverneur de se rendre. Celui-ci, se voyant surpris à l’improviste, et ignorant le nombre de ceux à qui il avait affaire, demanda la vie sauve, avec grande crainte de ne pas l’obtenir. La Hire la lui accorda, et, à son grand étonnement, il vit entrer les vainqueurs ; la garnison anglaise était numériquement du double plus forte que ceux à qui elle se rendait. Kingston n’en tint pas moins sa parole ; il rendit le château avec tout ce qui était dedans :
ainsi que la condition en avait été faite, et partit. La Hire s’installa aussitôt en son lieu et place.
Tandis qu’il était en train de déjeuner, on vint lui annoncer que dans une salle basse on venait de trouver un prisonnier français enfermé dans une cage de fer ; La Hire descendit aussitôt et ne reconnut point le captif, tant il était changé ; mais le captif le reconnut. C’était le noble et brave sire de Barbazan, qui, depuis neuf ans qu’il avait été pris à Melun, avait été renfermé et vivait dans cette cage, dont la porte même était rivée, de peur que le captif ne parvînt à l’ouvrir. La Hire en fit rompre les barreaux à l’instant même. Mais, quoiqu’il vît cette issue inespérée ouverte devant lui, le vieux chevalier secoua la tête et s’assit dans un coin, déclarant qu’il avait promis au gouverneur d’être son loyal prisonnier, et que tant qu’il ne serait pas relevé de sa promesse rien au monde ne pourrait le faire sortir de sa cage. La Hire eut beau lui affirmer sur son honneur que Kingston avait rendu le château avec tout ce qui était dedans, et que par conséquent il se trouvait tout naturellement compris dans la capitulation ; Barbazan répondit que cela pouvait être, mais qu’il n’en resterait pas moins où il était jusqu’à ce que sa parole fût dégagée. Force fut donc à La Hire de faire courir après Kingston, lequel revint délivrer Barbazan, qui ne sortit effectivement de sa cage que lorsque son geôlier lui eut rendu sa parole. La Hire laissa garnison à Château-Gaillard et revint vers le roi avec le vieux chevalier, qui s’était hâté de reprendre ses armes et mourait d’envie de s’en servir : tous deux le trouvèrent à Senlis, et il fut bien joyeux, ainsi que tous ceux qui l’entouraient, de revoir le brave sire de Barbazan, dont personne n’avait entendu parler depuis un si long temps que chacun le croyait mort.
Le roi venait d’apprendre en même temps le départ du duc de Bedfort pour Rouen, et il était résolu de faire un mouvement sur Paris, afin de profiter de son absence : le renfort des deux braves chevaliers qui lui arrivaient le confirma encore dans cette résolution, et ayant appris que son avant-garde était parvenue jusqu’à Saint-Denis et y était entrée sans résistance, il partit à son tour, et arriva dans cette vieille nécropole de la royauté, le 29 août suivant. À peine y fut-il que toutes les villes environnantes se soumirent : Creil, Chantilly, Gournay-sur-Aronde, Luzarches, Choisy, Lagny, firent leurs actes d’obéissance ; enfin les seigneurs de Montmorency et de Mouy prêtèrent serment.
Tout allait donc à merveille ; aussi, arrivée à Saint-Denis, la Pucelle vint-elle de nouveau trouver le roi, et, se jetant à ses genoux, le supplia-t-elle, puisqu’il n’avait plus besoin de son secours, de la laisser partir, disant au roi, tout en pleurant de grosses larmes, qu’elle sentait bien qu’elle ne pouvait plus lui être utile, et que ses voix lui avaient dit que, si elle restait encore dans l’armée, il ne lui arriverait plus que malheur. Le roi lui demanda quel était ce malheur qui devait lui arriver : Jehanne lui répondit qu’elle devait être blessée d’abord, et prise ensuite. Mais le roi ne voulut entendre à rien, disant que, si elle était blessée, ce qu’à Dieu ne plaise, il en serait ce qui avait déjà été, c’est-à-dire qu’elle serait guérie promptement ; et que, si elle était prise, il vendrait la moitié de son royaume pour la racheter. Jehanne se releva en secouant la tête, et, voyant qu’elle ne pouvait rien obtenir du roi, elle alla faire ses dévotions dans l’église, afin, s’il lui arrivait malheur, de se trouver au moins dans la grâce de Dieu.
Le lendemain on résolut de s’avancer vers Paris, et l’on quitta Saint-Denis pour venir camper à La Chapelle. Jehanne marchait tristement à cheval, tandis que son jeune frère la suivait portant sa lance, et le sire Daulon son étendard, lorsqu’elle aperçut, suivant la même route qu’elle, un soldat donnant le bras à une femme de mauvaise vie. Jehanne avait fort défendu, en tout temps, que les femmes de ce genre suivissent l’armée ; aussi lui fit-elle dire à l’instant par frère Pasquerel de se retirer. Mais, au lieu de lui obéir, la femme lui répliqua insolemment ; et, comme Jehanne s’avançait pour la chasser elle-même, le soldat s’élança au-devant d’elle l’épée à la main, disant qu’il y avait trop longtemps que de braves gens d’armes comme eux obéissaient à une femme, et qu’il était bien l’heure que cela changeât. Jehanne, habituée à se voir respectée comme un chef de guerre, ne put souffrir une telle insolence ; elle tira son épée ; mais, réfléchissant que si elle frappait du tranchant elle pouvait le tuer, elle le frappa du plat sur son casque, en lui ordonnant de se retirer ; mais, si faible qu’eut été le coup, l’heure de cette bonne épée, qui avait tant de fois résisté à des chocs bien autrement rudes, était venue : la lame vola en morceaux, et la poignée seule resta dans la main de Jehanne. En ce moment, le roi, qui avait entendu quelque bruit, accourut de sa personne pour voir ce qui se passait, et il aperçut Jehanne qui regardait tristement sa lame brisée et la poignée inutile. Alors on lui raconta ce qui s’était passé, et s’approchant de la jeune fille :
— Jehanne, lui dit-il, vous auriez dû frapper avec le bâton de voire lance, et non avec cette bonne épée qui vous était venue divinement.
— Et elle s’en va comme elle était venue, dit Jehanne : car, croyez-moi bien, sire, c’est le dernier avertissement de Dieu qui me dit que je dois me retirer.
Alors le roi se mit à rire de cette persévérance à croire au malheur, et, pour consoler Jehanne de la perte qu’elle venait de faire, il lui offrit sa propre épée ; mais Jehanne refusa, disant qu’elle en prendrait quelque autre aux Anglais.
En effet, comment croire aux pressentiments de cette jeune fille, quand sa réputation croissait de tous côtés, et quand chacun s’adressait à elle comme à une prophétesse et à une sainte ? À Troyes, plusieurs femmes étaient venues la supplier de servir de marraine à leurs enfants, et elle en avait tenu jusqu’à trois sur les fonts de baptême, donnant le nom de Jehanne aux filles et le nom de Charles aux garçons. À Lagny, on était accouru la chercher pour qu’elle priât près de la couche d’un enfant qui, depuis trois jours, semblait mort, et que le prêtre ne voulait pas baptiser, disant qu’il était trépassé ; et Jehanne était venue près de cette couche, s’était agenouillée et avait prié ; alors l’enfant avait ouvert les yeux, si bien que le prêtre avait profité de ce moment et l’avait ondoyé, disant hautement que c’était à la prière de Jehanne que Dieu avait fait ce miracle. Enfin, pendant qu’elle était à Compiègne, tout dernièrement encore, le comte d’Armagnac, qui était un des premiers du royaume, lui avait écrit, à elle, pauvre et ignorante paysanne, pour lui demander auquel des trois papes qui se disputaient le trône de saint Pierre il lui fallait accorder sa croyance, lui promettant de reconnaître celui qu’elle-même reconnaîtrait.
C’étaient, certes, là de grands honneurs, et qui eussent ébloui tout autre que Jehanne ; mais Jehanne, au contraire, était plus humble et plus modeste que jamais, car elle sentait que Dieu se retirait d’elle chaque jour.
Chapitre X Compiègne
Le même soir, les Français se présentèrent devant Paris, qui était défendu par messire Louis de Luxembourg, évêque de Thérouanne, par un chevalier anglais nommé sir Jean Ratcliff, et par trois mille hommes à peu près, sans compter ceux des bourgeois qui, ayant pris part dans le temps au massacre des Armagnacs, étaient plus intéressés encore que les Anglais à ce que le roi ne reprît point sa capitale, sachant bien que, Paris repris, il n’y aurait pas de merci pour eux. Les Français passèrent au-dessous de Montmartre, et vinrent se ranger en bataille depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la butte aux Pourceaux, c’est-à-dire sur l’espace compris aujourd’hui entre la Madeleine et la rue des Martyrs. Là, ils établirent une batterie de canons, et tirèrent plusieurs coups pour en essayer la portée. Elle était bonne, et les boulets portèrent jusque dans la ville. Aussitôt Anglais et bourgeois coururent aux murailles ; il y avait aussi un corps de Bourguignons parmi eux, ce qui était facile à reconnaître à la croix vermeille qu’ils portaient sur leur étendard.
Mais ce soir-là il n’y eut rien autre chose que quelques coups de canon échangés. À l’aspect de l’ennemi, au bruit des bombardes, à l’odeur de la poudre, Jehanne avait repris son ancien courage et s’était chargée de conduire l’assaut, tandis que les ducs d’Alençon et de Bourbon se tiendraient tout armés avec leurs gens derrière la butte aux Pourceaux, qui les menait à couvert de l’artillerie de la place, pour tomber sur les assiégés s’ils tentaient quelque sortie.
Cependant, malgré ces préparatifs, les Parisiens croyaient pouvoir demeurer tranquilles pendant la journée du lendemain, car c’était le jour de la Nativité de Notre-Dame, et ils ne croyaient pas que les Français osassent attaquer la ville pendant une si grande solennité ; aussi leur terreur fut-elle grande lorsque, vers onze heures à peu près, ils entendirent les cloches qui venaient de sonner la messe heurter le tocsin, et qu’ils virent nombre de gens courir par la ville en criant :
— Alarme ! alarme ! les Armagnacs sont au rempart ! Paris est pris ! tout est perdu !
Mais le son des cloches et les cris des fuyards, loin d’intimider la garnison, lui donnèrent courage. Anglais, Bourguignons et bourgeois coururent aux murailles, et ils virent qu’effectivement l’assaut était commencé, mais que les choses étaient loin d’être en aussi bon train pour les Français que le disaient ces prétendus fuyards, qui n’étaient autres que les partisans du roi Charles, lesquels, à l’aide de ces cris, avaient espéré soulever la ville.
En effet, quel que fût le courage des assaillants, leur tâche était difficile, pour ne pas dire impossible. Ils s’étaient bien emparés de la première barrière, à laquelle ils avaient mis le feu, et, la Pucelle et le sire de Saint-Vallier en tête, ils avaient pénétré dans le boulevard du dehors ; mais, arrivés là, ils avaient trouvé qu’il leur restait encore deux fossés à franchir avant d’arriver à la muraille. La Pucelle, à la tête des plus braves, franchit le premier au milieu d’une grêle de flèches, de traits d’arbalète et de mitraille lancée par les canons et les bombardes. Mais le premier fossé franchi, il se trouva que le second était profond et plein d’eau. Cependant cet obstacle, dont Jehanne n’avait point été prévenue, quoique plusieurs dans l’armée française le connussent, qui s’étaient tus par envie, ne parut point à Jehanne devoir lui faire renoncer à l’assaut. Elle parvint sur le point le plus élevé du fossé, et, agitant son étendard, elle appela à elle ceux des chevaliers et des gens d’armes qui étaient désignés pour l’attaque, et qui accoururent conduits par le maréchal de Rais. Alors Jehanne ordonna d’apporter des fascines, des poutres, tout ce que l’on trouverait enfin d’apte à frayer un chemin solide à travers cette eau et cette fange, et elle s’avança elle-même jusqu’au bord du fossé pour en sonder la profondeur avec la lance de son étendard, criant à haute voix :
— Rendez-vous, bonnes gens de Paris ! rendez-vous, de par Jhésus ! car, si vous ne vous rendez pas avant la nuit, nous entrerons de force dans la ville, et vous serez tous mis à mort, sans pitié ni mercy.
Mais, en ce moment même, un des arbalétriers l’ajusta, et lui traversa la cuisse avec son vireton.
Jehanne tomba, car la blessure était cruelle ; et, comme on la crut morte, chacun commença de fuir. Alors elle remit son étendard aux mains du premier soldat qui se trouvait près d’elle, et lui commanda de monter sur le haut du fossé, et de l’agiter de toute sa force, afin qu’on vît qu’elle n’était que blessée. Le soldat fit ce qui lui était ordonné ; mais pendant qu’il secouait l’étendard et criait À l’assaut ! à l’assaut !
un trait l’atteignit au pied ; il se baissa alors pour arracher le fer de sa blessure, et, afin de mieux voir, releva la visière de son casque ; mais, au moment même, un second trait l’atteignit au visage et le renversa mort.
En ce moment le sire de Daulon arrivait : il vit Jehanne couchée sur le talus du fossé, et la terre, tout autour d’elle, hérissée de flèches qu’on lui lançait. Il voulut alors la prendre par-dessous les bras et l’éloigner de la bataille ; mais Jehanne, de ce ton qu’elle savait prendre quand elle voulait être obéie, lui ordonna de n’en rien faire, mais au contraire de ramasser son étendard et de rallier les Français. Alors le sire de Daulon, secondé par le maréchal de Rais, appela si haut et si ferme, que chacun accourut. Pendant ce temps, Jehanne avait arraché le vireton de la plaie ; mais, comme elle souffrait horriblement, elle était restée couchée à la même place, ordonnant toujours que l’on comblât le fossé. Alors, encouragé par tant d’héroïsme dans une femme, chacun se mit à la besogne. C’était, comme nous l’avons dit, une œuvre presque impossible, tant l’eau était profonde. Toute la journée se passa donc à jeter des fascines dans le fossé sans pouvoir le combler ; et, quoique blessée depuis plus de cinq heures sans qu’aucun appareil eût été mis à sa blessure, Jehanne était encore ordonnant l’attaque, et ne voulant point qu’on abandonnât l’assaut, lorsque vint un ordre du roi de se retirer vers Saint-Denis. Si positif que fût cet ordre, Jehanne ne voulait point y obéir, disant que, si l’on voulait s’entêter à l’assaut, on aurait Paris avant qu’il fût deux heures. Deux fois le duc d’Alençon l’envoya chercher sans qu’elle consentît à se retirer : enfin, comme il l’aimait fort, il vint la quérir lui-même. Jehanne alors se décida à s’éloigner, et, se remettant sur ses jambes, elle se retira enfin, mais avec un si merveilleux courage, que, malgré sa terrible blessure, à peine s’apercevait-on qu’elle boitât.
La retraite des Français ne fut troublée que par les décharges d’artillerie qui les poursuivirent ; mais les assiégés s’en tinrent là, nul n’osant sortir de la ville, de peur des embuscades. Cela permit aux assiégeants de ramener leurs morts, qui étaient en grand nombre ; mais, comme ils n’avaient point le temps de leur creuser des fosses, ils les entassèrent dans une grange des Mathurins, et les y brûlèrent.
Les Français regagnèrent pendant la nuit Saint-Denis, où ils s’arrêtèrent. Là, on fit le rapport au roi de tout ce qui s’était passé, et le duc d’Alençon et le maréchal de Rais lui racontèrent comment Jehanne avait fait tout ce qu’elle avait pu pour se faire tuer. Alors le roi la vint trouver en son logement, où elle avait une forte fièvre, et lui fit de grandes remontrances sur le découragement qui l’avait prise. En voyant le roi, Jehanne se mit à pleurer, et lui avoua qu’elle aimait mieux mourir que de tomber aux mains des Anglais, comme ses voix lui avaient dit que la chose devait arriver si elle ne retournait pas dans son village. Alors le roi, pour lui rendre son courage, lui dit de guérir d’abord, et qu’ensuite il lui donnerait congé de faire tout ce qu’elle voudrait. Le même soir, Jehanne fit former un trophée de ses armes, les vouant à saint Denis ; et, comme quelques jours après, grâce à sa grande jeunesse et à la force de sa constitution, sa blessure était refermée, elle ordonna une messe dans la basilique royale, et, après s’être prosternée devant l’autel du martyr et avoir remercié Dieu, la Vierge et les saints des faveurs qu’ils lui avaient accordées, elle suspendit elle-même ses armes à la colonne la plus proche de la châsse qui renfermait les reliques du saint apôtre. Puis, cette pieuse cérémonie achevée, elle s’en alla chez le roi lui demander le congé qu’il lui avait promis.
Mais pendant ce temps, on avait remontré à Charles quelle faute ce serait à lui que de laisser s’éloigner, au moment où rien n’était décidé encore, celle que tout le monde, depuis le premier capitaine jusqu’au dernier soldat, regardait comme son bon génie ; de sorte que Charles répondit à Jehanne que ce qu’il lui avait promis était pour lui rendre bon courage ; mais que, maintenant qu’elle était guérie, c’était lui au contraire qui la suppliait de ne point se retirer, lui affirmant que les gens les plus experts de son conseil lui avaient dit que si elle se retirait tout était perdu. Jehanne voulut insister ; mais aux premiers mots qu’elle dit, et à la connaissance qu’elle avait du caractère du roi, elle vit bien que c’était peine perdue, et que c’était un parti pris de ne pas la laisser s’éloigner. Alors la pauvre enfant se résigna. Comme le roi lui offrait de nouvelles armes, elle les accepta, à l’exception de l’épée, disant, comme la première fois, qu’elle en prendrait une aux Anglais à la première occasion, ce qu’effectivement elle avait fait.
En effet, à partir de ce moment, et pour lui donner plus d’importance encore, le roi augmenta le train de Jehanne, et le porta à la hauteur de celui de ses premiers capitaines ; il lui délivra ces lettres de noblesse qu’il lui avait offertes, lui permit de faire venir près d’elle son second frère, lui donna douze chevaux de main et un trésor particulier pour payer le petit corps d’armée qu’à compter de cette heure elle devait commander en personne ; mais toutes ces faveurs ne purent distraire Jehanne de cette triste pensée qu’elle devait tomber bientôt aux mains des Anglais ; elle se résigna, mais ne se consola point.
Le conseil avait décidé que le roi se retirerait de l’autre côté de la Loire, et cette décision fut exécutée ; Charles revint à Gien, en suivant la route de Lagny, de Bray et de Sens, et en laissant des gouverneurs dans les villes qu’il avait conquises : ainsi Ambroise de Loré demeura à Lagny, Jacques de Chabannes à Creil, Guillaume de Flavy à Compiègne, et le comte de Vendôme à Saint-Denis et à Senlis ; quant à la Pucelle, elle suivit le roi avec les autres chefs de guerre.
À peine les Français avaient-ils quitté les environs de Paris, que le duc de Bedfort revint dans la capitale, où le duc de Bourgogne arrivait de son côté avec un sauf-conduit de Charles, sous prétexte de traiter de la paix ; mais lorsque les deux beaux-frères se trouvèrent en présence, le duc de Bedfort fit si bien que les belles résolutions du duc Philippe s’évanouirent, et que les sentiments éveillés par la lettre de Jehanne firent place à ceux suscités par l’ambition ; il est vrai que peu de cœurs eussent résisté à des offres pareilles à celles qui étaient faites au duc de Bourgogne. Le duc de Bedfort lui abandonnait la régence de Paris, se contentant de son gouvernement de Normandie, et lui promettait la Brie et la Champagne. Il en résulta que, quoiqu’en même temps qu’on publiait la nouvelle régence on publiât aussi le traité de Compiègne, il était évident que, pour cette fois encore, l’espoir de la paix était sinon entièrement détruit, au moins très-fort reculé.
Après quinze jours de conférences dans la ville de Paris, les deux princes se séparèrent : le duc de Bedfort se retirant dans son gouvernement de Rouen, et le duc Philippe revenant à Bruges pour épouser madame Isabelle, fille du roi Jean Ier de Portugal, et pour y fonder l’ordre de la Toison-d’Or.
Pendant ce temps, comme on le pense bien, la trêve jurée ne s’observait guère ; et ni Anglais, ni Français, ni Bourguignons ne s’en souciaient le moins du monde. Le duc d’Alençon avait envoyé ses gens sous la conduite d’Ambroise de Loré, gouverneur de Lagny, pour reconquérir son apanage de Normandie ; le conseil du roi, de son côté, en était revenu à l’ancien projet de s’assurer de toutes les villes qui commandaient le cours de la Loire, et le sire d’Albret, vaillamment secondé par Jehanne, venait de prendre d’assaut Saint-Pierre-le-Moutier. Cette prise, un des plus beaux faits d’armes de la Pucelle, avait rendu un si grand courage aux Français, que, contre l’avis de Jehanne, le maréchal de Boussac et le sire d’Albret étaient allés du même pas mettre le siège devant La Charité ; mais, par le résultat de cette entreprise, on reconnut encore une des dernières lueurs de cette inspiration qui s’éteignait dans la Pucelle : les Français furent repoussés par Perrin Granet, qui commandait la ville, et furent forcés de se retirer en abandonnant leurs canons ; cet échec, prédit par Jehanne, augmenta encore sa renommée en réalisant sa prédiction.
Cependant les nouvelles qui arrivaient de la capitale et de ses environs étaient telles que les yeux du roi et de son conseil se reportaient de ce côté. Non-seulement les garnisons françaises avaient presque toutes réussi à se maintenir, mais encore les habitants de Melun avaient chassé les Anglais de chez eux, et remis leur ville au commandeur de Giresme ; Saint-Denis, de son côté, avait été surpris, et était redevenu Français ; enfin La Hire, qui ne cessait de faire la guerre en partisan, s’était emparé de Louviers, et étendait ses courses jusqu’aux portes de Rouen, qu’il avait même failli prendre par le complot de quelques bourgeois ; il n’y avait pas jusqu’à Paris, qui s’était si bien défendu l’année précédente, qui, abandonné qu’il semblait être par le duc de Bedfort et le duc Philippe aux pillages et aux rapines d’une garnison moitié picarde, moitié bourguignonne, ne se remplît de mécontents. C’étaient de riches nouvelles, comme on le voit, pour le parti du roi Charles, et dont chacun était d’avis de profiter. Aussi son conseil décida-t-il qu’au retour du printemps on reporterait la guerre de ce côté ; en attendant, on fit de grandes proclamations pour rassembler les troupes, et de grands appels au peuple pour avoir de l’argent.
Sur ces entrefaites, une conjuration qui s’ourdissait à Paris, quoique découverte et réprimée, donna de nouvelles espérances à ceux qui suivaient le parti du roi, car elle leur prouva qu’ils avaient des intelligences dans la capitale. Quelques seigneurs de Paris, réunis à ceux du parlement et du Châtelet, après s’être adjoint quelques marchands et gens de métiers, avaient résolu d’introduire les Français dans la capitale : un carme, nommé Pierre Dallée, était le messager qui portait et rapportait les lettres entre ceux du dedans et ceux du dehors ; mais les gardes de la porte Saint-Denis, étonnés de voir toujours passer et repasser ce carme, l’arrêtèrent un matin, et le conduisirent en prison ; là, comme il ne répondait à toutes les questions qu’en déniant qu’il fût pour quelque chose dans les affaires politiques, on le mit à la torture, où la force des tourments lui fit tout avouer : six têtes furent tranchées aux Halles, et plus de cinquante cadavres retrouvés sur les bords de la Seine.
Le moment était donc favorable pour reprendre les hostilités : Jehanne partit avec son petit corps d’armée, et parvint jusqu’à Lagny sans rencontrer d’Anglais. Là, elle apprit qu’un brave, mais impitoyable capitaine, nommé Franquet d’Arras, faisait, avec quatre cents hommes à peu près qu’il avait réunis sous ses ordres, les courses les plus désastreuses pour les bonnes gens du parti du roi ; car il ne recevait personne à rançon, ni hommes, ni femmes, pillant et égorgeant tout ce qui n’était pas Anglais ou Bourguignon. Jehanne ne voulut point passer si près d’un pareil homme et laisser ses crimes sans punition. Elle sortit de Lagny avec un nombre de soldats à peu près pareil à celui qu’elle avait à combattre, et à une lieue de la ville elle rencontra celui qu’elle cherchait : elle marcha droit à lui, et l’attaqua aussitôt avec la même vigueur qu’elle avait montrée aux premiers jours. Mais les quatre cents hommes de Franquet étaient de vaillants archers qui tinrent ferme, et qui deux fois à coups de flèches repoussèrent les troupes royales ; mais deux fois Jehanne les ramena à la bataille, et enfin Franquet et ses partisans furent forcés de se renfermer dans un petit fort à peu près imprenable pour la Pucelle et ses gens, qui n’avaient point de canons. Dans ce moment, par bonheur, Jean de Foucault, qui commandait à Lagny, arriva avec une partie de la garnison et de l’artillerie : les batteries furent donc dressées, on battit en brèche, et aussitôt que la muraille fut praticable, on donna l’assaut. Franquet et ses soldats se battirent en désespérés ; mais ils avaient affaire à encore plus terribles qu’eux ; une partie des partisans fut passée au fil de l’épée, l’autre se rendit à merci : le capitaine Franquet d’Arras était au nombre de ces derniers.
Alors arrivèrent les juges de Lagny et le bailli de Senlis, qui réclamèrent Franquet comme traître, larron et meurtrier. De son côté, Jehanne déclara que, comme il était son prisonnier, elle ne le rendrait à personne, comptant l’échanger contre le seigneur de Loré, qui venait d’être pris ; mais à ceci il lui fut répondu que cet échange était devenu impossible, le seigneur de Loré étant mort en captivité. Sur cette assurance, elle abandonna Franquet et le remit au bailli en disant :
— Faites de lui ce que justice voudra.
Le procès dura quinze jours, et Franquet, après avoir avoué tous ses crimes, eut la tête tranchée.
Pendant ce temps, une nouvelle conspiration venait d’éclater à Paris, et, réprimée comme la première, n’en avait pas moins fait une profonde impression, tant elle avait été près de réussir. Un des prisonniers de guerre de la Bastille, qui avait payé sa rançon, et qui, étant déjà presque élargi, allant et venant à son plaisir, trouva un jour le geôlier endormi sur un banc dans la cour ; il s’approcha alors doucement de lui, et, lui enlevant le trousseau de clefs qu’il avait à la ceinture, il ouvrit la prison de trois de ses camarades, et tous quatre, armés de couteaux et de bâtons, s’en vinrent tomber sur les gardes, dont ils massacrèrent quelques-uns avant que ceux-ci n’eussent eu le temps de se reconnaître, si bien qu’ils allaient peut-être se rendre maîtres de la Bastille, lorsque le sire de l’Isle-Adam, gouverneur de Paris, qui faisait sa ronde avec une troupe de gens d’armes dans les environs, accourut aux cris de ceux que l’on égorgeait, et, entrant à cheval dans la cour, une hache à la main, fendit la tête du chef du complot ; les autres alors furent pris, mis à la torture, avouèrent qu’ils avaient voulu prendre la château pour le livrer aux gens du roi, et, condamnés à mort, furent décapités ou jetés à la rivière.
Cette nouvelle parvint à Jehanne comme elle était à Lagny, et elle avait déjà résolu de marcher sur Paris, afin de profiter de ces bonnes intentions qu’elle y voyait éclater, lorsqu’elle apprit une autre nouvelle bien autrement importante : le duc de Bourgogne, qui plus que jamais s’était refait Anglais, arrivait avec une forte armée et avait mis le siège devant Compiègne, où commandait, comme nous l’avons dit, le sire de Flavy. Jehanne résolut d’aller au plus pressé : elle envoya devant elle Jacques de Chabannes, Régnault de Fontaine et Xaintrailles, faisant dire par eux au gouverneur de tenir ferme et qu’elle arrivait. En effet, ses derniers ordres donnés, elle s’arrête à Crépy un seul jour pour y faire ses dévotions ; puis, la nuit venue, elle part pour Compiègne, où elle pénètre sans obstacle, à la faveur de l’obscurité, quoique la ville fût entourée presque de de tous côtés, et que le sire de Luxembourg, le sire de Noyelles, sir Jean Montgomery et le duc lui-même gardassent les points principaux.
Le matin, Jehanne se rendit à l’église Saint-Jacques pour y entendre la messe, comme c’était son habitude toutes fois qu’elle se trouvait dans une ville. À peine sut-on qu’elle y était, que l’église se remplit de monde, et surtout de femmes et d’enfants. Elle était appuyée contre une colonne, s’agenouillant aux endroits indiqués, priant dévotement et pleurant tout en disant ses prières. Tant que la messe dura on se contenta de la regarder, sans la distraire ; mais à peine la messe fut-elle finie, que la foule se précipita vers elle, demandant à baiser un petit anneau d’or qu’elle portait au doigt, et sur lequel étaient gravés trois croix et le nom de Jésus. Alors Jehanne abandonna ses mains à ces bonnes gens, et comme, un de ceux qui étaient à genoux devant elle lui demandait ce qu’elle avait à les regarder si tristement :
— Hélas ! mes bons amis et mes chers enfants, répondit-elle, je vous le dis en toute assurance : il y a un homme qui m’a vendue ; je suis trahie, et bientôt je serai livrée à la mort. Priez donc Dieu pour moi, je vous en supplie ; car bientôt je ne pourrai plus servir mon roi ni le noble royaume de France !
Alors toute cette foule, entendant ces paroles, se mit à pleurer et à sangloter, lui disant d’indiquer le traître si elle le connaissait, et qu’il en serait fait bonne justice. Mais Jehanne se contenta de secouer tristement la tête, et, sortant de l’église, elle revint chez elle suivie par cette foule, qui resta encore longtemps devant la porte de sa maison dans l’espérance de la revoir.
Jehanne passa la journée en prière. Comme Jésus sur la montagne des Oliviers, elle buvait sans doute le calice que quelque ange lui apportait. Puis, comme la veille elle avait dit à la troupe qui l’accompagnait de se tenir prête à faire une sortie, vers les quatre heures après midi, Pothon-le-Bourguignon, un de ses capitaines, vint à l’heure convenue lui annoncer que ses gens d’armes étaient prêts et qu’on n’attendait plus qu’elle.
Jehanne était vêtue de son costume habituel, c’est-à-dire qu’elle avait une armure d’homme recouverte d’un surcot de velours rouge brodé or et argent ; une forte épée qu’elle avait conquise à Lagny sur un Bourguignon, car, ainsi qu’on l’a vu, depuis qu’elle avait brisé l’épée de Fierbois elle ne voulait plus se servir que de celles qu’elle prenait à l’ennemi ; et sa petite hache d’armes. Elle monta à cheval, prit son étendard des mains de son écuyer, puis, ayant fait une ou deux fois encore le signe de la croix, et ayant recommandé à ceux qui la regardaient partir de prier pour elle :
— Allons ! dit-elle à Pothon.
Et, mettant son cheval au trot, elle se dirigea vers la porte, où l’attendait sa troupe. Au même instant la porte fut ouverte, et Jehanne, suivie de cinq ou six cents gens d’armes à peu près, s’élança dans la plaine, et vint fondre sur les quartiers du sire de Noyelles au moment où Jean de Luxembourg et quelques-uns de ses cavaliers se trouvaient là, y étant venus pour examiner la ville de plus près.
Rien ne pouvait faire prévoir cette sortie, aussi le premier effet en fut terrible : tous les gens du sire de Noyelles étaient surpris sans armes, et Jean de Luxembourg seul, avec les cavaliers qu’il conduisait, essaya de faire résistance, tandis qu’un messager courait ventre à terre à son quartier pour y demander du secours. Pendant ce temps les Français sabraient à qui mieux mieux, renversant tout ce qui résistait, et pénétrant jusqu’au logis de sir Jean Montgomery. Alors chacun se mit hâtivement sur pied, car le cri La Pucelle ! la Pucelle !
avait retenti d’un bout à l’autre du camp ; bientôt des masses dix fois plus nombreuses que ne l’était la petite troupe des assaillants s’avancèrent contre eux, et force leur fut de reculer. La Pucelle menait la retraite comme elle avait mené l’attaque, la dernière à l’une comme la première à l’autre, se retournant chaque fois qu’elle était trop pressée, et à chaque fois qu’elle se retournait voyant reculer devant son étendard toute cette masse d’ennemis. Mais en arrivant à la barrière elle ne put empêcher qu’un peu de désordre ne se mît dans sa troupe ; chacun voulait rentrer le premier, et il y avait lutte pour passer. Jehanne vit que si elle ne donnait pas un peu de temps à ses hommes, la moitié serait étouffée dans les portes ou jetée du haut du pont au fond des fossés. Elle se retourna une dernière fois pour charger l’ennemi ; c’était la troisième : l’ennemi recula. Jehanne le poursuivit avec une centaine d’hommes à peu près qui formait son arrière-garde, mais lorsqu’elle revint elle trouva que les Anglais s’étaient glissés entre elle et le boulevard ; alors elle tira son épée, ce qu’elle n’avait point encore fait de la journée, et chargea pour s’ouvrir un passage. Les Anglais furent renversés du choc, car c’étaient les plus hardis qui étaient restés avec la plus brave ; mais en arrivant à la barrière Jehanne trouva que la barrière était fermée et que malgré ses cris personne ne venait l’ouvrir. Alors il lui fallut essayer de faire retraite à travers champs ; elle se retira donc entre la rivière et Compiègne, afin de gagner ou bien le large, ou bien quelque autre porte qu’on lui ouvrirait ; mais quand on la vit ainsi abandonnée avec une centaine d’hommes à peine, les plus lâches reprirent cœur et se ruèrent sur elle. Attaquée par-devant, coupée en arrière, force fut alors à Jehanne de s’arrêter et de faire face à l’ennemi. La lutte fut longue et terrible : Pothon-le-Bourguignon fit des prodiges de valeur, et Jehanne des miracles. Enfin, un archer picard qui s’était glissé entre les pieds des chevaux parvint jusqu’à elle, la saisit par son surcot de velours, et la tira si violemment à lui qu’il la renversa de son cheval. Cependant à l’instant même Jehanne se remit sur pied et continua de se défendre ; mais enfin ses forces s’épuisèrent, elle tomba sur un genou : elle jeta un dernier regard sur ses soldats ; chacun combattait pour son compte, nul ne pouvait la secourir ; elle comprit que tout était perdu pour elle, que l’heure fatale prédite par ses voix était arrivée, et elle rendit son épée à Lionel, bâtard de Vendôme, qui lui parut le plus considérable de ceux qui l’entouraient.
Aussitôt un grand cri s’éleva qui parcourut le camp des Bourguignons et qui devait retentir par toute la France :
— Jehanne-la-Pucelle est prisonnière !
Cet événement arriva le 28 mai 1430.
Chapitre XI Le procès
Ce fut une grande joie, comme on le pense bien, que la prise de Jehanne au quartier des Bourguignons et des Anglais ; on eût dit que l’on y avait gagné quelque bataille pareille à Crécy, à Poitiers et à Azincourt, et que c’était le roi de France lui-même qui était prisonnier. En effet, cette pauvre fille, maintenant chargée de chaînes, était le plus terrible adversaire qu’ils eussent rencontré sur la terre de France : avant son apparition, ils avaient presque conquis le royaume ; tandis qu’au contraire, depuis qu’elle avait paru, ils n’avaient compté que par défaites, et avaient reperdu les deux tiers de la France.
Aussi chacun se hâta-t-il d’accourir au quartier du sire de Luxembourg pour voir la prisonnière que le bâtard de Vendôme lui avait remise. Le duc de Bourgogne y vint comme les autres, et même des premiers ; et, comme il s’enferma seul avec elle, nul ne sait sur quel sujet roula leur conversation ; seulement on remarqua qu’en quittant Jehanne c’était le duc qui semblait le vaincu et la jeune fille la victorieuse.
Et cependant le péril que courait Jehanne était imminent ; des courriers avaient été envoyés au duc de Bedfort, au comte de Warwick et à l’évêque de Winchester ; et trois jours s’étaient écoulés à peine, que les Anglais, ardents à la vengeance, avaient fait adresser au duc de Bourgogne, par frère Martin, maître en théologie et vicaire-général de l’inquisiteur de la foi au royaume de France, la sommation suivante :
Usant des droits de notre office et de l’autorité à nous commise par le Saint-Siège de Rome, nous requérons instamment et enjoignons, en faveur de la foi catholique, et sur les peines de droit, d’envoyer et amener par devers nous prisonnière ladite Jehanne, véhémentement soupçonnée de plusieurs crimes sentant hérésie, pour être, selon le droit, par devers nous procédé contre elle par le promoteur de la sainte inquisition.
Mais ni le duc de Bourgogne ni le sire de Luxembourg n’étaient disposés à obtempérer à cette réquisition : ils savaient que livrer cette jeune fille aux Anglais, c’était la livrer à la mort ; et le duc de Bourgogne, qui avait reçu ses lettres et qui s’était entretenu près d’une heure avec elle à l’instant où elle avait été prise, savait mieux que personne que c’était une noble héroïne, et non pas, comme le disaient ses ennemis, une misérable sorcière. Il fut donc convenu entre lui et Jean de Luxembourg qu’on ne ferait aucune réponse aux Anglais, et qu’on attendrait, avant de rien décider sur la prisonnière, des nouvelles du roi de France.
Cependant ces nouvelles devaient arriver dans un certain délai, afin de produire quelque efficacité. Il y avait un traité de guerre entre le duc de Bourgogne et le roi d’Angleterre, par lequel ce dernier pouvait réclamer certains prisonniers moyennant dix mille livres de rançon ; seulement il fallait que ce prisonnier fût un roi, un prince du sang royal, un connétable, un maréchal de France ou un général. Or, comme Jehanne n’avait aucun grade positif dans l’armée, le duc de Bourgogne pouvait s’excuser sur ce point dans le cas où, moyennant une rançon égale ou supérieure à celle qu’il attendait du roi d’Angleterre, il la rendrait au roi de France.
Mais le duc de Bourgogne attendit vainement : Charles VII, qui avait retenu la pauvre fille de Domrémy au moment où elle avait voulu se retirer, en lui disant que, si elle était prise, il vendrait, pour la racheter, la moitié de son royaume, Charles VII n’envoya point de messager de Paris, Charles VII n’offrit point de rançon. Ainsi, à peine la couronne était-elle affermie sur sa tête qu’il oubliait celle qui l’y avait posée : il est vrai qu’il en était alors au plus tendre de ses amours avec Agnès Sorel.
Six semaines s’écoulèrent, pendant lesquelles les Anglais, voyant qu’ils ne pouvaient obtenir aucune réponse du duc de Bourgogne, assemblèrent plusieurs conseils ; chacun de ces conseils fut suivi d’une nouvelle sommation, mais toutes furent inutiles.
Cependant la réponse du régent d’Angleterre était parvenue : il consentait à traiter Jehanne en général d’armée, et à offrir pour elle une somme égale à celle qu’il eût offerte pour un roi ou pour un prince royal, c’est-à-dire dix mille livres. En même temps on invitait Pierre Cauchon, le même qui avait été chassé de son diocèse lorsque la ville de Beauvais s’était faite française, à réclamer Jehanne tant en son nom qu’au nom du roi d’Angleterre, sous prétexte qu’ayant été arrêtée sur les terres de sa juridiction c’était à lui d’instruire son procès. Pierre Cauchon résista quelque temps : une fois chargé du procès de Jehanne, il se trouvait placé entre la vengeance des Anglais s’il la reconnaissait innocente, et l’exécration de la postérité s’il la déclarait coupable. L’évêque crut alors se tirer d’affaire en répondant qu’il devait, avant de rien décider par lui-même, prendre l’avis de l’université de Paris. On le pressa de prendre cet avis ; Pierre Cauchon tarda tant qu’il put, mais enfin il fut forcé d’écrire. L’université se composait en grande partie de docteurs vendus aux Anglais : la réponse fut donc que, puisque Jehanne avait été prise dans son diocèse, il devait la réclamer et instruire son procès.
Pendant ce temps, la prisonnière, conduite d’abord au château de Beaulieu, avait été transférée ensuite dans celui de Beaurevoir, situé à quatre lieues de Cambrai, où elle trouva la femme et la sœur de Jean de Luxembourg. Les deux nobles dames étaient d’abord fort prévenues contre Jehanne, qu’elles regardaient comme sorcière, ou tout au moins comme hérétique ; mais, au premier aspect de leur captive, en voyant cette simplicité, cette modestie, cette chasteté empreintes dans toute sa personne, elles se laissèrent aller à un mouvement d’intérêt qui fit bientôt place à une pitié réelle et profonde. Un mois après, Jehanne était devenue leur amie.
Aussi leur premier et seul désir était-il de la sauver. Plusieurs fois elles obtinrent du sire de Luxembourg, impatient du silence de la France et effrayé des menaces de l’Angleterre, de nouveaux délais. Cinq mois s’écoulèrent ainsi.
Pendant ces cinq mois, comme on le pense bien, les Anglais n’avaient point ralenti leurs poursuites. L’évêque de Beauvais, pressé par cette université même à laquelle il avait déclaré s’en référer, était parti le 15 juillet de Paris avec un notaire apostolique et un envoyé de l’université. Le 16, une seconde sommation fut signifiée au duc de Bourgogne et à Jean de Luxembourg, au nom du roi d’Angleterre. Dans cette sommation, le régent réclamait Jehanne comme un des principaux généraux du roi de France, et offrait en conséquence à Jean de Luxembourg la somme portée au traité, c’est-à-dire 10,000 livres, ce qui faisait à peu près 70,000 francs de notre monnaie ; de plus, une rente viagère de 300 livres était assignée à Lyonel, bâtard de Vendôme, auquel, comme nous l’avons vu, elle avait rendu son épée.
Les offres étaient pressantes et le refus dangereux : tous les jours le sire de Luxembourg racontait à sa sœur et à sa femme la marche ascendante des choses, et tous les jours ces deux nobles femmes obtenaient de lui qu’il ne prît encore aucune décision. On espérait éternellement dans le roi de France ; mais le roi de France restait froid et silencieux, préoccupé, à ce qu’il paraît, d’intérêts plus importants que celui de racheter une pauvre paysanne.
Cependant Jehanne menait, en attendant la décision de son sort, une sainte vie qui édifiait et attendrissait tous ceux qui s’approchaient d’elle : elle passait son temps en prières et en pratiques de religion ; puis, de ces mêmes mains qui avaient manié l’épée royale et porté la bannière de Dieu, elle cousait et filait comme au temps de sa jeunesse et de son obscurité. Ses visions étaient revenues ; et, quoique ses voix ne lui parlassent plus que de résignation et de martyre, elle se sentait, sinon plus consolée, du moins plus forte à chaque fois qu’elle les avait entendues.
Enfin, vers le milieu de septembre, le sire de Luxembourg annonça à sa femme et à sa sœur qu’il ne pouvait plus reculer, et qu’il lui fallait livrer Jehanne aux Anglais. Toutes deux, à ces mots, se jetèrent à ses pieds, le suppliant de sauver la pauvre jeune fille : car on savait que la livrer aux Anglais c’était la condamner au martyre. Jean de Luxembourg promit d’offrir une dernière chance de salut à sa prisonnière : c’était de déclarer qu’il consentait, il est vrai, à sa cession, mais qu’elle resterait sous sa garde tant que les 10,000 livres ne seraient pas payées, et que tant que les 10,000 livres ne seraient point payées il serait libre de traiter de son rachat avec le roi de France.
Cette condition, qui, au premier abord, paraissait peu profitable à la prisonnière, lui ouvrait cependant un assez long délai. Le duc de Bedfort n’avait point d’argent, et Jean de Luxembourg le savait parfaitement ; mais, comme à tout prendre, il en pouvait trouver d’un jour à l’autre, soit en France, soit en Angleterre, il chargea sa femme et sa sœur d’annoncer à Jehanne qu’il avait été forcé de traiter avec les Anglais, et que d’un moment à l’autre elle devait se tenir prête à leur être livrée. Les deux femmes essayèrent encore de fléchir leur seigneur ; mais cette fois il fut inflexible.
Il fallut donc annoncer cette terrible nouvelle à Jehanne. La pauvre enfant, en l’apprenant, oublia qu’elle était l’héroïne d’Orléans et la victorieuse de Jargeau, pour ne plus se souvenir de rien que de sa faiblesse et de son isolement. Du jour de sa captivité, la guerrière était disparue, et la femme seule était restée. Elle fondit en larmes comme un enfant, baisant les mains des deux femmes dont elle avait fait ses amies, comme si elle eût dû les quitter à l’instant même et leur dire adieu pour toujours. Et cependant il ne sortit point de sa bouche une prière indigne d’elle, il ne lui échappa point un seul reproche contre son roi ; seulement elle joignit les mains en s’écriant :
— Mon Dieu ! mon Dieu ! je savais que cela devait être ainsi, car mes voix m’en avaient prévenue.
Le soir, lorsqu’elle fut remontée en sa chambre, qui était située au troisième étage d’une des tours du château, elle se mit en prières, et ses saintes lui apparurent. Alors, comme d’habitude, ses larmes se séchèrent, et elle tomba dans cette pieuse extase avec laquelle elle avait l’habitude d’attendre les ordres du Seigneur.
— Jehanne, lui dit alors sa voix, nous venons pour te réconforter : tu auras fort à souffrir ; mais le Seigneur te donnera le courage. Ainsi donc, à défaut d’espérance, conserve la foi.
Ces paroles indiquaient à Jehanne qu’elle était réservée à quelque sombre et terrible catastrophe ; aussi, contre son habitude qui la faisait si obéissante aux ordres divins, essaya-t-elle vainement de se résigner. De toute la nuit elle ne put dormir un instant, pleurant sans cesse et se levant de quart d’heure en quart d’heure pour se mettre en oraison devant un grand Christ d’ivoire qu’elle avait demandé que l’on transportât de la chapelle dans sa chambre.
La journée du lendemain s’écoula comme la nuit, dans les larmes et dans les prières ; seulement Jehanne paraissait rouler dans son esprit quelque sombre projet. Plusieurs fois les deux femmes, effrayées, l’interrogèrent ; mais elle ne leur répondit rien autre chose, sinon que :
— J’aime mieux mourir que d’être remise aux Anglais.
Le soir, elle se retira à l’heure accoutumée ; alors, comme la veille, elle aperçut une grande lumière ; sa chambre s’éclaira, elle leva la tête et vit ses saintes, elles avaient l’air triste et presque irrité ; Jehanne baissa les yeux devant leur colère.
— Jehanne, dit alors la voix, Dieu, qui voit le fond des cœurs, a lu dans le tien tes coupables pensées et t’ordonne d’y renoncer. Le martyre conduit au ciel, et le suicide à la damnation éternelle.
— Oh ! mes saintes ! mes saintes ! s’écria Jehanne en se tordant les bras, j’aime mieux mourir que d’être livrée aux Anglais.
— Il en sera ce que Dieu ordonnera, dirent les voix, et ce n’est point à toi à disposer de toi-même.
— Hélas, mon Dieu ! dit Jehanne en sanglotant, pourquoi ne m’avez-vous pas laissée pauvre et obscure dans mon village ?
Le lendemain, lorsque la femme du sire de Luxembourg, ne voyant pas descendre Jehanne, entra chez elle, elle trouva la jeune fille froide, pâle et étendue sur les dalles de sa chambre ; elle avait passé la nuit dans la situation où son apparition l’avait laissée.
La dame de Luxembourg fit de vives instances à Jehanne pour qu’elle vînt comme d’habitude partager leur repas ; mais Jehanne répondit qu’elle ne le pouvait, désirant communier ; la dame de Luxembourg connaissait les pieuses habitudes de Jehanne, elle savait de plus quels puissants secours les malheureux trouvent dans la religion ; elle redescendit seule et lui envoya le chapelain.
Vers quatre heures de l’après-midi, Jehanne descendit à son tour ; sa reconnaissance paraissait plus grande que jamais pour les deux femmes qui, de ses geôlières, s’étaient faites ses amies ; mais elle les quitta longtemps avant l’heure où elle avait l’habitude de remonter.
La femme et la sœur du sire de Luxembourg n’étaient pas sans inquiétude sur ce pâle et froid désespoir qui avait succédé dans Jehanne à l’exaltation de la veille ; aussi demeurèrent-elles tard à causer ensemble de leur prisonnière et des craintes qu’elle leur inspirait. Tout concourait au reste à augmenter chez elles ces inquiétudes instinctives que l’on éprouve parfois à l’approche des grands événements. On était arrivé au commencement d’octobre ; le ciel était sombre et nuageux, comme il l’est à cette époque de l’année dans les contrées septentrionales de la France. Le vent battait les vieilles tours du Château de Beaurevoir, s’engouffrant par les cheminées et se répandant en longues plaintes dans les chambres vides et dans les sombres corridors. Les deux femmes étaient seules dans un appartement situé au-dessous de celui de Jehanne, écoutant tous ces bruits mystérieux et indicibles de la nuit, lorsqu’il leur sembla tout à coup, au moment où minuit venait de sonner, qu’un cri douloureux traversait l’espace. Toutes deux tressaillirent et écoutèrent ; mais à ce cri succéda le silence le plus profond. Elles crurent s’être trompées. Bientôt pourtant montèrent jusqu’à elles des gémissements qui semblaient venir des fossés du château. Elles coururent alors, pleines d’une vague épouvante, jusqu’à la porte de leur prisonnière : mais elles eurent beau appeler et frapper, personne ne répondit. Alors, se doutant qu’un événement étrange venait d’arriver, elles ordonnèrent aux sentinelles de sortir avec des torches et de faire le tour du château. Arrivée sous les fenêtres de Jehanne, la patrouille nocturne rencontra le corps de la jeune fille ; on crut d’abord que ce n’était plus qu’un cadavre ; bientôt on s’aperçut qu’elle n’était qu’évanouie. On la transporta aussitôt dans la chambre même de la dame de Luxembourg, où, grâce aux soins que lui prodiguèrent les deux femmes, Jehanne reprit ses sens ; comme elle l’avait dit, elle avait mieux aimé mourir que d’être livrée aux Anglais, et, malgré l’ordre de ses voix, elle avait, dans l’espérance de fuir ou dans celle d’être tuée, sauté du troisième étage de la tour ; sans doute Dieu l’avait soutenue dans sa chute : car elle eût du s’écraser contre le talus du fond, et, comme nous l’avons dit, on l’avait retrouvée évanouie seulement.
En revenant à elle, Jehanne parut fort repentante de ce qu’elle avait fait, mais l’impression produite par cet événement sur le sire de Luxembourg ne pouvait être effacée par ce repentir. Il craignit que, dans quelque tentative pareille à celle qu’elle venait de faire, Jeanne, moins heureuse, ne se tuât et ne lui fît perdre ainsi les 10,000 livres offertes pour son rachat ; il déclara donc au régent d’Angleterre qu’il était prêt à mettre Jehanne à sa disposition, mais qu’il entendait que le procès ne commençât qu’à l’heure où il aurait touché la rançon de sa prisonnière. Le duc de Bedfort passa par toutes les conditions qu’il plut au sire de Luxembourg de lui imposer, tant il avait peur que le roi de France n’entrât en concurrence avec lui. Mais le régent s’inquiétait à tort. Le roi de France paraissait avoir complètement oublié l’existence de celle à laquelle il devait sa couronne.
Le régent avait convoqué, le 4 août 1430, les états de la province de Normandie à Rouen, et il leur avait demandé une contribution de 80,000 livres, qui avait été votée. Sur les 80,000 livres, 10,000 étaient destinées au rachat de la Pucelle ; ces 10,000 livres furent payées au sire de Luxembourg vers le 20 octobre.
L’évêque de Beauvais s’occupa alors, avec une activité derrière laquelle se faisait incessamment sentir la haine des Anglais, d’assembler le tribunal qui devait juger Jehanne. En attendant, elle avait été transportée du château de Beaurevoir dans les prisons d’Arras et du Crotoy ; puis de cette dernière ville elle avait été conduite à Rouen, où se trouvait alors le jeune roi Henry, pauvre enfant qu’on allait associer, sans qu’il se doutât du crime dont on tachait son innocence, au meurtre juridique qui se préparait. Arrivée à Rouen, Jehanne fut conduite dans la grosse tour où l’on avait fait d’avance forger pour elle une cage de fer, qui se fermait avec deux cadenas et une serrure, et dans laquelle elle était encore retenue par des chaînes qui, à l’aide d’une espèce de collier, lui entrelaçaient le bas de chaque jambe. Là, elle fui exposée aux outrages de la multitude comme une bête fauve. Les soldats l’insultaient et la piquaient du bout de leur lance pour la faire lever lorsque venaient pour la voir quelques personnages de distinction. Le sire de Luxembourg lui-même, après avoir touché le prix de son sang, eut la cruelle curiosité de la venir voir une dernière fois : il était accompagné du comte de Warwick et du comte de Strafford :
— Jehanne, lui dit-il en riant, je suis venu pour te mettre à rançon, mais il faut que tu me promettes de ne jamais plus tirer l’épée contre moi.
— Hélas, mon Dieu, répondit la jeune fille, je sais bien que vous vous riez de moi, car vous m’avez vendue, et vous n’avez maintenant ni le pouvoir ni le vouloir de me racheter. Il y a plus, je sais que les Anglais me feront mourir, croyant, par ma mort, gagner le royaume de France ; mais il n’en sera rien ; car fussent-ils cent mille de plus qu’ils ne sont maintenant, ils n’auront pas ce royaume.
À ces mots, le comte de Strafford s’emporta tellement qu’il l’insulta par les plus grossières injures ; il tirait son épée pour la frapper ; mais le comte de Warwick l’arrêta au moment où Jehanne, voyant son intention, se jetait au-devant du coup.
Et cependant toute captive, tout enfermée dans une cage de fer, tout enchaînée et gardée à vue qu’elle était, la pauvre Jehanne inspirait encore une si grande terreur à ses ennemis, que des lettres écrites au nom du roi d’Angleterre, et datées du 12 décembre 1430, ordonnaient de faire arrêter et traduire devant des conseils de guerre tout soldat à qui la peur inspirée par la Pucelle ferait abandonner ses drapeaux. En effet, dans les derniers temps, aucune armée ne voulait plus marcher contre elle, et les soldats aimaient mieux s’exposer à la mort en désertant qu’en combattant.
Aussi les préparatifs se poursuivaient-ils avec la plus grande activité. Enfin, le mercredi 21 février 1431, le tribunal s’assembla en la chapelle royale de Rouen, et les lettres par lesquelles le roi ordonnait que la Pucelle fût remise à la justice ecclésiastique furent lues en présence de messeigneurs et maîtres Gilles, abbé de Fécamp, Jean Beaupère, Jean de Châtillon, Jacques le Terrier, Nicolas Midi, Gérard Feuillet, Guillaume Hecton, Thomas de Courcelles et maître Richard Prati. Alors maître Jean d’Estivet, promoteur du procès, demanda que Jehanne fût amenée pour être interrogée, ce qui fut à l’instant même accordé par l’évêque. Un huissier présenta une requête de Jehanne, demandant qu’avant l’ouverture du procès il lui fût permis d’entendre une messe. L’évêque et les juges délibérèrent, et décidèrent que la requête devait être refusée à Jehanne, attendu les crimes dont elle était diffamée. L’ordre fut en conséquence donné de la conduire à l’instant même devant le tribunal. Jehanne fut amenée aussitôt, et le même jour l’interrogatoire commença.
Ce fut alors que Jehanne se montra vraiment grande et belle. La pauvre jeune fille, qui ne savait ni lire ni écrire, à qui l’on avait seulement appris à coudre et à filer, et qui, outre cela, connaissait pour toutes choses, comme elle le disait elle-même, son Pater, son Ave Maria et son Credo, la pauvre prisonnière isolée, sans conseil humain, soutenue seulement par Dieu et par sa conscience, se montra toujours calme, souvent énergique, quelquefois sublime : aussi nous contenterons-nous de citer, pour donner à nos lecteurs une idée de cette majestueuse figure, quelques questions et quelques réponses prises presque au hasard dans son interrogatoire :
Admonestée de jurer sur tous les saints Évangiles qu’elle dirait la vérité en toutes choses sur lesquelles elle serait interrogée :
Jehanne répondit :
— Je ne jurerai point, attendu qu’il y a telles choses concernant le roi de France sur lesquelles je ne puis répondre à ses ennemis.
— Mais, reprit l’évêque, vous jurerez au moins de dire la vérité sur ce qui concernera la foi catholique et sur les choses qui n’intéresseront que vous.
Jehanne répondit que, sur ses père et mère et sur toutes choses qu’elle avait faites depuis que, partant de Domrémy, elle avait pris le chemin de la France, elle était prête à répondre et jurerait volontiers de dire la vérité ; mais, que sur les révélations à elle faites de la part de Dieu, et qu’elle n’avait jamais confiées qu’au roi Charles, lui dût-on couper la tête, elle ne les révélerait point avant d’en avoir congé du roi Charles et de Dieu.
Cette réponse faite avec la simplicité d’une jeune fille et la fermeté d’un héros, l’évêque l’admonesta de jurer de dire la vérité en ce qui toucherait la foi. Jehanne alors se mit à genoux, posa les deux mains sur le missel, et jura qu’elle dirait la vérité sur les choses concernant la foi ; mais elle ajouta que de ses révélations elle ne dirait rien à personne qu’elle n’en eût reçu la permission de la même voix qui les lui avait faites. Puis s’adressant à l’évêque et le regardant en face :
— Regardez-y à deux fois, lui dit-elle, avant de vous faire mon juge ; car, au nom de Dieu, je vous réponds que vous prenez là une lourde charge.
Interrogée sur le lieu de sa naissance, sur l’âge qu’elle a et sur l’éducation qu’elle a reçue :
Elle répond qu’elle est née à Domrémy, qu’elle a dix-neuf ans ou environ, et qu’elle sait le Pater noster, Ave Maria et le Credo.
Interrogée à quelle époque elle eut ses premières révélations et par quel intermédiaire :
Elle répond que c’était à l’âge de treize ans et par la même voix qui l’enseigna toujours depuis à se bien gouverner ; mais que la première fois qu’elle entendit cette voix, elle eut grand-peur ; que ladite voix retentit en temps d’été, en plein midi, et tandis qu’elle était dans le jardin de son père.
Interrogée sur ce que lui ordonna cette voix :
Elle répond que deux ou trois fois la semaine cette voix lui ordonnait de partir pour venir en France sans que son père sût rien de son départ, et qu’il fallait qu’elle se hâtât de partir, et qu’elle ferait lever aux Anglais le siège d’Orléans et mènerait sacrer le dauphin à Reims.
Interrogée si, quand elle quitta son père et sa mère, elle croyait pécher :
Elle répond : — Puisque Dieu le commandait, eussé-je eu cent pères et cent mères, et eussé-je été fille de roi, je fusse partie.
Interrogée si elle trouva quelque empêchement sur sa route :
Elle répond que, sans empêchement aucun, elle vint jusqu’au roi.
Interrogée du lieu où était le roi :
Elle répond qu’elle trouva le roi à Chinon, où elle arriva vers le midi ; qu’elle se logea dans une petite hôtellerie, et qu’après le dîner elle se rendit devers le roi qui était en son château.
Interrogée si le roi lui fut désigné :
Elle répond que non, mais qu’elle le reconnut par le conseil de sa voix.
Interrogée de quelle étoffe était son étendard, et si c’était de toile ou de drap :
Elle répond que c’était de blanc satin.
Interrogée par quel sortilège elle rendait le courage aux soldats qui suivaient son étendard,
Elle répond : — Je disais : Entrez hardiment parmi les Anglais, et j’y entrais la première.
Interrogée d’où vient que son étendard était au sacre plus près du chœur qu’aucun autre,
Elle répond : — C’était bien le moins, étant le premier à la peine, qu’il fût le premier à l’honneur.
Interrogée si l’espérance de la victoire était fondée en elle ou en son étendard :
Elle répond : — Elle était fondée en Dieu et non ailleurs.
Interrogée si ceux de son parti croyaient fermement qu’elle fût envoyée de par Dieu,
Elle répond : —S’ils le croient, ils ne sont pas abusés.
Interrogée si saint Michel lui apparaissait nu ou habillé :
Elle répond : — Croyez-vous que Dieu n’a pas de quoi le vêtir ?
Interrogée si elle fit la sortie de Compiègne à l’instigation de ses voix :
Elle répond qu’un jour, étant sur les fossés de Melun, il lui fut dit par ses voix qu’avant qu’il fût la Saint-Jean d’été elle serait prise par les Anglais ; mais qu’il ne fallait pas qu’elle s’en abattît, mais qu’au contraire elle prît la chose comme lui venant du Seigneur, et que le Seigneur l’aiderait.
Interrogée si depuis ce jour ses voix lui ont renouvelé le même avertissement :
Elle répond que plusieurs fois elle l’a reçu, et qu’alors elle a demandé quand cela arriverait et dans quel lieu, mais qu’à cette demande elle n’a jamais eu de réponse.
Interrogée dans le cas où elle eût su qu’elle devait être prise si elle eût fait cette sortie,
Elle répond qu’elle ne l’eût pas faite volontiers, mais que si cependant ses voix l’eussent ordonné, elle eût suivi leur commandement jusqu’à la fin.
Interrogée pourquoi elle sauta du haut de la tour de Beaurevoir dans les fossés :
Elle répond : — Il m’était plus cher de mourir que de tomber aux mains des Anglais.
Interrogée si ses voix lui ont conseillé ce moyen d’évasion :
Elle répond qu’au contraire elles le lui ont défendu, et que c’est la première fois qu’elle leur a désobéi.
Interrogée si, en sautant ainsi, elle croyait se tuer :
Elle répond qu’elle n’en savait rien, et qu’en sautant elle se recommanda à Dieu.
Interrogée si, après cet essai de fuite, elle fit pénitence pour l’avoir tenté contre l’avis de ses voix :
Elle répond : — Ma pénitence fut la douleur que je me fis en tombant.
Interrogée si la blessure fut grave :
Elle répond qu’elle l’ignore, mais que ce qu’elle sait, c’est qu’elle fut deux ou trois jours sans pouvoir boire ni manger ; mais qu’enfin elle fut consolée par sainte Catherine, qui lui ordonna de se confesser et de remercier Dieu de ce qu’elle ne s’était point tuée ; qu’au reste les gens de Compiègne auraient secours avant la Saint-Martin d’hiver ; et que sur cette consolation elle se prit à recommencer à manger, et bientôt fut guérie.
Interrogée si ses voix lui ont dit qu’elle serait délivrée des mains des Anglais :
Elle répond que ses voix lui ont dit : — Prends tout en patience, et ne t’inquiète pas de ton martyre, c’est le chemin du paradis.
Interrogée si, depuis que ses voix lui ont fait cette promesse, elle croit effectivement qu’elle ira en paradis et ne sera point damnée en enfer ;
Elle répond qu’elle le croit aussi fermement que si elle était déjà au royaume des cieux ; et comme on lui disait que cette promesse qu’elle avait reçue était d’un grand poids, elle répond qu’elle la tient en effet pour son plus grand trésor.
Interrogée si, après une telle révélation, elle croit être dans la grâce de Dieu,
Elle répond : — Si je n’y suis pas, je prie Dieu de m’y mettre ; si j’y suis, je prie Dieu de m’y conserver.
C’était ainsi que Jehanne répondait ; c’était ainsi que la jeune fille, après être passée de la foi à l’héroïsme, passait de l’héroïsme au martyre ; car, si saintes que fussent ses réponses, si éclatante que fût son innocence, elle était d’avance condamnée.
Cependant on n’osait point parler de mort, car toutes ces accusations de sorcellerie et d’impiété avaient été successivement écrasées sous les pieds de la jeune fille. Dès le commencement du procès, on avait introduit dans sa prison un misérable, nommé Loyseleur, lequel s’était donné pour prêtre lorrain, persécuté et martyr comme elle, lequel l’avait plusieurs fois entendue en confession, tandis que le comte de Warwick et le duc de Bedfort écoutaient, cachés derrière une tapisserie. Mais la confession de Jehanne était celle d’un ange : on n’avait rien pu surprendre par ce moyen ; il avait donc fallu y renoncer, et un matin l’infâme espion de Jehanne était sorti de la prison pour n’y plus rentrer.
On avait envoyé prendre des informations à Domrémy, dans le pays de Jehanne, et tout le pays avait répondu d’une seule voix que Jehanne était une sainte.
On avait appelé de savants docteurs en médecine et de vénérables matrones, et ils avaient déclaré à l’unanimité que Jehanne était vierge ; il n’y avait donc point à dire que Jehanne avait conclu un pacte avec le démon, puisque le rituel dit positivement que le démon ne peut pactiser avec une vierge.
Tous les chefs d’accusation, détruits les uns après les autres, s’étaient donc réfugiés dans quelques misérables subtilités : elle refusait de se soumettre à l’Église et elle continuait à porter des habits d’homme.
Son refus de se soumettre était un piège où l’avaient fait tomber ses juges : on lui avait fait une si subtile distinction de l’église triomphante dans le ciel et de l’église militante sur la terre, que, malgré sa lucide et prompte conception, elle n’y avait rien compris. D’ailleurs ce misérable prêtre, qu’elle croyait toujours un homme de Dieu, et dont elle déplorait la perte chaque jour, l’avait persuadé que se soumettre à l’Église, c’était reconnaître un tribunal composé entièrement de ses ennemis.
Quant à son obstination à conserver les habits d’homme, elle s’explique tout naturellement : plusieurs fois Jehanne, belle et jeune, avait été en butte aux violences de ses gardiens, que l’on disait même encouragés par le duc de Bedfort, et elle croyait sa chasteté mieux défendue par des habits d’hommes que par des vêtements de femme.
Cependant plusieurs des juges avaient des remords sur la manière dont ils voyaient la procédure se dérouler, et l’un d’entre eux, pressé par la voix de sa conscience, suggéra à Jehanne, en plein tribunal, l’idée de se soumettre au concile général de Bâle, qui était alors assemblé.
— Qu’est-ce qu’un concile général ? demanda Jehanne.
— C’est une congrégation de l’Église universelle, lui répondit frère Isambard, et vous y trouverez autant de docteurs de votre parti que du parti des Anglais.
— Oh ! dans ce cas, messieurs, s’écria Jehanne, soyez témoins que non-seulement je m’y soumets, mais encore que je le réclame.
— Taisez-vous donc ! de par le diable ! interrompit alors l’évêque.
Puis se tournant vers le notaire apostolique :
— Je vous défends, lui dit-il, d’insérer cette demande au procès-verbal.
— Hélas ! répondit la jeune fille avec cet accent de triste résignation qui ne l’abandonna point un instant, vous écrivez tout ce qui est contre moi, et vous ne voulez rien écrire de ce qui est pour.
À la porte du tribunal, le comte de Warwick attendait frère Isambard ; en l’apercevant il s’approcha de lui la main levée ; mais réfléchissant au danger qu’il encourait en frappant un ecclésiastique, il baissa la main ; puis, d’une voix qui avait conservé toute la menace de son geste :
— Pourquoi, lui dit-il, as-tu soufflé ce matin cette méchante ? Par la mort-Dieu ! vilain, si je m’aperçois encore que tu veuilles l’avertir pour la sauver, je te ferai jeter dans la Seine.
Les interrogatoires terminés, les juges se rassemblèrent, le 12 mai, chez l’évêque de Beauvais ; là, comme ils n’osaient assumer sur eux seuls la responsabilité d’un jugement aussi inique que celui auquel Jehanne était destinée, ils rédigèrent douze articles inexacts et mensongers qu’ils envoyèrent, sous forme de mémoire à consulter, et sans même nommer l’accusée, à l’Université de Paris, au chapitre de Rouen, aux évêques de Coutances, d’Avranches et de Lisieux, et à cinquante ou soixante docteurs qui avaient été assesseurs dans le procès. La réponse fut que : L’accusée avait cru légèrement ou orgueilleusement à des apparitions et révélations qui venaient sans doute du malin esprit, qu’elle blasphémait Dieu en soutenant que Dieu lui ordonnait de porter l’habit d’homme, et qu’elle était hérétique en refusant de se soumettre à l’Église.
Pendant toute cette enquête, Jehanne tomba malade ; alors l’ordre arriva d’avoir d’elle les plus grands soins, et les meilleurs médecins de Paris furent envoyés pour la traiter. — Pour l’empire du monde, disait le comte de Warwick, le roi ne voudrait pas qu’elle mourût de mort naturelle ; il l’a achetée assez cher pour en faire ce qu’il en veut, et il entend qu’elle soit brûlée vive.
Jehanne guérit, comme le désirait le roi d’Angleterre ; et comme elle pouvait, avec toutes les fatigues de corps et d’esprit qu’elle endurait, tomber une seconde fois malade et ne s’en plus tirer aussi heureusement, on pressa la sentence, et la sentence fut rendue : c’était, selon l’habitude des jugements ecclésiastiques, une déclaration faite à l’accusée qu’elle était retranchée de l’Église comme un membre corrompu, et qu’elle était livrée à la justice séculière. Cependant les conseillers avaient ajouté que, dans le cas où l’accusée consentirait à se rétracter et renoncerait à ses habits d’homme, ils engageaient les juges à modérer la peine en ce qui touchait la mort ou la mutilation.
Mais ce n’était pas chose facile que de faire reconnaître à l’inspirée que les révélations qu’elle continuait d’avoir, et qui seules lui donnaient la force qui la soutenait, lui venaient du démon et non pas de Dieu. On essaya d’abord de vaincre ce que l’on appelait son obstination par la peur de la torture. En conséquence, l’évêque de Beauvais se rendit à la prison avec le bourreau et les instruments de la question. On annonça alors à Jehanne que si elle ne voulait pas abjurer et reconnaître ses hérésies, on allait la mettre à la gêne ; en même temps le bourreau préparait le chevalet. Jehanne, en voyant ces préparatifs, devint très-pâle ; mais sa constance ne fut point une seule minute ébranlée, et se retournant vers l’évêque :
— Faites, lui dit-elle ; mais je vous préviens que le mal qui sera fait à mon corps et à mon âme retombera sur votre âme et sur votre corps.
Une pareille menace, comme on le comprend bien, n’était point capable d’arrêter son persécuteur ; mais comme Jehanne était encore très-faible de la maladie qu’elle venait de faire, le médecin déclara qu’il était possible que l’accusée mourût dans les tourments.
Comme cette mort était le malheur que redoutaient le plus les Anglais, et que Pierre Cauchon répondait pour ainsi dire de Jehanne sur sa tête, on eut alors recours à ce misérable prêtre nommé Loyseleur, que l’on avait déjà introduit dans sa prison, sans qu’il eût rien pu tirer de Jehanne que l’on trouvât moyen de retourner contre elle. Il se glissa dans le cachot de Jehanne et prétendit avoir séduit le geôlier par ses prières. Jehanne le reçut comme son libérateur spirituel, et le misérable lui donna le conseil de se soumettre à tout ce qu’on exigeait d’elle, lui répondant que, sa soumission faite, elle passerait immédiatement des chaînes des Anglais aux mains de l’Église. Jehanne combattit, toute une nuit, les sophismes de ce misérable avec la logique lucidité de son esprit ; mais enfin, croyant que c’était par dévouement qu’il lui donnait ce conseil, et, humiliant son ignorance devant la sagesse de celui qu’elle regardait comme l’homme de Dieu, elle promit de faire tout ce qu’on voudrait.
En conséquence, dès le surlendemain de cette promesse, c’est-à dire le 24 mai 1431, Jehanne fut tirée de sa prison et conduite sur la place du Cimetière de Saint-Ouen pour y entendre sa sentence. Deux échafauds y avaient été dressés : l’un pour l’évêque de Beauvais, le vice-inquisiteur, le cardinal de Winchester, l’évêque de Noyon, l’évêque de Boulogne et trente-trois assesseurs ; l’autre pour Jehanne et Guillaume Érard, qui était chargé de la prêcher ; au pied de l’échafaud était le bourreau avec sa charrette tout attelée, et prêt, en cas de refus, à conduire Jehanne sur la place du Vieux-Marché, où le bûcher l’attendait. Toutes choses, comme on le voit, étaient prévues ; et, le cas échéant, il n’y avait pas de retards à craindre.
Tout le peuple de Rouen semblait divisé en deux parties : l’une qui attendait Jehanne sur la place du Cimetière, l’autre qui l’attendait à la porte de sa prison et dans les rues où elle devait passer. Cette dernière portion se mit à sa suite à mesure qu’elle avançait, de sorte qu’en arrivant sur la place, comme déjà elle était presque pleine, l’encombrement devint tel que l’on fut obligé de faire ouvrir un chemin jusqu’à l’échafaud à coups d’épée et à coups de pique.
À peine Jehanne fut-elle montée sur l’échafaud, que Guillaume Érard prit la parole, et essaya de l’écraser sous le poids d’un discours tout rempli non-seulement d’accusations, mais d’insultes. Jehanne écouta toute cette diatribe avec sa résignation ordinaire et sans répondre un seul mot, paraissant tellement absorbée dans une prière mentale, qu’on eût dit qu’elle n’entendait même pas les paroles de l’orateur. Cette insensibilité apparente exaspéra Guillaume Érard, et, lui posant la main sur l’épaule :
— C’est à toi, s’écria-t-il en secouant la jeune fille, c’est à toi, Jehanne, que je parle ; et c’est non seulement à toi, mais c’est à ton roi, et je dis que ton roi est schismatique et hérétique !
Mais à ces mots, Jehanne se releva pour défendre encore avec la parole celui qu’elle avait défendu du glaive, et qui en récompense l’avait si lâchement abandonnée.
— Par ma foi, et révérence gardée, s’écria-t-elle, je vous ose bien dire et bien jurer sur la peine de ma vie, que ce roi que vous insultez est le plus noble chrétien parmi les chrétiens, celui qui aime le mieux la foi et l’Église, et qui par conséquent n’est point tel que vous le dites.
— Faites-la taire ! faites-la taire ! crièrent alors ensemble et d’une seule voix, s’adressant à l’appariteur Massieu, l’évêque de Beauvais et Guillaume Érard.
Alors l’appariteur se leva, força Jehanne à s’asseoir, et, prenant la cédule d’abjuration, il la lut tout haut ; et, cette lecture finie, il étendit la cédule vers Jehanne en lui criant :
— Abjure !
— Hélas ! répondit Jehanne, je ne sais ce que vous voulez dire en m’ordonnant d’abjurer.
— Alors expliquez-lui ce que c’est ! cria l’évêque, et surtout dépêchons.
L’appariteur s’approcha alors de Jehanne ; c’était celui qui était chargé d’accompagner les criminels en prison, au tribunal et à l’échafaud ; et cependant cet homme, en voyant la candeur et la résignation de Jehanne, se sentit touché d’une profonde compassion pour elle. Il lui donna donc le conseil, au lieu d’abjurer, de s’en rapporter à l’Église universelle.
Jehanne se leva alors, et d’une voix douce, mais ferme :
— Je m’en rapporterai, dit-elle, à l’Église universelle pour savoir si je dois abjurer ou non.
— Abjure sans condition, abjure à l’instant même, s’écria Guillaume Érard, ou, par le Dieu du ciel, je te jure que ce jour est ton dernier jour, et qu’avant la nuit tu seras brûlée.
Jehanne, à cette menace, pâlit et frissonna ; puis l’on vit couler deux grosses larmes sur ses joues : elle était au bout de ses forces, le héros faisait place à la femme.
— Eh bien ! dit-elle en éclatant en sanglots, je déclare que je m’en rapporte sur le tout à mes juges et à notre sainte mère la sainte Église.
— Alors signe, dit Guillaume Érard en lui présentant un papier qu’il prit des mains de Laurent Cullot, secrétaire du roi d’Angleterre.
— Qu’est cela ? demanda la jeune fille.
— L’acte d’abjuration qu’on vient de te lire, et par lequel tu promets de ne plus porter d’armes, de laisser croître tes cheveux, et de renoncer aux habits d’homme.
— Mais, dit Jehanne en hésitant, celui que l’on vient de me lire me semblait plus court que celui-ci.
— Non, c’est le même, dit Guillaume Érard.
Et mettant une plume dans la main de Jehanne et la main de Jehanne sur le papier :
— Signe, lui dit-il, signe à l’instant même, ou sinon… Il appela le bourreau, qui, poussant son cheval en arrière, fit reculer sa charrette jusqu’à l’échafaud.
— Hélas ! dit Jehanne d’Arc, Dieu est témoin que je suis seule ici contre vous tous et que si vous me trompez, c’est bien infâme !
À ces mots, elle leva les yeux au ciel comme pour demander un dernier conseil à Dieu ; puis, laissant retomber sa tête sur sa poitrine, elle fit une croix en poussant un soupir. C’était, comme on s’en souvient, la seule signature qu’elle sût tracer.
Mais cette abjuration qui infamait Jehanne, en avouant que tout ce qu’elle avait fait était fait contre le conseil et la volonté de Dieu, et à la suggestion des mauvais esprits, car bien véritablement, comme avait cru s’en apercevoir Jehanne, on lui avait fait signer une cédule différente de celle qu’on lui avait lue ; cette abjuration, dis-je, sauvait sa vie ; car la consultation disait qu’au cas où l’accusée abjurerait, se laisserait pousser les cheveux et reviendrait à ses habits de femme, on implorerait pour elle toute la miséricorde de ses juges. Au moment où Jehanne abjura, une grande clameur s’éleva donc dans la foule, joyeuse parmi les Français qui voyaient Jehanne sauvée, menaçante parmi les Anglais qui voyaient Jehanne échapper à la mort.
Alors l’évêque de Beauvais se leva et imposa silence à toute cette multitude agitée de sentiments si divers, en faisant signe qu’il allait lire la sentence. Nous la rapportons ici textuellement.
In nomine Domini, amen.
Tous les pasteurs de l’Église, qui ont soin et désir de conduire le peuple de Dieu, doivent loyalement et diligemment prendre garde que le diable, par ses arts subtils, ne séduise et ne déçoive par ses fraudes les brebis de Jésus-Christ, ce à quoi il travaille sans cesse ; ce pourquoi il est nécessaire par grande diligence de résister aux fausses et déloyales entreprises ; comme toi, Jehanne, dite vulgairement la Pucelle, as été circonvenue de plusieurs erreurs en la foi de Jésus-Christ, sur quoi tu as été appelée en jugement, vus par nous tous les points et articles de ton procès, les confessions, réponses et assertions par toi faites et dites, et tout le procès vu et délibéré par les maîtres et docteurs de la Faculté de théologie de Paris, et plusieurs prélats et docteurs ès-droits, tant en droit canon qu’en droit civil, étant dans cette ville de Rouen, par lesquels tu as été charitablement et longuement admonestée ; nonobstant lesquelles monitions et remontrances tu as témérairement péché à bouche ouverte ; par quoi, afin que tu fasses pénitence salutaire, nous t’avons condamnée et condamnons, par sentence définitive, à chartre perpétuelle, avec le pain de douleur et l’eau de tristesse, afin que tu pleures tes péchés, et que désormais tu n’en commettes plus, sauf toutefois notre grâce et modération si tu te conduis à l’avenir de façon à la mériter.
Après la lecture de cette sentence, Guillaume Érard se leva de nouveau et cria trois fois :
— Ô France ! France ! tu as été séduite par une femme qui t’a faite hérétique !
Mais Jehanne se leva, et d’une voix forte :
— Ce n’est point vrai, dit-elle, ce n’est point vrai ; dites cela de moi si vous le voulez, mais non point de la France qui est un saint royaume.
— Taisez-vous, lui cria-t-on, taisez-vous, Jehanne, car il n’y a pas si longtemps déjà que l’on vous a fait miséricorde qu’on ne puisse revenir là-dessus.
— Eh bien ! alors, dit Jehanne, comme la chose a été convenue, que l’on me tire donc des mains des Anglais, et que l’on me mène dans les prisons de l’Église.
Mais, sans écouter cette réclamation, fondée cependant sur une promesse positive, Jehanne fut reconduite dans la grosse tour. Elle y fut bientôt suivie par le vicaire de l’inquisition, et par plusieurs de ses juges qui venaient pour lui faire sentir le prix de la grâce qu’elle avait reçue, et pour lui signifier d’abandonner ses habits d’homme. Jehanne répondit avec humilité qu’elle était prête à obéir en tout à la teneur du jugement. En conséquence, on lui apporta un ballot contenant des habits de femme. Jehanne demanda à rester seule, et les revêtit ; alors les Anglais rentrèrent, et l’attachèrent à un poteau situé au milieu de sa prison, par une chaîne qui lui ceignait le milieu du corps : la nuit, deux chaînes fixées au pied de son lit devaient répondre d’elle ; en outre, elle était gardée par cinq soldats dont trois ne devaient point quitter l’intérieur de son cachot et dont deux veillaient à la porte.
Cependant le but des Anglais n’était point rempli. Ce n’étaient point des tortures qu’ils voulaient, c’était sa mort : aussi, en sortant de son cachot, le comte de Warwick exprima toute sa colère à Pierre Cauchon, et lui dit que le roi d’Angleterre souffrait un si grand dommage de ce que Jehanne n’était point livrée au supplice, qu’il s’en prendrait certainement à lui de la douceur du jugement.
— Et, au nom de Dieu, soyez donc tranquille, répondit l’évêque ; elle n’est point sauvée encore, et nous la retrouverons bien.
En effet, cette occasion, si impatiemment attendue, ne tarda point à se présenter. Jehanne enfermée, comme on l’a dit, dans son cachot avec trois de ses gardiens, eut, la nuit même de son abjuration, à se défendre contre leur violence. Prévoyant que les hommes dont elle savait devoir tout craindre se porteraient contre elle à quelque attentat de ce genre, elle s’était couchée tout habillée, afin de se mieux défendre. Néanmoins, comme ses habits d’homme, dans le cas où elle aurait à renouveler une pareille lutte, lui parurent de meilleurs gardiens de sa chasteté que ses vêlements de femme, pendant que ses gardiens, fatigués de la lutte désespérée qu’elle avait soutenue, s’étaient endormis, elle descendit de son lit, reprit les habits d’homme que, dans cette intention, sans doute, on avait laissés à sa portée, de sorte que le lendemain, lorsqu’on rentra dans sa prison, le premier qui l’aperçut poussa un cri de joie en appelant les autres : Jehanne avait manqué au serment qu’elle avait fait de ne plus quitter ses habits de femme ; Jehanne avait par conséquent mérité la mort.
Aussitôt l’évêque de Beauvais, prévenu de cette infraction, à laquelle il était tout préparé, accourut à la prison, et, malgré la déclaration de Jehanne, qui prouvait que la crainte seule d’un malheur qu’elle redoutait plus que la mort avait pu la déterminer à ce sublime parjure, malgré les traces de la lutte que conservaient son visage déchiré et ses bras meurtris, il dressa procès-verbal de sa désobéissance ; ce procès-verbal terminé, il sortit joyeusement de la prison, et, rencontrant sur l’escalier le comte de Warwick :
— Allons, allons, comte, lui dit-il, faites bonne chère, tout est fini !
Le lendemain, Jehanne fut conduite de nouveau au tribunal : interrogée sur les causes qui l’avaient amenée à désobéir à l’Église, elle raconta tout, mais on se garda bien de consigner cette déclaration à l’interrogatoire, car le simple exposé des faits rejetait tout le crime sur ses ennemis. Alors ce fut Jehanne qui, forte de son innocence, apostropha ses juges.
— Si j’eusse été dans la prison ecclésiastique et gardée par des gens d’église, dit-elle, rien de tout cela ne serait arrivé, et je ne serais pas maintenant misérable comme je le suis. Mais, de tout ce qui m’arrive, j’en appelle devant Dieu, le grand juge des torts et des injustices que l’on me fait.
Néanmoins, tout ce que pouvait dire Jehanne était inutile ; sa mort était résolue et sa prétendue désobéissance n’était que le prétexte sur lequel ses meurtriers s’appuyaient : aussi, le mercredi 31 mai, après une délibération dans laquelle il fut reconnu que Jehanne, obstinée en ses erreurs qu’elle était, avait, par malice et obstination diabolique, faussement montré des signes de repentir et de pénitence ; qu’elle avait abusé du saint et divin nom de Dieu, blasphémé damnablement en se montrant incorrigible hérétique ; qu’elle était retombée enfin en hérésie et en erreur, ce qui la rendait indigne de toute miséricorde : la sentence suivante fut rendue. Huit jours s’étaient écoulés entre la sentence provisoire et la sentence définitive, et, comme on le voit, les Anglais, soutenus par la présence de Pierre Cauchon, n’avaient pas eu trop longtemps à prendre patience.
In nomine Domini, amen.
Nous, Pierre, par la misération divine, évêque de Beauvais ; et nous, frère Jean Lemaître, vicaire de l’inquisiteur de la Foi, compétent en cette partie :
Comme toi, Jehanne, dite la Pucelle, as été retrouvée par nous être retombée en diverses erreurs et crimes de schisme et idolâtrie, d’invocation du Diable et de plusieurs autres méfaits, et que, pour ces causes et par juste jugement, nous t’avions déjà déclarée schismatique et idolâtre : toutefois, parce que l’Église ne ferme jamais ses bras à ceux qui veulent retourner à elle, nous estimâmes que de pleine pensée et de bonne foi tu t’étais retirée de toutes pareilles erreurs dans lesquelles tu avais voué, juré et promis publiquement de ne jamais retomber ni en aucune autre hérésie, mais, au contraire, demeurer dans l’union catholique et la communion de notre Église et de notre saint-père le pape, comme il est contenu en une cédule signée de ta propre main ; toutefois et derechef tu es retombée, comme le chien qui a coutume de retourner à son chenil. Pour cette cause, nous te déclarons avoir encouru les sentences d’excommunication que tu avais d’abord méritées, et être retombée en tes erreurs précédentes. Pourquoi nous te déclarons hérétique, et par cette séance, séants en siège et tribunal de justice, en cet écrit déclarons que, comme un membre pourri, nous t’avons déboutée et rejetée de l’unité de l’Église, et t’avons livrée à la justice séculière, laquelle nous prions de te traiter doucement et humainement, soit en perdition de vie, ou d’aucuns membres.
Le même jour, vers les onze heures du matin, cette sentence mortelle fut lue à Jehanne.
Chapitre XII Le martyre
Jehanne écouta la lecture du jugement avec assez de calme. Depuis sept mois qu’elle était aux mains des Anglais, ses geôliers lui avaient fait subir de si atroces tortures, que souvent elle avait invoqué cette mort qui arrivait enfin, et qui d’ailleurs lui avait été plusieurs fois prédite par ses voix. Mais le genre de cette mort n’était point spécifié dans la sentence ; Jehanne demanda donc à quel supplice elle était réservée, et on lui répondit que c’était au supplice du feu.
À cette déclaration, Jehanne perdit toute sa force ; elle n’avait rien tant redouté que le supplice auquel elle était enfin condamnée, et dans la crainte duquel elle avait encouru la colère de ses voix en abjurant. Habituée à la guerre et à voir luire l’épée au milieu de ses sanglantes mêlées, elle ne craignait point le fer, car il lui semblait que c’était encore mourir sur un champ de bataille que de mourir frappée du glaive ou de la hache. Mais mourir par le feu, par ce supplice si lent, si cruel, si infamant, c’était plus que toute sa résignation n’en pouvait supporter.
— Hélas ! hélas ! s’écria-t-elle, réduire en cendre mon corps qui est pur et qui n’a rien de corrompu ; j’aimerais sept fois mieux qu’on me coupât la tête. Ah ! si, comme je le demandais, j’eusse été gardée par des gens d’église, tout cela ne serait point advenu.
En ce moment, Pierre Cauchon entra dans sa prison avec plusieurs juges.
— Évêque, s’écria Jehanne, évêque, je meurs par vous ; mais c’est une lourde charge que vous avez prise, entendez-vous bien, que de me faire mourir d’une si cruelle mort !
Puis se retournant vers un des assesseurs :
— Oh ! maître Pierre, ajouta-t-elle, où serai-je aujourd’hui ?
— N’avez-vous point bonne espérance en Dieu ? demanda celui-ci.
— Oh ! si fait, reprit-elle, Dieu aidant, j’espère bien aller dans le paradis ; mais y aller par ce chemin de flammes. … Mon Dieu ! mon Dieu !
— Ayez bon courage, Jehanne, reprit le même assesseur qui lui avait déjà parlé.
— Il me semble que je l’aurais, répondit Jehanne, si l’on me donnait un bon prêtre pour me confesser. Mon Dieu, messieurs, est-ce que vous me refuserez un prêtre ?
Les juges se consultèrent entre eux, et il fut convenu qu’on lui en enverrait un. Jehanne, en apprenant cette bonne nouvelle, les remercia grandement, et demanda si ce ne pourrait pas être frère Loyseleur : car elle ignorait toujours que cet homme fût un traître et qu’il eût si fort contribué à sa mort. Mais il était revenu à l’évêque que Loyseleur était tombé dans le repentir à la suite d’une vision qu’il avait eue, et qu’il avait cherché une ou deux fois à pénétrer dans la prison de Jehanne pour lui tout avouer. De sorte qu’on répondit à la jeune fille que ce qu’elle demandait là était impossible, et qu’on lui en enverrait un autre. Sur ce refus, Jehanne n’insista point davantage, et pria qu’on la laissât seule pour qu’elle pût se mettre en prière.
Au moment du martyre, les juges s’étaient laissé toucher eux-mêmes, peut-être par la propre crainte, il est vrai, de cette terrible responsabilité que Jehanne avait appelée sur leur tête ; mais enfin, quelle que fût la cause qui les poussât à cette bonne pensée, ils lui envoyèrent, pour l’assister dans ses derniers moments, trois hommes qui, pendant les débats, s’étaient constamment montrés pour elle : c’étaient l’appariteur Massieu, l’assesseur Isambard de la Pierre et frère Martin Ladvenu.
Aussitôt que Jehanne les aperçut :
— Mes pères, dit-elle, vous savez que mes juges ont eu pitié de moi et qu’ils me permettent de me confesser.
— Ils font plus encore, ma fille, répondit Martin Ladvenu en s’approchant d’elle, ils permettent que je vous donne la communion.
— Alors béni soit Dieu, dit Jehanne ; car il y a sept mois passés que je n’ai reçu le précieux corps de Notre-Seigneur-Jésus-Christ.
À ces mots elle se mit à genoux où elle était, car la chaîne qui lui ceignait le corps ne lui permettait pas de s’éloigner de son poteau. Martin Ladvenu prit un siège et s’approcha d’elle ; alors, comme elle vit que les deux autres assistants se retiraient dans un angle de la prison, elle demanda s’ils n’étaient point prêtres ; et lorsqu’on lui eut répondu que oui, elle les pria d’approcher, disant qu’elle était si sûre de son innocence et de la miséricorde de Dieu, qu’elle se confesserait devant toute la terre.
En effet, en écoutant cette confession sublime, où Jehanne n’avait qu’à raconter une vie de pureté, de dévouement et de torture, qui enfin allait être terminée par le supplice le plus horrible que les hommes eussent inventé pour les plus grands criminels, c’étaient les auditeurs qui pleuraient, tandis qu’à mesure qu’elle se rapprochait de la mort, et par conséquent de Dieu, la victime semblait recevoir de la miséricorde céleste la force dont elle avait si grand besoin.
Après la confession, le Saint-Sacrement fut apporté sur une patène couverte d’un voile, sans cierge, étole ni surplis, et l’on prononça pendant toute la communion la litanie des agonisants Orate, pro ea, priez pour elle.
À deux heures, Jehanne, qui avait continué de prier, assistée de frère Martin Ladvenu, entendit le bruit de la charrette, les cris des Anglais qui l’accompagnaient, et cette lente et sourde rumeur de la foule, qui monte incessante et profonde comme le bruit de la marée. Elle comprit que le moment était arrivé, et se leva la première. En ce moment ses gardiens entrèrent, et on lui détacha la chaîne qui lui ceignait le corps ; aussitôt deux autres lui apportèrent des habits de femme que Jehanne revêtit humblement et chastement dans le coin le plus obscur de la prison ; puis alors on lui lia les mains, et on lui passa à chaque jambe un anneau de fer : les deux anneaux étaient réunis par une chaîne.
Jehanne descendit, appuyée sur le bras de l’appariteur Massieu et de frère Martin Ladvenu ; l’assesseur Isambard de la Pierre marchait devant elle pour la préserver, autant qu’il était en lui, des insultes des Anglais. Arrivée à la porte, au milieu des cris, des injures et des huées qui la saluèrent, Jehanne entendit une voix qui priait et qui suppliait : elle se retourna du côté par lequel venait cette voix, et vit maître Loyseleur qui se débattait au milieu des gardes ; poussé par ses remords, il voulait monter sur la charrette infâme et obtenir, à quelque prix que ce fût, le pardon de Jehanne ; mais les Anglais, qui savaient son intention et qui craignaient qu’une pareille confession ne soulevât la pitié de la multitude en faveur de l’accusée, et ne causât quelque émeute, le retinrent de force. Mais à peine la charrette fut-elle en marche, qu’il leur échappa et se mit à suivre le tombereau en criant :
— Grâce ! Jehanne, miséricorde ! Jehanne, Dieu m’accorde longue vie pour expier mes péchés par une pénitence égale à mon crime. Grâce ! grâce !
Jehanne ignorait ce que cela voulait dire ; car, ainsi que nous l’avons dit, elle croyait ce malheureux un saint et digne prêtre. Frère Martin lui raconta alors ce qu’il en était, et comment elle avait été trahie par cet homme. Aussitôt elle se leva, et d’une voix forte :
— Frère Loyseleur, dit-elle, je vous pardonne ; priez Dieu pour moi.
Le prêtre alors tomba la face contre terre, tellement abîmé dans les remords qu’il se voulait faire écraser par les chevaux des Anglais qui escortaient Jehanne, et qu’il le fallut emporter, tant son aveu public causait déjà d’émotion dans la multitude.
La charrette était accompagnée de huit cents Anglais armés de toutes pièces, qui, si nombreux qu’ils fussent, avaient grand-peine à faire ouvrir un passage, tant la foule était nombreuse et serrée. Aussi Jehanne mit-elle près d’une heure et demie à aller de la tour à la place du Vieux-Marché. En y arrivant elle s’écria :
— Oh ! Rouen, Rouen, est-ce ici que je dois mourir !
Trois échafauds étaient dressés sur cette place : l’un pour les juges et les assesseurs, l’autre pour Jehanne, le troisième enfin pour le supplice. À la vue du bûcher, Jehanne pâlit et détourna la tête ; mais son confesseur lui donna le crucifix à baiser, et Jehanne reprit assez d’assurance pour relever le front et pour regarder le bûcher.
Arrivée au pied de l’échafaud où elle devait entendre la sentence, elle descendit par le derrière de la charrette, dont on ôta les planches, et monta les degrés, soutenue par Martin Ladvenu ; La Pierre et Massieu restèrent au bas.
À peine fut-elle parvenue à l’endroit qui lui était destiné que le prêtre Nicolas Midi commença contre elle un discours qui contenait plus d’injures qu’elle n’en avait jamais reçu des Anglais. Jehanne parut ne pas entendre, et pria et baisa le Christ tout le temps qu’il dura. Enfin le prédicateur termina sa longue diatribe par ces mots :
— Allez en paix, l’Église ne peut plus vous défendre et vous remet entre les mains séculières.
L’évêque prit alors la parole à son tour, et lut à Jehanne pour la seconde fois le jugement que le greffier lui avait déjà lu une première.
Dès que Jehanne l’eut entendu prononcer, elle se jeta à genoux, adressant à Dieu notre rédempteur les plus dévotes prières, et demandant à tous les assistants, de quelque état et condition qu’ils fussent, tant du parti anglais que du parti français, merci très-humblement, les requérant avec larmes, et en étendant ses mains liées vers eux, qu’ils priassent pour elle. Pendant ce temps, le bailli ordonnait au bourreau de s’emparer de la patiente et de la conduire au bûcher ; mais le bourreau lui-même, attendri par cette grande foi que Jehanne laissait voir, prolongeait ses préparatifs pour lui laisser le temps de faire ses dévotions ; et elle les faisait avec une telle ardeur, dit la chronique, que les juges, prélats et autres assistants furent provoqués à grands pleurs et larmes, et que plusieurs Anglais confessaient et reconnaissaient le nom de Dieu en voyant celle qu’on leur avait représentée comme hérétique faire une si pieuse fin.
Cependant il y en avait d’autres qui, loin d’être émus de ce spectacle, n’en recevaient comme impression qu’une grande impatience de le voir terminé, tant ils craignaient toujours quelque sédition dans la ville. Aussi plusieurs soldats et capitaines criaient-ils :
— Pourquoi tant de façons et tant de longueurs ? donnez-nous-la, et nous en aurons bientôt fini avec elle.
Parmi toutes ces voix, celles de deux ou trois juges impatients se faisaient entendre, criant :
— Allons, prêtre ; allons bourreau, dépêchons-nous ! Avez-vous donc envie de nous faire dîner ici ?
Il n’y avait plus moyen de retarder : les gardes se saisirent d’elle, lui mirent sur la tête une mitre sur laquelle étaient écrits ces mots : Hérétique, relapse, apostate et idolâtre, et la traînèrent du côté du troisième échafaud. Arrivée au pied du bûcher, ils la jetèrent dans les mains du bourreau en lui criant :
— Fais ton office.
Quant à Jehanne, elle se retourna vers maître Martin, lui tendant les bras et lui disant :
— Mon père, je vous en supplie, ne m’abandonnez pas.
Le digne homme n’avait point besoin de cet appel, et il avait suivi Jehanne ; et comme l’échafaud était très-élevé, afin que tout le monde pût la voir mourir, il l’aida à y monter, ce qui était difficile à cause des chaînes qui lui attachaient les jambes. Enfin le bourreau et le prêtre la soulevèrent dans leurs bras, tandis qu’un aide-bourreau l’attirait à lui par-dessous les épaules. Maître Martin monta après elle, et le bourreau monta le dernier.
Alors, avec l’aide de son valet, il l’attacha par le milieu du corps au poteau qui formait le centre du bûcher. Jehanne ne faisait aucune résistance, se laissant faire et se contentant de dire à haute voix :
— Vous tous qui êtes ici et qui croyez en Dieu, priez Dieu pour moi !
Enfin le bourreau en finit avec elle, et, redescendant suivi de son valet, il la laissa seule avec frère Martin sur le bûcher. La Pierre et Massieu étaient restés au bas et lui criaient :
— Bon courage, Jehanne ! bon courage, et Dieu t’assistera !
Elle, elle répondait :
— Merci, bonnes gens, merci.
En ce moment, le bourreau s’approcha du bûcher avec une torche, et comme aux quatre coins on avait amassé de la résine et autres matières combustibles, le feu y prit rapidement. Ce feu gagna avec une telle promptitude que maître Martin, tout occupé de ses pieuses fonctions, ne s’aperçut pas qu’il s’approchait de lui. Ce fut Jehanne qui le remarqua et qui lui dit :
— Au nom de Dieu ! prenez garde, mon père ; la flamme va prendre à votre robe ! Descendez, descendez vite, et montrez-moi toujours le crucifix jusqu’à ce que je meure !
En effet, le prêtre n’eut que le temps de descendre, car le feu gagnait avec une telle rapidité que les Anglais se plaignaient à cette heure que ce supplice, tant attendu et tant retardé, allât trop vite. En ce moment, on ne sait pourquoi, l’évêque eut le courage de descendre de son échafaud et de s’avancer vers le bûcher.
— Évêque, évêque ! cria Jehanne, c’est par vous que je meurs, vous le savez bien !
Puis, sentant déjà la chaleur de la flamme :
— Ô Rouen, Rouen ! s’écria-t-elle une seconde fois, j’ai bien peur que tu ne souffres de ma mort !
Alors la flamme continua de gagner, tandis que la fumée faisait un rideau entre la patiente et les spectateurs ; mais, tant qu’on la put distinguer, on la vit les yeux levés au ciel et l’on entendit sa voix qui invoquait Dieu. Enfin la flamme succéda à la fumée ; on entendit une dernière fois le mot de Jésus ; puis un grand cri d’angoisse retentit : c’était l’Éli, Éli, lama sabachthani ! du Christ de la France.
À peine Jehanne fut-elle morte, que le bourreau s’avança vers maître Ladvenu, lui demandant s’il croyait que Dieu ne le punirait pas du mal qu’il avait fait à cette femme qu’il regardait, disait-il, comme une sainte. Maître Ladvenu essaya de le rassurer en lui disant qu’il n’était que l’instrument, et que Dieu saurait distinguer l’instrument qui avait frappé du bras qui l’avait conduit. Mais ce fut bien pis, lorsque le bourreau, montant sur l’échafaud, vit que malgré l’huile, le soufre et le charbon qu’il avait appliqués sur la poitrine de Jehanne, son cœur était resté intact, entier et plein de sang. C’était la première fois que cela lui arrivait depuis dix-neuf ans qu’il exerçait sa terrible profession.
Mais cette compassion que ressentait le bourreau avait encore atteint bon nombre d’autres personnes : au moment où le bourreau avait mis le feu au bûcher, plusieurs des assesseurs, et entre autres Nicolas de Houppeville, Pierre Miget, Jean Lefèvre, Jean Riquier et Guillaume Manchon, avaient quitté leur place, et s’étaient retirés, disant qu’ils ne pouvaient supporter un pareil spectacle. Manchon, qui était notaire apostolique, déclara même que jamais il n’avait versé tant de larmes pour aucun des malheurs qui lui étaient arrivés ; et cela était si vrai, que d’une partie de l’argent qu’il avait reçu pour le procès il acheta un missel dans lequel il ne cessa de prier pour Jehanne durant tout le reste de sa vie. Bien plus, au moment où la patiente expira, on entendit un chanoine de Rouen, nommé Jean Alespée, qui disait :
— Hélas ! hélas ! mon Dieu, faites-moi la grâce à l’heure de ma mort de mettre mon âme dans le même lieu où est celle de Jehanne.
Il n’y eut pas jusqu’au secrétaire du roi d’Angleterre, nommé Jean Frappart, qui revint de l’exécution, pleurant d’une manière lamentable, et disant :
— Malheur à nous ! malheur à nous ! nous sommes tous perdus ; car on vient de brûler une sainte personne dont l’âme est dans la main de Dieu.
Mais le récit qui frappa le plus l’esprit de tous fut celui d’un Anglais qui haïssait tellement Jehanne, qu’il l’avait insultée dans sa prison, à ses interrogatoires et à sa première exposition, lui jetant des malédictions plus furieuses qu’aucun autre, et qui enfin avait dit que le jour où elle serait brûlée il apporterait un fagot au bûcher. En effet, il s’approchait de l’échafaud avec sa charge de bois, lorsque tout à coup les jambes lui manquèrent, et on le vit tomber à genoux, les mains étendues vers Jehanne, criant grâce, et prêt à s’évanouir. Aussitôt on accourut à lui, on le releva, et on lui demanda ce qu’il avait : alors il déclara hautement qu’au moment où Jehanne avait crié Jésus ! il avait vu une colombe sortir du feu et monter au ciel, et qu’il avait la certitude que cette colombe était l’âme de la martyre.
Le même jour, le cardinal d’Angleterre, craignant que s’il restait quelques reliques de Jehanne ces reliques ne fissent quelque miracle, ordonna que le cœur resté intact lui fût remis, et que les cendres de son corps, mêlées à celles du bûcher, fussent jetées au vent du haut du pont, et emportées ainsi par la Seine vers l’Océan.
Et ces choses arrivèrent le trentième jour de mai 1631.
Fin
Notes
- [1] Le privilège d’entrer armé, casqué, éperonné dans les églises était chose rare en France, où l’on citerait à peine trois on quatre exemples d’une pareille concession. Un des plus anciens chevaliers qui le possédassent était un seigneur breton nommé le sire de Kergournadech.
Ce privilège lui avait été accordé par saint Paul Aurélien, premier évêque de Lyon, mort vers l’an 600, en récompense de ce que ce chevalier s’était offert pour tuer un serpent qui désolait le pays. Cette maison s’est éteinte dans la personne d’Olivier, sire de Kergournadech, mort sans postérité, et de François de Kersauson. Jeanne de Kergournadech, sa sœur aînée, hérita de ses biens, et les porta en dot à Alain de Kerhoënt, à la condition que, tout en gardant son nom de Kerhoënt, il ferait prendre à son fils aîné les armes de Kergournadech.
- [2] Ces trois femmes étaient, la première, Éléonore, femme de Louis-le-Jeune, qui, répudiée par son mari, épousa en secondes noces Henri d’Anjou, roi d’Angleterre, et lui apporta en dot l’Aquitaine, le Poitou, la Touraine et le Maine, qui, réunis au duché de Normandie et à la comté d’Anjou, livraient le tiers de la France aux mains de son ennemi.
La seconde, Isabelle de France, femme d’Édouard II, qui, en transmettant à son fils Édouard III les droits qu’elle prétendait avoir au trône, avait amené cette fameuse guerre qui durait encore, et par conséquent les batailles de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt, qui en furent les trois plus sanglants épisodes.
Et la troisième, Isabelle de Bavière, mère de Charles VII, qui à cette heure excitait les Anglais et les Bourguignons contre son propre fils.
Quant à la vierge qui devait sauver la France, si rudement compromise par ces trois courtisanes royales, c’était l’humble paysanne dont nous écrivons l’histoire.
- [3] Mai : arbre qu’on a coupé et qu’on plante, le premier jour de mai, devant la porte de quelqu’un et spécialement d’une jeune fille, en signe d’honneur.