Texte
Jeanne d’Arc
drame en cinq actes, en vers, avec chœur
de Jules Barbier, musique de Charles Gounod
édition spéciale pour la jeunesse
de Jules Barbier, musique de Charles Gounod
par
(1893)
Éditions Ars&litteræ © 2024
Avant-propos de l’édition de 1893
Déclaration
Nous faisons la déclaration justement exigée par un décret du pape Urbain VIII.
Si nous parlons avec enthousiasme de Jeanne d’Arc, nous n’entendons nullement préjuger la décision de la sainte Église et du saint-siège apostolique, à qui seuls appartient le droit d’accorder de glorieuses qualifications, prises dans leur sens rigoureux et parfait.
Jésus Maria
à la jeunesse française
Préface
Au commencement de l’année 1891, Jeanne d’Arc, le drame si patriotique de M. Jules Barbier, tomba sous mes yeux.
Plein d’enthousiasme pour la vierge héroïne qui sauva la France, je fus saisi jusqu’au fond de l’âme par la beauté de ces vers si français. Et pour ma seule joie, dans la solitude de mon presbytère, je calquai ces pages qu’on ne saurait trouver déplacées entre les mains des jeunes gens ou des jeunes filles.
Telles qu’elles furent écrites à celle époque, jeunes gens et jeunes filles qui aimez la religion et la patrie, je vous les adresse.
À la veille de ce jour mémorable où la sainte Église, je l’espère, élèvera la voix pour glorifier Jeanne d’Arc, je demande à Dieu que cette lecture grandisse dans vos âmes l’amour de l’Église et de la France.
Henri Darbélit.
Fête de Saint-Michel, 29 septembre 1893.
Lettre de M. Jules Barbier
Paris, 2 octobre 1893.
Monsieur,
Vous avez, eu une idée heureuse en voulant trans former pour une jeunesse chrétienne et ses écoles le drame que j’ai écrit sur Jeanne d’Arc avec des développements et des libertés qui’ n’étaient de mise qu’au théâtre.
Je vous y ai aidé dans la mesure de mes forces, n’ayant qu’à me rapprocher scrupuleusement de l’histoire pour dégager cette admirable figure des quelques ombres dont certaines nécessités dramatiques l’avaient voilée. Ce tableau renouvelé la représente telle que Dieu l’a faite et que l’Église la sanctifiera. Veuillez, agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments respectueux.
J. Barbier
À M. le curé Darbélit.
Personnages
- Charles VII, roi de France.
- Le vicomte de Thouars, sire de La Trémoille.
- La Hire.
- Dunois.
- Xaintrailles.
- Jean d’Aulon.
- Loys de Contes, page.
- Maître Jean, canonnier.
- Richard, archer.
- Jacques d’Arc, père de Jeanne.
- Durand Laxart, grand-père de Jeanne.
- Pierrelo, frère aîné de Jeanne.
- Warwick, gouverneur de Rouen.
- Jean d’Estivet, promoteur au procès.
- Nicolas Loyseleur.
- Manchon, greffier.
- Brown, soldat anglais.
- Gordon, soldat anglais.
- Laurent Guesdon, bourgeois de Rouen.
- Un vieux paysan.
- Jeanne d’Arc.
- Sainte Marguerite.
- Sainte Catherine.
Personnages muets
- Le comte de Vendôme.
- Le sire d’Albret.
- Jean de Metz.
- Colet de Vienne.
- Bertrand de Poulangy.
- Frère Martin Ladvenu.
- Boisguillaume, greffier.
- Jacquemin, frère de Jeanne.
- Jean, frère cadet de Jeanne.
- Le bourreau.
- Paysans, Soldats français, Soldats anglais, Bourgeois, Seigneurs, Capitaines, Moines, Pages, Valets, Assesseurs au procès, etc. etc.
Acte premier Domrémy
La chaumière de Jacques d’Arc. — Au fond, large porte dont la baie supérieure est ouverte et laisse voir le paysage. — Sur le même plan, une fenêtre dont les vantaux sont ouverts. — Portes latérales. — Sur le premier plan, à droite, une seconde fenêtre à petits vitraux. — À gauche, une grande cheminée. — Buffet, table, rouet, escabeaux. — Faux et faucilles accrochées au mur. — Soleil couchant.
Scène première
Jacques, Pierrelo, Jacquemin, Jean, Durand Laxart, Jeanne, puis paysans
Au lever du rideau, la famille de Jacques d’Arc vient de terminer le repas du soir. Jacques est assis devant l’âtre, où brille un feu de sarment. Ses trois fils debout causent dans une encoignure.
Durand Laxart entre en scène et s’approche de Jacques.
Durand Laxart
Où donc est Isabelle ?
Jacques
À Greux, avec la sœur
De Jeanne, pour le fisc.
Durand Laxart
Hélas ! temps de malheur !
On commence à voir passer sur la route une troupe de paysans. Jeanne les aperçoit, se lève, et va les montrer à son père.
Jeanne
Mon père !…
Jacques, se levant.
Pauvres gens ! la guerre les exile !…
Où serons-nous demain ?
Jeanne
Offrez-leur un asile.
Voici bientôt la nuit ; nous pourrons à loisir
Les interroger.
Jacques
Va ! fais selon ton désir.
Jeanne, allant à la porte du fond et s’adressant aux paysans.
Arrêtez-vous ! entrez ! mon père vous en prie.
Les paysans entrent en scène. La famille de Jacques d’Arc s’empresse autour d’eux.
Mais quoi ! d’où venez-vous ?
Un Vieillard
Nous fuyons la patrie !…
Le Chœur
Nous fuyons la patrie !…
Femmes, enfants, vieillards, chassés de nos hameaux,
Devant nous au hasard nous poussons nos troupeaux.
Hélas ! reverrons-nous cette terre chérie,
Nos champs semés par nous, par d’autres moissonnés,
Et le paisible chaume où nos enfants sont nés ?…
Nous fuyons la patrie !…
Le sol disparaîtra sous d’arides buissons,
Et les forêts prendront la place des moissons ;
L’épouvante suivra ces hordes en furie,
Et la flamme et le fer de nos cruels vainqueurs
Passeront sur ces toits où sont restés nos cœurs !
Nous fuyons la patrie !
Le Vieillard, s’asseyant sur un escabeau que lui offre Jeanne.
Ah ! la guerre !… Que Dieu, pitoyable à nos larmes,
En écarte de vous les mortelles alarmes !
Ce n’est pas tous les jours le pillage et l’assaut,
Mais l’attente, la peur, le réveil en sursaut,
Le tocsin, voix sinistre, et, par l’ombre agrandie,
La tremblante clarté d’un lointain incendie !…
Le voilà, ce traité de la reine Isabeau
Qui vendit le pays et le mène au tombeau !
Anglais et Bourguignons, unis par la conquête,
Chiens du même chenil, courent la même bête ;
Les Armagnacs comme eux affamés de butin,
Plus étrangers qu’eux tous, prennent part au festin.
Orléans tient encor, seul reste d’espérance !
Orléans emporté, c’en est fait de la France !
Aucun moyen humain ne la peut secourir.
Jeanne
C’est la France pourtant, elle ne peut mourir !
Mais le roi, que fait-il ? Autour de sa bannière
Une seule victoire unit la France entière !
Dit-on qu’il ait marché vers Orléans ?
Le Vieillard
Non.
Jeanne
Non ?
Le Vieillard
Sa détresse est extrême ; il est seul à Chinon,
Sans troupes, sans argent, prince sans diadème,
Abandonné de tous, s’abandonnant lui-même.
Jeanne
N’a-t-il pas avec lui des hommes de bon lieu,
Et Dunois, et La Hire, et Xaintrailles ?… et Dieu !
Durand Laxart, à demi-voix.
Comme ton œil s’enflamme, et comme tu t’animes !
Le Vieillard
Hélas ! tous n’ont pas eu ces dévouements sublimes ;
À l’appel de leur roi tous n’ont pas répondu ;
On déserte un parti quand on le croit perdu.
La noblesse, faisant bon marché de sa gloire,
Cherche à gagner du temps pour suivre la victoire,
Et livre les Français au joug de l’étranger.
Jeanne
Qui donc enverrez-vous, Jésus, pour les venger ?
Le Vieillard, se levant.
Il est dit… (mais faut-il se fier aux paroles
De ces prédictions le plus souvent frivoles ?)
Il est dit que les Francs, du dehors envahis,
Perdus par une femme et pleurant leur pays,
Seront sauvés des maux où sa main les entraîne
Par une vierge née aux marches de Lorraine !
Jeanne
Ah !
Jacques
Jeanne, c’est assez ! ta curiosité
Pratique mal les lois de l’hospitalité.
Hors les humbles devoirs et les soins de famille,
Le silence convient chez une jeune fille.
Jeanne
Dieu me veuille garder de vous déplaire en rien,
Mais est-il donc contraire aux devoirs du chrétien
Qu’oubliant son rouet, damoiselle ou bergère
Aux maux de son pays ne soit pas étrangère,
Que son âme s’indigne aux excès du vainqueur,
Et qu’elle ait ce doux nom de France dans le cœur ?…
Jacques
Il nous est cher à tous ; mais ceux-là sont en faute
Qui ne s’informent pas des besoins de leur hôte.
Aux paysans.
Le nom de Jacques d’Arc soit à jamais flétri
S’il refuse au malheur et le vivre et l’abri !
Mes trois fils prendront soin de vous, et dans la crèche
Vos troupeaux trouveront la paille et l’herbe fraîche ;
Nos voisins aideront à vous héberger tous.
Jeanne
Souffrez que ce vieillard prenne mon lit.
Le Vieillard
Mais vous ?
Jeanne, souriant.
N’ayez souci, que rien pour moi ne vous chagrine :
N’ai-je pas pour ce soir le lit de Catherine ?
Jacques
Je voudrais faire mieux, mais je suis à l’étroit.
Le Vieillard
Mon hôte, que le Ciel bénisse votre toit.
Le vieillard sort par la droite, conduit par Jeanne. Les paysans sortent par le fond avec Pierrelo, Jacquemin et Jean. Jacques retient Durand Laxart.
Scène II
Jacques, Durand Laxart
Jacques
Je veux vous confier mes craintes : notre Jeanne
À des façons d’agir que la raison condamne ;
Son ardeur m’inquiète et me tient en émoi.
Durand Laxart
Oui ; quelquefois l’enfant me fait peur comme à toi.
Mais quoi ! ce sont ferments d’une jeune cervelle
Que l’âge apaisera.
Jacques
Vous vous trompez sur elle.
Dès longtemps je l’observe, et je lis dans ses yeux
Quelque chose d’étrange et de mystérieux :
Elle n’a point l’humeur des filles de son âge ;
Elle s’isole et fuit les danses du village ;
On dirait que son âme, à l’heure du réveil,
Avec les yeux ouverts, garde encor son sommeil ;
Le seul bruit des combats l’attire et la domine ;
Aux récits qu’on en fait son regard s’illumine ;
Elle s’exalte alors, et, comme un vieux routier,
Il semble qu’elle aborde un terrain familier.
Est-ce raison ? Voit-on battre ainsi la campagne
Catherine sa sœur, Mengette sa compagne ?
À force d’y rêver le soupçon m’est venu
Que les mauvais esprits ont, dans le bois chesnu,
Jeté sur elle un sort, quand à l’arbre des fées
Nos filles vont porter leurs rustiques trophées.
Durand Laxart
Non ! par la sainte croix, toi-même tu le sais,
Tous les mauvais esprits en ont été chassés.
Jacques
Gardons bien cependant que le démon n’achève
De troubler sa raison. Et puis j’ai fait un rêve.
Durand Laxart
Un rêve ?
Jacques
Je voyais Jeanne, le heaume au front,
Le fer en main, le pied chaussé de l’éperon
(Tel un soldat), malgré mes cris, malgré mes larmes,
S’élancer à cheval parmi les hommes d’armes !
Durand Laxart, joignant les mains.
Dieu bon !
Jacques
Si je pensais que la chose en vint là,
À mes autres enfants je dirais : Noyez-la.
Oui, j’en atteste Dieu, ce n’est pas un blasphème ;
Et, s’ils ne le faisaient, je la noierais moi-même.
Durand Laxart
Ah ! tu me fais frémir !… Par le saint paradis,
Jacques, penses-tu bien aux choses que tu dis ?
Jacques
Jacques d’Arc et sa femme Isabelle Romée
Sont gens de bonne vie et bonne renommée,
Et, si grand qu’à tous deux pût être un tel malheur,
Mieux vaudrait-il pourtant qu’une tache à l’honneur.
Durand Laxart
Mais, pour que ton enfant à ce point te courrouce,
Qu’a-t-elle fait ? Elle est obéissante et douce,
Honnête et bonne fille, économe du temps,
Entre mille travaux partageant ses instants.
Soit qu’il faille filer le lin, dresser la table,
Ou garder les brebis, ou pourvoir à l’étable,
Ramasser les épis au temps de la moisson,
Suffire à tous les soins, sans en prendre leçon,
Qui vaut mieux qu’elle ? Vois, quand elle fait l’aumône,
Si ce n’est pas aussi son âme qu’elle donne ?
On l’aime, et qui l’offense aussitôt s’en repent ;
Sur tout ce qu’elle fait un bonheur se répand.
Le mensonge jamais a-t-il souillé sa bouche ?
Elle parle du cœur et sa parole touche :
Oui, non, il est ainsi, cela n’est pas.
Voilà
Celle que tes soupçons accusent, connais-la.
Juge l’arbre à ses fruits, même ayant trop de sève ;
Et crois à ton enfant bien plutôt qu’à ton rêve.
Jacques
Père, Dieu vous entende. Il m’est doux d’espérer
Que mon enfant jamais ne me fera pleurer :
Il est vrai ; c’est l’excès de l’amour paternelle
Qui plus que de raison me fait trembler pour elle.
Mais la voici qui vient. C’est à vous, son aïeul,
De la persuader : parlez-lui seul à seul.
Il sort.
Scène III
Durand Laxart, Jeanne
Durand Laxart
Jeanne, ma chère enfant, toi, ma grâce dernière,
Entends de ton aïeul la suprême prière :
Redeviens ma Jeannette ; il n’est prés ou buissons
Où ne résonne encor l’écho de tes chansons.
Te t’y revois, alors que, grave et réfléchie,
Des jeux d’enfant déjà tu t’étais affranchie,
Écoutant volontiers les cloches dont l’appel
Te semblait une voix qui montait vers le ciel.
Et je te contemplais dans tes grâces discrètes,
Grandissant comme un lis parmi les pâquerettes.
Souviens-toi des beaux jours, quand, le printemps venu,
Une foule joyeuse allait au bois chesnu,
Dames, seigneurs, garçons, filles, Dieu sait le nombre,
Pour fêter le vieux hêtre et danser à son ombre !
Comme eux tous tu faisais ta provende de fleurs,
Mais l’arbre n’avait pas tes dons avec les leurs,
Et tu les réservais, dans la foi de ton âme,
Pour attacher leurs nœuds au cou de notre dame.
Oui, je n’y puis songer encor sans quelque émoi,
Tu m’y faisais parfois travailler !… Souviens-toi !
Jeanne
Hélas ! pour oublier tout ce passé que j’aime,
Il faudrait commencer par m’oublier moi-même.
Mais pourquoi me parler de ces temps révolus ?
Durand Laxart
Je veux te retrouver.
Jeanne
Je ne m’appartiens plus.
Durand Laxart
Que dis-tu ?
Jeanne
Que ce cœur qui m’aime me pardonne,
Il me faut obéir à ce que Dieu m’ordonne.
Durand Laxart
T’ordonne-t-il de faire injure à notre amour,
De méconnaître ceux de qui tu tiens le jour ?
Jeanne
Vous triomphez d’un cœur résolu de se taire ;
À nul autre que vous je n’ai dit ce mystère
Où ma vie est pendante, où Dieu même apparaît !…
Hélas ! vous qui m’aimez, gardez-m’en le secret.
J’avais treize ans. Déjà nos campagnes ouvertes
Voyaient se rapprocher la guerre et ses alertes.
Le trouble et la frayeur étaient dans les esprits
Et les yeux inquiets regardaient vers Paris.
Un soir, comme j’étais à genoux, en prière,
Une voix m’appela dans un jet de lumière ;
J’eus peur et je pleurai. La voix s’évanouit,
Et le rayon de feu disparut dans la nuit.
Durand Laxart
Délire !
Jeanne
Non, miracle ; à quoi bon s’en défendre ?
La clarté reparut, la voix se fit entendre ;
Puis d’autres voix encor qui descendaient du ciel.
Je les connus ; c’était l’archange saint Michel,
Et sainte Marguerite, et sainte Catherine ;
Et je les contemplai dans leur splendeur-divine..
Durand Laxart
Dieu tout-puissant !
Jeanne
Dès lors, maîtresses de mes jours,
Les saintes m’ont conté les villes sans secours,
Les vainqueurs sans merci, le roi sans espérance,
Et la grande pitié du royaume de France.
Enfin voici deux mois passés que j’entendis
La voix du Seigneur même en son saint paradis :
Jeanne, il faut que tu sois dans le temps du carême
Devers ton souverain. Nul autre que toi-même,
Prince ni duc, ne peut venir en aide au roi.
Sans toi point de secours. Va, je serai vers toi.
Va, fille de Dieu, va !
Durand Laxart
Jésus !…
Jeanne
Moi, pauvre fille,
Abandonner mon toit, délaisser ma famille,
Voir le sang des chrétiens couler dans les combats,
Donner la mort, tuer !… Non, je ne tuerai pas.
Ah ! l’esprit soulagé de cette angoisse amère,
Que j’aimerais bien mieux, près de ma pauvre mère,
Filer le lin, le chanvre, et que le Ciel m’ôtât
De souci ; car enfin ce n’est pas mon état.
J’ai tant pleuré, prié, demandé cette grâce ;
Si Dieu le veut, pourtant, il faut que je le fasse !
Je n’y peux plus durer, mon cœur est éperdu !
Durand Laxart
Mais… depuis ces deux mois ?…
Jeanne
Je n’ai rien entendu.
Durand Laxart
Que résous-tu ?
Jeanne
J’attends.
Durand Laxart
Et si ces voix célestes
Se taisaient ?
Jeanne
J’y verrais les preuves manifestes
Que Dieu renonce à moi.
Durand Laxart
Qu’il ait pitié de nous !
Jeanne
Que du pays martyr il détourne ses coups !
La France meurt. Surtout que nul ne me soupçonne,
Gardez-vous d’en rien dire à personne.
Durand Laxart
À personne.
Voix dans la coulisse
Sus, sus à l’ennemi !
On voit des archers traverser le fond du théâtre en courant.
Jeanne
Jésus !
Jacques rentre vivement en scène avec Pierrelo.
Scène IV
Les mêmes, Jacques, Pierrelo.
Jeanne
Quels sont ces cris ?
Jacques
Un gros de maraudeurs qui nous avaient surpris ;
Comme les loups-cerviers, le butin les attire.
Pierrelo
Ils n’ont pas attendu les archers de messire
Robert de Baudricourt.
Jacques, serrant Jeanne dans ses bras.
Ma Jeanne, mon enfant !
Durand Laxart
Qu’adviendra-t-il de nous, si Dieu ne nous défend ?
Il nous châtie, hélas !
Jeanne
Non, je sens qu’il pardonne.
Jacques
Rendons-lui grâce, enfants, du secours qu’il nous donne ;
Sa volonté soit faite en terre comme aux cieux,
Et qu’il daigne verser le sommeil sous nos yeux.
Tout le monde se retire ; au moment de passer le seuil de la porto, Jeanne s’arrête et redescend en scène.
Scène V
Jeanne, seule.
Ô maison, humble toit de chaume où l’hirondelle
Vient suspendre son nid à la saison nouvelle ;
Meubles accoutumés, mon rouet, mes fuseaux ;
Fenêtre où de la main j’appelais mes oiseaux ;
Et toi, petit jardin, sous l’ombre de l’église ;
Fête de mon enfance, éden, terre promise,
Où j’ai passé des jours si calmes et si doux,
Ce Dieu voudra-t-il donc me séparer de vous ?
Toujours cette terreur ! toujours cette pensée
Présente à mon esprit, aussitôt que chassée !
Je retiens mon haleine et je crains d’écouter,
Et je crois que toujours les voix vont éclater !
Non ! tout se tait ! tout dort ! Oui, Dieu seul est le maître !
Hélas ! ma pauvre mère !… elle en mourrait peut-être !
Ah ! le sommeil me fuit !… Quel frisson a passé
Dans mon cœur ?… Achevons le travail commencé.
Elle s’assied devant son rouet. Après un moment de silence.
Guerre impie !… ô noblesse insolente ou servile !…
Orléans assiégé !… Combien de temps la ville
Peut-elle encore tenir ?… Si je croyais… Sans toi
Point de secours !
Qui sait ? un messager du roi !
On entend le bruit des cloches ; Jeanne se lève.
Ah ! les cloches !… Il semble, à leur voix familière,
Que l’âme vers le ciel s’envole tout entière !
S’agenouillant.
Seigneur Dieu tout-puissant, j’implore ta bonté :
Laisse, laisse ma vie en son obscurité,
Et daigne rejeter, par une marque insigne,
Ce fardeau trop pesant sur une autre plus digne…
Un rayon de lune, dont l’éclat devient de plus en plus vif, pénètre par la fenêtre de droite et éclaire la scène. Jeanne relève la tète et semble écouter.
Ciel !… me trompé-je ?… Au bruit de ces cloches, je sens
L’épouvante et l’extase envahir tous mes sens.
L’ombre s’évanouit. Les saintes se révèlent.
L’archange m’apparaît…
Chœur invisible
Jeanne !
Jeanne
Les voix m’appellent !
Le Chœur
Jeanne… Dieu t’a parlé… tu n’as pas entendu.
Cœur lâche, cœur sans foi d’avoir tant attendu.
Jeanne, avec désespoir.
Non ! non ! grâce ! pitié pour moi, pour mon vieux père !
Il m’aime !… voulez-vous que je le désespère ?
Le Chœur
Jeanne ! Jeanne ! Obéis à Jésus ton Seigneur !
Jeanne, se tordant les mains.
Ô voix, terribles voix qui torturez mon cœur…
Sainte Marguerite et sainte Catherine apparaissent vaguement dans le rayon de lune.
Les deux saintes
Jeanne, Jeanne, Dieu t’a choisie,
Va, pauvre âme, d’effroi saisie,
Va, fille de Dieu, va !
Le Chœur
Jésus, Jésus Maria !
Les deux saintes
Ton Seigneur à toi se révèle,
C’est la voix de Dieu qui t’appelle,
Va, fille de Dieu !… va !
Le Chœur
Jésus, Jésus Maria !
Jeanne
Mes saintes !…
Les deux saintes
L’épreuve est amère.
À ton village dis adieu,
Tu fuiras ton père et ta mère
Pour suivre le Seigneur ton Dieu.
Jeanne
Demain, demain, encore un jour.
Les deux saintes
Dieu t’a choisie.
Va, pauvre âme, d’effroi saisie,
Va, fille de Dieu… va !
Le Chœur
Jésus, Jésus Maria !
Jeanne, avec une exaltation croissante.
Dieu le veut !… Pardonnez, mon père, à votre Jeanne,
À vous désobéir c’est Dieu qui me condamne.
Le Chœur
Jeanne,… Jeanne !
Jeanne
Je le vois, je l’entends ! Mon père, ma mère ! Ah !
Les deux saintes et le Chœur
Va, je serai vers toi !… va, fille de Dieu, va !…
Jeanne, enveloppée du rayon lumineux, recule avec Une sorte d’épouvante jusqu’à la porte du fond. Elle jette un adieu désespéré vers la chambre de son père, et semble prête h s’éloigner. La toile tombe.
Acte deuxième Chinon
Un appartement de la maison royale. — Au fond, trois grandes portes donnant sur une galerie et formées par des rideaux. — Portes latérales. — À gauche, sur le second plan, une fenêtre.
Scène première
De Thouars, La Hire
La Hire, paraissant au fond.
Jarnibleu ! c’en est trop, railler ainsi La Hire !
Au diable les fuseaux !
De Thouars
Qu’avez-vous donc, messire ?
La Hire
Ah ! monsieur de Thouars !…
De Thouars
Qu’avez-vous ?
La Hire
Ce que j’ai ?
Que, sans rien obtenir, je vais prendre congé ;
Et que, pour enlever à l’Anglais ses bastilles,
En guise de soldats, le roi m’offre des filles !
De Thouars
Comment ?
La Hire
Oui, Jean de Metz et cinq autres, je croi,
Sont arrivés céans, amenant vers le roi
Un messie en jupons !
De Thouars, souriant.
Vraiment ? Belle équipée !
La Hire
Pour tout dire, morbleu ! j’aimerais mieux l’épée
De notre connétable avec ses bataillons,
Que tout ce qu’on nous peut donner de cotillons !
Nous n’en serions pas là si votre aveugle haine
N’eût des conseils du roi chassé son capitaine.
Ah !… les temps sont changés, et je ne trouve ici
Que discorde, égoïsme, épuisant sans merci
Places, titres, faveurs, qu’en se jouant octroie
L’indolence royale à des oiseaux de proie !
Nous, pourtant, abreuvés de dégoûts et d’affronts,
Sans armes, sans soldats et sans pain, nous mourons.
De Thouars
Je croyais qu’au métier vous trouviez quelques charmes.
Qui donc a dit : Si Dieu se faisait homme d’armes,
Il se ferait pillard ?
Le mot, convenez-en…
La Hire
Eh bien ?… J’ai dit pillard, et non pas courtisan.
De Thouars, riant.
Pauvre La Hire ! on voit que vous sortez de table.
Mais quoi !… si le trésor comme elle est lamentable,
Qu’y pouvons-nous ? Il faut s’expliquer une fois.
Le roi paraît au fond du théâtre.
La Hire
Ce n’est pas de l’argent que l’on demande aux rois,
C’est leur sang !…
Scène II
Les mêmes, le Roi
Le Roi, entrant en scène, gaiement.
Hein ? mon sang !… que diantre en veut-il faire ?
La Hire
Votre baptême, sire !
Le Roi
Eh ! de grâce, diffère
Mon salut… Cette Jeanne, objet de tes mépris,
Si j’en crois Baudricourt, me l’offre à meilleur prix.
Se retournant vers de Thouars.
Car sans doute déjà vous savez la nouvelle ?
On m’envoie une sainte, en s’engageant pour elle
À m’ouvrir le chemin de Reims, sans coup férir.
Se retournant vers La Hire.
Et pour régner, encor ne faut-il pas mourir ?
La Hire
Si votre espoir s’arrête à cette rêverie…
Le Roi
Eh non ! La Hire… sache entendre raillerie.
Pourtant ses compagnons en parlent avec feu :
C’est vraiment, disent-ils, une fille de Dieu.
Les six hommes armés qui formaient son escorte
Trop faible pour tenir la campagne, assez forte
Pour signaler sa marche en pays bourguignon,
Ont pu de Vaucouleurs la conduire à Chinon.
Sa foi les soutenait, triomphait de leur doute,
Affrontant, dissipant les périls de la route ;
Pris dans une embuscade, ils ont avec stupeur
Vu l’assaillant frappé de vertige et de peur.
Mouvement de de Thouars.
Cela ne tient-il pas du miracle ?
De Thouars
Peut-être !
Pour croire à leur parole il faudrait bien connaître
Ses compagnons.
Le Roi
Colet de Vienne, Jean de Metz,
Bertrand de Poulangy, cœurs vaillants, si jamais
Il en fut !
De Thouars
Cependant, sire, prenez-y garde !…
Avec ces saintes-là souvent on se hasarde
À prôner une folle, ou pis encor.
Le Roi
Du moins
N’est-ce pas le portrait qu’en donnent ses témoins,
Jurant qu’au milieu d’eux, seule avec sa prière,
La crainte et le respect lui font une barrière.
De Thouars
Avouez qu’en secret vous brûlez de la voir.
Le Roi
Cela vous déplaît-il ?
De Thouars
Elle peut décevoir
L’espérance qu’auront fait naître ses louanges ;
Les démons quelquefois prennent l’aspect des anges !
Elle vient de l’enfer peut-être et non du ciel.
Le Roi
Voulez-vous consulter frère Jean Pasquerel ?
De Thouars
Je veux de quelque embûche indigne et déloyale
Sauver, s’il est besoin, la majesté royale ;
Souffrez que je lui parle, et si dans son pays
Il la faut renvoyer…
Le Roi, à La Hire.
Comprends que son avis
De stériles efforts nous eût gardés naguère,
La Hire, et que je mets à peu de prix la guerre
Si je m’en puis passer.
La Hire
Ah ! par le ciel !… Je vois…
Une ville épuiser son sang, peuple et bourgeois…
Se taxer elle-même, oublier ses franchises,
Et brûler ses faubourgs, et raser ses églises,
Et des boulets anglais se jouer nuit et jour,
Et mourir pour son roi prisonnier de sa cour !…
Je tarde, et l’on m’attend ! Sire, que répondrai-je ?
Le Roi, gravement.
Qu’une guerre inutile est bientôt sacrilège !
Que c’est me condamner à d’éternels remords
Que de poursuivre une ombre au prix de tant de morts !
Et que puis-je gagner à prolonger la lutte ?
Vos efforts ne feront que retarder ma chute.
Je n’ai plus Duchâtel ! Je n’ai plus Richemont !
Orléans même a vu l’amiral, et Clermont,
Et tant d’autres encor, fameux dans vingt batailles,
Comme un enjeu perdu, déserter ses murailles !…
Va, La Hire,… ils en ont désappris le chemin !
La Hire
Dunois s’y trouve encore, et j’y serai demain !
Le Roi
Y sera-t-il aussi, ce Dieu qui m’abandonne ?
Ah ! c’est lui qui condamne ! et c’est lui qui pardonne !…
La Hire
Que dites-vous ?…
On entend un chant religieux au dehors.
Le Roi
Écoute !… on promène la croix
Par la ville, en priant Dieu pour le sang des rois !
De Thouars et La Hire remontent vers la fenêtre, à gauche. De Thouars s’incline ; La Hire, derrière eux et les bras croisés, regarde passer la procession. Le roi, seul sur le devant de la scène et les mains jointes, reprend à demi-voix :
Sire Dieu ! de mon front détourne ta colère !
Seul, tu lis dans mon cœur ; que ta grâce l’éclaire !
Si je suis légitime héritier des Valois,
Qu’il te plaise sauver ma couronne et mes droits ;
Et si je ne suis pas l’héritier légitime,
Si mon trône est le fruit du parjure et du crime,
Sire Dieu, qu’il te plaise, en ta grande bonté,
Me conserver la vie avec la liberté !…
Le chant religieux se perd dons l’éloignement. — Loys paraît à la porte du fond.
Scène III
Les mêmes, Loys
De Thouars
Que nous veux-tu, Loys ?
Le Roi
L’enfant paraît en joie.
Loys
Sire, Sa Majesté la reine vous envoie
Des serviteurs passés maîtres en gai savoir.
Le Roi
Des poètes ! vrai Dieu ! courons les recevoir.
Certes, pour égayer ma pauvre cour maussade,
On ne pouvait choisir plus joyeuse ambassade.
Fêtons les héritiers de ces gais troubadours
Qui du bon roi René chantèrent les beaux jours,
Age d’or où régnait la douce poésie,
Et les chants, et les vers parfumés d’ambroisie !
À de Thouars.
Venez-vous ?
De Thouars
Je vous suis.
Loys
Mais… cette fille est là,
Sire !
Le Roi
Déjà ?…
De Thouars
C’est bien, Loys ! Introduis-la.
Nous la verrons plus tard.
Au roi.
Qu’avez-vous ?
Le Roi
Ah ! je pense
Que Bouligni nous va mesurer la dépense :
Les fêtes ne vont pas avec mon dénuement.
De Thouars
N’en soyez pas en peine, on les paiera.
Le Roi
Vraiment ?…
Par ma foi, tu me rends la vie, et je t’admire.
Soyons donc aux chansons, n’en déplaise à La Hire !
À demain la couronne ! à demain le souci !
Et fût-ce pour un soir, ramène-nous ici
Plaisir, gaîté, festins !… Tout le reste… fantôme !
Le roi s’éloigne avec de Thouars et Loys.
Scène IV
La Hire, seul, regardant s’éloigner le roi.
Jamais roi ne perdit si gaîment son royaume !
Ah !… devant cette honte il faut se faire effort
Pour ne pas s’aller joindre aux soldats de Bedford !
Un étranger, c’est vrai ; mais un héros en somme !
Ne trouver qu’un enfant où nous cherchions un homme !
Tout le monde, hors ceux qui le veulent trahir,
Lui dit de commander…, il ne sait qu’obéir !
Allons ! aux favoris il faut céder la place !
Ce Thouars ! c’est ce traître impudent qui me chasse !
Lui, cet efféminé, ce courtisan, c’est lui
Qui mène, à son plaisir, la France d’aujourd’hui !
Après ses devanciers pillant ce qu’il en reste !
Plus capable qu’eux tous, et d’autant plus funeste !
Sambleu !
Loys reparaît au fond du théâtre, précédant Jeanne et marchant à reculons devant elle comme avec crainte.
Scène V
La Hire, Loys, Jeanne
Jeanne est vêtue d’un justaucorps et de chausses longues recouvertes d’une tunique qui tombe jusqu’au genou. De hautes guêtres complètent son costume.
Jeanne
Le roi veut bien me recevoir ? Pourquoi
Ne fait-il pas entrer mes amis avec moi ?
Vous ne répondez pas ?
Loys, à part.
Je ne sais que lui dire.
Jeanne, après un silence.
J’écoute !
Loys, montrant La Hire.
Demandez au chevalier La Hire.
Jeanne, vivement.
La Hire !… Quoi !….
La Hire
Mon nom jusqu’à vous est venu ?
Jeanne
Et pour qui donc La Hire est-il un inconnu ?
Ah ! j’ai plaisir à voir un des plus vaillants hommes
Dont s’honore le temps lamentable où nous sommes.
Serrant la main de La Hire dans les siennes.
Ce m’est un bon présage, et le meilleur de tous.
La Hire
Jarnibleu ! mon enfant…
Jeanne
Ah ! pourquoi jurez-vous ?
Parler ainsi n’est pas d’un chrétien.
La Hire
Bon ! nous autres,
Vieux soldats, nous disons ainsi nos patenôtres.
Jeanne, souriant.
Eh bien, vous apprendrez les miennes. Mais comment
Êtes-vous à Chinon, et dans un tel moment ?
L’héroïque cité par vos bras défendue
Sans Dunois et sans vous serait bientôt rendue.
Ne l’abandonnez pas, et rien n’est compromis ;
Mais il faut maintenant pousser aux ennemis.
Déjà de toutes parts la place est investie ;
Attendre plus longtemps c’est perdre la partie.
Leur plus forte bastille est, je crois, à Saint-Loup ;
C’est là qu’il faut viser et frapper un grand coup !
S’arrêtant en voyant l’étonnement de La Hire.
Qu’avez-vous ?
La Hire
Par ma foi, je ne m’attendais guère
À vous entendre ainsi deviser de la guerre.
Oui, vous en jugez bien, et par saines raisons.
Dunois, Xaintrailles, moi, c’est ce que nous disons.
Le courage s’énerve, et l’heure est décisive ;
Mais il faut des soldats pour prendre l’offensive.
Je venais demander du renfort. Vain espoir !
Je retourne, mais seul.
Jeanne
Ah ! faites-moi donc voir
Le roi ! C’est le salut du trône que j’apporte.
La Hire
Et s’il ne s’agit pas d’une fête, qu’importe ?
Thouars vous recevra, ne vous l’a-1-on pas dit ?
Flatteurs et courtisans ont seuls tout le crédit,
Et…
Voyant entrer de Thouars.
Chut !…
Scène VI
Les mêmes, De Thouars
De Thouars, après avoir examiné Jeanne.
Des habits d’homme ?
Jeanne
Eh bien ? Digne de blâme
Qui ferait métier d’homme avec habits de femme.
De Thouars
Il est vrai, mais cela peut d’abord étonner.
Je laisse là-dessus nos docteurs raisonner ;
Ce n’est pas à l’habit, mais au cœur qu’on regarde.
Jeanne
Dieu veuille aider au mien et l’avoir en sa garde !
De Thouars
Et pour ce dur métier vous avez, sans regrets,
Quitté votre maison, vos parents ?
Jeanne
Je serais
Venue à genoux, même en bravant leurs colères,
Même quand j’aurais eu cent pères et cent mères !
De Thouars
Mais c’était hasarder la vie avec l’honneur !
Jeanne
Qu’aurais-je craint, venant de la part du Seigneur ?
De Thouars
Des routiers cependant, sans respect du message…
Jeanne
Ils se sont écartés pour me livrer passage.
De Thouars
Et six hommes, sans plus, accompagnaient vos pas ?
Jeanne
Et mes frères du ciel que vous ne comptez pas ?
J’allais, passant à gué les rivières, sauvée
Des trahisons. J’allais ! et je suis arrivée.
De Thouars
Qu’est-ce donc que le roi peut espérer de vous ?
Jeanne
L’honneur dont avec moi tout son peuple est jaloux !
De Thouars, avec colère.
Je ne sais…
Jeanne
Et comment, sans un cri de souffrance,
Le voir, lui, le dernier de la maison de France,
Renier de nos rois le passé glorieux
Et déserter le sol où dorment ses aïeux ?
Dites les actions illustres qu il a faites !
La France va périr, il vous donne des fêtes !
Votre joug le prépare au joug de l’étranger !
De Thouars
Vous parlez hardiment !
Jeanne
Pourquoi m’interroger ?
De Thouars
Une fille échappée aux travaux des campagnes
Ose…
Jeanne
On dit que la foi soulève les montagnes ;
Elle peut d’une vierge accomplir le dessein
Et d’un mâle courage armer son faible sein.
Seule je peux sauver le roi de cet abîme ;
Et m’écarter de lui serait folie ou crime.
La Hire, à part.
Quel accent !
Loys, de même.
Quel regard !… Elle porte en ses yeux
Ces clartés de la foi qui nous viennent des cieux !
De Thouars, ironiquement.
Ah ! vous aussi ?voilà qui n’est plus raillerie !…
Soit !… (À Jeanne.) Attendez le roi dans cette galerie.
Jeanne
Par Jésus ! gardez-vous de vous en faire un jeu,
Car ce serait braver les volontés de Dieu.
Loys, sur un signe de de Thouars, ouvre une porte latérale, fait passer Jeanne devant lui et sort après elle.
De Thouars, à La Hire.
Vous prendre à cela, vous, un soldat ?…
La Hire
Oui, messire.
Elle seule a du cœur.
Scène VII
La Hire, De Thouars, le Roi, D’Aulon, puis Loys
Le Roi, s’approchant de de Thouars.
Qu’est-ce donc ?
De Thouars
C’est La Hire
Qui, pour cette bergère en une heure adouci,
Veut que vous la voyiez.
Le Roi
D’Aulon le veut aussi.
De Thouars, étonné, à d’Aulon.
Vous !
D’Aulon
Oui.
De Thouars, s’inclinant après un moment de silence.
J’y donne donc ma voix ; mais rien ne presse ;
À moins qu’on ne désire encor qu’elle paraisse
À cette fête ? Tout est prêt, bal et festin.
Ne sera-t-il pas temps, sire, dès le matin ?
Le Roi
Non, dès ce soir, je veux essayer d’une épreuve.
Il frappe sur un timbre. Loys paraît.
Qu’on entre.
De Thouars, à part.
Il faut céder. Le ruisseau devient fleuve.
Les rideaux s’ouvrent et laissent voir la galerie du fond pleine de seigneurs, parmi lesquels on aperçoit un groupe d’hommes armés. La cour descend en scène. Le fond du théâtre reste occupé par des valets portant des flambeaux.
Scène VIII
Le Roi, La Hire, De Thouars, Loys, D’Aulon, le Comte de Vendôme, Bertrand de Poulangy, Colet de Vienne, Jean de Metz, Richard, et deux hommes armés, seigneurs, valets, puis Jeanne
Le Roi, passant son collier au cou de d’Aulon.
Prends ce collier et sois le roi pour un moment.
D’Aulon
Quoi ! sire, vous voulez ?…
Le Roi
Je veux savoir comment
À celle de son choix Dieu me fera connaître.
De Thouars
Le diable en pourrait faire autant, s’il est son maître.
Richard
Nous l’avons amenée et sommes ses garants.
Les autres compagnons de Jeanne font un signe d’assentiment.
Le Roi
Bien ! que la vérité se fasse, et je me rends.
S’adressant à un des soigneurs qui l’entourent.
Vous, comte de Vendôme, introduisez-la.
De Thouars indique d’un signe au comte de Vendôme l’appartement où est entrée Jeanne. Le comte de Vendôme sort.
Le Roi, à d’Aulon.
Reste
À cette place.
Se retournant vers les autres personnages.
Et vous, pas un mot, pas un geste !
Il se tient à l’écart au milieu d’un groupe de seigneurs. Le comte de Vendôme rentre en scène suivi de Jeanne. Du geste il indique à Jeanne d’Aulon qui est assis. Jeanne regarde fixement d’Aulon, puis le comte de Vendôme promène ses regards autour d’elle, aperçoit le roi, et va droit à lui.
Jeanne, s’inclinant devant le roi.
Dieu vous donne bonheur et longs jours, gentil roi !
Étonnement général. D’Aulon se lève.
Le Roi
Tu te méprends ; le roi, Jeanne, ce n’est pas moi.
Jeanne
Ah ! sire, je sais bien que c’est vous, et nul autre.
Pourquoi répudier ce titre s’il est vôtre ?
Le Roi, après un silence.
Et que veux-tu de moi ?
Jeanne
Des gens pour délivrer
Orléans, gagner Reims, et vous faire sacrer !
Car le seul roi de France, avoué par Dieu même,
Est celui qui reçoit à Reims le diadème !
Le Roi
Quelles sont les raisons de ta foi ? dis-nous-les !
Jeanne
C’est le plaisir de Dieu, sire, que les Anglais
S en retournent en leur pays, sans plus attendre ;
Et, s ils ne le font pas, mal pourra leur en prendre
Le Roi
Qui te l’a dit ?
Jeanne
Mes voix.
Le Roi
Tes voix ?
Jeanne
Je les entends !
De Thouars
Mais si c’est le plaisir de Dieu, les combattants
N’y serviront de rien, à ce que j’ose croire.
Jeanne
Les gens batailleront, Dieu donnera victoire.
De Thouars
Encor cela peut-il nôtre que vision.
Quels signes donnez-vous de votre mission ?
On a vu trop souvent des manœuvres indignes….
Jeanne
Que je gagne Orléans, je donnerai mes signes !
Murmures d’étonnement et d’admiration parmi les assistants.
La Hire
Pasque Dieu ! c’est parler en soldat !
Loys, à part.
On se sent
Envahir d’une ardeur guerrière, à son accent !
Richard, parlant à ceux qui l’entourent.
Votre foi, j’en réponds, ne sera pas trompée.
Sa faucille d’un homme a fait tomber l’épée.
La Hire, bas au roi.
Regardez-la.
Jeanne
Faut-il vous prier à genoux,
Sire ? Ne doutez plus ni de moi…
Baissant la voix.
Ni de vous.
Le Roi
De moi, dis-tu ?
Jeanne met le doigt sur sa bouche. Le roi éloigne tout le monde du geste. On s’écarte de façon à laisser le roi et Jeanne isolés sur le devant de la scène.
Jeanne, à demi-voix et de façon à n’être entendue que du roi.
J’ai lu jusqu’en votre pensée
La prière qu’à Dieu vous avez adressée :
Si je suis légitime héritier des Valois,
Qu’il te plaise sauver ma couronne et mes droits !
Et si je ne suis pas l’héritier légitime,
Si mon trône est le fruit du parjure et du crime,
Sire Dieu, qu’il te plaise, en ta grande bonté,
Me conserver la vie avec la liberté !
Le Roi, dont l’étonnement a été croissant.
Je ne l’ai dit qu’à Dieu !
Jeanne
Qui me l’a su redire !
Le Roi
Et le sang des Valois ?
Jeanne
De la part de messire
Roi du ciel, je te dis que le trône est à toi,
Étant seul héritier de France et fils de roi.
Le Roi, avec éclat.
Ah ! je ne doute plus ! la puissance immortelle
T’illumine !…
Tout le monde se rapproche du roi et de Jeanne.
Vous tous, courbez-vous devant elle !…
Tout le monde s’incline.
Jeanne, tu marcheras l’égale des barons,
Et, nos soldats levés, nous te les conduirons !
La Hire
Bien, sire. C’est ainsi que la France vous aime.
Le Roi, à Jeanne.
Tu partiras demain ?
Jeanne
Non, sire, ce soir même.
De Thouars, portant la main h son épée.
Voulez-vous mon épée ?
Jeanne, le regardant fixement.
À Fierbois, sous l’autel,
J’en sais une meilleure et qui me vient du ciel,
Celle de ma patronne ! À la place indiquée
On la prendra. Sa lame est de cinq croix marquée.
Le Roi
Va ! De ce qui me reste encor je te fais don.
Se tournant vers sa cour.
Qui l’accompagnera ?
Tous les hommes, moins de Thouars.
Moi ! moi !
Jeanne
Suivez-moi donc.
De Thouars, à part, en regardant le roi.
Allons ! il est trop tard pour qu’on l’en dissuade.
Ce beau feu passera.
Jeanne
Le cri de la croisade
Chez vos aïeux a fait des miracles. Il peut
En faire chez leurs fils. — Dieu le veut !
Tous, moins de Thouars.
Dieu le veut !
Jeanne
Cri sacré qui faisais frissonner l’oriflamme
Sur le chemin du Christ que nous allions venger,
Rends la force à nos bras, rends l’espoir à notre âme,
Affranchis cette terre, et chasse l’étranger !
Dieu le veut ! lève-toi, pauvre France meurtrie !
Sous un rayon du ciel je lis dans l’inconnu ;
Nous te délivrerons, sainte mère Patrie !
Tes malheurs sont passés et ton jour est venu !
Dieu le veut ! Donnons-nous, Français, et Dieu se donne !
Sous nos pieds frémissants le sol même s’émeut.
Crimes et lâchetés sont absous, Dieu pardonne.
La patrie est en nous. Dieu le veut ! Dieu le veut !
Le Chœur
Dieu le veut ! Oui, tous, pour la France
Nous combattrons à tes côtés.
Dieu le veut ! Tu rends l’espérance
À ces cœurs qu’elle avait quittés.
Dieu le veut ! La France meurtrie
Par toi se réveille et s’émeut.
Nous délivrerons la patrie.
Dieu le veut !
Jeanne est prête à partir. Le roi la suit du geste. La toile tombe.
Acte troisième Orléans
Le boulevard de la Belle-Croix. Au fond, les remparts, maisons à gauche et à droite. Sur le second plan, à droite, une petite chapelle. Dans l’éloignement, les fortifications ennemies.
Scène première
Richard, Maître Jean, soldats
Maître Jean et Richard sont debout en observation, au fond du théâtre, près d’une petite coulevrine placée sur un affût.
Richard
Ta coulevrine a fait merveille et nous délivre
De ces démons.
Maître Jean
Voilà pour leur apprendre à vivre !
Richard
Dis plutôt à mourir, car ils sont éclopés.
Maître Jean, descendant en scène.
Or çà, Jeanne aujourd’hui nous laisse inoccupés ;
Ne forcerons-nous pas bientôt cette bastille ?
Richard
À quoi bon, maintenant ?… Elle défend qu’on pille !
S’il faut être soldat sans être flibustier,
Autant rester bourgeois ; ce n’est plus un métier !
Maître Jean
Païen !… Elle prendra tes avis, sur mon âme !
Richard
Nous, des soldats, plier sous le joug d’une femme !
Maître Jean
Et qui donc parmi nous eût fait ce qu’elle a fait ?
Dans un cercle de fer Orléans étouffait ;
En dix jours elle a su, ramenant la victoire,
Briser cette ceinture et dégager la Loire !
Pour frapper un tel coup, est-ce une femme ?… Non.
Tâche d’en mieux parler et donne-lui son nom,
C’est une sainte !
Richard
Oui-da ?… L’auréole est bien prompte.
Maître Jean
Mais tu ne sais donc pas tout ce qu on en raconte ?
Richard
Oui, oui ! propos en l’air pour frapper les esprits !
Savez-vous seulement ce qu’on dit à Paris ?
Maître Jean
Paris, le plat valet d’Isabeau de Bavière !
Et que dit-on de Jeanne ?
Richard
On dit qu’elle est sorcière.
Maître Jean
Et tu le crois ?
Richard
Oh ! moi !
Maître Jean
Sache que sans trembler
Les routiers comme toi n’en doivent pas parler.
Voyant entrer Jeanne suivie de La Hire.
C’est elle !
Scène II
Les mêmes, Jeanne, La Hire
Jeanne est vêtue d’une cotte de mailles. La tunique tombe un peu au dessous du genou. Les jambes sont garnies de grègues de fer ; chaussures de cuir, chapeau de feutre noir, l’épée au côté, manches rouges collantes, et, par-dessus, manches ouvertes adaptées aux épaules. Jeanne entre brusquement en scène.
La Hire
Qu’avez-vous ?
Jeanne
Du désordre et du vice
Je ne veux être ici ni témoin ni complice.
Léger mouvement de La Hire.
Peccadille à vos yeux peut-être, crime aux miens.
S’il vous faut des soldats, il me faut des chrétiens.
Et de mon étendard Dieu même se retire,
S’il couvre de ses plis ce qui vous fait sourire.
Tenez, plus qu’eux encor c’est vous que je reprends.
Car les petits ont pris exemple sur les grands ;
Et la cupidité, l’injustice et la ruse,
Grâce à vous, dans la guerre ont trouvé leur excuse.
La Hire
Jeanne, vous me jugez avec sévérité.
Qu’est-ce donc que j’ai fait pour être ainsi traité ?
Que si, dans le passé, sans crainte ni vergogne,
Rançonnant l’Angleterre et pillant la Bourgogne,
Je fus des plus hardis et des plus résolus,
De quoi vous plaignez-vous, quand je ne le fais plus ?
Jeanne, avec douceur.
Je me plains, quand le soir autour de ma bannière
Rassemble les cœurs forts dans la même prière,
De ne pas avoir vu, le cherchant parmi nous,
Cet orgueilleux La Hire une fois à genoux.
La Hire
Ah ! jarnibleu !
Mouvement de Jeanne.
Pardon, si je vous fais injure,
Mais c’est plus fort que moi. Je meurs si je ne jure.
Jeanne, après un silence.
Vous portez d’habitude un bâton, je crois ?
La Hire, étonné.
Oui.
Pourquoi ?
Jeanne
Puisqu’il vous faut jurer, jurez par lui.
La Hire
Par mon bâton ?
Jeanne, souriant.
Voyez, le plaisir est le même ;
Et cela peut du moins se dire sans blasphème.
Elle remonte la scène.
La Hire, la suivant des yeux.
Suis-je encore La Hire ?… En vain je m’en défend ;
Elle me fait marcher d’un mot comme un enfant.
Jeanne, à maître Jean qui lui a parlé.
Oui, l’île Saint-Aignan, voilà le vrai passage ;
Qu’aux Augustins d’abord la bataille s’engage,
Et, poussés des deux parts, ils y resteront tous.
Maître Jean
Marchons alors.
Jeanne
J’en ai plus de hâte que vous ;
Mais je ne suis pas seule à commander.
Maître Jean
Qu’importe ?
Pour nous l’avis de Jeanne est celui qui l’emporte.
Où vous nous conduirez, nous irons.
Les Soldats
Oui !
Jeanne, revenant à La Hire, qui écoute ce dialogue sans bouger de place.
Pourquoi
Vous taisez-vous, La Hire ? êtes-vous pas pour moi ?
La Hire
Je serai franc. Pour vous, oui ; non pour la bataille !
On sait que pour frapper et d’estoc et de taille
La Hire jusqu’ici ne s’est pas fait prier,
Et qu’il n’arrive pas à l’assaut le dernier ;
Mais encore, au mépris de la sagesse humaine,
N’est-ce pas un caprice aveugle qui le mène.
Rassemblés en un point les Anglais sont bien forts,
Et l’on aura grand’peine à les mettre dehors.
Je pense, et c’est l’avis des autres capitaines,
Qu’il ne faut pas courir des chances incertaines ;
Qu’on peut, ravitaillé par un premier convoi,
Attendre les secours annoncés par le roi.
Jeanne, avec impatience.
Attendre !
La Hire
Oh ! je le sais, de coupables faiblesses
Rendent mal assuré l’effet de ses promesses ;
Le roi, trop indolent pour avoir des remords,
À bien vite oublié les absents et les morts.
Mais enfin, — vainement vous refusez d’y croire, —
On risque de tout perdre en brusquant la victoire.
Jeanne
Quand vous ai-je déçus ? Ce rapide succès,
Vous en désespériez quand je vous l’annonçais !
L’événement, malgré d’injustes défiances,
A-t-il donné raison à mes impatiences ?
Vos sages m’ont déjà fait perdre assez de jours
En prenant pour venir d’inutiles détours.
Le convoi qui nous a suivis prouve sans doute
Que les canons anglais ne barraient pas la route
Alors que je l’ai fait passer, drapeaux au vent,
Sans qu’un seul ennemi se portât en avant.
Mais tenez, j’y consens, l’obstacle est invincible ;
Vous oubliez toujours que Dieu fait l’impossible !
La Hire
Faut-il donc le tenter ? Qui vous presse ?
Jeanne
Le temps.
Ce Dieu qui fait ma force a compté mes instants.
La Hire
Comment ? Que dites-vous ?
Jeanne
Je ne durerai guère
Plus d’un an. C’est bien peu pour terminer la guerre !
La Hire
Quoi ! vous pensez mourir ? Où donc ?
Jeanne
Hélas ! où Dieu
Voudra. Je ne connais ni le temps ni le lieu.
Ah ! que si je pouvais aller où va mon âme,
J’irais, quittant ce fer pour mes habits de femme,
Vite, vite, où l’on m’aime, en ma pauvre maison.
La Hire
Craignez-vous donc la mort ?
Jeanne
Non ; mais la trahison.
Revenons. Je suis chef de guerre, au même titre
Que vous et vos amis, et prends Dieu, pour arbitre.
Si vous marchez sans moi, je marcherai sans vous.
La Hire
Au fait, les plus prudents sont parfois les plus fous.
Je ne vous ferai pas défaut. Mais, pour tout dire,
C’est peu de rallier et Dunois et La Hire,
Car Dunois vous suivra ; d’autres moins généreux
S’irritent de vous voir prendre le pas sur eux ;
Et votre foi, naïve en ses façons hautaines,
À pu froisser l’orgueil de ces vieux capitaines !
Florent d’Illiers, Graville, et Boussac, et de Rais,
Termes, Xaintrailles même, en sont presque aux regrets
D’un succès dont la gloire est à vous tout entière.
Jeanne
Non pas à moi, vraiment ! mais à cette bannière
Qui porte en soi la force et l’âme d’un pays.
Montrant le ciel.
Je ne commande pas, La Hire, j’obéis !
Scène III
Les mêmes, Loys
Loys, entrant, sans voir Jeanne et La Hire.
Hé ! maître Jean !
Maître Jean
Plaît-il ?
Loys
Garde-toi de te rendre.
Maître Jean
Beau conseil !
Loys
Glacidas a juré de te pendre,
Avec ta coulevrine, au plus haut d’un clocher !
Maître Jean
Oui ?… Qu’il commence donc par venir me chercher.
Jeanne
Avant que Glacidas entre ses mains nous tienne,
N’a-t-il rien décidé pour mon héraut Guyenne ?
Loys, descendant la scène.
Il ne reconnaît pas pour lui le droit des gens ;
Sa colère s’exhale en propos outrageants.
D’accord avec Suffolk et Talbot, il déclare
Que pour votre héraut le bûcher se prépare.
La Hire
S’il le faisait !
Jeanne
Laissez, il ne le fera pas !
Mais il parlait hier avec moins de fracas.
D’où lui vient aujourd’hui ce retour d’insolence ?
Loys
Falstolf apparemment fait pencher la balance ;
On le dit à Janville, amenant du renfort.
Jeanne
À Janville, dis-tu ?
À La Hire.
Voyez si j’avais tort !
À Loys.
Va ! va ! rien ne pouvait me causer tant de joie.
La Hire
Un ennemi de plus !
Jeanne
Non, La Hire, une proie…
Si vous me soutenez, et si je vous soutien.
Loys
Justement le conseil va s’assembler.
La Hire
Eh bien !
Venez, et des esprits forcez la confiance.
L’instinct peut entraîner parfois l’expérience ;
Et vous avez en vous de ces vives clartés
Plus sûres que des plans longuement concertés.
Persuadez enfin ; ou bien sachez vous rendre
Aux résolutions que le conseil va prendre.
Jeanne
La Hire ! Je n’ai pas été de tout le jour
Dans la maison de Dieu. Hâtez votre retour.
J’écouterai l’avis du Seigneur, et nul autre ;
Je vais à mon conseil, messire, allez au vôtre.
Elle entre dans la chapelle.
La Hire
Ah ! la femme est toujours femme ! Raisonne-t-on ?
Elle n’écoute plus !… Par la…
S’arrêtant court et reprenant après un moment de silence.
Par mon bâton !…
Il sort.
Scène IV
Loys, Maître Jean, Richard
Maître Jean, Richard descendent la scène et s’approchent vivement de Loys.
Richard
Que se passe-t-il donc ?
Loys
Si j’ai su la comprendre,
Elle veut attaquer ; les chefs veulent attendre.
Maître Jean
Il n’est besoin que d’elle. On se passera d’eux.
Qu’importe que le coup soit ou non hasardeux ?
Avec Jeanne pour chef, Dieu même nous protège !
C’est comme si l’Anglais avait levé le siège.
Rumeurs au loin.
Richard
Écoutez !
Maître Jean
C’est un cri de guerre.
Richard
Les bourgeois
Se battent-ils sans nous ?
Maître Jean
Morbleu !
Loys, qui a remonté la scène.
Non ! c’est, je crois,
Un prisonnier.
Cris dans la coulisse
À mort !… tuez-le !…
Maître Jean
Le compère
Se débat comme un diable.
Cris dans la coulisse
Au fleuve, la vipère !
À la Loire !
Maître Jean
C’est fait.
Le peuple et les bourgeois entrent en tumulte. Au milieu d’eux paraît d’Aulon, portant l’étendard de Jeanne.
D’Aulon, les yeux tournés vers la Loire.
Va !… va faire à Bedford
Le récit de ton crime et celui de ta mort !
Scène V
Les mêmes, Jeanne
Jeanne, sortant de la chapelle.
Qu’est-ce ? Qui donc est mort ?
D’Aulon
Un Anglais dont la rage
S’emportait contre vous au plus indigne outrage.
La Foule
Oui, vengeance !… Aux Anglais !…
D’Aulon
Jusqu’au pied du rempart
Il est venu de Jeanne insulter l’étendard.
On lui devait le prix de sa lâche imposture.
Jeanne
Je ne t’avais pas dit de venger mon injure.
Que ne le laissais-tu m’outrager ?
D’Aulon
Quoi ?…
Jeanne, un doigt sur sa bouche.
Plus bas !…
Va ! c’est assez des morts tombés dans les combats !…
Après un silence.
Que résout le conseil ?… En a-t-on des nouvelles ?
D’Aulon
Non.
Jeanne
C’est l’heure pourtant d’attaquer les tourelles.
Voix dans la foule
Oui ! oui ! marchons.
Jeanne
Avant de livrer à la mort
Tant de chrétiens, je veux faire un dernier effort.
D’Aulon
Qu’espérez-vous ?
Jeanne, à Loys.
Écris ce que je vais te dire.
Loys tire ses tablettes et se dispose à écrire.
Maître Jean, s’adressant à ceux qui l’entourent, à demi-voix.
Bon, ils ont déchiré ses lettres sans les lire !
Jeanne, dictant.
À vous, Anglais, venus au mépris de nos droits,
Le roi du ciel ordonne et mande par ma voix
Que laissant notre bien vous retourniez au vôtre ;
Sinon je vous ferai tel grief que nul autre
Ne se sera vu tel depuis mille ans et plus !
Pour la dernière fois je vous écris. Jésus
Maria. Jeanne.
Ajoute encor que si Guyenne
Est massacré, j’aurai cent têtes pour la sienne !
Richard
Je vois bien le message, oui ; mais le messager ?
Jeanne
N’as-tu pas une flèche ?… elle ira sans danger.
Richard
En effet !
Loys donne le billet plié à Jeanne ; un mouvement se fait dans la foule.
Jeanne
Ah ! voici le conseil !
Dunois entre en scène suivi de La Hire, Xaintrailles et quelques autres capitaines.
Scène VI
Les mêmes, Dunois, La Hire, Xaintrailles, capitaines, soldats, bourgeois, peuple
Dunois, abordant Jeanne.
Dieu vous garde,
Jeanne ! on dit qu’un routier…
Jeanne
Pardon ! mais il me tarde
De savoir les desseins où vous vous arrêtez.
Marcherons-nous ensemble, ou si vous me quittez ?
Que cette lettre encor par Talbot soit reçue,
Et j’attaque aussitôt que j’en saurai l’issue.
Dunois
La Hire nous a dit vos résolutions ;
Mais quoi ! n’en venons pas à des dissensions
Qui mettraient en péril le succès de nos armes !
Nous n’obéissons pas à de vaines alarmes :
Les Anglais sont rentrés dans le fort Saint-Laurent ;
Falstolf peut arriver, et le péril est grand.
Jeanne
Quel péril ? J’ai regret sans doute à contredire
Un très sage conseil ; mais celui de Messire
Est encore plus sûr ; le vôtre périra !
Celui de Dieu tiendra ferme et s’accomplira !
Je n’oblige personne à suivre ma bannière ;
Tendant le bras vers le fond de la scène.
Mais là, suivie ou non, j’entrerai la première.
Maître Jean
Nous vous suivrons.
La Foule
Oui, tous !
Xaintrailles, bas, à l’un des capitaines.
Nous sommes débordés.
Jeanne, donnant sa lettre à Richard.
Prends. Toi, d’Aulon, fais signe aux Anglais.
Se retournant vers les capitaines.
Décidez !
Elle remonte avec la foule vers le fond du théâtre. Pendant le dialogue suivant, d’Aulon, monté sur le parapet, agite l’étendard de Jeanne. Les capitaines restent seuls sur le devant de la scène.
Xaintrailles, aux capitaines.
Vous le voyez, soldats et peuple sont pour elle.
Xaintrailles
Quoi ! faut-il obéir à cette pastourelle ?
La Hire
Pour moi j’ai confiance et je l’ose avouer ;
De ses avis d’ailleurs on n’a qu’à se louer.
Xaintrailles
Soit ; mais vous trouverez humiliant sans doute,
Étant mal écoutés, de voir comme on l’écoute !
Quelques-uns des capitaines
C’est vrai !
Xaintrailles
Je ne suis pas ingrat, mais cependant
Elle ne prendra pas sur moi cet ascendant.
Je ne veux pas servir aveuglément un maître.
Que diable ! nous savons notre métier peut-être.
Elle oppose aux raisons… quoi ?… le ciel ! Eh ! morbleu !
Allez donc discuter les volontés de Dieu !
Jeanne, au fond du théâtre.
Ils ont vu le signal !
Richard, ajustant à son arc une flèche où il a attaché la lettre de Jeanne, et la lançant vers la bastille anglaise.
À vous, gens d’Angleterre !
Xaintrailles, à Dunois, qui a écouté en silence.
Enfin, me blâmez-vous, Dunois ? Pourquoi vous taire ?
Dunois
Je vous parlerai franc, puisque vous m’en croyez ;
Les choses ne sont pas comme vous les voyez.
Ses révélations sont-elles bien.certaines,
C’est affaire aux docteurs et non aux capitaines.
Je ne veux même pas, d’un sourire moqueur,
Dans sa croyance aveugle offenser ce grand cœur.
Qu’importe que sa foi soit sagesse ou démence ;
C’est mieux que tout cela, c’est une force immense !
Vous y renonceriez, l’ayant dans les mains ?… Non !
Elle sauve Orléans ! Elle convainc Chinon !
Où nous ne pouvions rien, tout redevient possible.
Elle prend une armée et la fait invincible !
La raison même abdique où la foi nous conduit ;
On ne remonte pas un torrent, on le suit.
La Hire
Parbleu ! voilà parler !
Les capitaines font un signe d’assentiment.
Xaintrailles
Je me rends.
Dunois, lui serrant la main.
Bien, Xaintrailles !
S’adressant aux capitaines en souriant.
Il s’agit de rentrer vainqueurs dans ces murailles.
Loys, au fond du théâtre, et les yeux fixés au loin.
Mécréants !
Jeanne
Que font-ils ?
Maître Jean
Je l’avais dit : voyez ;
Ils déchirent la lettre et la foulent aux pieds.
Rumeurs dans ]a foule.
Jeanne, redescendant la scène, suivie de tout le monde.
Qu’il soit donc fait selon leur volonté ! c’est l’heure !
D’Aulon
Eh quoi ! vous pleurez ?
Jeanne
Oui ! c’est sur eux que je pleure !
Dunois
Jeanne, nous sommes prêts !
Jeanne, à Danois et aux capitaines.
C’eût été grand hasard
Qu’on triomphât sans vous. D’Aulon, mon étendard.
D’Aulon lui remet son étendard. Jeanne met un genou en terre.
Loys, à demi-voix.
Elle prie !
Maître Jean, de même.
À genoux !
Tout le monde s’agenouille.
Jeanne, très simplement et à demi-voix.
Dieu de miséricorde,
Viens, esprit créateur ! descends du ciel, accorde
Le secours de ta grâce aux cœurs créés par toi !
Qu’ils vivent dans ta foi !
Donne-leur ton amour, verse-leur ta lumière !
Ceux qui souffrent seront guéris par la prière ;
Et si de leur souffrance ils ne peuvent guérir,
Apprends-leur à souffrir !
Défends-les, garde-les sous ta main paternelle !
Et quand viendra la mort, dans la vie éternelle,
Seigneur Dieu, reçois-les !
Jeanne reste absorbée dans sa prière.
Le Chœur
Dieu de miséricorde,
Viens, esprit créateur ! descends du ciel, accorde
Le secours de ta grâce aux cœurs créés par toi !
Qu’ils vivent dans ta foi !
Donne-leur ton amour, verse-leur ta lumière !
Ceux qui souffrent seront guéris par la prière,
Et si de leur souffrance ils ne peuvent guérir,
Apprends-leur à souffrir !
Défends-les, garde-les sous ta main paternelle !
Et quand viendra la mort, dans la vie éternelle,
Seigneur Dieu, reçois-les !
Grand silence.
Jeanne, se relevant, et élevant son étendard.
Maintenant les Anglais sont à vous !
Tous
Aux Anglais !
On se précipite sur les pas de Jeanne qui gagne le fond du théâtre, son étendard à la main. La toile tombe.
Acte quatrième Reims
Premier tableau
Une terrasse ombragée d’arbres, dominant la ville et la cathédrale. À gauche, un banc. À droite, une chapelle où donne accès un perron de quelques marches. Entrées latérales.
Scène première
De Thouars, La Hire, Dunois, Xaintrailles, Loys, courtisans, capitaines
De Thouars
Eh ! La Hire ! faut-il qu’on me cherche querelle
Pour douter quelque peu de votre pastourelle ?
Et dois-je aveuglément tenir pour vérité
Cet enfant qu’elle aurait hier ressuscité ?…
Il ne lui manquait plus pour suprême victoire
Que d’ajouter encor le miracle à sa gloire ?…
La Hire
Et n’en est-ce pas un, messire, à votre gré,
Que Charles sept dans Reims soit aujourd’hui sacré ?
Qu’Orléans soit debout ? que dix villes soient prises ?
Que, laissant sur ses pas les provinces soumises,
Elle ait pu, sans verser une goutte de sang,
Traverser avec vous ce pays menaçant ?…
Oui, voilà le miracle, inégal à tout autre :
C’est qu’une bergerette, avec sa foi d’apôtre,
Ait eu meilleur secours de ce peuple aux abois
Qu’avec tous leurs trésors les favoris des rois,
Et que, laissant courir les puissants de la terre
Des couleurs de Bourgogne à celles d’Angleterre,
Elle ait instruit la France à ce dogme nouveau
Que l’amour du pays est l’unique drapeau !…
Mais quoi !… cette candeur, à bon droit méprisée,
Chez les sages de cour est matière à risée !…
Prodiguez votre sang, votre âme, votre cœur,
D’un peuple agonisant refaites un vainqueur,
C’est par la calomnie, et l’injure, et la haine
Que s’acquitte envers vous l’ingratitude humaine,
Et le premier effort du serpent irrité,
C’est de mordre la main qui l’a ressuscité !…
Mouvement de de Thouars.
Dunois, intervenant.
Messieurs, que le passé nous serve et nous éclaire !
Laissons-nous emporter à ce flot populaire
Qui, d’un élan superbe et presque sans effort,
Soulève notre barque et la conduit au port.
Travaillons tous ensemble à cette délivrance,
Et marchons d’un seul cœur au salut de la France !
De Thouars
De la France, avec vous, nous cherchons le salut ;
Mais par divers chemins on tend au même but ;
Puissions-nous des deux parts l’atteindre sans divorce !
Vous voulez enlever Paris de vive force ;
Nous, faisant notre.paix avec le Bourguignon,
Nous voulons à Paris l’avoir pour compagnon.
Mouvement de Dunois.
C’est peut-être à vos yeux un dénouement vulgaire ;
Mais encor vaut-il mieux que cette grande guerre
Où l’on verrait bientôt, de combats en combats,
La couronne tomber au pouvoir des soldats !…
Mouvement parmi les capitaines. Dunois les arrête du geste.
Dunois
La couronne royale, ou la vôtre, messire ?
Je comprends que de nous votre main se retire !…
On voudrait reléguer dans l’ombre nos drapeaux,
Par un semblant de paix acheter le repos,
Et ramener le roi, fatigué de sa gloire,
À ses riants loisirs des châteaux de la Loire !
De Thouars, ironiquement.
Vous avez à venger la mort d’un père !
Dunois
Eh bien !
Pourquoi séparez-vous le fils du citoyen ?
De cette même épée, il m est permis, j espère,
De servir mon pays et de venger mon père ?
De Thouars
Soit ! mais je vous le dis, nos plans sont résolus !
La Hire
Pasque Dieu !
De Thouars
Je croyais que vous ne juriez plus ?…
Rires parmi les courtisans ; mouvement de colère de La Hire contenu par Dunois.
C’est respect, je le sais, pour les désirs de Jeanne,
Et l’on condamne en soi tout ce qu’elle condamne !…
Jeanne paraît sur le perron de la chapelle et s’arrête.
Tout le monde par elle est-il donc converti ?
Les saintes, je le vois, ont un puissant parti,
Et le sien…
Scène II
Les mêmes, Jeanne
Jeanne, interrompant de Thouars et descendant les degrés du perron.
Mon parti ? n’est-ce donc pas le vôtre ?
C’est celui de la France, et je n’en sais pas d’autre !
Dunois
C’est de quoi l’on n’est pas d’accord en certain lieu.
Indiquant de Thouars du regard.
La paix est résolue ; on en a fait l’aveu.
Jeanne
Oui ; vers le Bourguignon le roi penchait naguère ;
Mais c’est trop se hâter ! on poursuivra la guerre.
Dunois
Vous avez vu le roi ?
De Thouars
Le conseil en est pris ?
Jeanne
Oui, messire ! Demain nous marchons vers Paris.
Mouvement de joie parmi les capitaines ; consternation parmi les courtisans.
De Thouars, à part, avec colère.
Je tenais la partie ! Il faut qu’elle la gagne !
Jeanne, à Dunois.
C’est bien notre chemin pour entrer en campagne,
N’est-ce pas ?
Dunois, étonné.
Oui, vraiment. C’est la première fois
Que vous me consultez !…
Souriant.
N’avez-vous pas vos voix ?
Jeanne, tristement.
Mes voix ?…
Elle s’éloigne sans répondre et va s’asseoir à l’écart.
Dunois, bas à Xaintrailles, en lui montrant de Thouars.
Il me paraît mal prendre la nouvelle ;
Qu’en dites-vous ?
Xaintrailles, à demi-voix.
Je dis que le roi fait pour elle
Ce qu’il nous refusait.
Dunois, de même.
Et cela vous émeut ?
Souriant.
Qu’importe ! Dieu répand ses grâces comme il veut !
Les capitaines et les courtisans forment deux groupes et continuent à causer avec animation. La Hire se rapproche de Jeanne assise sur le devant de la scène.
La Hire, à Jeanne, à demi-voix.
Sans vous, le roi laissait défaire votre ouvrage.
Mais à quoi songez-vous ?
Montrant de Thouars et les courtisans.
Méprisez leur outrage !
Vous vous cachez de moi ?… Suis-je pas votre ami !
Jeanne, lui prenant la main et soupirant.
Ah !… Je songe que Reims est près de Domrémy !…
Voyez !…
Montrant les courtisans.
Quand aux Anglais ceux-là m’auront vendue,
Montrant les capitaines.
Les autres se tairont… et je serai perdue !
La Hire
Quoi !…
Jeanne
C’est chose fatale et que je dois souffrir.
Pourtant je vous l’ai dit, j’aimerais mieux mourir.
Elle continue à causer à voix basse avec La Hire.
De Thouars, dans le groupe des courtisans. Il continue une conversation commencée, et élève la voix.
Aux désirs de la reine il fallait bien souscrire.
Le roi s’est résigné. Voici l’ordre : le sire
D’Albret, devant le roi, l’épée en main ; suivront,
Sa Majesté d’abord, le diadème au front ;
La reine, près du roi, par deux dames conduite ;
Puis les princes du sang, et, venant à leur suite,
Tous les pairs du royaume ; au défaut des absents,
Les premiers des prélats et des seigneurs présents,
Le reste de la cour,
Appuyant sur le mot.
Avec les capitaines,
Les députés venus des provinces lointaines ;
Les échevins ; tous ceux qui tiennent un emploi ;
Les pages, les varlets ; enfin la foule !…
Jeanne, qui s’est levée et s’est approchée de de Thouars.
Et moi ?…
De Thouars
Votre requête est juste, et pourtant m’embarrasse ;
Le cérémonial n’a pas prévu la place
Qui pourra vous échoir. Portez votre pennon
Au même rang que ceux des capitaines !
La Hire
Non !
Devant nous ! près du roi !
De Thouars
Soit ! si le roi l’agrée !
Tous sortent moins Jeanne.
Scène III
Jeanne, seule, assise sur le banc.
Moi ! je serai trahie, et vendue, et livrée !…
Oui, les voix me l’ont dit !… et leur doux réconfort
M’abandonne !… Je suis triste comme la mort !
Une étrange langueur en moi s’est répandue.
Je ne retrouve plus cette force perdue
Que versait dans mon cœur la présence des saints !…
Il me semble que Dieu n’est plus dans mes desseins.
Oh ! revoir Domrémy ! La voilà, ma faiblesse !
Qui n’est pas tout à Dieu, Dieu même le délaisse !…
En vain je lève au ciel mes yeux irrésolus.
J’appelle en vain mes voix, et ne les entends plus !
Scène IV
Jeanne, Loys, puis Jacques, Durand Laxart, Pierrelo
Loys, entrant vivement.
Jeanne !…
Jeanne
Que me veux-tu ?
Loys
Là… sur mes pas !…
Jeanne
Achève !…
Se levant après un silence.
Ah !… Je devine !… c’est mon père !… Non !… Je rêve !…
Loys
Oui, Jeanne ! vos parents, votre famille !…
Jeanne, défaillante.
Cieux !
Je chancelle… le jour se dérobe à mes yeux !
Loys la soutient. Jacques et Durand Laxart entrent en scène suivis de Pierrelo…
Durand Laxart, montrant Jeanne à Jacques.
C’est elle !…
Jacques, à demi-voix, et sans oser approcher.
Mon enfant !
Pierrelo regarde Jeanne avec une curiosité craintive.
Jeanne, sans ouvrir les yeux, et à demi-voix.
Sainte Vierge Marie !…
Ils sont là… n’est-ce pas ?…
Jacques s’est approcha, et, tremblant d’émotion, lui tend les bras ; Jeanne rouvre les yeux et se jolie dans les bras de son père.
Durand Laxart
Ma Jeannette chérie !…
Loys sort.
Scène V
Jeanne, Jacques, Durand Laxart, Pierrelo
Jeanne
Ô mes parents !… Vous tous…, soyez bénis de Dieu !…
Chers bien-aimés, que j’ai quittés sans un adieu !
Et ma mère ?
Jacques
Ployant sous le fardeau de l’âge,
Sa force défaillante a trahi son courage.
Jeanne
Mais… Jacquemin et Jean ne sont-ils point venus ?…
Jacques
Par la moisson tous deux ont été retenus,
La moisson que ces jours de soleil ont hâtée,
Et qui sans toi peut-être eût été dévastée !…
Durand Laxart
Jeanne !
Pierrelo
Ma sœur !
Durand Laxart
Dieu bon ! je la vois sans pouvoir
Rassasier mes yeux du plaisir de la voir !
Cette enfant qu’en mes bras autrefois j’ai bercée !
Qui s’en venait vers moi pour être caressée ;
Cette fillette, ô Dieu ! qu’un rien effarouchait ;
Qui cherchait mes genoux alors et s’y cachait ;
Qui jetait aux oiseaux les grains de nos semailles…
La voilà maintenant qui va dans les batailles !
Jeanne
Hélas !
Pierrelo
Et c’est bien vrai que tu te trouvais là,
Sans peur où des Anglais étaient tués ?
Jeanne
Cela
Je l’ai vu !… triste chose, ô Dieu ! que rien n’efface !…
Baissant la voix.
Et dont il faut parler doucement, à voix basse !
Pierrelo
Mais tu pouvais mourir !
Jacques
N’as-tu jamais reçu
De blessure ?
Jeanne
Une fois.
Durand Laxart
Dieu ! si je l’avais su !
Pierrelo
Ô Jeanne !… Et je n’étais pas là pour la défendre !
Jeanne
Va ! c’est du sang humain qu’il t’eût fallu répandre !
Ne le regrette pas, mon frère !… — Ah ! loin de nous
Ces souvenirs de guerre !… à des pensers plus doux
Laissons aller notre âme !… Usons bien de cette heure !
Vous ne m’avez rien dit de ma chère demeure,
De mon petit jardin par l’église abrité,
Du jasmin qu’au midi j’ai moi-même planté ?
A-t-on laissé, gardant ma place accoutumée,
Mon rouet, mes fuseaux ? Ô maison bien-aimée,
Comme j’étais heureuse alors !… Je vous le dis,
Au milieu de vous tous, j’étais en paradis !
Jacques
Quoi ! ce jour glorieux où l’on te rend hommage
Te laisse un souvenir pour ton pauvre village ?
Un peuple entier t’adore, et tu pleures !
Jeanne
Hélas !
Vous, du moins, vous m’aimiez et ne m’adoriez pas !
Dieu juste !… et ce bonheur ne serait qu’éphémère,
Et demain, loin de vous !… Non ! vision ! chimère !
Je vous retrouve autour de moi. Je vous entends !
Ces guerres, ces combats, ces honneurs éclatants,
Ces cris victorieux qui frappaient mon oreille,
Songes que tout cela !… J’ai rêvé, je m’éveille !…
Mon cœur entre vos bras s’est un jour endormi,
Et jamais, non jamais n’a quitté Domrémy !
Durand Laxart
Quoi ! tu nous reviendrais ?…
Jacques
Toi, d’hommages comblée !
Pierrelo
Tu ferais cela ?…
À part.
Non ! Sa raison est troublée !…
Durand Laxart
Ô Jeanne !… est-ce possible ?
Jeanne
Oui !… puisque Dieu se tait !
Vous savez si mon cœur humblement l’écoutait !
Eh bien ! sa volonté ne l’ai-je pas suivie ?
J’ai bien le droit aussi de rentrer dans la vie !…
Durand Laxart
Ah ! je connaissais bien l’âme de notre enfant !…
C’est trop de joie !
Jacques
Et si le roi te le défend ?
Rumeurs au dehors.
Jeanne
Écoutez !… le voici !… J’ai mérité, je pense,
Que ce que j’ai pu faire obtienne récompense.
Eh bien ! je n’en prétends pas d’autre sous le ciel
Que de vivre avec vous, pour vous !
Cris au dehors
Noël !… Noël !…
Jeanne s’éloigne rapidement suivie de sa famille. La décoration change à vue.
Deuxième tableau
Le portail de la cathédrale. Le perron qui conduit aux trois arcades du portail occupe tout le fond du théâtre. Un immense velarium, qui se rattache au monument, couvre la scène. À travers les interstices de ce velarium, on aperçoit les deux tours de la cathédrale et le ciel.
Scène VI
Le Roi, De Thouars, La Hire, Dunois, Xaintrailles, Loys, D’Aulon, le sire d’Albret, le comte de Vendôme, courtisans, chevaliers, capitaines, pages, varlets, bourgeois, peuple, soldats, puis Jeanne, Jacques, Durand Laxart, Pierrelo
Cortège : Le sire d’Albret précède le roi, l’épée nue à la main. Puis vient d’Aulon portant la bannière de Jeanne ; puis de Thouars et les pairs du royaume ; puis les capitaines, etc., etc.
Jeanne paraît, suivie des siens, et s’avance vers le roi. Jacques, Durand Laxart, Pierrelo se tiennent à l’écart.
Le Roi, arrêtant Jeanne qui s’incline pour mettre un genou en terre.
Jeanne, ton roi, le front ceint de ce diadème,
Qu’y placèrent tes mains, vient te chercher lui-mème.
On a douté de nous jusqu’à penser, je croi,
Que tu ne serais pas aux côtés de ton roi.
Ton étendard répond pour nous à cette audace.
Il devance le mien et te gardait ta place.
Mais, pour confondre encore un insultant mépris,
De ce que je te dois demande-moi le prix.
Durant les paroles du roi, de Thouars est resté impassible et les yeux baissés.
Jeanne
Sire, l’ordre de Dieu qui vers vous m’a conduite,
Était de secourir ceux d’Orléans ; ensuite
De vous mener à Reims pour vous faire sacrer,
Afin de relever le trône et de montrer
Qu’à vous seul appartient le royaume de France.
Je l’ai fait ! Maintenant toute mon espérance
Est que le gentil roi me laisse retourner
Vivre avec mes parents, qui veulent m’emmener !
Elle indique sa famille du geste ; murmures d’étonnement dans la foule.
Le Roi
Quoi ! tu voudrais laisser ton œuvre inachevée ?
Jeanne
Sire ! je sens ma force à son terme arrivée,
Je n’ai plus les clartés certaines du passé.
D’autres achèveront ce que j’ai commencé.
Qu’aurai-je maintenant de plus qu’eux ?
Le Roi
Le prestige
D’un nom qui frappe seul l’ennemi de vertige.
As-tu donc oublié que tu nous as promis
De repousser chez eux nos derniers ennemis ?
Jeanne
C’est vrai !
Le Roi
De ne jamais déserter ta bannière
Qu’elle n’eût à la France indiqué sa frontière ?
Jeanne
C’est vrai !
Le Roi
Tout est sauvé ! Ta fuite perdrait tout !
Décide !…
Jeanne, jetant un regard désolé vers sa famille.
Hélas !… il faut que j’aille jusqu’au bout !
Le Roi
Va !… D’une illusion ton âme s’est frappée ;
Tu reverras les tiens !…
Se retournant vers le sire d’Albret.
Sire d’Albret, l’épée !…
Sur un signe du roi Jeanne s’agenouille ; le roi prend l’épée, en touche les épaules de Jeanne, et la rend au sire d’Albret.
Noble, relève-toi !…
Il relève Jeanne.
Prends place dans nos rangs,
Sois égale aux meilleurs, dépasse les plus grands !
Par la mort affranchis et libres de leurs maîtres,
Jusque dans leur tombeau j’anoblis tes ancêtres.
Les lis avec l’épée orneront ton blason.
Et, par un privilège unique, ta maison
Verra les femmes même, éternisant sa trace,
Transmettre la noblesse à tous ceux de ta race !…
Ton rang n’aura de pair que celui des Valois !
Que puis-je encor ? J’ai fait ce que peuvent les rois !
Jeanne
C’est trop, sire !… Et pourtant j’espère davantage.
Le Roi
Parle !…
Jeanne
Si je ne puis revoir mon cher village,
Je voudrais lui laisser au moins un souvenir.
Faites-moi cette grâce encor qu’à l’avenir
Il soit exempt d’impôt, charge parfois cruelle ;
Mes parents en pourraient reporter la nouvelle.
Le Roi
Il suffit !… Que ton vœu, Jeanne, soit exaucé !
Jacques
Mon enfant !
Jeanne
Ô mon père ! ô bonheur effacé !
La Hire, bas à Dunois.
Grande âme !…
Dunois, de même, en lui montrant de Thouars.
Oui ! mais la coupe en sera plus amère !
Jeanne, à part.
Je ne les verrai plus !… c’en est fait !… Ah ! ma mère !..
De Thouars, à part, avec colère.
Elle triomphe !…
Jeanne
Hélas !…
Le Roi
Viens au pied de l’autel !…
Suis-nous !…
Jeanne, se retournant encore vers sa famille, à demi-voix.
Priez pour moi !
Elle se retourne vers d’Aulon qui lui remet son étendard.
Loys
Noël !
La Foule
Noël ! Noël !
Le Chœur
Noël ! Noël !
Que la terre et que le ciel
Retentissent des louanges
De l’Éternel !
Noël ! Noël !
Dans le temple et sur l’autel
Descendez, saintes phalanges,
Chœur immortel !
Noël ! Noël !
Saint Michel, saint Raphaël,
Répondez, princes des anges,
À notre appel !
Noël ! Noël !
Dieu clément, Dieu paternel,
À tes enfants que tu venges
Ouvre le ciel !
Noël ! Noël !
Le cortège se remet en marche, Jeanne à côté du roi. Les trois portes de la cathédrale s’ouvrent et laissent voir la nef splendidement illuminée. Après avoir gravi les degrés du perron, Jeanne se retourne et jette un dernier adieu à sa famille. Les cloches sonnent à toute volée ; les trompettes résonnent ; on entend au loin le bruit du canon ; la foule acclame le roi ; la toile tombe.
Acte cinquième Rouen
Premier tableau
Une prison. Porte au fond. Porte à droite. À gauche, dans un pan coupé, un enfoncement avec un grabat recouvert de paille. À droite, table et escabeau. Il fait nuit.
Scène première
Jeanne, Brown, Gordon, soldats anglais
Jeanne, enveloppée dans une couverture, est couchée sur le grabat et dort. Elle est attachée par une chaîne de fer scellée au mur. Les soldats, attablés à droite, boivent et jouent éclairés par des torches.
Brown, se levant et s’approchant de Jeanne qui dort.
Vous ne l’avez pas vue en découdre, vous autres !…
J’étais là quand elle est tombée aux mains des nôtres.
Il se rassoit.
Nous étions sous les murs de Compiègne ; — voilà
Que les siens tout à coup lâchent pied !… — Et cela
Sans raison, car déjà l’on venait à leur aide ;
Vainement elle veut les rallier ; tout cède,
Tout fuit vers le rempart ! Nous les avions suivis,
Pêle-mêle, Français, Anglais !… Le pont-levis
Se lève et vous la laisse en dehors des murailles,
Avec les plus vaillants des siens, d’Aulon, Xaintrailles !
Nous lui crions alors de se rendre !… Chansons !…
La païenne jamais n’eût vidé les arçons
Sans ses habits par où l’on eût prise sur elle.
Et voilà, mes enfants, comme on prit la pucelle !
Il boit.
Gordon
Quoi ! sans qu’on lui portât secours ?
Brown
À mon avis
L’argent d’un traître avait graissé le pont-levis.
On ne s’est pas gêné tout au moins pour le dire.
Gordon
Quel butin, sans compter l’honneur !
Brown
Diantre !… Le sire
De Luxembourg, qui l’a gardée au moins six mois,
En a reçu le prix que l’on donne des rois.
Et ce n’est pas trop cher !…
Gordon
Non, pourvu qu’on la brûle !
Brown
Va ! c’est pour mieux sauter que le diable recule !
N’a-t-elle pas promis sous la foi du serment
De ne jamais reprendre habits d’homme ?
Gordon
Comment !
Mais c’est toi qui tantôt les as mis à la place
De ses habits de femme !
Brown, souriant.
Et cela t’embarrasse ?…
Innocent !… Il suffit qu’elle les ait pris !
Tirant quelques pièces d’or de sa poche et les lui montrant.
Tiens !
J’en avais reçu l’ordre.
Gordon
Ah ! bah ?…
Brown
Tous les moyens
Sont bons avec l’enfer !
Gordon
Au fait, qu’on l’extermine !
Les soldats rient et boivent.
Jeanne, endormie, à demi-voix.
Ô sainte Marguerite ! ô sainte Catherine !
Gordon
Chut !… Elle a parlé.
Brown, se rapprochant de Jeanne.
Non, elle dort.
La porte du fond s’ouvre.
Qui vient là ?
Warwick paraît.
Le gouverneur !…
Warwick entre on scène, suivi de Loyseleur ; Loyseleur porte un froc.
Scène II
Les mêmes, Warwick, Loyseleur puis Boisguillaume
Brown montre à Warwick Jeanne endormie. Les soldats se tiennent à l’écart pendant cette scène, qui se dit à demi-voix.
Loyseleur, à Warwick.
Eh bien ! milord, regardez-la !…
Vous le voyez, elle est relapse…
Warwick
Enfin !… Vos juges
Vont-il chercher encor de nouveaux subterfuges ?…
Loyseleur
Son crime désormais est sans rémission ;
Mais elle n’a signé son abjuration
Que d’une croix ; on veut son nom sur la cédule.
Warwick
Quoi ! ce maudit procès…
Loyseleur
Voulez-vous qu’on l’annule ?…
Warwick
Que nous importe après qu’elle ne sera plus ?
Dans ces lenteurs cinq mois sont déjà révolus ;
Notre argent méritait mieux, je crois !
Loyseleur
Patience !
J’ai su, sous cet habit, gagner sa confiance,
Et ses yeux abusés dans l’homme de métier
N’ont vu qu’un pauvre clerc, comme elle prisonnier.
Un de nos trois greffiers est venu pour écrire
Dans le sens du procès ce qu’elle va me dire ;
Souffrez qu’auprès de vous il se puisse cacher ;
Elle va se livrer elle-même au bûcher !
Warwick
C’est bien !
Loyseleur va ouvrir la porte du fond et introduit Boisguillaume. Warwick fait signe aux soldats d’obéir à Loyseleur, et sort avec Boisguillaume par la porte de droite.
Loyseleur, aux soldats.
Éveillez-la !
Brown, s’approchant de Jeanne.
Jeanne !… Allons ! debout !… vite !….
On va te brûler !…
Jeanne, poussant un cri et se levant en sursaut.
Ah !…
Les soldats rient.
Brown, riant.
C’est bon !… pas tout de suite !…
Cela te fait donc peur ?
Loyseleur
Ôtez ses fers !
Brown et Gordon détachent Jeanne de la chaîne scellée dans la muraille.
Jeanne
Hélas !
Que le Ciel vous pardonne et ne me venge pas !
Sur un signe de Loyseleur, Brown, Gordon et les soldats sortent par la porte du fond.
Scène III
Loyseleur, Jeanne
Loyseleur
Jeanne, j’aurais voulu leur imposer silence ;
Mais il nous faut souffrir leur brutale insolence ;
À grand peine moi-même ai-je pu vous donner
Des soins et des conseils qui m’ont fait soupçonner.
Encor si j’avais pu vous tirer de l’abîme !
Mais quoi ! vous couronnez vos erreurs par un crime !
Jeanne
Un crime ?
Loyseleur
Vous aviez promis de respecter
Les canons de l’Église, et de ne plus porter
Cet habit déshonnête.
Jeanne, vivement.
On me l’a fait reprendre !… —
D’ailleurs je ne veux pas là-dessus me défendre.
Loyseleur
Aurais-je donc pour vous tenté de vains, efforts ?
Vous risquez le salut et de l’âme et du corps !
Jeanne
Non de l’âme !
Loyseleur
Et qui donc peut avoir cette audace
De croire que son âme est en état de grâce ?
Osez-vous… ?
Jeanne
Si j’y suis, Dieu veuille m’y garder !
Si je n’y suis, hélas ! j’ose lui demander
De m’y mettre !
Loyseleur
Est-ce donc lui témoigner vos craintes
Que de trahir encor vos juges pour vos saintes ?
Jeanne
Mes saintes !… Dieu du ciel !… mon refuge, ma foi !
Oui, mon bonheur jadis les éloigna de moi,
Mais le Ciel est clément aux âmes éprouvées ;
Pour alléger mes fers, je les ai retrouvées,
De la beauté des cieux belles comme autrefois !…
Et je me demandais, en écoutant leurs voix,
Si je n’aimais pas mieux, couverte de leurs ailes,
Avec elles mes fers que mon bonheur sans elles !…
Loyseleur
Quoi ! cette âme où j’ai cru trouver le repentir…
Jeanne
Mais pour nier mes voix il me faudrait mentir !…
Loyseleur
Et si ces voix étaient de Satan ?…
Jeanne
Rêverie !…
Satan n’ordonne pas de sauver la patrie !
Loyseleur
Orgueilleuse !… est-ce vous, si Dieu se révélait,
Vous qu’il irait choisir ?
Jeanne
Il choisit qui lui plaît.
Loyseleur
Mais, pour en être sûre, en avez-vous un signe ?
Confiez-vous à moi qui veux vous croire digne
Du pardon de l’Église et des grâces du ciel !
Un ange, avez-vous dit, du séjour éternel
À votre roi lui-même apporta la couronne ?
Jeanne
Je vois qu’on s’est mépris au sens que je lui donne ;
La couronne, c’était mon serment fait au roi
De la lui conquérir ; et l’ange, c’était moi !
Loyseleur
Songez qu en abjurant votre passé…
Jeanne
Peut-être
Est-ce là mon seul crime ! oui, Dieu m’a fait connaître
Que j étais bien coupable et bien lâche en effet,
De dire que j’avais mal fait ce que j ai fait.
Par cette trahison dont je fus la complice,
j’immolais mon salut à la peur du supplice ;
Je peux bien, retrouvant la force des élus.
Avouer cette peur que je ne connais plus !
Loyseleur
Malheureuse, faut-il qu’à nous seuls incrédule,…
La porte du fond s’ouvre.
Mais qui vient ici ?
Manchon entre en scène ; il tient un parchemin.
Scène IV
Loyseleur, Jeanne, Manchon
Loyseleur
Vous ?
Manchon
J’apporte la cédule
D’abjuration.
Loyseleur, prenant une plume des mains de Manchon et la présentant à Jeanne.
Jeanne, au nom du Dieu clément !
Par l’éternel salut, par l’éternel tourment,
S il en est temps encor, si vous êtes chrétienne,
Que votre main sans peur s’abandonne à la mienne !
Oui, je vous en conjure une dernière fois.
Écrivez votre nom, là, près de cette croix !
Jeanne
Mon Dieu ! secourez-moi !… Que dois-je faire ?
Loyseleur
Écrire
Votre nom, là !…
Il veut prendre le parchemin des mains de Manchon.
Manchon
Je dois commencer par lui lire
Ce qu’elle va signer.
Loyseleur
À quoi bon ?… après moi
Elle en a répété tous les mots.
Manchon
Je le doi.
Loyseleur, à part.
Traître !
Jeanne, à part.
Est-ce un piège encor que l’on voulait me tendre ?
Haut.
J’écoute.
Loyseleur
Mais…
Jeanne
Pourquoi refuser de l’entendre ?
Manchon, lisant.
Devant le Dieu du ciel je confesse humblement
Que j’ai contre ses lois péché grièvement
Par révélations fausses et sacrilèges ;
Évoqué les démons et fait des sortilèges ;
Blasphémé Dieu, l’Église et les saints ; fait mépris
Des sacrements ; séduit et trompé les esprits ;
Trahi la foi ; suivi le schisme et l’imposture ;
Lesquels crimes, erreurs et trahisons j’abjure,
Me livrant à justice et prête à me courber,
Promettant devant tous de n’y plus retomber.
Jeanne, avec indignation.
Je n’ai pas dit cela ! Par le ciel que j’atteste,
Non, je ne l’ai pas dit !… Ô justice céleste,
Devant tant de forfaits moi-même je frémis ;
Mais j’ai bien peu vécu pour les avoir commis !
Mon abjuration était brève et tout autre.
Regardant fixement Loyseleur.
Nicolas Loyseleur, quel rôle est donc le vôtre ?
Loyseleur
Voulez-vous signer ?
Jeanne, jetant la plume.
Non, je ne signerai pas.
Manchon, bas à Jeanne.
Prenez garde, on vous guette !
Loyseleur
Ah ! tu lui parles bas ?
Manchon
Moi ?
Loyseleur
Qu’as-tu dit ? réponds !
La porte de droite s’ouvre ; Warwick entre brusquement en scène, suivi de Boisguillaume.
Scène V
Les mêmes, Warwick, Boisguillaume, puis Brown
Warwick
Que je suis là, sans doute ?
Jeanne
Quoi ! c’est un chevalier, c’est Warwick qui m’écoute !
Warwick
Va ! tu peux m’outrager.
Montrant un registre que Boisguillaume tient à la main.
Tes paroles sont là !
Jeanne
Il n’était pas besoin de ruse pour cela ;
À mes juges, à vous je les aurais redites.
Warwick
C’est bien !
À Manchon, en lui prenant le parchemin.
Je te paierai, toi, selon tes mérites.
À Jeanne.
Ton crime te condamne, et tes propres aveux
En feront foi.
Jeanne
Jamais !
Warwick
Signe !
Jeanne
Non !
Warwick
Je le veux !
Jeanne
Non !… de moi vous n’aurez aveux ni signature.
Warwick
Eh bien, donc, la torture obtiendra…
Jeanne
La torture !
Ah ! vraiment, me dût-on infliger mille morts,
Sans réduire mon âme, on briserait mon corps !
Loyseleur, qui vient d’examiner le registre que Boisguillaume tient à la main.
Vous n’en obtiendrez rien, milord. Mais sa réponse
Est mortelle ; il suffit. Demandez qu’on prononce
La sentence. Après tout, l’on prenait trop de soins,
Et sa croix vaut son nom, avec tant de témoins.
Jeanne, interrompant Loyseleur, qu’elle a écouté avec stupeur.
Enfin le masque tombe, et vous osez tout dire !…
Il me faisait signer cet écrit sans le lire !…
Ah ! milord, payez-lui d’un cœur reconnaissant
Et le prix de sa honte, et celui de mon sang !
Warwick, donnant une bourse à Loyseleur qui resta immobile.
Oui !
Jeanne
Mes saintes, soyez témoins !
Warwick
Assez de plaintes !
Que ne demandes-tu le secours de tes saintes
Pour venir te chercher parmi tes ennemis ?
Jeanne
N’en riez pas, milord !… Elles me l’ont promis !
Oui, que je serais libre, et par grande victoire.
Warwick
Et devant ton bûcher tu peux encor les croire ?
Va ! le dernier soldat qui pour toi combattait,
La Hire, est prisonnier, Jeanne, et ton roi se tait !
Jeanne, avec douleur.
La Hire !…
Elle s’assied la tête entre ses mains ; Brown entre en scène.
Warwick
Qui vient là ?
Brown
Le promoteur, les juges.
Warwick
Qu’ils entrent.
Brown ouvre la porte toute grande ; Jean d’Estivet, suivi de quelques assesseurs y entre en scène pendant le dialogue suivant.
Cette fois il n’est plus de refuges,
Et le bras séculier s’en empare ; c’est bien !
À Loyseleur, toujours immobile.
Tu sais mes volontés ; va ! — Qu’as-tu donc ?
Loyseleur, dans un grand trouble.
Moi ? rien !
Il jette un dernier regard sur Jeanne et sort.
Scène VI
Warwick, Jeanne, Manchon, Boisguillaume, Jean d’Estivet, Brown, Gordon, assesseurs, soldats
Jean d’Estivet
Que nous dit-on ? Quel bruit se répand par la ville,
Milord ?… Jeanne…
Warwick, lui montrant Jeanne.
Voyez !
Jean d’Estivet, avec indignation.
Ô relapse ! âme vile !
Murmure d’indignation parmi les assesseurs.
Warwick, montrant à Jean d’Estivet le registre que tient Boisguillaume.
Elle révoque ici tous ses aveux,… lisez !
Jean d’Estivet, après avoir jeté les yeux sur un registre que tient Boisguillaume.
Perdition !… c’est nous qui sommes accusés !
Jeanne
Je m’en remets à Dieu !
Jean d’Estivet
Vous vous étiez soumise
À la voix des docteurs !
Jeanne, se levant.
Non pas ! mais à l’Église,
Dieu servi le premier.
Warwick, à Jean d’Estivet.
Le crime est évident.
Vous êtes promoteur, agissez.
Jean d’Estivet
Cependant…
Warwick
La sentence, vous dis-je !
Jeanne
Eh ! milord, que je meure,
Votre fortune à vous n’en sera pas meilleure ;
Et fussiez-vous encor cent mille combattants,
Le dernier sera hors de France avant sept ans !
Warwick, furieux.
Mensonge !
Jean d’Estivet
Orgueil !
Warwick
Ton roi sera vassal du nôtre !
Les assesseurs et les soldats
Oui !
Jean d’Estivet
Satan !…
Jeanne, souriant.
Messeigneurs, parlez l’un après l’autre.
Jean d’Estivet
Sais-tu donc l’avenir ?
Jeanne
Mieux encor, je le vois !
Warwick
Et Dieu nous hait ?
Jeanne
Non, Dieu ne hait pas ! Toutefois
Je sais qu’il vous fera mettre genoux en terre,
Et c’est la seule paix qu’il faille à l’Angleterre.
Jean d’Estivet
Oui, tu te plais à voir couler le sang chrétien.
Jeanne
Moi, grand Dieu ! ma seule arme, et vous le savez bien, —
Que pour me démentir les morts mêmes renaissent ! —
Était mon étendard !… Les Anglais le connaissent !
Warwick
Tu l’avais enchanté, sorcière ! Conviens-en !
Jeanne
C’est faux ! Je le montrais aux miens en leur disant,
Quand aux rangs ennemis flottait votre bannière :
Entrez là hardiment !
Et j’entrais la première.
Jean d’Estivet
Et sa force, dis-tu, ne venait que de toi ?
Jeanne
Tout en était à Dieu !
Jean d’Estivet
S’il est ainsi, pourquoi
Devançait-il au sacre et prince et capitaine ?
Jeanne
N’avait-il pas été le premier à la peine ?
C’était raison, je crois, qu’il le fût à l’honneur.
Warwick
Parbleu ! son roi croyait la tenir du Seigneur !
Jeanne
S’il l’a cru, m’est avis qu’il croyait bien, messire !
Warwick
Lui, ce prince hérétique et sans foi ! Lui, le pire
Des traîtres !
Jeanne
Vous mentez ! Et moi je vous soutiens
Que c’est lui le plus noble entre les rois chrétiens.
Si j’ai mal fait, c’est moi qui mérite le blâme !
Warwick, à Jean d’Estivet.
Et tu n’as pas encor condamné cette infâme ?
Jean d’Estivet, lisant sur un registre que lui présente un des assesseurs.
Si, charitablement avertie, elle n’est
Docile qu’à ses voix, outrage et méconnaît
L’article Unam sanctam que l’Esprit-Saint anime,
On l’abandonnera, pour expier son crime,
Au juge séculier.
Il rend le registre il l’assesseur.
Warwick
Vous la pouvez mener ;
C’est devant le bûcher qu’on la doit condamner.
Jeanne
Le bûcher !… Ah ! j’ai trop compté sur mon courage !
Je tremble !… Se peut-il que mon corps, ton ouvrage,
Dieu du ciel ! qui du mal ne fut pas effleuré,
Pour devenir poussière, aux flammes soit livré !
Me devait-on traiter de façon si cruelle ?
Hélas ! une autre mort ! une autre ! Ah ! j’en appelle
À Dieu qui juge aussi, qui punit le forfait,
Des maux dont on m’abreuve et des torts qu’on me fait !
Un silence.
Me ferez-vous au moins cette grâce suprême
De me donner enfin mon créateur que j’aime ?
Voilà de bien longs mois, hélas ! que je l’attends.
Jean d’Estivet, après avoir consulté Warwick du regard.
Frère Martin viendra dès qu’il en sera temps.
Jeanne
Ah ! maintenant c’est moi qui de vous la réclame,
Vous pouvez me donner une robe de femme !…
Il suffit qu’elle soit longue.
Warwick fait un signe ; tout le monde sort lentement par la porte du fond. Warwick, resté le dernier, referme la porte et demeure seul avec Jeanne.
Scène VII
Warwick, Jeanne
Warwick, se rapprochant de Jeanne.
Un mot… Notre but
Se trouve atteint ; tu peux acheter ton salut.
Déclare que l’enfer a seul part à ta gloire
Et que c’est au démon que tu dois ta victoire !
Jeanne
Moi, renier mon Dieu !… Blasphème !… Quoi ! mourir,
Ce n’est donc pas assez ?… Vous voulez me flétrir,
Et prouver, par mon crime aux chrétiens effroyable,
Que vous n avez été battus que par le diable !…
Allez, je vous comprends ! C’est la France et son roi
Que vous voulez flétrir et souiller avec moi !
Eh bien ! je vous le dis, quittez cette espérance !
Vous pouvez me tuer et mutiler la France ;
Mais vous ne pouvez pas, milord, sachez-le bien,
Asservir à la honte ou son cœur ou le mien !
Vous pouvez de ce peuple élargissant la plaie,
Cadavre encor vivant, le traîner sur la claie,
Et punir ma victoire, et m’en payer le prix,
Mais non pas nous soumettre à nos propres mépris !…
Le même honneur tous deux nous garde et nous enflamme.
Je connais mon pays ; il m’a donné son âme !
Il se redressera comme moi sous l’affront ;
C’est quand il est perdu qu’il relève le front !
Faites, faites sur lui peser le joug des armes ;
Noyez-le tout entier dans le sang et les larmes ;
Reculez sa frontière, ivre de vos succès !
La France renaîtra dans le dernier Français !
Que le temps soit à vous ; la France aura pour elle
Dans l’avenir certain la justice éternelle !
Et plus loin le bourreau pousse l’iniquité,
Plus haut va le martyr dans l’immortalité !
Maintenant, que le feu me brûle et me dévore ;
Mon corps, fait de limon, pourra trembler encore,
L’âme est libre, il suffit ! Le tourment dure peu.
Et la France est ainsi ; c’est le plaisir de Dieu !
Warwick
Infâme ! c’est la mort que tu veux ?
Jeanne
Je l’appelle.
Auprès d’un tel forfait la mort redevient belle !
Warwick
Va, je te livrerai,‘‘païenne, à ton bûcher !
Jeanne
Satan ! que tes bourreaux viennent donc me chercher !
Warwick frappe sur un timbre ; la porte du fond s’ouvre ; frère Martin Ladvenu paraît sur le seuil avec deux autres moines. Jeanne s’éloigne avec eux après avoir jeté à Warwick un dernier regard de mépris. Warwick les suit. La décoration change à vue.
Deuxième tableau
La place du marché ; échafauds à droite et à gauche ; au fond le bûcher.
Scène VIII
Laurent Guesdon, Brown, Gordon, le bourreau, bourgeois, assesseurs, capitaines, puis Warwick, Jean d’Estivet, Loyseleur, puis Jeanne, frère Martin Ladvenu, le bailli
Les assesseurs et les capitaines prennent place sur l’échafaud de gauche ; l’échafaud de droite, plus petit, est gardé par les soldats ; le bourreau est assis sur le bûcher. La foule inonde la scène. Marche funèbre.
Voix dans la Foule
La voilà ! la voilà !
Warwick, entrant avec Jean d’Estivet.
Vite ! qu’on en finisse !
Pendant ces quelques mots Loyseleur a paru et s’est approché de Warwick ; il est très pâle et tient à la main la bourse que Warwick lui a donnée.
Loyseleur, d’une voix sourde.
Milord !
Warwick
Eh bien ?…
Loyseleur
C’est Jeanne… on la mène au supplice !
Warwick
Après ?
Loyseleur
Ah !… cet argent que vous m’avez donné,
Il me brûle !
Warwick, haussant les épaules.
Es-tu fou ?
Il monte sur l’échafaud de gauche.
Loyseleur
Non ! non !… Je suis damné !..
Gordon, regardant en dehors.
Comme elle est pâle !
Brown, faisant reculer les bourgeois.
Allons !…
Voix dans la Foule
C’est elle !… place !… place !…
Mouvement en arrière de la foule. Jeanne entre en scène précédée du bailli et appuyée sur frère Martin Ladvenu. Moines et soldats la suivent. Le bailli va prendre les ordres de Warwick.
Jeanne, à frère Martin Ladvenu.
Soutenez-moi !… j’ai peur !…
Loyseleur, poussant un cri et se prosternant aux pieds de Jeanne.
Ah !… Jeanne !… grâce !… grâce !…
Brown, voulant l’éloigner.
Va-t-en !…
Loyseleur
Laissez-moi !… grâce !…
Warwick, de sa place.
Emparez-vous de lui !
Quelques soldats veulent entraîner Loyseleur.
Loyseleur, se débattant.
Non ! non !… pardonnez-moi !… me pardonnez-vous ?
Jeanne
Oui !
Allez en paix !
Loyseleur
Seigneur !…
Il se laisse entraîner par les soldats et disparaît.
Warwick
Cet homme est en démence !
Qu’on la mène à sa place !
Le bailli va prendre Jeanne et la mène, toujours accompagnée de frère Martin Ladvenu, sur l’échafaud de droite.
Est-ce fait ?
Se tournant vers Jean d’Estivet.
Toi, commence !
Jean d’Estivet, se levant, un parchemin à la main, et lisant d’une voix très émue.
Au nom du Dieu clément, et, comme c’est raison
De préserver le corps chrétien de tout poison,
Toi, Jeanne, déclarée hérétique et parjure,
De même que tout membre atteint de pourriture
Est arraché du corps, nous t’arrachons ainsi,
Du pouvoir séculier implorant la merci,
Et le priant pour toi d’adoucir sa sentence,
Si tu peux être encore admise à pénitence.
Jeanne, en pleurant, à demi-voix.
Ô mes pauvres parents ! ô ma mère !…
Jean d’Estivet
Vade
In pace !…
Jeanne, d’une voix entrecoupée pur les sanglots.
C’est fini !… mon Dieu !… — j’ai demandé
Pardon de mes péchés à tous… — Moi, je pardonne
À tout le monde. — Hélas ! accordez-moi l’aumône
D’une messe, chacun !… Je requiers humblement
Qu’on veuille bien prier pour moi le Dieu clément. —
O mes saintes !… pourquoi cette vaine espérance ?…
Ah ! vous m aviez pourtant promis ma délivrance,
Et je croyais en vous, et vous m’abandonnez !
L’émotion a gagné tout le monde ; quelques juges pleurent. Brown seul reste impassible.
Brown, à Gordon qui essuie une larme.
Tu pleures ?
Gordon
Moi ?…
Warwick, d’une voix saccadée.
Bailli !… qu’attendez-vous ?…
Le Bailli, dans le plus grand trouble.
Menez !
Menez !
Au bourreau.
Fais ton devoir !
Les soldats qui ont amené Jeanne la conduisent au bûcher soutenue par frère Martin Ladvenu.
Brown, frayant le passage.
Arrière ! qu’on recule !
Jean d’Estivet, sourdement.
Nous sommes perdus !… c’est une sainte qu’on brûle !
Jeanne, d’une voix faible.
Une croix !
Voix dans la Foule
Une croix !
Laurent Guesdon
Ah ! Dieu les punira !
Gordon, cassant un bâton qu’il tient à la main et en faisant une croix à l’aide d’une corde que lui donne un autre soldat.
Tenez !
Frère Martin Ladvenu prend la croix des mains de Gordon et monte sur le bûcher avec Jeanne.
Jeanne, à frère Martin Ladvenu.
Devant mes yeux tant que mon cœur battra !
Le bourreau attache Jeanne sur le bûcher.
Brown, ramassant un fagot.
Morbleu ! je n’aurai pas, moi, de lâche faiblesse !
Jetant un fagot dans le bûcher.
Tiens ! voilà mon présent !…
Jeanne, sans le voir.
Saints et martyrs !…
Brown, tombant à la renverse.
Ah !…
Les soldats entourent Brown.
Warwick
Qu’est-ce ?…
Gordon, penché sur Brown.
Miséricorde !… Il est sans mouvement !…
Laurent Guesdon, aux bourgeois.
C’est Dieu
Qui la venge !
Le bourreau met le feu au bûcher.
Jeanne, à frère Martin Ladvenu.
Mon père !… Éloignez-vous ! le feu !…
Frère Martin Ladvenu descend du bûcher et tient élevée devant Jeanne la croix des processions, qu’on a été chercher dans l’église voisine.
Les Bourgeois
Le feu !…
Les Soldats
Le feu !
Montrant Brown.
Voyez !… il expire !…
À Jeanne.
Sorcière !…
Les Bourgeois
Martyre !…
Soldats et bourgeois
Le feu !… Le feu !…
Chœur invisible, dans le ciel.
Jeanne ! Jeanne !…
Jeanne
Jésus !…
Les Bourgeois
Ô forfait !…
Les Soldats
Dieu te damne !
Le chœur invisible
Jeanne ! Jeanne ! fille de Dieu !
Les Bourgeois
Ô juste Dieu !
Les soldats
Le feu ! Le feu !…
Jeanne, dont la figure semble s’illuminer.
Ah ! le paradis s’ouvre !… Arrière, lâches craintes !..,
Je comprends maintenant les promesses des saintes !
C’est Dieu qui me délivre. Ah !… Jésus Maria !…
Le chœur invisible
Jésus Maria !
Les Bourgeois
Jésus Maria !…
Les Soldats
Va ! fille d enfer, va !…
Les Moines
Orate pro ea !
Les deux saintes, invisibles.
Va ! Je serai vers toi ! va ! fille de Dieu, va !…
Le chœur invisible
Va ! Je serai vers toi ! va ! fille de Dieu, va !
La flamme s’élève ; Jeanne incline la tête ; un immense frissonnement court dans la foule.
La Foule
Ah ! ! !
La toile tombe.
Fin.