Auguste Vallet de Viriville

Mémoire sur la manière dont on doit écrire le nom de famille que portait la Pucelle d’Orléans (1838)

Pourquoi il faut écrire Darc et non d’Arc.
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1838
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155Mémoire sur la manière dont on doit écrire le nom de famille que portait la Pucelle d’Orléans1

Et afin que ne pensiez que ce fust par nouvel esprit de contradiction aque j’entrai dès lors en ce nouveau party, je sçay quel honneur je dois porter à une opinion commune, mais aussi sçay-je bien que la vérité doit estre beaucoup plus honorée.

Étienne Pasquier,
Recherches sur la France, t. I., l. IX, ch. 11. (2 vol. in-f°. p. 891).

Notre nom propre c’est nous-même.

Eusèbe Salverte.

C’est le privilège des grands hommes, on l’a dit bien des fois, de commencer réellement à vivre alors seulement qu’ils sont morts, et de ressusciter, pour ainsi dire, après cette existence éphémère, pour vivre d’une nouvelle vie qui ne s’éteint jamais. Il y a plus. Cette vie dont ils sont animés, ils la répandent dans le monde des vivants ; ils l’en inspirent et le fécondent. Parmi ces personnages illustres, parmi ces gloires immortelles dont le berceau est une tombe et dont le trépas ne fut que le baptême d’une éternelle jeunesse, est-il, au temple des souvenirs, un rang plus élevé, une place plus belle que celle de l’humble vierge à qui la France doit peut-être aujourd’hui d’être France, de la Pucelle d’Orléans ! Combien de productions intellectuelles, combien d’œuvres remarquables sa mémoire n’a-t-elle pas fait éclore ? Naguère encore on admirait au musée historique de Versailles l’une de ces créations touchantes qu’inspira son génie. C’était l’œuvre d’une artiste de sang royal qui, renouvelant ces temps poétiques où parfois les dames, souveraines par la naissance, l’étaient encore par leurs gracieux talents, avait pris pour sujet une héroïne dont le glorieux surnom rappelait le nom qu’elle portait elle-même. Aujourd’hui l’artiste de sang royal n’est plus.

Mais s’il appartient à l’art de refleurir sans cesse, d’être toujours jeune et inépuisable comme le cœur humain, en est il bien ainsi de la science ?… On s’étonnera donc, peut-être, de me voir appeler l’attention de l’Institut historique sur un sujet tant de fois exploré. On me demandera sans doute ce que j’ai la prétention de venir apprendre après les 500 auteurs environ qui ont traité cette matière. Je n’ignore pas, en effet, que, depuis l’excellent article de M. Walckenaer inséré dans la Biographie universelle, jusqu’au livre de M. Le Brun de Charmettes qui forme, pour ainsi dire, un journal 156de la vie de l’héroïne, l’histoire de cette femme célèbre a été faite de main de maître et sur toutes les échelles. Bien plus, tous les auteurs qui peuvent jeter quelque lumière sur les antécédents, les circonstances de la venue de cette héroïne, sur son origine, sur sa vie intime et privée, ont été compulsés, reproduits, annotés, commentés ou résumés par des biographes habiles. Toutefois, sans avoir l’outrecuidance d’inscrire mon nom à côté du nom de ces hommes illustres, je crois que ce champ fertile n’a pas été tellement épuisé que pour un glaneur persévérant il ne reste encore quelques épis à recueillir. Une question, par exemple, plus intéressante à mon sens qu’elle ne le paraît au premier abord, m’a semblé attendre encore une solution. Et cette solution m’a paru d’autant plus digne d’efforts que c’est là un sujet resté vierge au milieu de tant d’autres points éclaircis, et que le préjugé qu’il s’agit de combattre, étant universel, présente par conséquent plus d’obstacles. Je veux parler de la manière dont on doit écrire le nom de famille que portait la Pucelle.

Poser cette question, c’est dire, comme je le pense en effet, que la manière dont on écrit généralement ce nom, d’Arc, est vicieuse.

Ne nous y trompons pas ; ce problème, futile en apparence, recèle au fond une certaine gravité, et je n’aurais pas entrepris de lutter contre une coutume universelle et incontestée si je n’avais entrevu quelque résultat sérieux pour prix de mes efforts. En effet, il ne s’agit pas ici d’une insignifiante question de lettre, d’une puérile variante de commentateur. En affublant d’une forme aristocratique le nom de notre illustre roturière, on a faussé la vraie physionomie de ce personnage, on a défiguré son caractère historique dans sa représentation la plus importante et la plus saisissable, dans son expression qui est l’expression par excellence, dans son nom. C’est même, en dépit des faits les plus connus, d’ailleurs, et les plus contradictoires, un préjugé assez répandu que la bergère de Vaucouleurs était d’extraction seigneuriale. Des auteurs graves ont été jusqu’à dire qu’elle était noble, noble… avant même qu’elle ne fût anoblie !

Vers les premières années de la Restauration, le roi Louis XVIII fit ériger au village de Domrémy un monument en l’honneur de la Pucelle. M. Jollois, ingénieur des Vosges, qui fut, je crois, chargé de la direction des travaux, publia vers cette époque un volume in-folio consacré à la description de ce monument et accompagné d’une notice biographique assez étendue sur l’héroïne. Or, voici comment l’auteur s’exprime au sujet de sa naissance2 :

Jeanne d’Arc était fille de Jacques d’Arc et d’Isabelle Romé, laboureurs, vivant honnêtement du produit des propriétés qu’ils avaient à Domrémy et dans les environs et qu’ils faisaient valoir eux-mêmes. Jacques d’Arc était originaire de Ceffonds, près de Montier-en-Der. Il était issu d’une bonne et ancienne famille, ainsi qu’il résulte de plusieurs titres et contrats qui se trouvent encore à Saint-Dizier. Les armoiries de cette famille étaient un arc bandé de trois flèches dont on retrouve des vestiges sur d’anciens tombeaux.

157M. Le Brun de Charmettes a écrit sur l’histoire de la Pucelle le livre le plus savant, le plus judicieux et le plus complet que je connaisse. Arrivé au point qui nous occupe, voici comment il expose son opinion3 :

Un honnête laboureur né à Montier-en-Der, en Champagne, diocèse de Troyes, s’était depuis longtemps fixé à Domrémy. Son nom était Jacques d’Arc. Un auteur moderne (le père de Goussancourt, Martyrologe des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, à l’article Frère François du Lys), semble insinuer que cet homme descendait d’une famille noble, puisqu’il prétend que les armes d’Arc (il écrit d’Arcques) sont d’azur, à un arc d’or chargé de trois flèches d’or : une en pal ferrée et empennée d’or, et les deux autres en sautoir d’or, ferrées et empennées d’argent4.

Mais il n’appuie cette assertion sur aucune preuve, et il n’est pas croyable que, si la famille d’Arc eût été anciennement noble, il n’en eût rien été su lorsque le roi accorda des lettres de noblesse à la Pucelle. Or, ces lettres portent, expressément en parlant de la Pucelle, de ses père et mère et de ses trois frères : Nonobstant que, comme dit est, ils ne soient pas de noble extraction et soient peut être même d’autre condition que de condition libre.

J’inclinerais à croire, ajoute M. Le Brun de Charmettes, que Jacques d’Arc tirait son nom de la petite ville d’Arc en Barrois, situé sur le ruisseau d’Anjou, à cinq lieues nord-ouest de Langres, ou du village d’Arc-sur-Tille, à trois lieues est de Dijon.

Quel que soit le sincère respect que m’inspire M. Le Brun de Charmettes, il m’est impossible en cette circonstance de me ranger à son avis. Il me paraît évident au contraire que cet esprit de critique perspicace et lumineuse, ce doute cartésien, dont l’auteur semble toujours s’armer d’abord pour ne se prononcer qu’après l’examen et la preuve, il me paraît, dis-je, qu’ici ces précieuses qualités se trouvent en défaut. Le peu de lignes que je viens de citer, contiennent deux passages qui justifient cette accusation.

Premièrement, l’auteur attaque le père de Goussancourt comme si ce dernier affirmait que la famille de la Pucelle était anciennement noble ; et cela, dit M. Le Brun, puisque le révérend père blasonne des armoiries d’Arcques. Mais j’ai rapporté et mis en regard le texte même du père de Goussancourt, et l’on a dû remarquer qu’il ne s’y trouve pas un mot qui autorise la réfutation de M. Le Brun. 158En effet le généalogiste ayant à faire, selon l’usage, l’histoire du chevalier François du Lys, mort en combattant les infidèles, en 1580, nous montre, en remontant jusqu’au premier des ancêtres nobles, c’est-à-dire jusqu’à la Pucelle, quels étaient les aïeux de ce François du Lys. Or, arrivé là, il essaie si peu de faire croire que la famille de la Pucelle fût anciennement noble, qu’il dit textuellement :

Toute la parenté fut anoblie par Charles VII en 1429.

Il n’y a donc dans ce passage qu’un seul point qui reste à éclaircir, c’est la question de savoir où le père de Goussancourt prend ces armoiries d’Arcques, qu’il blasonne tout au long sans en préciser l’origine et qui sont cause de l’erreur de M. Le Brun. Cette question accessoire trouvera sa solution particulière dans la suite de ce travail.

Le second passage que j’attaque est celui dans lequel le même M. Lebrun cherche à expliquer l’orthographe du nom de la Pucelle, en disant que le village dont Jacques, son père, était originaire, s’appelait aussi Arc. Cette seconde version sur la question qui nous occupe, est plus acceptable que la première et mérite plus de considération. Toutefois, bien qu’elle répugne beaucoup moins à l’esprit, elle est encore, selon moi, contraire à la vérité, à la raison ; et j’espère le démontrer d’une manière irréfragable. D’abord, rien de moins assuré, rien de moins précis que l’opinion de l’honorable écrivain. J’inclinerais à croire, dit-il, que le père de la Pucelle tirait son nom du village d’Arc-en-Barrois, à cinq lieues de Langres, ou d’Arc-sur-Tille, à trois lieues de Dijon, etc. Or, personne n’a jamais écrit, si ce n’est M. Le Brun, qu’en effet la famille de la Pucelle fût originaire d’un village d’Arc quelconque ; et, s’il fallait en croire M. Jollois, ce dernier dit positivement que Jacques était originaire de Ceffonds en Champagne. Remarquons ensuite, pour réduire l’assertion dubitative de M. Le Brun à sa juste valeur, qu’elle ne constitue réellement pas une objection dont on puisse se prévaloir. En effet il est évident que cet écrivain n’a pas eu pour but de prouver expressément que l’on devait écrire d’Arc. Seulement, imbu d’une idée vulgaire, universellement en crédit et dont il n’avait pas même examiné la valeur, il a, non pas trouvé, mais cherché à la justifier par des probabilités plus ou moins incertaines.

Maintenant une simple citation achèvera, je crois, de répondre catégoriquement à cette seconde version qui est en effet la seule digne d’être combattue et que pourtant je n’ai vue formulée que par un seul auteur ; c’est précisément par M. Le Brun de Charmettes dans les termes que je viens de citer.

Au commencement du XVIIe siècle, un docteur en théologie, Jean Hordal, qui descendait du père de la Pucelle par l’un des fils de ce dernier, écrivit un traité en latin sur l’histoire de son illustre aïeule. Ce docteur, qui savait vraisemblablement le nom de sa famille et qui ne se sentait, je suppose, aucune velléité de le changer, dit tout simplement5 que le père s’appelait Jacques Darc et la mère Isabelle ; qu’ils étaient laboureurs, tous deux de 159mœurs pures et honnêtes…

Hæc ( puella) ex oppidolo quod Donoremigium vocatur, in agro Tullensi apud Leucos orta, patre Jacobo Darcio agricolâ, matre Isabellâ, utroque probis et honestis moribus, pascere paternas oves solita, ad Carolum venit prædicans se à Deo missam, etc., etc.

Je reviens maintenant à la question spéciale des armoiries attribuées à la famille et aux descendants de la Pucelle. Il existe, en faveur des auteurs qui prennent au sérieux les armoiries de la famille ascendante de la Pucelle, une pièce authentique qui constitue un argument beaucoup plus puissant ou du moins beaucoup plus spécieux que ceux dont on a fait usage. Vous avez vu combien était faible et inacceptable la base sur laquelle M. Le Brun de Charmettes appuyait la fausse attaque dont j’ai ci-dessus démontré, si je ne me trompe, le peu de solidité. Eh bien, cette opinion paradoxale aurait pu être soutenue à l’aide d’un étai plus solide, du moins en apparence, et que je vais vous faire connaître. Vous voyez que je ne cherche pas à dissimuler ni à atténuer les difficultés de la question. L’argument dont je veux parler se tire d’un document inséré par Godefroy à la suite des historiens de Charles VII, dans son recueil in-folio6. L’acte a pour titre :

Lettres patentes par lesquelles est permis à MM. Charles et Luc du Lis et leur postérité de reprendre les armes de la pucelle d’Orléans et de ses frères.

Les lettres furent expédiées au nom de Louis XIII, mineur, le 25 octobre 1612. En voici maintenant la substance. Les demandeurs exposent ce qui suit : Lors de l’anoblissement de la Pucelle et de toute sa famille, y est-il dit, cette famille se composait en particulier de deux frères : Jean Darc (sic), frère aîné de la Pucelle, et Pierre Darc, son frère puîné. Jean aurait gardé, lui et ses descendants, le nom de Dulis et ses armoiries qui sont d’azur à une épée, etc., côtoyée de deux fleurs de lis etc. Quant à Pierre, ces demandeurs ne disent pas quelles armes il porta, ni lui ni ses héritiers les plus proches. Mais ils exposent que Pierre eut parmi ses descendants un autre Jean, que nous nommerons Jean II, pour le distinguer du premier Jean, frère aîné de la Pucelle. Ce Jean II, qui était échevin d’Arras en 1491, et dont les demandeurs sont eux-mêmes les descendants, se contenta à cette époque de retenir seulement le nom de Dulis et de porter les armes de leur ancienne famille d’Arc, savoir d’azur à un arc d’or, etc., etc. À ces causes, les exposants demandent qu’il leur soit permis, en l’honneur de la Pucelle dont ils descendent et comme faveur individuelle, de porter non seulement les armoiries à l’arc, dont ils usent déjà, mais encore celles de Dulis, que l’un de leurs ancêtres avait, selon eux, délaissées. Par la suite de la pièce, on voit que le roi, accueillant favorablement ces demandes et voulant récompenser certains services rendus par les demandeurs, accorde aux deux frères le droit d’écarteler à la fois les deux blasons qu’il règle d’après les données précédentes, en donnant toutefois à chacun d’eux un cimier et un cri différents.

Il semblerait donc résulter de cette pièce que, d’après le dire des exposants Charles et Luc du Lis, il existait 160deux blasons ; savoir :

  1. les nouvelles armoiries accordées par Charles VII, avec le nom du Lys ;
  2. les anciennes armoiries de la famille de la Pucelle, qui seraient d’azur à un arc d’or, etc.

Vous allez, j’espère, reconnaître avec moi que ce nouvel argument, pour être plus spécieux, n’est pas plus difficile à renverser que les précédents.

J’en commencerai la critique par une observation générale et déjà péremptoire. M. Le Brun de Charmettes a lui-même fort bien établi que la Pucelle fut, il est vrai, anoblie par Charles VII, ainsi que sa famille et tous leurs descendants à venir, mais il ajoute qu’on n’a jamais connu ni produit aucun acte qui conférât ni à elle ni à aucun des siens des armoiries quelconques. Les lettres d’anoblissement que Godefroy a également insérées dans son recueil, immédiatement avant les lettres-patentes que je viens d’analyser7, ne contiennent pas la moindre disposition à cet égard. Dans son procès, dont les minutes subsistent encore, la Pucelle déclare que, pour elle, elle n’a jamais porté d’autres armoiries que son étendard, mais qu’il en a été donné à ses frères. Après cette courte explication préalable, l’appréciation des témoignages de Charles et Luc Dulis me semble devenir chose facile. Il me paraît évident, en effet, que, dans la bouche même des demandeurs, le mot anciennes, en parlant des armoiries de l’une des branches de la famille, n’a jamais pu s’appliquer à une époque antérieure à l’anoblissement de la Pucelle. Car s’il en était ainsi, il y aurait dans la requête contradiction, puisque les requérants articulent eux-mêmes ce fait que la Pucelle fut anoblie ainsi que sa famille. Or on conçoit un anobli sans blason ; mais ce que l’on ne conçoit pas, c’est un homme portant au moyen-âge des armoiries sans être noble de fait ou censé noble, et encore moins un noble qu’on anoblit. Ce mot ancienne, ce seul mot sur lequel repose l’objection tout entière, ne peut donc s’adresser qu’au temps écoulé (si toutefois l’assertion des requérants est digne de créance) entre l’époque où, selon cette assertion, Jean II, l’échevin d’Arras, quitta que sa les armoiries à l’arc, et l’époque où ces armoiries furent primitivement usitées. Une remarque tirée de la pièce elle-même vient encore confirmer cette interprétation. C’est que, dans toute l’étendue de ce document, le nom de la famille est toujours écrit Darc. Une seule fois ce nom se trouve décomposé par l’apostrophe ; c’est dans la phrase où il se trouve, pour ainsi dire, en regard des armoiries. Or n’est-il pas évident que cette variante, qui d’ailleurs vient probablement du fait de Godefroy lui-même, a pour but exprès de faire ressortir l’analogie du nom Darc avec la figure héraldique qui devait l’exprimer ?

Ainsi, par le témoignage de Charles et Luc Dulis, une seule chose me semble établie comme probable sinon comme prouvée : c’est que, à une époque plus ou moins rapprochée de la mort de la Pucelle, et vraisemblablement du vivant même de Charles VII, les frères de la Pucelle portèrent des armoiries, et que, pour distinguer les branches, l’un prit les armes au lis et l’autre celles à l’arc, à cause de l’analogie de cette figure avec le nom de la famille. Maintenant quelle est l’origine précise de ces blasons ? Ont-ils 161été régulièrement conférés par un diplôme royal qui ne nous serait pas parvenu ? ou bien les anoblis s’en sont-ils arbitrairement investis ? C’est là, selon moi, une question fort secondaire, et d’ailleurs tout-à-fait accessoire à mon sujet. Ce qu’il m’importait d’établir, c’est que les armoiries n’ont pas pu exister avant l’anoblissement de la Pucelle par Charles VII.

Quant au fait de l’existence des doubles armoiries, les unes présentant les emblèmes et l’origine du nom Dulis qu’affectèrent les descendants de l’héroïne, les autres jouant sur le mot Darc, qui était le nom de son père, non seulement je ne le récuse pas, mais encore j’incline très volontiers à l’accepter comme vrai, même en le faisant remonter à une époque très rapprochée de l’anoblissement de la Pucelle. Ainsi se trouveraient expliqués et ces témoignages de Charles et Luc Dulis, et le passage du père de Goussancourt, et même les vestiges vus sur d’anciens tombeaux, qu’allègue M. l’ingénieur Jollois. En vain opposerait-on à cette hypothèse toute rationnelle l’absence de tout document authentique portant institution de ce fait par une collation d’armoiries. En effet qui donc, dans un temps où l’illustration des races et celle du mérite individuel se confondaient dans un même prestige, se serait élevé contre la pureté ou la régularité d’un blason qui remontait à la Pucelle d’Orléans ? D’ailleurs, ne fallût-il voir dans ces armoiries que des décorations et des emblèmes arbitraires, les nom de la Pucelle d’Orléans n’a jamais dû meurs du temps autorisent pleinement cette supposition. Rien de plus constant, rien de plus en vogue et de plus universel au XVe siècle que ce goût des emblèmes, des allégories parlantes, des rébus de Picardie, reproduit par tous les modes possibles de représentation. L’histoire des arts à cette époque nous en fournit à chaque pas la preuve. René d’Anjou, prisonnier au château de Bracon, peint sur les murs des oublies d’or, comme emblème de l’isolement dans lequel on l’abandonne. Jacques Cœur prend dans ses armoiries des cœurs et des coquilles de saint Jacques, et fait sculpter, sur le balcon à jour de son délicieux manoir de Bourges, cette noble et philosophique devise : A cœurs8 vaillans, riens impossible. Voltaire raconte lui-même, dans ses notes de la Pucelle, que, passant en Champagne, il vit encore, au fronton du château de Baudricourt, un cep de vigne, avec cette légende : Beau dru court. Enfin, pour citer un dernier exemple qui touche directement à notre sujet, au-dessus de la porte de la chaumière même qu’habita Jeanne Darc, on voit encore aujourd’hui trois écussons sculptés dans la pierre. Le premier est celui de Louis XI, qui fit embellir cette chaumière ; le second est celui qui fut donné vraisemblablement à l’un des frères de la Pucelle, avec le surnom de Dulis ; le troisième, enfin, est chargé d’une étoile et de trois socs de charrue, pour exprimer la mission providentielle de la jeune inspirée et l’humble condition de ses parents, qui n’étaient que de simples laboureurs.

D’après ce qui précède on doit commencer, ce me semble, à penser que le nom de la Pucelle d’Orléans n’a jamais dû s’écrire comme on le fait généralement. 162Quelques nouvelles observations achèveront, j’espère, de déterminer la conviction de mes lecteurs, et m’assureront peut-être leur assentiment à une réforme qui me paraît, à moi, tout-à-fait opportune. J’ai curieusement recherché, dans le catalogue du père Lelong et dans les autres répertoires bibliographiques, tous les ouvrages qui ont traité de la Pucelle. J’ai mis à contribution les richesses spéciales que contiennent les divers dépôts publics sur cette matière ; en un mot, j’ai consulté autant de sources qu’il m’a été possible. Or, on va voir, par le résumé succinct qui va suivre, quelles ont été les diverses orthographes du mot qui nous occupe, à partir et en remontant du XVIIe siècle jusqu’à l’époque où vivait la Pucelle.

Marc de Vulson de La Colombière, qui a écrit sa vie et qui blasonne les armoiries données à ses frères9, la nomme Jeanne Dark.

François de Belleforest10 :

En ce temps-là fut bruit d’une pucelle ès marches (confins, parages) de Barrois, nommée Jeanne Dare, natifve d’un villaige près de Vaucoulleurs…

Étienne Pasquier, qui écrivait au milieu du XVIe siècle11 :

Son père s’appelait Jacques Darc et sa mère Isabelle.

Jean Bouchet12 :

Après ce qu’on eut envoyé quérir son père nommé Jacques Dart

La Chronique anonyme dite de la Pucelle d’Orléans, publiée par Denis Godefroy, chronique écrite peu de temps après la mort de l’héroïne, si ce n’est de son vivant, rapporte13 :

L’an 1429, il у avoit une jeune fille vers les marches de Vaucouleurs, natifve d’un village nommé Domp-Rémy, fils de Jacques Daix et d’Ysabeau, sa femme14.

Les procès en condamnation et en révision, et notamment la sentence de ce dernier, portent textuellement :

Et bone memorie Johanne Darc, vulgariter dicte la pucelle.

Enfin les lettres d’anoblissement, au passage où l’impétrante est nominativement désignée, la nomment :

Johannæ Darc de Domremeyo,…

Or, qu’il me soit permis de faire encore au sujet de ces désignations latines une observation que j’appellerais concluante si dès à présent l’évidence du fait à démontrer ne faisait de cette expression un pléonasme. Lorsqu’au moyen âge on latinisait un nom d’homme ayant une signification originaire comme Duchêne, Delaporte, Lemaître, de La Fontaine, etc., on traduisait expressément le mot de manière à en reproduire le sens. Ainsi l’on disait : de Quercu ou Quercitanus, de Januâ, Magistri, de Fonte. Donc les clercs que j’ai cités ci-dessus auraient désigné le nom de famille que portait la Pucelle par les mots : de Arcu ou de Arcâ ou de Arcio ou de Arciis, ou enfin par tous les ablatifs ou tous les génitifs 163que l’on voudra, mais jamais par le mot qu’ils ont employé : Darc.

Je reviens à mon résumé. Assurément, dans le court extrait que je viens de vous soumettre, je n’ai point prétendu vous énumérer exactement toutes les manières dont ce nom de la Pucelle a été écrit depuis Charles VII jusqu’à La Colombière. Je devais me contenter de vous présenter à chaque degré de cette échelle chronologique un échantillon de cette orthographe. J’ajouterai maintenant (et les explications précédentes rendront facile la créance de cette assertion) que malgré mes recherches attentives je n’ai jamais rencontré parmi les auteurs qui avant le XVIIe siècle ont traité spécialement de l’histoire de la Pucelle, un seul texte où son nom fût écrit avec la particule dont l’ont augmenté les modernes. Je ne crois pas m’exposer à être contredit en affirmant que Mézeray fut le premier qui dénatura le nom de Jeanne Darc, exemple qui fut suivi par tous les compilateurs qui vinrent après lui. Or, vous le savez, arec Mézeray commence ou se renouvelle, si l’on veut, une génération d’écrivains peu scrupuleux sur le chapitre des détails au sujet des faits éloignés qu’ils rapportent. Moins habiles ou moins enclins à puiser péniblement aux sources la couleur caractéristique et locale qu’à se rééditer successivement, ces auteurs se sont contentés de nous laisser une suite de pastiches augmentés seulement, tour à tour, de leur histoire contemporaine. Chacun d’eux, prenant sans examen et sans critique les faits tels que les avaient laissés ses prédécesseurs, n’a fait, pour ainsi dire, que couler cette matière fusible dans le moule unique et invariable des opinions et des préjugés de son siècle. De là, cet uniforme et monotone aspect qui règne dans toutes les parties de ces traités. De là le discrédit dans lequel ils sont actuellement tombés. De là encore, la solennelle gravité de cet apophtegme que vous entendez répéter de toutes parts, de ce cri qui doit servir à la fois d’appel et de ralliement à toutes les intelligences et à toutes les sympathies de notre siècle, à toutes les croyances et à tous les systèmes, en un mot à la science aussi bien qu’à la philosophie : Il n’y a pas encore d’histoire de France !

Cette maxime, notre époque a prouvé qu’elle ne devait pas rester inféconde ; et l’Institut historique compte dans son sein la plupart des hommes supérieurs qui ont commencé cette grande œuvre de reconstruction. Qu’il me soit permis d’apporter aujourd’hui une simple pierre à cet édifice gigantesque dont plusieurs de vous signeront de leurs noms les premières assises. Le travail que j’ai l’honneur de vous soumettre est une application des préceptes et de la méthode qui caractérisent la science historique contemporaine. Cette méthode consiste à étudier attentivement, curieusement, chacun des éléments de l’histoire, à le dépouiller à l’aide de la critique des altérations qu’il a subis par la suite des temps, afin de l’employer pur et en connaissance de cause à la destination qui lui est propre.

Ma conclusion est donc que pour écrire correctement le nom de famille que portait la Pucelle il faut l’écrire Darc.

C’est en toute confiance que j’apporte ma petite réforme au pied de votre tribunal ; sûr que vous possédez non seulement 164les lumières et l’autorité nécessaires pour la juger, mais encore les moyens d’en assurer la mise en pratique. Chacun de vous, en effet, sera l’auteur et l’exécuteur de son propre jugement. Car si vous trouvez cette réforme fondée, vous l’appliquerez à votre propre usage, et je ne doute pas qu’alors le public tout entier, en la voyant sanctionnée par l’autorité de vos ouvrages, n’y souscrive à son tour et ne lui donne définitivement force de loi par la vertu de son tout-puissant suffrage. Je pourrais citer dans la linguistique moderne une foule de mots ainsi restitués à leur pureté primitive et qui ne doivent pas à d’autres moyens qu’à celui que je propose le droit de cité dont ils jouissent maintenant.

Auguste Vallet,
de l’École des Chartes,
Membre de la première classe de l’Institut historique.

Notes

  1. [1]

    Pour cette réédition numérique, certaines graphies ont été mises à jour :

    • Belleforêt : François de Belleforest, poète ;
    • Estienne Pasquier : Étienne Pasquier, historien ;
    • Lebrun des Charmettes : Philippe-Alexandre Le Brun de Charmettes, historien, sous-préfet ;
    • Mark Wilson, de la Colombière : Marc de Vulson de La Colombière, héraldiste ;
    • Mézerai : Eudes de Mézeray, historien ;
    • Séfonds : Ceffonds, commune de la Haute-Marne ;
    • Walkenaer : Charles Athanase Walckenaer, naturaliste.
  2. [2]

    Histoire abrégée de la vie et des exploits de Jeanne d’Arc, surnommée la Pucelle d’Orléans, etc., Paris. Kilian, 1821, in-folio, page 26.

  3. [3]

    Histoire de Jeanne d’Arc d’après les mémoires originaux etc., par M. Le Brun des Charmettes, sous-préfet de Saint-Calais. Paris, 4 vol. in - 8°, 1817, t. I, p. 139.

  4. [4]

    Voici le passage de l’ouvrage cité (père Mathieu de Goussancourt, Martyrologe des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, Paris, 1643, 2 v. in-folio, t. I, folio 392, v°) :

    […] Jean d’Arcques, dit du Lys, père d’Estienne et fils de Jacques d’Arcques et d’Isabeau Romé, père et mère de Jeanne d’Arcques surnommée la pucelle d’Orléans, le fléau des Anglois, ennemis de la France, par laquelle elle fut brûlée, etc., etc. […] Toute sa parenté fut anoblie par Charles VII, en décembre 1429.

    […] D’Arcques porte d’azur à un arc d’or, chargé de 3 flèches (etc., comme ci-dessus) : Du Lys porte d’azur à une épée d’argent, le manche d’or posé en pal surmonté d’une couronne royale flanquée de a fleurs de lys d’or. (Armes données avec le surnom du Lys par le roi Charles VII aux frères de la Pucelle. )

  5. [5]

    Ioan. Hordal, Heroinæ nobilissimæ Johannæ Darc Lotharingiæ vulgo Aurelianensis puellæ historia, Pontis-Mussi, 1612. in-4°, p. 12.

  6. [6]

    Histoire de Charles VII, roi de France, etc., etc., par Denys Godefroy, historiographe de France, Paris, de l’imprimerie royale, 1661, in-folio, p. 899.

  7. [7]

    Ibidem, p. 887.

  8. [8]

    Ce mot est remplacé dans la sculpture par deux cœurs figurés en pierre.

  9. [9]

    Marc de Vulson de La Colombière, La Science héroïque, Paris, 1669, in-folio, ch. 23, p. 210.

  10. [10]

    François de Belleforest, Grandes Annales, in-folio, 1579, t. II, ch. 87, feuillet 1079 tourné.

  11. [11]

    Étienne Pasquier, Recherches de la France, liv. 6, ch. 5.

  12. [12]

    Jean Bouchet, Annales d’Aquitaine, in-4°, 1557, p. 139.

  13. [13]

    P. 504.

  14. [14]

    Il est inutile d’ajouter que ces variantes Daix, Dare, Darc, Day, etc., s’expliquent naturellement par l’état d’enfance, selon les uns, ou de dégénérescence selon les autres, où se trouvait la langue française au XVe siècle. Nous nous abstenons de juger en passant cette dernière question ; car c’est la un grave problème de philologie contradictoirement résolu.

Présentation

Dans cette étude, Auguste Vallet — qui n’accolait pas encore de Viriville à son patronyme — cherche à persuader ses confrères de l’Institut historique que le nom de famille de Jeanne la Pucelle devrait s’écrire Darc, sans apostrophe, et non d’Arc, une forme qu’il déplore voir adoptée depuis deux siècles.

S’appuyant sur de nombreux manuscrits — notamment les lettres d’anoblissement accordées par Charles VII et les textes des procès — il démontre que la forme d’Arc n’apparaît en réalité qu’au XVIIe siècle, sous la plume de l’historien Eudes de Mézeray. Celui-ci aurait ainsi initié une tradition reprise par tous ses successeurs, jusqu’au dernier en date, Le Brun de Charmettes, dans son Histoire de Jeanne d’Arc (1817) en 4 volumes.

Vallet de Viriville parviendra à convaincre certains historiens, dont Michelet, qui adoptera la graphie Darc dans ses célèbres chapitres sur Jeanne, au tome V de son Histoire de France (1841). Mais ce dernier reviendra bientôt à la forme d’Arc, comme la majorité de ses collègues. Déterminé à défendre ce qui semble devenu pour lui une question quasi existentielle, Vallet de Viriville relancera sa campagne quinze ans plus tard, dans un nouvel ouvrage : Nouvelles recherches sur la famille et sur le nom de Jeanne d’Arc (1854).

Ne nous y trompons pas ; ce problème, futile en apparence, recèle au fond une certaine gravité.

Sources

Article paru dans le Journal de l’Institut historique, tome IX, 52e livraison, novembre 1838, p. 155-164, Google. La substance de ce travail est extraite d’un ouvrage inédit de M. Auguste Vallet, sur Agnès Sorel et la Pucelle d’Orléans. (Preuves.)

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