Étude critique
Étude critique
Situation du royaume de France en 1445
201En 1445, Charles VII n’était plus le roi de Bourges
, tant s’en faut. Chaque année presque, depuis le sacre, avait marqué pour lui un pas décisif en avant. Libéré de la tutelle dégradante de la Trémoïlle (juin 1433), réconcilié avec le duc de Bourgogne (septembre 1435), maître de Paris (avril 1436), de Meaux (août 1439), de la Champagne, de Pontoise (1444), de l’Agenais (1442) et des états du comte d’Armagnac (1448), le roi venait enfin de conclure une trêve avec les Anglais (28 mai 1444). À Nancy, d’où il avait imposé son protectorat aux villes lorraines, puis à Châlons, il était apparu, au milieu d’une cour brillante, environné d’un nouveau prestige : l’éclat des fêtes qu’il y préside ne fut assombri que par la nouvelle de la mort de Radegonde, sa fille aînée (Tours, 19 mars 1445), et par la maladie qui enleva inopinément la Dauphine (Châlons, 16 août). 202Mais, à Chinon et à Razilly, la série des divertissements somptueux allait reprendre : la demoiselle de Beauté inaugurait son règne scandaleux et fastueux.
Jean du Bois et son adresse au roi
C’est ce moment que choisit un obscur personnage qui se qualifie povre, petit et ignorant subgiet du roy
, et l’un des moindres du royaume, pour adresser à Charles VII, en un style à la fois modeste et inspiré, des remontrances, des conseils, des prédictions étranges1. Le morceau est demeuré tout à fait inconnu. Je me souviens d’en avoir signalé l’existence au dernier historien de Charles VII ; M. de Beaucourt, si abondamment informé d’ailleurs, n’en avait point fait état dans son monumental ouvrage, bien qu’il n’y ait, pour en prendre connaissance, qu’à ouvrir un manuscrit du fonds Colbert, le n° 5734 du fonds français de notre Bibliothèque nationale2.
Qui est le Jean du Bois qui signe cette longue épître ? On chercherait vainement son nom dans les dictionnaires ou bibliographies. Les documents contemporains eux-mêmes mentionnent de nombreux Jean du Bois, tels qu’un greffier criminel au Parlement3, un bourgeois de Paris4, un prêtre5, un prieur6, un notaire des environs de Toulouse7, un valet de chambre de 203la duchesse d’Orléans8, un commandeur de l’Hôpital9, mais aucun qui puisse être vraisemblablement identifié avec l’auteur en question. Je serai obligé de me contenter des renseignements que notre Jean du Bois fournit lui-même sur son humble personne.
Il n’est point clerc, d’après son propre aveu, bien qu’il comprenne et lise le latin, bien que les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament lui soient familiers et qu’il en tire des citations fréquentes. Il a des enfants et possède quelques terres ou biens-fonds10. Il n’exerce aucun emploi, aucun office royal, et s’en juge, ou du moins croit devoir, par modestie, s’en déclarer indigne. Il n’a jamais approché du roi11, mais lui a déjà, vers 1441, fait parvenir un écrit, malheureusement perdu, que Charles VII à peut-être accueilli favorablement : car Jean du Bois semble avoir bénéficié d’une gratification royale. Il rédige son mémoire à Paris12 ; mais où vit-il habituellement ? Je l’ignore. Tout au plus serait-il possible de conjecturer qu’il a quelque attache avec le Vexin français, car les événements militaires qui se déroulèrent dans cette région semblent avoir plus particulièrement frappé son imagination. Que fait-il ? Je n’en sais rien non plus, et ne lui connais d’autre profession que celle de diseur de bonne aventure, dans le sens, il est vrai, le plus relevé du mot. Ses lumières, en effet, lui viennent de son érudition : il s’est plongé dans la lecture des écrits Sibyllins, de ceux de sainte Hildegarde, de Joachim de Flore, de Jean de Bassigny, de Jean de Bridlington, de Télesphore, de Marie Robine, dont j’ai jadis étudié les révélations
, de quelques autres auteurs plus ignorés encore, sur lesquels je reviendrai tout à l’heure, ouvrages non approuvés
, dit-il, c’est-à-dire dont l’Église ne garantit pas le caractère inspiré. Jean du Bois lui-même ne se porte point fort de la véracité de ces 204prophètes, astrologues ou voyants ; il ne les approuve ni ne les réprouve (ce sont ses propres termes) et s’en remet sur ce point au jugement des clercs. Cependant, fasciné par le charme troublant de cette mystérieuse littérature, il la médite, il s’y complaît et ne se lasse pas d’en tirer des enseignements dont il fait jouir non seulement le roi, mais aussi, semble-t-il, le public qui l’écoute ou qui le lit13 : dans le domaine fantastique des sciences divinatoires, il joue un peu le rôle de vulgarisateur.
Description du mal qui afflige la France
Les confidences de Jean du Bois à Charles VII sont d’abord celles d’un sujet dévoué… et désolé. Il professe l’affection la plus tendre pour la personne royale (qu’il n’a jamais vue) et rend grâce à Dieu d’être Français, mais il ne peut s’empêcher de ressentir une tristesse profonde au spectacle de la détresse morale et matérielle du royaume. Ne nous y trompons pas, en effet : les maux de la guerre séculaire pesaient encore lourdement sur la France de 1443. Le peuple, accablé d’impôts et en butte aux persécutions odieuses des Écorcheurs
14, trouvait le roi bien lent à recouvrer son royaume. Vraiement, lui disait Jean du Bois, vous faictes bien petite diligence : dont tout vostre peuple est esbahy et en est comme totallement desesperé… !
Ce sentiment de désolation inspire à Jean du Bois le désir de remonter à la source du mal afin d’en découvrir, s’il se peut, le remède, et voici le résultat de ses réflexions.
Les causes de ce mal
Une sorte de malédiction divine pèse sur la pauvre France. Cherchant à en découvrir la raison, Jean du Bois se rappelle que, trente-huit ans plus tôt, à l’époque du Grand Schisme, un pape alors reconnu en France, Benoît XIII, avait fulminé l’excommunication contre tout roi qui lui oserait faire soustraction d’obédience, et que cette bulle, l’année suivante, avait été expédiée à Paris comme visant personnellement Charles VI, lequel n’avait répondu à cet avertissement qu’en faisant lacérer sous ses yeux le document pontifical et en défendant d’obéir, pendant toute la durée du schisme, soit à l’un, soit à l’autre des 205deux pontifes rivaux15. Mais, dira-t-on, la bulle du pape était injustifiée, et, d’ailleurs, la France avait déjà cessé une fois et cessait de nouveau en 1408 de s’incliner sous l’autorité de Benoît XIII. N’importe ! Ces objections n’ont point de valeur aux yeux de du Bois. Il estime que la France avait à tort secoué l’autorité du pape ou antipape avignonnais, et que, juste ou non, toute sentence de l’Église est redoutable au chrétien. Charles VII expie donc la faute de son père : depuis ce fatal anathème, les tribulations et les ruines se sont succédé les unes aux autres ; ni le roi, ni le royaume ne sauraient prospérer tant que satisfaction ne serait point donnée à la justice divine.
Poursuivant ce douloureux examen de conscience, Jean du Bois croit apercevoir encore, quelques années plus tard, une autre cause de malédiction. Le 15 juin 1412, Jean XXIII, pape reconnu en France, avait renouvelé des anathèmes lancés jadis par Urbain V contre les Grandes Compagnies : le gouvernement bourguignon avait aussitôt fait de cette bulle l’application la plus abusive à ses ennemis les Armagnacs, affectant de les considérer comme frappés d’excommunication, les privant au besoin de la sépulture chrétienne : arme que les Armagnacs, parvenus au pouvoir, avaient, en 1416 et 1417, retournée eux-mêmes contre les Bourguignons16. Ces souvenirs s’embrouillent un peu dans la mémoire de Jean du Bois : il n’en a retenu qu’un fait, c’est qu’en vertu de bulles publiées à deux reprises dans les rues de Paris, d’abord contre les Armagnacs, puis contre les Bourguignons, tous les Français enrôlés dans l’un ou l’autre des deux partis, c’est-à-dire à peu près tous les Français de France, sont morts, ou risquent de mourir, sous le coup de l’excommunication.
Il y a plus encore. Ces dates sombres ouvrirent une ère d’atrocités dont Jean du Bois cherche vainement l’analogue aux époques 206antérieures. Il se rappelle les horribles massacres des Armagnacs en 1418, tueries qui n’épargnaient ni les clercs, ni les femmes enceintes ; il voit encore des enfants arrachés du sein de leurs mères et écrasés contre la muraille ; les lettres d’abolition octroyées aux Parisiens par Charles VII, le 28 février 143617, ont effacé, au point de vue pénal, mais n’ont point moralement expié cette barbarie. Puis c’est la longue série des excès commis par les gens de guerre, tant du côté royal que du côté anglo-bourguignon18 ; cas si énormes qu’il n’est, dit notre auteur, creature raisonnable qui n’en eust horreur de l’ouyr raconter, tant violences d’eglises, comme en vierges defleurer, en femmes veufves et mariées efforcier, en femme grosses arrachier le fruit de leur ventre du conduit de nature, cuidant que ce fust finance muciée dedens ledit conduit…
Après ces crimes qui crient vengeance, Jean du Bois énumère d’autres désordres dont l’effet doit être d’attirer la colère de Dieu, le schisme, par exemple, qui a reparu dans l’Église par suite de l’antagonisme du Saint-Siège et du concile de Bâle, d’où a résulté l’élection de l’antipape Félix V, et enfin l’abus du blasphème. À ce propos, notre auteur révèle un fait qu’aucun chroniqueur ne mentionne : cette habitude de renyer, blasphémer, maugréer, despiter Dieu, sa doulce mere et tous les sains
avait, assurait-on, gagné jusqu’au Dauphin. Le futur Louis XI ne comptait alors que vingt-deux ans. L’auteur contemporain qui lui est le plus hostile, Thomas Basin, signale seulement chez lui un tempérament colère, joint à une certaine difficulté d’élocution19 ; cette double circonstance explique peut-être chez le jeune prince la manie du juron, qui scandalisait Jean du Bois.
Les remèdes proposés
À tous ces maux, celui-ci propose des remèdes. Charles VII doit faire abstraction de l’humble personnalité de l’auteur, lire jusqu’au bout son petit livre et mettre en pratique ses conseils : 207à ce prix seulement, le roi pourra sauver son royaume et son âme.
Il y a la France d’abord à réconcilier avec Dieu. Pour ce faire, Charles VII ne doit point hésiter à recourir au vicaire de Jésus-Christ, au seul pape légitime, à Eugène IV, qui siège à Rome. Il faut solliciter du Saint-Père des bulles d’absolution, tant pour les soustractions d’obédience faites autrefois à Benoît XIII et pour les anathèmes de 1407 et de 1412, que pour les massacres de Paris et pour les monstrueux excès des gens de guerre. De plus, il faut réformer l’Église et mettre fin au schisme actuel. Ce dernier résultat pourrait être obtenu, si l’on en croit Jean du Bois, par la démission des deux pontifes rivaux et par une sentence arbitrale que rendraient ensuite quelques prud’hommes élus dans un concile œcuménique : plan fort peu exécutable, qui fait plus honneur à l’esprit conciliant qu’à la perspicacité de notre auteur. Enfin, il recommande au roi la pratique de l’humilité, de la piété, de la charité, une meilleure distribution des bénéfices et des offices, la suppression des tailles et, pour tout dire, l’imitation des vertus de saint Louis.
Compilation et synthèse de plusieurs prédictions
Ce premier devoir accompli, Jean du Bois entreprend de joindre l’agréable à l’utile. Du chapitre des remontrances il passe à celui des prédictions, et l’on va voir que la douceur de celles-ci est de nature à lui faire pardonner l’amertume de celles-là.
Prédictions déjà accomplies
J’ai dit qu’il possédait à fond toute une littérature d’astrologues, de voyants et de néo-prophètes. Pour montrer comme il sait en tirer bon parti, il commence par y signaler des allusions à des événements accomplis : au siège de Rouen (1418), au premier traité d’Arras (2 décembre 1419), à la victoire de Baugé (22 mars 1421), à l’avènement de Henri VI, à la Praguerie (1440), au siège de Pontoise (1441), aux voyages de Charles VII en Champagne et en Lorraine (1442, 1444), etc. Ce petit jeu présentait, à vrai dire, peu de difficulté tant qu’il s’agissait d’interpréter des symboles aussi vagues que ceux qui remplissent les prophéties des prétendues Sibylles : à un jargon dépourvu de clarté il sera toujours aisé de donner tel sens que l’on voudra. Mais le rôle de notre auteur se complique quand il interprète des prédictions rédigées sous une forme plus nette 208et plus précise. Il y avait, par exemple, un Me Geoffroy Limare (complètement ignoré, d’ailleurs, jusqu’à présent) qui avait imaginé de commenter les psaumes en attribuant à chaque verset un sens correspondant aux événements d’une des années de l’Incarnation. Je m’explique : le verset 49 du psaume 82 est le 1442e du psautier tout entier ; il doit, par conséquent, suivant la théorie de Limare, annoncer ce qui se passera, ou plutôt ce qui s’est déjà passé en 1442. L’application de ce beau système aux années écoulées, aux événements déjà connus, suppose évidemment chez le lecteur un peu de complaisance et, de la part de l’auteur, beaucoup de dextérité. Jean du Bois ne recule pas devant cette espèce de tour de force, et, après avoir indiqué une certaine concordance entre plusieurs versets de psaumes et quelques faits saillants des années antérieures, dont le millésime correspondait au numéro des versets, il estime qu’il s’en est tiré à son honneur.
Prédictions en attente d'accomplissement
Fort de ces constatations, il tourne ses regards vers l’avenir, et aussitôt se découvrent à lui, grâce à l’abondance de ses lectures et à l’excellence de sa méthode, les perspectives les plus consolantes, les plus propres à exalter la noble ambition du roi.
L’épreuve envoyée par Dieu au royaume touche à sa fin. Les Lancastre, qui ne doivent leur trône d’Angleterre qu’au meurtre et à l’usurpation et qui ont élevé au trône de France des prétentions injustifiées, ont mis le comble à la mesure en ne s’inclinant pas devant l’arrêt du congrès d’Arras, ratifié par le pape et par le concile de Bâle : ils ont commis, cette fois, le péché contre l’Esprit saint, celui qui ne se pardonne pas. Aussi vont-ils subir, à leur tour, les effets de la colère céleste, et le fléau de Dieu choisi pour les châtier sera précisément le roi de France. Henri VI peut maintenant s’appliquer les paroles du Précurseur quand commença la mission de Jésus-Christ : Illum oportet crescere, me autem minui. [Il faut qu’il croisse, et que moi je diminue.] L’Anglais est sur le point d’être rejeté hors de France, repoussé vers le nord, et sa ruine doit se consommer en Écosse.
En même temps, pour la France s’ouvrira une période de sept années prospères, durant lesquelles les impôts cesseront d’avoir cours. Cette félicité, à laquelle participera le monde 209entier, atteindra son summum en 1451, année bénie, où le jour de Pâques tombe le 25 avril et la Fête-Dieu le jour de la Saint-Jean. La première de ces fêtes verra réunis à Paris treize monarques chrétiens, en présence desquels un ange, portant en main une épée lumineuse, descendra visiblement du ciel et passera un anneau, orné d’un splendide rubis, au doigt de Charles VII.
Là ne se bornera pas le triomphe de celui que Jean du Bois appelle tres excellent et puissant empereur des François20
. Charles VII doit ensuite passer en Italie, y détruire Rome, ville indigne de demeurer le siège de la papauté, et également une autre cité coupable que Jean du Bois ne nous nomme pas21, puis, étroitement allié à un souverain pontife d’une sainteté angélique, recevoir de ses mains la couronne impériale : il ne sera plus seulement empereur des Français, mais aussi d’Allemagne, de Rome, de Grèce et de Jérusalem, réunissant apparemment sous son sceptre l’Orient et l’Occident, effectuant peut-être du même coup la conquête des Lieux saints, réalisant presque le rêve de la monarchie universelle. Après la trente-septième année de son règne, on le verra déposer ses couronnes lui-même sur le Saint-Sépulcre de Jérusalem, et plusieurs païens se convertiront au spectacle de ce sublime renoncement.
Jean du Bois, je l’ai dit, n’invente rien. Dans cette apparition d’un pape angélique, dans ce couronnement, puis dans cette abdication du roi à Jérusalem, on reconnaît sans peine la vieille prédiction sibylline, adaptée par le moine Adson, dès le Xe siècle, à la maison de France22, puis répétée d’âge en âge, avec les variations voulues, notamment au XIVe siècle, par Jean de Roquetaillade23, par Télesphore de Cosenza24 et par Gilles le 210Bel25. D’autres ont suivi le développement de la même prophétie en Allemagne26. On sait qu’elle fut particulièrement en vogue à l’époque de Charles VIII et de son expédition au delà des Alpes. Moi-même j’en ai signalé l’influence parmi les populations rurales du Rouergue à l’époque de Louis XI27. Mais on ignorait jusqu’ici son application à Charles VII. Jean du Bois l’interprète en faveur de ce roi avec d’autant plus d’assurance que Charles VII semblait remplir plusieurs des conditions voulues : il était fils de Charles VI ; or, le texte soi-disant inspiré avait en vue un certain Charles, fils d’un autre Charles, de l’illustre race des Fleurs de lis
. De plus, l’empereur régnant était alors Frédéric III de Habsbourg, et, dès le XIVe siècle, Télesphore avait annoncé que l’avènement de la maison de France à l’Empire coïnciderait avec la fin du règne d’un certain Frédéric III, que nul ne connaissait alors28. C’est ce qui fait que Jean du Bois s’écrie triomphalement : Sire, le jour est advenu au regard de l’empereur Frédéric le tiers : il est aujourd’hui empereur !
Et notre auteur ne doute pas que le reste de la prophétie ne s’accomplisse incessamment.
Victoire sur les Anglais, pacification du royaume, avènement à l’empire d’Occident et d’Orient, sanctification, triomphe attesté par des signes miraculeux : l’annonce d’un si bel avenir pouvait faire pardonner au modeste écrivain la franche rudesse de ses remontrances et persuader peut-être au roi de suivre ses naïfs conseils. Car, — j’ai omis jusqu’à présent de le dire, — l’accomplissement des actes de réparation qu’il réclamait était la condition indispensable de la réalisation de ses prophéties ; en cas de refus du roi, tout ce rêve glorieux s’évanouissait, et 211Charles VII, au contraire, n’avait plus devant lui qu’un avenir des plus lamentables.
Récompense espérée par Jean du Bois
L’importance du rôle auquel se haussait Jean du Bois n’avait pas été, il nous le confesse, sans exciter chez lui un sentiment d’orgueil, bientôt réprimé. Rentré en lui-même, il s’était dit que la Providence pouvait faire choix d’instruments misérables, et il s’était souvenu du tuyau en terre que l’on brise après que le fondeur y à fait couler l’airain destiné à devenir cloche.
Tout pénétré d’humilité, il n’en songeait pas moins à la récompense que lui vaudrait l’éclatant service qu’il croyait rendre à la monarchie. Ce dernier trait nous gâte un peu notre prophète. Il nous avait tant parlé de son dévouement à Charles VII qu’on se l’imaginait désintéressé. La vérité m’oblige à dire que Jean du Bois clôt ses remontrances, ses conseils et ses prédictions par un geste un peu moins noble : il tend la main. Ce qu’il demande, avec quelques précautions oratoires, ce n’est ni offices, ni bénéfices, ni fortune, — car cela pourrait nuire, dit-il, au salut de son âme, — mais, pour lui et pour ses enfants, une exemption de tous impôts. Puisque la France est appelée, ainsi qu’il l’a prédit, à jouir d’une franchise entière, que cette franchise commence par lui ; que, par cette libéralité, le roi inaugure un régime destiné à lui concilier la faveur de Dieu et l’amour de ses sujets ! Comme en termes adroits est glissée cette requête ! Notre auteur continue, d’ailleurs, à mettre sa science au service de Charles VII : il lui enverra incessamment le livre de Geoffroy Limare ; il prépare à l’intention du roi un nouveau travail sur les Sibylles ; ses enfants mêmes se joindront à lui ; ils abandonneront tous autres intérêts pour se livrer à la divination.
Évolution de la situation après 1445
J’ignore quel accueil Charles VII fit à ces billevesées. Il n’était pas insensible, on le sait, aux charmes de l’astrologie29, et la gratification qu’une première fois il semble avoir accordée à Jean du Bois prouve que la manière à la fois mystique et flatteuse du personnage n’était pas pour lui déplaire. En tout cas, s’il poursuivit l’expulsion des Anglais, s’il étendit son influence en Allemagne et en Italie, et s’il contribua plus qu’aucun autre 212à terminer le schisme de l’Église, il ne fut pas dupe des folles visions qui lui promettaient l’Empire30, voire la monarchie du monde, et il n’entra nullement dans la voie des dégrèvements et des réparations que Jean du Bois jugeait si nécessaires pour détourner la colère divine31. C’est cela évidemment, — Jean du Bois dut en faire la remarque, — qui empêcha les prédictions de se réaliser au profit de Charles VII, et c’est pour cela notamment que le jour de Pâques de l’année 1451 ne vit pas d’ange descendre du ciel pour lui apporter un anneau symbolique en présence de treize rois rassemblés à Paris : Charles VII passa très prosaïquement cette fête en Touraine32, au château de la Guerche, résidence du sire de Villequier et d’Antoinette de Maignelais, et, en admettant que le souvenir des merveilles promises par Jean du Bois lui laissât quelques regrets, il put s’en consoler auprès de sa nouvelle amie33.
Éclairage sur les croyances populaires
Nous n’attacherons donc pas au verbiage de Jean du Bois plus d’importance qu’il ne mérite. Mais, aujourd’hui où l’on recueille avec tant de soin les manifestations de tous les sentiments et de toutes les croyances populaires, j’ai cru qu’il valait mieux ne pas laisser se perdre dans l’oubli la voix de cet inconnu, de ce laïque, sans titre et sans situation, qui déplore si tristement les misères de son temps, soupçonne une malédiction appesantie sur le royaume et réclame la réconciliation de la France avec Dieu, qui, de plus, se forme de la royauté et, en 213particulier, de Charles VII une idée si haute, si surnaturelle, et se berce de rêves si disproportionnés avec l’état de la France en 1445.
Étonnante absence de Jeanne d’Arc
En dénonçant les fautes commises et en recherchant les motifs d’espérance, Jean du Bois, semble-t-il, aurait dû être amené à prononcer le nom de Jeanne d’Arc. Mais rappelons-nous qu’à Paris, d’où il écrit, il était mal placé pour apprécier le rôle de la Pucelle, et que, d’ailleurs, jusqu’au procès de réhabilitation, Jeanne était un sujet douloureux et troublant qu’on se gardait d’aborder, surtout auprès du roi.
Notes
- [1]
La date précise de la composition est indiquée par le passage suivant : « Cela fut accompli l’an passé, 444. »
- [2]
Fol. 41-64. — Le tome VI et dernier de l’Histoire de Charles VII porte le millésime de 1891. Or, le Catalogue de celte partie du fonds . français n’a été publié qu’en 1902. Jules Quicherat, il est vrai, dès 1850, avait prouvé par une mention sommaire du ms. fr. 5734 (cité sous son ancienne cote, n° 10318. 2.2) qu’il n’ignorait point l’œuvre de Jean du Bois (Aperçus nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc, p. 73, note) ; moi-même je m’en suis servi et l’ai citée à diverses reprises (Jeanne d’Arc et la prophétie de Marie Robine, dans les Mélanges Paut Fabre, 1902, p. 456 ; la France et le Grand Schisme d’Occident, t. IV, p. 506 ; le Pape et le Concile, 1909, t. TL, p. 333).
- [3]
De 1402 à 1416 au moins (Mém. de la Soc. des Antiquaires de France, 1864, t, XXVIE, p. 51 ; Journal de Nic. de Baye, éd. A. Tuetey, t. I, p. 117, 119, 290, 317 ; t. II, p. 36, 161, 214, 253).
- [4]
En 1418 (Le Roux de Lincy, Paris et ses historiens aux XIVe et XVe siècles, p. 376).
- [5]
En 1426 (Arch. nat., X1*4794, fol. 204 r°).
- [6]
En 1440 (X1*4798, fol. 214 v°, 216 v°).
- [7]
Prisonnier à Paris en 1440, sous une inculpation de faux (X1* 1482, fol. 145 r° ; cf. fol. 150 v°).
- [8]
En 1450 (Bibl. nat., ms. fr. 26868, dossier ou Bots, n° 51).
- [9]
En 1458 (ibid., n° 58).
- [10]
Remarquez cette phrase : « En l’afranchissant de toutes subsides…, tant luy que ses enfans… Et lerront leurs biens immeubles…
- [11]
Il dit quelque part au roi : « Pourriez veoir … comment je vous ay peu congnoistre sans vous avoir veu. »
- [12]
« En ceste cité de Paris », dit-il à deux reprises.
- [13]
Remarquez cette phrase : « Au quel peuple je remonstre souvent qu’il estoit prenostiqué par la dicte Sebille, etc. »
- [14]
Beaucourt, Hist. de Chartes VII, t. III, p. 13, 17, 18, 21, 26, 220, 386, 389, 390, 401, etc. ; A. Tuetey, les Écorcheurs sous Charles VII, t. I, p. 97.
- [15]
N. Valois, La France et le Grand Schisme d’Occident, t. I, p. 515, 606, 611, 614.
- [16]
Rec. des ordonnances, t. X, p. 158 ; t. XI, p. 652 ; Monstrelet (éd. Douët d’Arcq), t. III, p. 210, 225, 239 ; Religieux de Saint-Denys, t. IV, p. 532 ; t. V, p. 185 ; t. VI, p. 156 ; Jouvenel des Ursins (éd, Michaud et Poujoulat), p. 537 ; Journal de Nic. de Baye, t. II, p. 266 ; H. Denifle, Chartul. Univ. Paris. t. IV, p. 269.
- [17]
Félibien, Hist. de la ville de Paris, t. III, p. 558.
- [18]
Cf. J. Quicherat, Rodrigue de Villandrando (Paris, 1879, in-8°), p. 102.
- [19]
Hist. de Charles VII et de Louis XI, t, III, p. 177, 178 ; cf. Marcel Thibault, la Jeunesse de Louis XI (Paris, 1907, in-8°), p. 491.
- [20]
C’était, depuis le XIVe siècle, un axiome, revenant souvent dans la bouche des légistes, que le roi de France était « empereur en son royaume ».
- [21]
Jean de Roquetaillade et Télesphore étaient plus explicites : ils désignaient Florence.
- [22]
Histoire liltéraire de la France, ft. VI, p. 480 ; comte de Puymaigre, Folk-lore (Paris, 1885, in-12)), p. 725.
- [23]
Bibl. nat. ms. lat. 3598 ; cf. Kervyn de Lettenhove, Froissart, t. VI, p. 494 ; Fr. Kampers, dans Hästorisches Jahrbuch, t. XV, p. 796.
- [24]
La France et le Grand Schisme d’Occident, t. I, p. 371 et suiv.
- [25]
Kervyn de Lettenhove, Les Chraniques inédites de Gilles le Bel, dans les Bulletins de l’Académie royale de Belgique, 2e série, t. II (1857), p. 442.
- [26]
Von Bezold, Unfersuchungen zur deutschen Kaisersage, dans les Comptes rendus de l’Académie de Munich, GL. phil.-hist., 1884, p. 565 et suiv. ; Fx. Kampers, Kaïserpraphetieen und Kaiïsersagen im Mittelalter (Munich, 1895, in-8”), p. 156 et suiv.
- [27]
La France et le Grand Schisme d’Occident, t. IV, p. 476.
- [28]
Télesphore le faisait naître, il est vrai, en 1365, c’est-à-dire cinquante ans trop tôt.
- [29]
Beaucourt, t. VI, p. 399.
- [30]
J’ignore où l’on à pris que la couronne impériale fut offerte à Charles VII en 1446 (A. Leroux, la Royauté française et le Saint-Empire romain, dans la Revue historique, t. XLIX, 1892, p. 285).
- [31]
En 1445, le vent n’était pas aux dégrèvements, bien au contraire : c’est l’année où précisément Charles VII commença l’organisation de l’armée en mettant à la charge des provinces l’entretien de la cavalerie. Sur l’accueil fait à cette innovation heureuse, voir notamment Ant. Thomas, Les États provinciaux de la France centrale sous Charles VII (Paris, 1879, in-8°), t. I, p. 152 et suiv.
- [32]
Beaucourt, t. V, p. 74.
- [33]
Rien n’autorise à identifier Jean du Bois avec le saint homme dont il est question dans la chronique de Chastellain (éd. Kervyn de Lettenbove, t. IV, p. 363, 368), qui, à deux reprises, vint trouver Charles VII, d’abord pour lui annoncer la victoire sur ses ennemis, puis pour lui reprocher le désordre de ses mœurs et l’exhorter à tourner ses armes contre les Infidèles (cf. Beaucourt, t. V, p. 415-417).