Livre II
Livre second
I. 1611. Thèses des Jacobins touchant l’autorité du pape et du concile, traversées par Richer
Jamais la cour de Rome n’avait moins trouvé son compte dans la faculté de théologie de Paris, que depuis que Richer en était syndic. Sa vigilance à ne rien laisser glisser dans les thèses, qui fût contraire à l’ancienne doctrine de l’Église, et sa fermeté à faire rétracter ceux à qui il échappait quelque chose qui n’y était pas conforme, déconcertaient toutes les mesures de ceux qui cherchaient à y faire reconnaître la puissance absolue du pape. Mais au mois de mai de l’an 1611, l’assemblée du chapitre général des Jacobins, où l’on devait soutenir des thèses durant plusieurs jours, et où le syndic de la faculté n’avait pas la même autorité qu’en Sorbonne, fournît enfin aux créatures du pape l’occasion qu’ils cherchaient de débiter publiquement leurs maximes.
L’auditeur Scappi n’eut pas de peine à obtenir des Jacobins ce que le syndic avait toujours empêché que les bacheliers de Sorbonne ne lui accordassent : de sorte que la veille de la Pentecôte, qui était le premier jour des disputes, on jeta les fondements sur lesquels on voulait ensuite établir l’infaillibilité et la puissance absolue du pape. On avança et on soutint dans cette première thèse, qu’on devait tenir pour article de foi que Paul V était le pape légitime et donné de Dieu : proposition que François de Harlay, abbé commendataire de Saint-Victor, avait insérée dans ses thèses de l’an 1609, et qui avait été rayée par le syndic Richer, en présence de Philippe de Gamaches, l’un des deux professeur royaux.
Le vendredi d’après, qui était le 27 mai, jour auquel se trouvèrent des dominicains, non seulement de l’Italie, de l’Espagne et des autres endroits de l’Europe, mais encore de l’Amérique et des Indes orientales27 ; Wibert Rozembach, lecteur du couvent de Cologne, soutint avec beaucoup de pompe et de solennité une thèse dédiée à Ernest archevêque et électeur de cette ville ; et il avait pour président à son acte un autre dominicain étranger, nommé Cosme Morelli, professeur en théologie dans le même couvent de Cologne.
Richer averti des propositions que contenait la thèse, prit avec lui quatre docteurs de Sorbonne, pour servir de témoins à ce qui se passerait, et monta aux écoutes de la salle des jacobins, qui étaient déjà remplies de docteurs, et de quantité de personnes savantes de l’une et de l’autre robe, venues pour y entendre la dispute28. Il y trouva le docteur Nicolas Coeffeteau, prieur du grand couvent, accompagné de quelques autres religieux de son ordre, aussi docteurs de la faculté de Paris.
Il s’adressa au prieur, en qualité de syndic d’une faculté que lui et ses confrères regardaient comme leur mère. Il lui dît qu’il était honteux qu’on souffrît dans les thèses qu’on allait soutenir, trois propositions dont la première était :
- que le pape ne peut errer ni dans la foi ni dans les mœurs.
La seconde :
- que le concile en aucun cas que ce soit, ne peut être au-dessus du pape.
La troisième :
- qu’il appartient au pape seul de proposer au concile tout ce qui doit y être décidé ; de confirmer ou de casser tout ce qu’on y a résolus ; d’imposer silence pour jamais aux parties.
Que si ces propositions étaient véritables, les Français qui avaient toujours tenu les décrets du concile de Constance pour articles de foi, devaient être regardés comme des hérétiques, ou des schismatiques. Que pour les thèses, il paraissait qu’on voulait tenter les Français ou les insulter dans la capitale du royaume. Que si le roi Henri le grand eût vécu, on se serait bien gardé d’avancer de telles propositions, et qu’on n’était point porté à les défendre par la vue de la vérité, mais pour l’intérêt particulier de ceux qui veulent avoir des privilèges du Saint-Père contre le droit commun. Que si de telles propositions passaient sans être publiquement contredites, ce silence ou cette dissimulation donnerait lieu de croire que la Sorbonne aurait renoncé à la doctrine ancienne de l’école de Paris, et qu’il fallait qu’une faute publique fût publiquement réparée.
Richer montra ensuite un acte d’opposition, qu’il avait dressé pour le faire signifier sur le champ de la part de la faculté, au président et au répondant de la thèse ; avec défense à tout bachelier de disputer contre les trois propositions, qui étaient contraires aux conciles généraux, aux libertés naturelles de l’Église catholique, à la police du royaume de France, et aux anciens décrets de l’université de Paris. Coeffeteau ayant vu le formulaire d’opposition, signé du syndic, jura par son sacerdoce, qu’il n’avait aucune part aux thèses ; que c’était à son insu et sans son avis qu’on les avait faites ; que durant le chapitre général il n’avait aucune autorité dans le couvent ; que dès le moment que ces thèses étaient venues à sa connaissance, il était allé les déférer au parquet de messieurs les gens du roi, qui lui avaient ordonné expressément de ne point permettre que personne disputât contre ces propositions ; que sur les ordres qu’il avait reçus, il avait averti tous les bacheliers de n’y point toucher ; que le père général des dominicains était très fâché que ces propositions fussent dans la thèse, et avait donné ordre au président et au répondant, que si quelqu’un venait à les attaquer, ils déclarassent publiquement qu’il leur était défendu d’en traiter, ou d’en répondre.
Sur cette protestation, autorisée par un serment, Richer changea de résolution ; et au lieu de former l’acte d’opposition qu’il avait projeté, il fut d’avis de laisser disputer un bachelier sur l’une de ces propositions ; à condition que le président Morelli déclarerait devant toute l’assemblée, que son général lui avait défendu de répondre sur de telles propositions en France ; et que la faculté de théologie se tiendrait satisfaite de cette déclaration.
Des que le grand bedeau de la faculté29 eut apporté la permission du syndic, un bachelier30 de la première licence attaqua la première proposition, où il était dit qu’il n’y à aucun cas où le concile soit au-dessus du pape ; et soutint qu’elle était hérétique, parce qu’elle était contraire aux décisions d’un concile œcuménique. Le président ayant remarqué que le terme d’hérétique avait extraordinairement choqué le nonce du pape, qui était présent, répondit au bachelier, qu’on aurait pu se contenter de qualifier cette proposition comme simplement fausse et erronée, sans la déclarer hérétique, mais qu’au reste il protestait publiquement, qu’en insérant ces propositions dans la thèse, il n’avait eu aucun dessein de choquer ni la faculté de théologie, ni l’université de Paris, qu’il reconnaissait pour la mère de toutes les autres universités. D’ailleurs, qu’il ne les regardait que comme des questions problématiques, et qu’il ne prétendait pas défendre autrement celle que le bachelier attaquait, s’il lui était permis de répondre.
Aussitôt le nonce ordonna qu’on en disputât ; et le président voyant que le répondant plus fidèle que lui à exécuter le commandement du général, n’ouvrait point la bouche, prit la parole pour défendre la question, mais il fut interrompu par un grand bruit qui s’éleva dans les écoutes. Les docteurs qui s’y trouvèrent et beaucoup de personnes qualifiées avec eux, dirent tout haut qu’on ne devait pas souffrir qu’on traitât ces questions comme problématiques, puisque depuis le concile de Constance, l’Église gallicane avait toujours tenu le contraire comme de foi.
Le bruit passa bientôt des écoutes dans la salle même où se faisait la dispute, et où il y avait plus de deux-mille personnes. Le président de Haqueville se leva, et dit tout haut que la proposition de la thèse était hérétique. Sanguin, conseiller au parlement et prévôt des marchands, en fit de même, ajoutant qu’il fallait déchirer la thèse publiquement. Ribur, aussi conseiller, et les autres magistrats qui étaient présents, commençaient à en murmurer, lorsque le cardinal du Perron, archevêque de Sens, et grand aumônier de France, appréhendant le tumulte, fit descendre le syndic des écoutes, disant à haute voix, devant les évêques et le recteur de l’université, et le répétant à dessein devant tout le reste de l’assemblée, que la question de l’autorité du concile sur le pape était problématique, à cause des raisons que les ultramontains opposaient au concile de Constance.
Lors que Richer fut arrivé dans la salle, le cardinal lui demanda d’abord pourquoi il avait commandé aux bacheliers de disputer contre les propositions, puisque messieurs les gens du roi avaient ordonné qu’on les laisserait ensevelies dans le silence, et qu’ensuite il jugeait à propos lui-même qu’on en traitât ? Richer répondit qu’il avait laissé la liberté d’attaquer les propositions, afin de tirer par ce moyen un témoignage public du président de l’acte contre elles-mêmes, et de lui donner lieu de satisfaire à la faculté de théologie et à l’université, qui s’en tenaient offensées ; que l’ordre de messieurs les gens du roi n’avait été donné que de vive voix, et en particulier seulement au père Coeffeteau ; qu’au reste il était très assuré que messieurs les gens du roi ne trouveraient pas mauvais que la faculté se servit de moyens publics pour mettre à couvert une ancienne doctrine contre des thèses qui étaient publiques, et qui devaient être bientôt répandues par toute l’Europe.
Il ferma la bouche au cardinal, en lui alléguant le 23e article de la réformation de l’université, homologué en parlement, portant ordre de punir le syndic, le président et le répondant, si l’on soutenait dans les thèses quelque chose de contraire aux droits et aux maximes du royaume.
Le président de l’acte ayant entendu parler ainsi le syndic, réitéra sa protestation, insistant toujours à persuader l’auditoire, qu’il ne regardait la question que comme purement problématique.
Le nonce, nonobstant le chagrin que lui causait cette déclaration, ne laissa pas de demander qu’on continuât la dispute.
Le bachelier le fit, et il poussa si vivement le président, qui n’alléguait que Caiétan pour lui, et de faibles exceptions aux décrets de la 4e et 5e sessions du concile de Constance, que le cardinal du Perron interrompit la dispute, sous prétexte que le répondant ne disait mot, et fit argumenter sur l’Eucharistie.
Le lendemain qui était le samedi 28 mai, les mêmes Dominicains affichèrent encore des thèses, et marquèrent le dimanche suivant, fête de la sainte Trinité, pour le jour de la dispute. Mais Nicolas de Verdun qui avait été fait tout récemment premier président du parlement, par la cession d’Achille de Harlay, ne voulut pas souffrir qu’on ouvrît la dispute un jour de dimanche ; et il ne le permit les jours suivants qu’après avoir ordonné de rayer l’article de ces thèses, où il était dit : qu’il n’appartient qu’au pape de définir les vérités de la foi, en quoi il ne peut errer. La dispute ne se fit que le mardi, dernier jour de mai, auquel le chancelier Brulart de Sillery, permit aux jacobins de soutenir la thèse, pourvu qu’on n’y parlât point de cette proposition, qui semblait attribuer l’infaillibilité au pape.
II. Du Perron et les prélats français attachés à la cour de Rome.
Sur le rapport que le président de Haqueville et le conseiller Sanguin firent à la cour du parlement de tout ce qui s’était passé aux jacobins le 27 mai, Sanguin fut chargé par la compagnie de voir le chancelier et le marquis de Villeroy, qui gouvernaient l’état sous la régence de la reine mère, pour prévenir de semblables licences à l’avenir. Ces ministres renvoyèrent l’affaire au premier président de Verdun, qui suivant la commission envoya quérir le syndic Richer, le loua hautement comme un homme qui venait de rendre un service considérable au roi, à l’État, et aux libertés de l’Église gallicane ; lui promit de seconder partout ses bonnes intentions, l’assura que la cour saurait reconnaître son mérite, et lui dit que monsieur le chancelier, et monsieur de Villeroy souhaiteraient de voir le procès verbal de ce qui s’était passé aux jacobins.
Richer n’obéit qu’avec beaucoup de répugnance, sachant que cela ne plairait point au nonce. Il fit dresser l’acte qu’on lui demandait avec toute l’exactitude possible, et le porta au premier président, signé du recteur de l’université31, du syndic de la faculté de théologie, et des quatre docteurs de Sorbonne, qui avaient été témoins de toute l’affaire. Le premier président, témoignant vouloir s’instruire à fond sur des matières si importantes à l’Église et à l’État, et dont la connaissance était si nécessaire au chef du parlement, pria Richer avec beaucoup d’instance de lui donner un petit abrégé de la doctrine ancienne de l’université sur ce sujet. Richer répondit que ce n’était ni le désir de la gloire, ou des faveurs de la fortune, ni les sollicitations d’aucun homme, mais la vue des obligations que la charge de syndic et la connaissance de la vérité lui imposaient, qui l’avaient fait agir pour la défense de l’Église et de l’université ; — que depuis qu’il était dans le syndicat, il avait souvent empêché que toutes ces propositions qui tendaient au schisme, et qui allaient à établir la doctrine de déposer et de tuer les rois, ne fussent agitées dans la faculté, où l’auditeur du nonce avait tâché de les introduire par toutes sortes d’intrigues ; — que cet auditeur n’ayant pu réussir à les faire proposer en Sorbonne, avait eu recours aux jacobins, et qu’il n’en était venu à bout que par le moyen des étrangers, qui étaient venus soutenir leurs thèses à la faveur du chapitre général de leur ordre, durant lequel ni le prieur du grand couvent, ni les autres jacobins français, bien intentionnés, n’avaient aucun pouvoir ; — qu’il ne fallait pas espérer que tant que les nonces du pape logeraient à la porte de la Sorbonne, les docteurs de la faculté pussent jouir de leurs suffrages ; — que pour ce qui le regardait, il prévoyait que ce qu’il venait de faire pour la défense de la vérité et pour le bien du roi et du royaume, attirerait sur lui la mauvaise humeur des ecclésiastiques, des moines et de tous les autres partisans de la cour de Rome, qui abusaient de la minorité du roi et des calamités de l’État pour semer ces nouveautés et diviser les esprits par des factions ; — mais que se trouvant par la grâce de Dieu également dégagé de la crainte et de l’espérance pour toutes les choses de la terre, nulle considération ne lui ferait oublier ses devoirs, et qu’il était résolu de tout souffrir pour la vérité catholique, pour le gouvernement juste et légitime de l’Église, et pour l’ancienne doctrine de Sorbonne.
Le premier président l’assura qu’il n’y avait rien à craindre pour lui, et que les deux ministres étaient dans la résolution de le protéger. Mais il ne savait pas encore ce que le nonce du pape, le cardinal du Perron, les évêques de Paris et d’Angers, et les autres prélats, méditaient pour se venger de Richer. Ils n’avaient pas seulement à cœur la résistance et l’opposition que le syndic avait faite le vendredi 27 mai ; ils se croyaient principalement offensés de la défense que le premier président avait faite aux jacobins d’ouvrir leurs disputes le dimanche suivant, à cause de la proposition de la thèse, qui marquait que c’est au pape seul qu’il appartient de définir les vérités de la foi, en quoi il ne peut errer. Malgré cet ordre, ils n’avaient pas laissé de se rendre aux jacobins ce jour-là même, conduits par le nonce et par le cardinal ; et ils avaient tâché par toute forte de moyens d’y faire ouvrir la dispute : mais pas un seul bachelier n’avait voulu se rendre à leurs sollicitations, ni se trouver aux jacobins.
C’est pourquoi le cardinal tout en colère, s’étant fait accompagner de quelques évêques, alla trouver sur le soir le chancelier et monsieur de Villeroy, auxquels il ne fut pas honteux de dire qu’il était autant permis de révoquer en doute l’état du mariage de la reine et de ses enfants, que la puissance du pape, qui avait donné au roi Henri IV la dispense pour se marier. Ces deux ministres eurent horreur d’une comparaison si odieuse et d’un discours qui semblait ne respirer que la sédition. Ils répondirent au cardinal et aux évêques, que la cour de Rome était si entreprenante, qu’il était à craindre qu’eux-mêmes ne s’en trouvassent mal, aussi bien que la France. Ceux qui étaient présents à cet entretien, ne purent aussi dissimuler l’indignation où ils étaient, de voir que des prélats français se rendissent ainsi les ministres de la passion de ceux qui cherchaient par toutes sortes de brigues à faire reconnaître et à établir la puissance absolue et infaillible du pape dans le royaume de France.
Quelque zèle que le premier président de Verdun fît paraître de son côté, pour s’opposer aux entreprises de la cour de Rome, Richer, que la prudence n’abandonnait jamais, lui fit promettre qu’il ne ferait aucun usage du procès verbal de ce qui s’était passé à la thèse des jacobins, et qu’il ne le ferait pas voir aux deux ministres, jugeant que cela ne servirait qu’à aigrir les esprits déjà mal disposés et à augmenter les troubles : mais voyant que ce magistrat le pressait toujours de plus en plus de lui donner l’abrégé qu’il lui avait demandé de l’ancienne doctrine de Sorbonne, afin d’apprendre ce que c’était que les libertés de l’Église gallicane, dans la défense desquelles il prétendait ne le point céder à son illustre prédécesseur de Harlay, il crut devoir prendre quelque temps, non pas tant pour composer cet écrit, que pour délibérer avec ses amis de ce qu’il avait à faire.
Richer fait son livre De la puissance ecclésiastique et politique
, à la prière du premier président du parlement de Paris.
De la puissance ecclésiastique et politique, à la prière du premier président du parlement de Paris.
Gamaches fut d’avis qu’on ne devait rien donner au premier président, parce que cet homme avait été élevé chez les jésuites, et qu’on croyait qu’il n’était parvenu à cette nouvelle dignité que par leur moyen, et à la recommandation du nonce ; mais tous les autres que Richer consulta, jugèrent que ces considérations ne devaient pas l’empêcher de satisfaire les désirs d’un magistrat, qui paraissait si sincère dans l’ardeur qu’il faisait paraître pour connaître la vérité, et qui ne manquait peut-être que de cela pour faire tout le bien qu’on pourrait attendre d’un premier président ; — qu’il était à craindre qu’on ne le rendît coupable devant Dieu, des fautes que ce magistrat pourrait faire dans la suite par l’ignorance de ses devoirs, ou par les ressentiments du refus qu’on lui ferait des instructions qu’il demandait, pour s’acquitter dignement d’une charge, dans laquelle on est obligé de maintenir en mille rencontres les libertés de l’Église gallicane, et de régler les ressorts de la puissance ecclésiastique et séculière.
Richer, quoi que touché des raisons et des instances de ces derniers, ne croyait pas devoir se presser d’accorder au premier président ce qu’il exigeait de lui par des sollicitations qu’il réitérait presque tous les jours, soit en l’envoyant quérir, soit en lui députant de ses amis. Il appréhendait que Gamaches ne fût prophète ; mais d’un côté, voyant que les jésuites cherchaient à profiter de la retraite du premier président de Harlay, qu’ils avaient regardé comme leur fléau, et que pour opposer la ruse et l’artifice à la force ouverte qui leur résistait, ils recevaient des écoliers dans leur collège, qu’ils n’enseignaient pas par eux mêmes, mais qu’ils faisaient enseigner par des maîtres qu’ils prenaient de dehors, et qu’ils tenaient à gages, il crut qu’il était important de s’assurer de la bonne volonté du nouveau premier président, pour traverser ces nouvelles entreprises ; il consentit que l’écrit qu’il lui demandait fût le prix de la protection qu’il offrait à l’université.
Il voulut composer cet écrit selon les règles de la théologie dogmatique, pour montrer la source où l’on devait puiser cette doctrine, que non seulement le premier président de Verdun, et d’autres magistrats, mais encore une infinité de jeunes théologiens, souhaitaient d’apprendre avec tant de passion. Il lui donna le titre : De la puissance ecclésiastique et politique ; et il ne le tira, comme nous l’avons marqué ailleurs, que de l’apologie qu’il avait faite pour Gerson, et qu’il n’avait pas encore publiée. Mais avant que de présenter le petit livre au premier président, il crut le devoir donner aux théologiens les plus habiles de la faculté pour l’examiner. Gamaches, professeur royal en Sorbonne, qui n’avait pas été de cet avis, le vit fort exactement, et y fit quelques remarques. Richer y eut égard, et corrigea dans son livre tout ce que ce docteur avait souhaité ; non pas que les remarques fussent véritables, mais parce que l’auteur estimait que son ouvrage serait mieux reçu s’il était approuvé de ceux mêmes qui n’étaient pas versés si exactement dans une matière qui est très ample et très difficile, qui demande une connaissance parfaite de toute l’antiquité ecclésiastique, et qui depuis dix ans faisait le principal sujet des études de Richer.
III. Pratiques des partisans de la cour de Rome pour faire déposer Richer du syndicat.
Pendant ce temps-là, le cardinal du Perron, l’évêque de Paris son suffragant, et quelques autres prélats, toujours pleins de ressentiment de ce qui était arrivé à la thèse des jacobins, étudiaient les moyens de se venger de Richer. Ils convinrent avec le nonce, qu’il fallait le faire déposer du syndicat, où semblait consister toute sa force et son crédit ; et ils commencèrent dès lors leurs brigues dans la faculté de, théologie, pour en venir à bout.
Ils publièrent que Richer allait être cause d’un grand schisme, s’il n’était promptement dégradé : comme si ceux qui demeurent dans l’union, qui retiennent et qui défendent les mœurs et la discipline qu’ils ont trouvées établies, devaient passer pour auteurs ou coupables du schisme, plutôt que ceux qui font la division, et qui introduisent les nouveautés ! comme si dans la religion chrétienne l’antiquité n’était pas le vrai caractère de la vérité, et la preuve la plus naturelle de l’excellence de cette religion !
Mais ils s’aperçurent bientôt que leurs cris et leurs plaintes auraient peu d’effet, s’ils ne trouvaient un sujet propre à être substitué à la place de Richer, et un homme capable de soutenir le personnage qu’ils voulaient faire jouer. Ils jetèrent les yeux sur le docteur Jean Filesac, curé de Saint-Jean-en-Grève, théologal de l’église de Paris ; jugeant que comme il était capable et savant, il ne serait point désagréable à la faculté, et que comme il ne paraissait pas encore avoir borné son ambition à l’état présent de sa fortune, l’espérance de parvenir à quelque chose de plus élevé, lui ferait faire tout ce qu’ils pourraient souhaiter de lui.
Filesac, qui se voyait déjà sexagénaire, qui savait le prix de tout ce qu’avait fait Richer, pour avoir passé lui-même par tous les degrés et les charges des facultés des arts et de théologie, et qui avait même été recteur de l’université, reçut assez froidement les propositions qu’on lui fit. Il s’excusa sur son peu de disposition et sur son âge. Il répondit même fort librement au nonce et aux autres qui se plaignaient de la conduite du syndic, que tout ce que Richer avait fait ne tendait qu’à la conservation et à la défense des libertés de l’Église gallicane, et que les Français ayant à vivre avec les huguenots, devaient chercher les moyens les plus convenables pour les attirer doucement à l’Église catholique, et non les rebuter par l’idée de la puissance absolue et de l’infaillibilité du pape.
Le nonce ne désespéra pourtant pas de le gagner, et il crut pouvoir se reposer de ce soin sur le zèle et l’industrie de François de Harlay, abbé de Saint-Victor, qui lui paraissait bien intentionné pour la cour de Rome, et qui avait déjà donné des marques de l’aversion qu’il avait conçue pour Richer, depuis qu’il lui avait biffé ses thèses. C’était un jeune homme fort ardent, qui avait pris tout nouvellement le bonnet de docteur, et qui ne dissimulait pas l’ambition qu’il avait de monter par les dignités ecclésiastiques jusqu’au cardinalat.
Cet abbé fut chargé par le nonce de requérir dans l’assemblée de la faculté du premier jour de juin, que Richer fût déposé du syndicat et que tout ce qu’il avait fait au chapitre général des jacobins le 27 mai, fût cassé. Dans cette vue l’on avait brigué les suffrages de plusieurs docteurs, surtout parmi les mendiants qui se trouvèrent ce jour-là jusqu’au nombre de plus de trente en faculté. On y vit accourir aussi tous ceux qui étaient dans les intérêts des jésuites, et qui avaient trouvé mauvais que Richer se fût opposé aux lettres que ces pères avaient obtenues du roi l’année précédente, pour faire l’ouverture de leurs classes.
La brigue ne se trouva pourtant pas encore assez forte ; et l’abbé de Saint-Victor n’osa même ouvrir la bouche pour cette fois. Le nonce fidèlement servi dans cette affaire par son auditeur Scappi et par le docteur Duval, jugea qu’il aurait besoin de prendre du temps pour la laisser mûrir. Cependant il recommanda à l’abbé de Saint-Victor de chercher l’occasion de s’insinuer dans l’esprit de Filesac, et de ne rien oublier pour tâcher de vaincre sa répugnance.
IV. Richer donne divers avis au premier président, en lui présentant son livre.
Richer, après avoir fait examiner son petit livre de la puissance ecclésiastique et politique par plusieurs docteurs, alla sur la fin de juillet le présenter écrit à la main au premier président de Verdun, et il lui porta en même temps la censure que la faculté de Paris avait faite en 1429 contre le jacobin Jean Sarrasin, qui avait avancé beaucoup de propositions qui tendaient à établir la monarchie ou puissance absolue du pape sur les autres prélats. Le premier président reçut ce présent avec beaucoup de plaisir et toute la démonstration de bienveillance dont il parut capable. Il protesta de nouveau qu’il était résolu de défendre hautement l’ancienne doctrine de Sorbonne, et les droits de l’université. Il pressa même le syndic de lui marquer en quoi il pourrait le gratifier personnellement, et de voir quel bénéfice ou quelle pension il souhaitait qu’il demandât pour lui aux ministres.
Le syndic l’ayant très humblement remercié, lui dit qu’il était content de la médiocrité de son état, et qu’il ne cherchait pas à en sortir, pour le peu de vie qui lui restait ; — qu’il n’avait point d’autre intérêt que celui du public ; — et qu’étant fort indifférent pour tout ce qui pouvait le regarder, il n’avait en vue que le bien de la religion et de l’État, et en particulier celui de l’université de Paris, dont la protection semblait lui être réservée depuis la retraite de son prédécesseur. Il entra ensuite en conférence secrète avec ce magistrat pour lui faire comprendre l’importance de cette affaire, d’où semblait dépendre le bon ordre et la tranquillité, non seulement de l’Église gallicane, mais encore du royaume, contre la pratique des étrangers, et surtout des émissaires de la cour de Rome, qui en voulaient à la liberté de notre Église et à la souveraineté de notre monarque. Il lui témoigna, qu’encore qu’il n’eût jamais étudié aux jésuites, il ne laissait pas d’estimer leur compagnie, dont l’institut pourrait être même de grande utilité à l’Église, s’ils ne cherchaient point à s’introduire par des intrigues dans les fonctions ecclésiastiques au préjudice de la hiérarchie, et à exercer sur les études et sur les lettres un monopole tendant à la ruine des autres universités et collèges de la chrétienté. Car pour les rendre utiles, il fallait empêcher qu’ils ne se rendissent nécessaires ; qu’on pourrait se régler sur la conduite qu’ils avaient gardée depuis 1574 jusqu’en 1584, lorsqu’ils se contentaient d’enseigner les lettres à Paris, sans avoir l’ambition de se jeter dans les affaires du royaume et des familles, comme ils avaient fait depuis la ligue ; — que depuis le retour de leur exil et leur rétablissement en France, ils s’étaient tellement avancés à la cour, qu’ils ne gardaient plus de mesure dans la passion qu’ils avaient de dominer, et que cette ambition causerait un jour la ruine de leur compagnie, ou celle de la république chrétienne.
Le premier président parut si touché de ce que le syndic venait de lui dire, qu’il lui demanda encore une seconde conférence pour se faire instruire à fonds. Richer la lui donna deux jours après, lui fit un long discours sur la manière dont le parlement devait agir à l’égard de Rome, et des ministres mêmes de la cour de France, durant la régence d’une femme ; après quoi il lui laissa quelques mémoires, pour le soulager dans le souvenir des maximes qu’il venait de lui donner.
Impression de son livre.
Peu de temps après, la faculté de théologie ayant donné ordre de faire imprimer la censure qu’elle avait faite le premier jour d’Août, contre le livre de Duplessis-Mornay, intitulé, le Mystère d’iniquité, Richer en prit occasion pour faire en même temps tirer 300 exemplaires de son petit livre De la puissance ecclésiastique et politique, non pour le divulguer dans le public, mais pour le communiquer simplement à ses amis et aux personnes de considération qui en pourraient faire quelque usage. Il s’y était déterminé aussi, dans le dessein d’arrêter le cours des mauvaises copies, sur lesquelles il était à craindre qu’on ne l’imprimât sans sa participation et contre son gré, comme on avait fait en Italie son apologie pour Gerson ; et que la vue des fautes qui s’y seraient glissées ne l’obligeât à renoncer un ouvrage qu’il était bien aise de reconnaître à la face de l’univers.
Points capitaux.
Il divisa l’ouvrage en dix-huit articles, dont il fit un enchaînement si bien suivi, que le second dépend nécessairement du premier, le troisième du second, et les autres, jusqu’au dernier, dans la même liaison de conséquence aux principes. Il voulut y faire voir d’abord, que la juridiction ecclésiastique appartient essentiellement à toute l’Église, et que le pape et les évêques n’en sont que les ministres ; et montrer que Jésus-Christ a conféré cette juridiction à tout l’ordre hiérarchique, par la mission qu’il a donnée immédiatement à tous les apôtres et à tous les disciples. Il y définit l’Église : un état monarchique, institué de Jésus-Christ pour une fin surnaturelle, et tempéré d’un gouvernement aristocratique, qui est le meilleur de tous, le plus convenable à la nature. Après avoir montré que Jésus-Christ en est le chef essentiel, et le pape seulement le chef ministériel, pour me servir de ses termes, il donne la différence d’un État d’avec un gouvernement. Il fait voir ensuite que la puissance infaillible de faire des décrets et des constitutions, appartient à toute l’Église, et non au pape seul ; et il marque la qualité et l’étendue de l’autorité du souverain pontife, qu’il met sous la direction et la correction du concile général, qui représente l’Église universelle. Il fait part aussi du gouvernement de l’Église aux princes séculiers, en ce qui regarde la disposition des biens temporels, et les peines corporelles, le maintien de la discipline, l’exécution des lois et des canons dans le ressort de leurs états. Il veut que le prince, en qualité de protecteur de l’Église et de défenseur des canons, non seulement ait droit de faire des ordonnances pour la discipline ecclésiastique, mais qu’il soit encore le juge légitime des appellations comme d’abus ; et il prétend que c’est de là que viennent les libertés de l’Église gallicane.
La pensée qu’il avait de ne distribuer cet ouvrage qu’à des particuliers, sans jamais permettre qu’il fût exposé en vente, fit qu’il ne jugea point à propos d’y mettre son nom, ni celui de l’imprimeur. Mais cette considération ne servit de rien à ceux qui dans la suite voulurent lui faire un crime de cette suppression.
Filesac fut un de ceux à qui il en donna un exemplaire. Le jugement qu’il en fit après l’avoir lu, fut que ce livre ne plairait guère à la cour de Rome, où l’on n’aimait pas tant de discernement touchant la différence entre l’ancienne et la nouvelle doctrine. Le froid dont il accompagna ce témoignage, fut pris pour un signe évident du changement qui se faisait en lui peu à peu, par les inspirations du nonce du pape, et de l’abbé de Saint-Victor.
V. Filesac, quoi que peu favorable aux jésuites, se laisse gagner contre Richer.
Sermons sur saint Ignace censurés en Sorbonne.
Ce docteur ne laissa pas de remontrer assez fortement, dans l’assemblée de la faculté du 1er octobre, que beaucoup de gens de bien parmi les catholiques, étaient scandalisés des trois sermons prêchés en Espagne à la béatification de saint Ignace de Loyola, traduits en notre langue par le père François Solier, jésuite, imprimés en France et recommandés au peuple comme d’excellentes pièces. Il proposa même pour la censure quatre articles tirés de ces sermons, savoir :
- Qu’Ignace, avec son nom écrit sur un billet, avait fait plus de miracles que Moïse n’en avait fait au nom de Dieu avec sa baguette.
- Que la sainteté d’Ignace était si relevée, même à l’égard des bienheureux et des intelligences célestes, qu’il n’y avait que les papes comme saint Pierre, que les impératrices comme la mère de Dieu, que quelques monarques comme Dieu le Père et son Fils, qui eussent le bien de le voir.
- Que les autres fondateurs des ordres religieux avaient sans doute été envoyés en faveur de l’Église, mais que Dieu novissime diebus istis loquutus est nobis in filio suo Ignatio, quem constituit heredem universorum. C’est-à-dire, que Dieu nous a parlé dans les derniers temps par son fils Ignace, qu’il a établi héritier de toutes choses.
- Qu’Ignace affectionnait particulièrement le pape de Rome, le regardant comme le légitime successeur de Jésus-Christ, et son vicaire en terre.
Richer ne fut pas fâché de voir que le zèle de Filesac le dispensât de faire le devoir de syndic, en une occasion qui n’aurait pas manqué d’irriter encore de nouveau les jésuites contre lui.
Le docteur Duval, qui s’intéressait autant à l’honneur de leur société, qu’à celui de la cour de Rome, s’opposa aux remontrances de Filesac, et soutint que les 4 articles pouvaient recevoir un sens pieux et favorable. La faculté n’y eut pourtant aucun égard ; et elle condamna les trois sermons par une censure du même jour.
Les jésuites firent paraître quelque temps après, sous le nom du père Solier, une lettre sanglante et fort injurieuse contre cette censure. Elle ne fit qu’irriter encore davantage l’université, qui recommença peu de jours après ses poursuites contre ces pères, sous le recteur Pierre de Hardivilliers.
D’un autre côté les jésuites, assistés du docteur Duval, de l’abbé de Saint-Victor, et de l’auditeur Scappi, travaillaient secrètement à diviser la Sorbonne, et à y former un puissant parti pour Rome et pour eux. Il semblait qu’il n’y eût que Richer dans toute la faculté, qui fût capable de traverser leurs desseins ; et on ne pouvait lever cet obstacle qu’en lui ôtant le syndicat. On n’avait plus d’opposition à craindre du côté de la cour, depuis que l’on avait su gagner le chancelier de France, l’un des deux ministres, qui s’était laissé prévenir contre Richer, depuis les récits désobligeants que le nonce, le cardinal du Perron et les prélats lui avaient faits de ce qui s’était passé aux jacobins.
L’abbé de Saint-Victor eut commission de redoubler ses sollicitations auprès de Filesac, nonobstant le mauvais office que celui-ci avait rendu aux jésuites le 1er août. Il n’était alors question que des moyens de pourvoir la faculté d’un nouveau syndic en général, sans parler de celui qui devait prendre la place de Richer. Filesac se laissa enfin mener chez les grands. Le chancelier et le cardinal du Perron lui firent promettre qu’il s’emploierait en Sorbonne pour disposer les esprits à la déposition du syndic ; et l’évêque de Paris, pour l’y engager plus fortement, lui fit espérer l’évêché d’Autun, s’il faisait réussir l’affaire : proposition qui fit tant d’impression sur l’esprit de Filesac, que, se croyant évêque dès qu’il agirait contre Richer, il songea peu de jours après à se défaire de sa cure de Saint-Jean-en-Grève, afin de servir avec plus de loisir et de liberté ceux qui le mettaient en œuvre.
On parle d’incorporer les jésuites à l’université.
Pendant que cette intrigue se pratiquait secrètement, il se répandit un bruit que le roi, c’est-à-dire le chancelier, voulait donner des lettres aux jésuites, pour être adoptés et incorporés dans l’université de Paris, sous prétexte d’assoupir la division qui régnait depuis tant de temps entre eux et la Sorbonne. C’est ce que les jésuites demandaient, et ce que l’université appréhendait pour plus d’une raison. Les facultés supérieures semblaient être assez partagées sur ce point, et surtout celle de théologie, qui semblait y être la plus intéressée, avec celle des arts. Filesac en prit occasion pour faire bande à part, et mieux traiter l’affaire qu’il avait entreprise. Le dimanche 13 novembre, il tint une conférence chez le docteur Gamaches, à l’insu de Richer, qui semblait néanmoins devoir y être appelé en qualité de syndic. L’assemblée, outre lui et le maître du logis, n’était composée que de cinq docteurs, Étienne Balenot, proviseur des bernardins, son ami particulier, Pierre le Clerc, principal du collège de Calvi, Nicolas Isambert, Jacques Flegmequin32 et Jérôme Parent.
Richer, selon la coutume qu’il avait depuis quelques années de voir le docteur Gamaches les fêtes et les dimanches, pour traiter ensemble des affaires de la faculté, survint sans être averti de rien, et crut d’abord que c’était le hasard qui avait formé la compagnie chez son ami. Filesac surpris de le voir, n’eut pas le loisir de trouver une défaite ; et l’ayant pris à l’écart, il lui avoua que c’était une assemblée ordonnée par le chancelier, qui avait défendu qu’on y appelât le syndic, parce qu’il paraissait trop animé contre les jésuites.
Richer voulut se retirer, témoignant qu’il était venu sans autre dessein que de rendre une simple visite à un ami, qu’il ne trouvait point à redire qu’on s’assemblât ou qu’on délibérât, même sans sa participation, et qu’il n’était point curieux des affaires d’autrui.
Mais Filesac, pour ne lui être pas suspect, le pressa de rester, sous prétexte que tous ceux de la compagnie lui étaient connus, et qu’il ne ferait pas fâché d’entendre ce qu’il avait à leur dire. Richer demeura, quoi qu’il s’imaginât voir Duval dans la personne de le Clerc et d’Isambert, qui étaient particulièrement attachés à lui. Filesac déclara que depuis quelques jours l’abbé de Saint-Victor et le père Alexandre George, l’étaient venu trouver, pour ménager un accord entre l’université et les jésuites ; que le cardinal du Perron et le chancelier l’avaient appelé pour le même sujet, alléguant qu’il s’allait former un dangereux schisme si l’on ne réconciliait promptement ces deux grands corps ; et que l’unique moyen d’en venir à bout, était d’immatriculer les jésuites dans l’université. Il ajouta que si le chancelier voulait faire recevoir les jésuites dans l’université par un édit du roi, comme le bruit en courait, il était résolu de quitter le chaperon, et de le jeter à la porte de Sorbonne, et qu’il y avait plus de trente docteurs dans la même disposition ; mais il se garda bien, en présence de Richer, de dire un seul mot de la commission qu’il avait reçue du nonce, du cardinal du Perron, du chancelier, et de l’évêque de Paris, touchant l’élection d’un nouveau syndic.
Ce dessein est traversé par Richer.
Richer plus sensible que personne à l’intérêt que l’université avait de ne pas admettre les jésuites dans son corps, et à la division qui se formait en Sorbonne, ne trouva plus d’autre moyen, pour sauver l’une et l’autre, que celui d’opposer le parlement à la cour et au clergé. Ce fut dans cette vue qu’il se rendit assidu à solliciter le premier président de Verdun, pour faire vider l’opposition de l’université aux lettres que les jésuites avaient obtenues de la cour pour ouvrir leur collège.
Arrêt du parlement contre les jésuites.
L’affaire fut plaidée au mois de décembre par la Martelière en deux grandes audiences pour l’université ; ensuite pour les jésuites par Montholon, qui ne parla qu’une demie heure, pendant laquelle il fut presque toujours interrompu par les tumultes de la salle ; après quoi le recteur Hardivilliers, par manière de réplique, harangua la grand-chambre en latin avec beaucoup d’éloquence et de grâce. Les conclusions de l’avocat général Servin furent : qu’outre ce qui regardait la demande de l’université, il y avait quatre points sur lesquels il fallait obliger les jésuites de renoncer à leur doctrine ordinaire et se conformer à celle de la Sorbonne, qu’il fallait leur faire signer :
- Que le concile est au-dessus du pape.
- Que le pape n’a aucune puissance temporelle sur les rois, et qu’il ne peut les priver de leurs royaumes, après les avoir excommuniés.
- Que les confesseurs doivent révéler au magistrat les conjurations et les assassinats contre le roi, ou contre l’état.
- Que les ecclésiastiques sont sujets au prince séculier ou au magistrat politique.
Les conclusions furent suivies : l’arrêt fut prononcé contre les jésuites le 22 décembre. Il leur fut défendu de se mêler de l’instruction de la jeunesse dans Paris, ni par eux-mêmes, ni par l’entremise d’aucune autre personne ; et il leur fut ordonné de se conformer à la doctrine de l’école de Sorbonne ; même en ce qui concerne la conservation de la personne des rois, le maintien de l’autorité royale et des libertés de l’Église gallicane.
VI. Richer est engagé par la cour à découvrir la doctrine meurtrière qui regarde la vie et la sûreté des rois.
Le grand éclat qu’eut toute cette affaire, qui avait occupé et rempli le palais pendant six jours, fit bruit jusqu’au château du Louvre, et rouvrit la plaie que la mort de Henri le Grand avait faite dans le cœur des bons Français. Tout Paris ne parlait que du plaidoyer de la Martelière, où cet avocat avait mis en évidence les maximes et les procédures secrètes des jésuites.
Le premier président envoya quérir Richer le 26e du mois, jour de Saint-Étienne, pour le féliciter d’avoir si heureusement travaillé à faire connaître une doctrine si pernicieuse, qui avait ravi deux de ses meilleurs rois à la France ; et pour l’exhorter à continuer ses soins, il lui dît en même temps, que les deux ministres, c’est-à-dire le chancelier, et monsieur de Villeroy, désiraient qu’il dressât en latin et en français, par chapitres, tous les points principaux de cette doctrine ; parce qu’il avait été résolu dans le conseil, de les envoyer à tous les ambassadeurs du roi, pour en donner connaissance aux princes étrangers ; il ajouta qu’on voulait tout sérieusement donner ordre au rétablissement entier de l’université, et empêcher l’accroissement des jésuites, comme très préjudiciable au roi et au royaume.
Les jésuites avertis de cette résolution, en furent encore plus alarmés que de la perte du procès ; ils crurent que Richer leur allait porter le dernier coup qui devait renverser leur compagnie. Mais pour le parer avec avantage, ils songèrent au moyen de faire tomber sur la tête de Richer même, la tempête qui les menaçait. Ils renouvelèrent toutes les brigues qu’ils avaient secrètement fait naître en Sorbonne pour troubler la faculté de théologie, et la faire partager en cabales. Ils apostèrent des émissaires, pour publier que ce n’était pas aux jésuites, mais au Saint-Père qu’en voulait Richer, et à la religion catholique ; qu’il en avait concerté la ruine avec Fra-paolo de Venise, et les autres ennemis de la papauté, dont le parlement de Paris n’était que trop rempli. Se voyant appuyés du nonce et du cardinal du Perron, en qui ils avaient su vaincre l’aversion qu’il avait eu autrefois pour leur compagnie, ils attirèrent divers évêques dans leur parti, et tâchèrent de leur persuader que pour remédier au schisme, qui déchirait la faculté de théologie, il fallait détruire la Sorbonne ou il se formait, et perdre Richer qui en était l’auteur. On entendit même dire hautement à Duval, en plus d’une rencontre, qu’il serait à souhaiter pour la gloire de Dieu, qu’il n’y eût pas de Sorbonne au monde en ce temps-là.
Le cardinal du Perron manda Richer à l’hôtel archiépiscopal de Sens33 le 28 décembre, pour se plaindre à lui de ce qu’on avait traité de la puissance du pape, en plaidant la cause de l’université. Il lui dit qu’il pourrait bien arriver que des esprits brouillons et des séditieux prendraient de là sujet d’appeler au concile général, de la dispense que le pape Clément VIII avait accordée au roi Henri IV pour épouser la reine Marie de Médicis, et que cela ne manquerait pas de troubler la tranquillité du royaume et de causer un schisme.
Réponse de Richer au cardinal du Perron.
Richer lui répondit, que la dispense du mariage du roi Henri le grand était une question de fait et non de droit. Que tous les théologiens demeuraient d’accord que dans les choses de fait, l’Église ou le concile universel, n’étaient pas infaillibles, non plus que le pape : qu’ainsi il n’y aurait point lieu d’appel au concile pour le mariage du roi. D’ailleurs, qu’encore que la Sorbonne eût toujours tenu pour l’autorité du concile au-dessus du pape, elle ne laissait pas d’enseigner que le Saint-Père, à raison de sa primauté, peut et doit interpréter le droit divin, naturel et canonique, et donner des dispenses pour le bien et l’édification de l’Église universelle ; — que le mariage du roi était dans ce cas, et qu’il ne connaissait personne en France qui en doutât ; — que pour son particulier, il avait toujours souhaité que tant dehors que dedans la faculté de théologie, on ne remuât point ces questions odieuses, qui mettent en compromis la puissance du pape avec celle du concile : mais que jamais il n’avait pu gagner cela sur l’esprit de l’auditeur du nonce Ubaldin, qui loin d’avancer les affaires de son maître par ce moyen, avait causé beaucoup de scandale par ses intrigues ; — que depuis son syndicat il avait toujours résisté aux entreprises de cet auditeur, et prévenu assez heureusement les désordres que son humeur turbulente aurait causez en Sorbonne : mais que ce brouillon ayant obtenu des jacobins ce qu’il n’avait pu en Sorbonne, qu’on agiterait chez eux des questions contraires aux droits du roi, et aux maximes de l’Église de France, le syndic de la faculté n’était plus responsable du scandale, qu’il avait d’ailleurs tâché d’étouffer dans le lieu même où on l’avait fait naître. Que la Sorbonne demeurait toujours constante et uniforme dans la doctrine des anciens, qui n’avaient jamais été soupçonnés de schisme pour avoir maintenu les décrets du concile de Constance.
Ce fut pour la seconde fois que Richer imposa silence au cardinal du Perron ; ce que nul autre n’avait encore su faire avant lui. Le même jour après-midi, le cardinal, excité par le nonce apostolique, se transporta au château du Louvre, accompagné de plusieurs évêques. Ils n’y trouvèrent pas de sûreté à se plaindre du plaidoyer de l’université, où l’on avait discouru de la doctrine qui attribue au pape le pouvoir de déposer et de faire tuer les rois, suivant le style de l’inquisition.
Pratiques des gens d’Église dissipées par Servin.
Mais ils firent de grandes clameurs sur ce que l’avocat général Servin avait dit en plaidant, que toutes les fois qu’il s’agissait de la vie du prince, il était permis de révéler la confession ; ce qu’ils regardaient comme une proposition hérétique, qui selon eux renversait notre religion de fond en comble.
Le cardinal du Perron y réitéra contre Richer ce qu’il avait déjà dit aux ministres dans le mois de mai dernier, et qu’il avait souvent répété depuis, comme le refrain d’une chanson, qu’il était autant permis de révoquer en doute l’état du mariage de de la reine et de ses enfants que la puissance du pape, qui avait donne au roi défunt la dispense pour se marier. C’était un artifice du cardinal, pour tâcher de porter un contre-coup, et pour faire diversion au vacarme qu’excitait la doctrine séditieuse qui autorisait le parricide des rois, et dont on prétendait que les jésuites étaient les principaux auteurs.
Pendant que le cardinal du Perron faisait tout ce bruit devant la reine et les ministres, on vit entrer Servin, qui avait été mandé au Louvre par S. M. Ce magistrat apprenant la plainte qu’on était venu faire de lui, répondit au cardinal qu’il n’avait parlé de la révélation des confessions que selon le sentiment des théologiens, qui enseignent qu’on peut, sans rompre le sceau du secret, déclarer d’une manière générale les circonstances d’une entreprise faite contre la personne du prince, pourvu qu’on ne nomme point les particuliers, et qu’on ne spécifie rien qui les puisse désigner.
Cette réponse dissipa tout le bruit que faisaient les prélats, et Servin prit cette occasion pour découvrir au chancelier, à Villeroy, et aux principaux de toute la cour, tout le mystère des intrigues qu’on emploie pour procéder secrètement contre la personne des rois et des princes ; la forme dans laquelle on leur fait leur procès à l’inquisition, et la manière cachée et indirecte dont on leur ôte la vie. Il produisit, pour faire foi de tout ce qu’il avançait, le livre intitulé Directorium inquisitorum, imprimé à Rome en 1585, qu’il avait fait apporter avec lui dans cette intention.
D’un autre côté, le nonce, le cardinal du Perron, et l’évêque de Paris, qui aspirait au cardinalat, voulant détourner la haine publique de dessus les jésuites et empêcher que l’université ne poursuivît l’appointé au conseil, publièrent qu’on en voulait ouvertement au Saint-Père et à toute l’Église ; qu’on ouvrait la porte au schisme et à l’hérésie.
VII. 1612. Filesac et Duval se liguent ensemble contre Richer.
Le nonce et le cardinal jugeant du peu d’effet de leurs plaintes, par la disposition de la plupart des esprits à la cour, crurent devoir revenir à Richer. Ils rassemblèrent contre lui uniquement toutes les forces de leur parti. Ils ranimèrent le courage de Filesac, que l’affaire de l’université avec les jésuites semblait avoir ralenti ; et ils firent revivre les espérances qu’on lui avait données de l’épiscopat, pour le prix de ce qu’il ferait contre le syndic. Le cardinal du Perron le voyant au commencement de l’année 1612, lui dit qu’il n’était plus question des jésuites, mais qu’il s’agissait de la cause du Saint-Siège, et de la religion catholique ; qu’il se formait un schisme dangereux, dont Richer était l’auteur. Il le conjura de venir au secours de l’Église, ajoutant que tout le monde jetait les yeux sur lui, comme sur le seul homme capable de remédier au mal présent, et d’étouffer le schisme dans sa naissance. Il lui fit entendre que pour mieux exécuter la chose, chacun jugeait qu’il devait se charger du syndicat qu’on était résolu d’ôter à Richer ; qu’outre la gloire d’avoir rendu un si grand service au pape, et à l’Église, il y trouverait encore de l’utilité, et que bientôt les prélats du royaume devaient l’avoir pour confrère.
Filesac prit cette promesse pour la confirmation de la parole que l’évêque de Paris lui avait donnée quelques mois auparavant pour l’évêché d’Autun. Il résolut d’accepter le syndicat, espérant que ce serait le moyen d’obtenir gratuitement ses bulles du pape ; il promit au cardinal et au nonce de faire en sorte que la Sorbonne n’aurait plus qu’une voix, et qu’on n’y entendrait plus parler de la doctrine que Richer défendait.
Pour commencer à affaiblir son parti par la discorde, il s’assura de plusieurs docteurs mécontents de la sévérité avec laquelle Richer voulait rétablir l’ancienne doctrine ; il gagna dix-neuf bacheliers tout nouvellement retranchés du cours pour leur incapacité, et il se servir de leur organe pour publier que le syndic formait un schisme sous le nom de la faculté.
Pour lui, il se contenta de dire à tout le monde, qu’il était papiste et non jésuite ; qu’il tenait toujours pour l’université contre ses adversaires : mais qu’il s’agissait maintenant du pape, et non des jésuites : manière de parler qu’il avait apprise du cardinal du Perron, et dont il affecta de se servir en toute rencontre, pour empêcher de croire qu’il voulût obliger les jésuites en agissant contre Richer.
On avait remarqué jusque-là que Filesac et Duval avaient assez mal vécu ensemble. La jalousie et l’incompatibilité d’humeurs avaient commencé à former en eux cette aversion mutuelle. Mais rien n’avait tant contribué à l’entretenir, que la passion que l’un et l’autre avait de dominer seul en Sorbonne. Néanmoins l’unique point dans lequel ils se trouvèrent d’accord, et qui tendait à la ruine de Richer, fut pour eux une occasion de se réconcilier, et de réunir leurs forces pour travailler ensemble à le faire déposer du syndicat. Cette réconciliation servit beaucoup à Filesac, pour lui faciliter les moyens de se faire élire syndic dans la suite. Elle lui ménagea les amis de Duval, et même beaucoup d’autres docteurs, à qui l’inconstance et la fierté de Filesac avaient toujours déplu.
Duval assuré des dispositions de Filesac et soutenu de plusieurs jésuites qu’il avait apostés, commença à publier que le livre De la puissance ecclésiastique et politique, que l’on savait avoir été composé par le syndic, était rempli d’erreurs et d’hérésies, que c’était sur les maximes de ce livre que la cause de l’université contre les jésuites avait été jugée au parlement. Il fit même des remarques sur cet ouvrage, qu’il communiqua à l’évêque de Paris, et au président Séguier, qui jugèrent tous deux que le livre de Richer méritait une réponse régulière, parce qu’il semblait qu’on voulait réduire le pape au delà des monts.
Richer s’apercevant des bruits désavantageux qui s’élevaient contre lui, crut les pouvoir dissiper, en distribuant ce qu’il lui restait d’exemplaires de son livre, qui n’était encore connu que d’un très petit nombre de personnes : car il n’en avait donné qu’à quelques amis et à quelques conseillers de la cour, pour servir de factum dans la cause de l’université contre les jésuites.
Ils attirent de Gamaches dans leur parti.
Duval et Filesac travaillèrent en même temps pour attirer de Gamaches à leur parti, sachant que s’ils en venaient à bout, ils priveraient Richer d’un bon ami et d’une grande ressource de consolation.
Ils firent mander de Gamaches au palais épiscopal le 20 janvier. L’évêque de Paris lui dit en leur présence :
— Il court un bruit que vous et Richer êtes les auteurs du livre De la puissance ecclésiastique et politique.
De Gamaches l’ayant nié, l’évêque lui repartit :
— Au moins on dit que vous l’avez approuvé, et que vous avez conseillé au syndic de le publier.
De Gamaches nia encore l’un et l’autre ; et l’évêque reprenant la parole :
— Puis donc, lui dit-il, que vous n’en êtes pas l’auteur et que vous ne l’avez pas approuvé, et que vous n’avez pas été d’avis qu’on le publiât, il faut le censurer dans l’assemblée de la faculté le premier jour de février prochain.
De Gamaches répondit que cela ne se pouvait ; qu’il y avait à la vérité quelques propositions hardies dans ce livre ; mais qu’il n’y avait pas d’erreurs, et qu’il contenait l’ancienne doctrine de Sorbonne.
L’évêque et les deux docteurs voyant que de Gamaches était inaccessible par cet endroit, l’attaquèrent par un autre, par lequel ils se doutaient qu’il serait plus faible. Ils lui firent résigner au mois de février suivant l’abbaye de Saint-Julien de Tours ; et le nonce, pour achever de le corrompre, promit de lui faire avoir ses bulles gratuitement.
Cet artifice ne leur réussit pas mal ; depuis ce temps-là, on vit de Gamaches prêter l’oreille aux brigues de Filesac ; et il n’y eut point d’assemblée de Sorbonne, où il n’opinât contre Richer, toutes les fois qu’on proposa de le défaire du syndicat. Pour l’obliger à la persévérance et le tenir en bride, le nonce donna ordre qu’il ne reçût ses bulles, qu’après la dégradation du syndic.
Lorsque Richer eut appris que son ami s’était laissé pourvoir d’une abbaye en commende, il vit bien que leur amitié en devait souffrir. Mais il n’y eut que l’intérêt public de l’Église qui lui fit concevoir du chagrin de cette action. Car il semblait que cet homme, qui avait de la vertu d’ailleurs, et qui occupait l’une des premières chaires de Sorbonne, allait autoriser par son exemple les commendes, que les personnes éclairées, et les gens de bien, regardaient encore comme un des grands abus de l’Église dans sa discipline.
Hébert demeura fidèle à Richer.
Il ne fut pas si facile aux partisans de la cour de Rome de corrompre le docteur Rolland Hébert, pénitencier de l’église de Paris, et prédécesseur de Richer dans le syndicat. L’évêque, et son grand vicaire Silvius de Pierre-vive, chancelier de l’université, employèrent tous les artifices imaginables pour lui faire prendre parti parmi les ennemis de Richer : mais rien ne le put ébranler ; il demeura ferme dans les sentiments d’équité où l’honneur et le devoir l’avaient toujours retenu. Il aima mieux s’absenter des assemblées de la faculté, où il savait qu’on devait traiter de l’abdication du syndic, que de faire ou de voir faire quelque chose au préjudice de Richer. Il fit même des reproches à Pierre-vive qui l’obsédait continuellement. Il lui dit que c’était une honte à des chrétiens, et surtout à des ecclésiastiques et à des théologiens, de vouloir employer la calomnie pour opprimer un homme d’honneur, à qui d’ailleurs le public était très redevable. Cette généreuse résistance mit mal pour quelque temps le pénitencier avec son évêque et le grand vicaire ; et il disait depuis, qu’on lui avait fait faire pénitence pendant deux ans entiers pour la fidélité qu’il avait gardée à Richer.
VIII. Brigues du nonce pour faire censurer le livre de Richer et lui ôter le syndicat.
Le nonce Ubaldin, jugeant que la faculté de théologie était suffisamment partagée, pour ne pouvoir plus former un corps assez considérable contre son parti, alla au Louvre faire grand bruit devant la reine et les ministres. Voulant tirer avantage de la faiblesse de la régence, il protesta avec menaces, que si l’on ne faisait justice au pape son maître, et de Richer, et de son livre, il sortirait de Paris dès le lendemain et s’en retournerait à Rome.
D’un autre côté, son auditeur Scappi, conduit par un ancien docteur de la faculté, nommé Joachim Forgemont, ami particulier des jésuites, allait de porte en porte solliciter les docteurs au nom du pape et du nonce, et briguait leurs voix pour l’abdication du syndic et la censure du livre De la puissance ecclésiastique et politique.
Richer étudiait tranquillement dans son cabinet, tandis que le bruit des factions se répandait par toute la ville. Le nouveau procureur général Nicolas de Bellièvre, fils du chancelier de ce nom et gendre du chancelier Brulart, qui avait succédé à Jacques de La Guesle, mort le 2 janvier, en fut touché, et il manda Richer le 18 du même mois. Il lui apprit sur son affaire beaucoup de choses qu’il ne savait pas. Il lui dit que le nonce et les prélats briguaient beaucoup pour faire condamner son livre en l’assemblée du 1er février, mais qu’il était résolu de l’empêcher par l’autorité du parlement.
Le syndic lui répondit qu’il n’avait rien à craindre, si l’on gardait l’ordre et les formes ordinaires de justice, qu’on avait toujours observées en faisant les censures, parce que son petit livre ne contenait rien qui ne fût parfaitement conforme à ce qu’avaient enseigné les conciles, les anciens pères, et les docteurs catholiques le plus universellement reçus. Le procureur général répartit que l’animosité était si grande et les intrigues si puissantes, qu’il ne lui serait pas possible d’y résister par lui-même, et que la privation du syndicat serait suivie de la censure du livre. Richer connut à ses paroles le danger qu’il courait, et il pria le procureur général, qu’à sa réquisition il plût à la cour d’envoyer deux conseillers à la prochaine assemblée de la faculté de théologie, pour y faire garder l’ordre et la liberté des suffrages : que tout ce qui y serait dit de part et d’autre fût fidèlement mis en écrit, comme l’avaient autre fois pratiqué les magistrats et les sénateurs que les empereurs députaient aux conciles généraux, pour empêcher les violences, les brigues, et les tumultes ; et que si cela était ainsi observé, il ne serait pas possible de donner atteinte à son livre.
De Bellièvre objecta que sous la minorité du roi les prélats prendraient de là occasion de calomnier le parlement, comme s’il voulait empêcher la liberté des suffrages ; mais que dans la conjoncture présente des affaires du temps, il valait mieux défendre à la théologie de toucher à ce livre, sous prétexte qu’elle était divisée par factions, et qu’elle n’était pas libre.
Aussi, par arrêt du parlement du 1er février 1612, furent cités à la requête du procureur général, le doyen34 et les plus anciens docteurs de la faculté35, avec le syndic, pour être interrogés sur la vérité de tout ce qui s’était passé, et sur ce qu’on avait dessein de faire en Sorbonne touchant le livre De la puissance ecclésiastique et politique. Leurs dépositions furent uniformes touchant les brigues de l’auditeur du nonce, qui demandait la censure du livre et la déposition du syndic au nom du pape. Forgemont, pour l’avoir conduit chez quelques docteurs et aidé à mendier les suffrages, fut admonesté de la cour comme mauvais Français, qui avait communiqué avec un étranger, sans permission du roi ; qui avait contribué à séduire et à suborner ses sujets contre le droit des gens, et déshonoré l’ancienne doctrine de la Sorbonne, dont il était membre.
Il fut ordonné par le même arrêt, que les exemplaires du livre de Richer seraient apportés au greffe du parlement, et enjoint au doyen et aux docteurs de la faculté, de surseoir toute délibération sur ce sujet, jusqu’à ce que la cour fût éclaircie de ce qui regardait le service du roi dans cette affaire, pour en ôter la connaissance à d’autres, et empêcher par ce moyen les troubles et les factions qui s’élevaient à cette occasion. C’est ce qui aurait dû avoir lieu durant la minorité du roi ; les lois eussent été observées comme on le devait : car c’est au magistrat politique à maintenir la paix, et à faire garder la justice partout. Mais la cabale l’emporta bientôt sur les lois.
IX. Richer demande l’examen de son livre en faculté. Filesac s’y oppose. Reproches mutuels de ces deux docteurs.
L’assemblée de la faculté qui avait été différée, se tint dés le 3e du mois. Le syndic y demanda que son livre y fût rigoureusement examiné par des juges qui ne fussent point intéressés dans la cause ; éloignés de faire aucune grâce à l’auteur, mais dégagés en même temps de tout mauvais préjugé : que si la faculté jugeait que les trois principes établis dans cet ouvrage n’étaient pas certains, ou que les conclusions ou les inductions qu’il avait recueillies de ces trois principes, n’étaient pas tirées conformément aux règles de la logique et de la théologie, à la doctrine des anciens pères, aux décrets des conciles de Constance et de Bâle, ou même qu’il y aurait quelque autre erreur que ce fût, il était prêt de l’effacer et de la plume et de ses larmes devant toute la terre.
À cette proposition du syndic, la plupart des docteurs désiraient qu’on examinât ce livre sans brigues, sans faveur et sans inimitié ; et qu’on mît enfin l’ancienne doctrine de la faculté dans une si grande évidence, que personne ne pût l’ignorer dans la suite. Mais la délibération fut traversée par Filesac, qui opposa une plainte contre ceux qui publiaient les conclusions et les secrets de la faculté, sans en avoir obtenu la permission. Il demanda qu’il fût ordonné qu’à l’avenir les livres et les registres des conclusions de la faculté, qui avaient été jusque-là entre les mains du syndic, seraient enfermés sous trois clefs ; qu’on n’en pourrait dorénavant rien publier, ou communiquer à qui que ce fût, qu’avec la permission expresse de la faculté.
Tout le monde reconnut que cette plainte regardait Richer, quoi qu’il n’y fût pas nommé. Car il avait communiqué son livre et quelque décrets de la faculté à ceux qui plaidaient la cause de l’université au parlement, afin qu’ils vissent la différence de l’ancienne doctrine et de celle des jésuites, touchant l’autorité et l’administration de l’Église ; ce qui ne s’était fait néanmoins que par manière de factum et de mémoires, ou pièces servant au procès qu’il fallait instruire, comme Richer en fit souvenir ensuite Filesac même, qui avait approuvé positivement cette action dans le temps, et qui y avait même contribué de ses conseils et de ses soins.
Filesac faisant une grimace terrible de la bouche et des yeux, dit d’un ton menaçant qu’il était papiste, mais que Richer voulait faire un schisme
. Richer rejeta cette calomnie avec horreur, et ne put s’empêcher de reprocher à Filesac qu’il était lui même l’auteur du schisme qu’il imputait à d’autres ; qu’il divisait la faculté par sa faction, et qu’il ruinait l’université leur mère commune, en lui arrachant des mains la victoire assurée qu’elle était prête d’emporter sur les jésuites. À dire le vrai, ces pères ayant su que le conseil du roi était résolu de donner avis aux princes étrangers de la pernicieuse doctrine d’attenter à la vie des rois, sous prétexte de tyrannie, et que Richer avait été chargé par le chancelier et le premier président d’exposer cette doctrine en abrégé pour cet effet, s’étaient avisés, pour détourner le coup, de faire détacher Filesac des intérêts où il avait été engagé jusque-là, et de lui faire tourner contre Richer le zèle et l’animosité qu’il avait fait toujours paraître contre leur compagnie.
Les jésuites, nonobstant l’avantage qu’ils avaient reçu d’une intrigue qui leur avait si bien réussi, appréhendaient toujours que l’université ne poursuivît sa pointe au conseil, et ne produisît les pièces justificatives de tout ce qui avait été avancé par les avocats. C’est ce qui les fit enfin résoudre, après de longues délibérations, à se soumettre à l’arrêt du 22 décembre dernier, voyant que la faculté de théologie était tellement brouillée par la division des docteurs, qu’il ne serait pas possible de prouver quelle était l’ancienne doctrine de Sorbonne, et qu’on ne pourrait plus aisément consulter ses anciens décrets, depuis que l’on avait résolu de renfermer ses registres sous trois clefs ; ils ne trouvèrent plus tant de danger à dire qu’ils voulaient bien adhérer aux sentiments de la Sorbonne. Ils députèrent six des principaux d’entre eux36, pour aller au greffe de la cour avec leur procureur37, et y donner une déclaration, par laquelle ils témoignaient vouloir se conformer à la doctrine de l’école de Sorbonne, même en ce qui concerne la conservation de la personne des rois, le maintien de leur autorité royale, et les libertés de l’Église gallicane, observées de tout temps en ce royaume. Ils en signèrent l’acte au parlement le 22e février. Mais Richer qui croyait voir clair dans leurs intentions, s’aperçut bientôt de l’artifice d’un acte qui ne les engageait à rien, et qui passerait même pour nul, quand ils le jugeraient à propos, par le défaut de permission, ou de consentement de leur général ; qui était une condition essentielle, nonobstant la liberté que ce général leur laisse de s’accommoder aux usages et aux maximes des lieux où ils vivent.
L’Arrêt, outre le commandement de se conformer à la doctrine de Sorbonne, portait encore que leur avocat, Jacques de Montholon, corrigerait son plaidoyer, avec permission d’y ajouter néanmoins ce qu’ils jugeraient à propos pour leur défense contre celui de l’université. C’est ce qu’ils firent faire par le père Coton, sous le nom de Montholon, qui n’avait pas plaidé l’espace d’une demie-heure dans l’audience qui fut suivie de l’arrêt.
Le second plaidoyer devint un juste volume par sa grosseur, dans l’impression qu’ils en firent faire : mais ils n’ont pas souffert longtemps que le public attribuât cet ouvrage à Montholon, dont ils lui avaient fait porter le nom ; et les bibliothécaires de leurs écrivains, en nous avertissant que c’était une ample apologie de leur société plutôt qu’un plaidoyer d’avocat, l’ont fait adjuger au père Coton, malgré l’inquiétude des descendants de Montholon, qui tâchent encore aujourd’hui de le revendiquer, et qui en gardent la copie de sa main, qu’ils prétendent originale, pour leur servir de titre.
X. Les prélats conduits par le cardinal du Perron, sollicitent la condamnation de Richer auprès de la reine et des ministres.
Le nonce, voyant qu’il n’avait pu réussir à faire censurer le livre de Richer en Sorbonne, ni à le priver du syndicat, laissa les docteurs pour un temps, et tourna sa brigue vers les évêques. Il alla voir le cardinal du Perron à Bagnolet, où une indisposition l’avait fait retirer, et lui donna des lettres auprès de de Rome, pour l’exciter encore davantage. Le cardinal retourna incontinent à la cour, accompagné des évêques d’Angers, de Paris, et de quelques autres prélats ; renouvela devant la reine et les ministres le refrain de la chanson ordinaire : qu’il est autant permis de révoquer en doute l’état du mariage de la reine et de ses enfants que l’autorité du pape. Pour les irriter contre l’auteur du livre De la puissance ecclésiastique et politique, qu’il ne nommait point, il leur fit entendre que cet auteur avait été porté par un grand prince, (c’était Henri de Bourbon prince de Condé,) à mettre son ouvrage en lumière, pour troubler l’État ; que par sa doctrine il armait les hérétiques pour attaquer la mission légitime des pasteurs.
Il ajouta, que la Sorbonne, qui s’était opposée à nos rois en se déclarant contre le concordat pour les élections, suivant la pragmatique, avait coutume de se mêler parmi les troubles et les séditions publiques, et de suivre toujours le pire parti ; que dans le temps de la ligue, lorsque les prélats demeuraient inviolablement attachés au service du roi, la Sorbonne s’était débandée contre sa majesté, avait décrété contre Henri III, et qu’en particulier Richer avait alors soutenu des thèses où Jacques Clément, parricide de ce prince, était loué comme vengeur et protecteur de la liberté des Français ; que la censure de Sorbonne contre Sarrasin, que Richer avait fait imprimer avec son livre, n’était de nulle considération, parce que la Sorbonne était alors dans le parti des Anglais, ennemis et maîtres de l’État, et qu’elle avait condamné la pucelle d’Orléans comme sorcière ; qu’en un mot, Richer dont les prélats de France demandaient la condamnation par sa bouche, était l’ennemi déclaré des rois et des états monarchiques ; que les maximes qu’il employait pour attaquer la monarchie des papes, ruinaient celles des rois, et des autres souverains.
Il parla avec tant de chaleur et d’emportement, qu’il perdit la suite de son discours, et se trouva hors de lui-même. La reine et le conseil en parurent tout fatigués ; et un des conseillers d’État ne put s’empêcher de dire assez haut :
— Ah ! le long sermon ! qu’il est ennuyeux et dégoûtant pour les jours gras !
La reine n’y voulut pas répondre pour lors, mais elle fit surseoir l’affaire, jusqu’à ce qu’elle en eût mûrement délibéré avec son conseil. Cependant le chancelier et Villeroy, qui étaient déjà gagnés pour ne pas se charger de la haine et de l’envie que la condamnation de Richer pourrait attirer sur les auteurs, donnèrent avis au nonce de faire écrire le pape à la reine, pour demander immédiatement par lui-même la censure du livre, et l’abdication du syndic.
Le cardinal, de retour en son hôtel, ne put s’empêcher de témoigner à ses gens et à ceux qui le venaient visiter, le regret et le chagrin de se voir embarqué si mal à propos, ajoutant qu’il n’avait jamais eu d’affaire si malheureuse que celle-là, et dont il craignît plus l’issue. Certainement il était un peu étrange que dans le temps même que le cardinal et les prélats accusaient Richer au conseil d’État d’être ennemi des rois ; d’autres prélats de la même cabale, et liés avec le nonce, lui reprochassent comme une chose honteuse, et indigne d’un prêtre et d’un théologien, d’avoir défendu plutôt l’autorité du roi que celle du pape ; et que ce qu’il avait écrit, était plus séant à un homme du palais, ou à un parlementaire, qu’à un ecclésiastique.
D’autres parmi le clergé convenaient de la vérité de ce qu’il avait écrit touchant les droits du roi, et la supériorité du concile sur le pape : mais ils disaient qu’il était beaucoup plus à propos que le clergé ne dépendît que du pape seul, que d’avoir tous les jours le parlement et les gens du roi sur les bras.
Assemblée de prélats chez le cardinal du Perron, pour censurer le livre de Richer. Le parlement s’oppose en vain à leurs pratiques. Les prélats corrompent le chancelier par argent.
Le cardinal du Perron ayant apaisé peu à peu les remords de sa conscience et rallumant son premier feu, fit assembler en son hôtel tous les prélats qui se trouvaient à Paris, pour les disposer à faire la censure du livre qu’on n’avait pu faire en Sorbonne. Les archevêques d’Aix et de Tours s’y rendirent, avec les évêques d’Angers, de Beauvais, de Paris, d’Orléans, de Luçon, de Boulogne, de Bazas, de Rieux, de Grenoble, de Grasse, de Digne, etc.
Le sujet de l’assemblée fut l’examen du livre de Richer. L’archevêque de Tours, qui était Jean de La Guesle, frère du feu procureur général, fut comme le rapporteur de cette affaire. Il en fit la lecture en présence des autres ; et le cardinal du Perron l’interrompant par intervalles, discourait sur chaque période, et exagérait tout ce qu’il voulait faire trouver mauvais, pour rendre Richer plus criminel.
L’archevêque de Tours et l’évêque de Beauvais, René Potier, que le cardinal du Perron faisait passer pour le plus savant des prélats du royaume, soutenaient que Richer devait être ouï dans ses défenses, puisqu’il s’était déclaré publiquement l’auteur du livre, et qu’il pourrait donner un bon sens aux propositions que l’on regardait en son absence comme absurdes et erronées. Le cardinal répartit, que ce livre avait été mis au jour sans nom d’auteur ni d’imprimeur ; qu’ainsi il valait mieux le condamner sans y appeler Richer, puisqu’on ne pouvait raisonnablement douter qu’il n’en fut l’auteur ; ajoutant que s’il était ouï, il faudrait nécessairement insérer son nom dans la censure, et qu’il en serait plus noté, que si on ne faisait aucune mention de lui.
L’évêque d’Angers, Charles Miron, voulut appuyer ce que disait le cardinal, et il remontra que si on appelait Richer, il empêcherait l’effet pour lequel ils étaient assemblés, par ses distinctions et ses subtilités scolastiques. L’évêque de Beauvais prit la parole, et dit qu’effectivement il était dangereux d’appeler l’auteur de ce livre, qui était docteur en théologie ; que les prélats seraient obligés de se taire devant ou de parler latin, comme on avait accoutumé de faire dans les synodes, et que ce serait une chose bien fâcheuse pour les prélats qui étaient assemblés, et dont la plupart avaient oublié leur latin : raillerie qui déplut un peu au cardinal son ami, mais encore plus aux évêques, qui trouvèrent leur ignorance taxée par un confrère que sa grande érudition mettait à couvert de toute répartie.
Il était aisé de juger que tout ce que le cardinal trouvait à redire dans ce livre, était altéré dans sa bouche, ou détourné par de mauvais tours dans le sens que l’on y voulait trouver malgré l’auteur. Mais étant absolument déterminé à sacrifier le livre au nonce et au pape, il dit, pour achever de gagner l’assemblée, que si les élections étaient de droit divin, comme Richer le prétendait, il n’y avait aucun évêque en France ; que Richer égalait en tout les prêtres aux évêques, en quoi consistait l’hérésie des Ariens. Ce fut là le point le plus sensible aux prélats, et le cardinal le fit valoir avec tant d’adresse, que pour résultat des conférences, on conclut que le livre De la puissance ecclésiastique et politique était digne de censure
. Ce sont les termes dans lesquels ils donnèrent leurs avis, attendant les nouvelles de Rome et la permission de la reine pour porter cette censure.
Mais l’archevêque de Tours et l’évêque de Beauvais ne voulurent jamais consentir à cette résolution de leurs confrères. Celui-ci, comme conservateur apostolique des privilèges de l’université de Paris, prétendait qu’il n’appartenait qu’à lui seul de censurer ce livre. Le cardinal du Perron, nonobstant cette espèce d’opposition, ne laissa pas de donner cette forme de censure au nonce du pape le 16 février, et le nonce l’envoya sur le champ au pape par un courrier extraordinaire.
La cour de parlement avertie de toutes ces pratiques, chargea dès le lendemain le premier président de Verdun, les conseillers Bouyn, Scarron, Sanguin, prévôt des marchands, et les gens du roi, d’avertir la reine et le chancelier de ce que les prélats avaient fait au préjudice de l’autorité du roi, et de protester au chancelier, que la cour se déchargeait sur lui de tout l’événement de cette affaire ; qu’il ne tenait point au parlement que les droits ne fussent maintenus ; que malgré l’arrêt du 1er février, les prélats osaient censurer le livre De la puissance ecclésiastique et politique ; que les registres de la cour seraient chargés de ce qui se passerait dans cette affaire.
Le chancelier, selon sa coutume, ne leur donna que du galimatias et de belles paroles. Il leur dit, qu’il n’était pas vrai que le nonce eût envoyé un courrier à Rome, ni que les prélats eussent censuré le livre de Richer, mais qu’il tiendrait la main à la défense des droits du roi et de l’autorité du parlement.
Au retour des députés de la cour, Richer alla voir les présidents de Verdun et de Thou, et les pria de lui ménager une audience auprès du chancelier et de monsieur de Villeroy, en présence du cardinal du Perron et des autres prélats, qui témoignaient tant de passion pour censurer son livre, afin de répondre à ce qu’ils y trouveraient à redire. Le chancelier n’y voulut jamais consentir, quoi que la requête fût très juste ; et dans tout le conseil du roi pas un n’osait parler ouvertement pour Richer, excepté le prince de Condé : ce qui fut cause que le chancelier, suivant les fausses impressions que le cardinal du Perron lui avait données au conseil du roi et dans ses entretiens particuliers, accusait tacitement ce prince d’avoir conseillé à Richer de mettre son livre en lumière.
Ce faux bruit vint jusqu’aux oreilles du premier président du parlement, qui se crut obligé d’aller détromper le chancelier, à qui il assura que c’était lui seul qui avait porté Richer à écrire le livre De la puissance ecclésiastique et politique. Ce magistrat dit ensuite à Richer, qu’il avait enfin découvert le mystère de toutes les intrigues que ses ennemis avaient auprès des ministres ; que le nonce et le cardinal du Perron étaient venus à bout de faire d’une dispute purement théologique, une affaire criminelle d’État ; mais que ce qu’il y avoir de plus honteux pour notre siècle, et de plus incroyable pour la postérité, c’est que les prélats avaient corrompu l’intégrité du chancelier, appréhendant de ne pouvoir se le rendre favorable autrement, et lui avaient fait présenter une bourse de deux-mille écus d’or par l’évêque de Paris, afin de faciliter la déposition du syndic de Sorbonne.
Cette libéralité du clergé eut tant d’effet sur le cœur du chancelier qu’il promit, en la recevant, de faire conduire Richer à la Bastille comme ennemi de l’État et du roi, et de le faire condamner comme criminel de lèse-majesté, pour avoir écrit un livre séditieux, troublant l’état du mariage de la reine, et celui de ses enfants : calomnie qui n’était fondée que sur ce que Richer enseignait, que le concile général représentant l’Église universelle, était au-dessus du pape, et qui n’avait pu être colorée que par un tour de la chicanerie et de la malignité du cardinal du Perron, prétendant que la doctrine de Richer donnait atteinte à l’état légitime du roi Louis XIII à cause que la validité du mariage de Marie de Médicis avec Henry IV, qui avait répudié Marguerite, dépendait de la force de la dispense que le pape en avait donnée, et qu’il fallait, selon lui, que la puissance de celui qui donnait de telles dispenses, fût absolue.
C’est aussi ce qui avait rendu plausibles les soupçons que le cardinal et le chancelier firent tomber sur le prince de Condé ; comme s’il n’eût favorisé Richer, que dans l’espérance de se voir élevé sur le trône par le droit héréditaire qu’il avait de succéder à la couronne, si une puissance supérieure à celle du pape, venait à déclarer nul le mariage de Marie de Médicis.
XI. Le pape demande justice de Richer à la reine et ordonne aux prélats de France de le venger.
Les nouvelles qu’on attendait de Rome, arrivèrent à Paris dès le commencement de la seconde semaine de mars, avec des lettres du pape pour la reine et pour les prélats, qui étaient datées du second jour du mois, et qui firent connaître que le chancelier avait voulu tromper les députés du parlement, lorsqu’il leur avait protesté que le nonce n’avait point envoyé de courrier à Rome. Le sieur de Brèves, ambassadeur du roi auprès de la sainteté, manda en même temps, que le pape lui avait refusé l’audience, jusqu’à ce qu’on lui eût fait raison du syndic et de son livre. On sut aussi, par d’autres lettres écrites de Rome par des secrétaires ou domestiques de quelques cardinaux, qu’après que le cardinal Bellarmin eut fait au pape le rapport de ce que contenait le livre de Richer, le Saint-Père avait été quinze jours dans un chagrin extraordinaire, sans donner audience à personne, et sans se laisser voir en public.
Le bruit s’était répandu d’abord, que cet écrit renversait tout l’état de la cour de Rome, et l’on commençait à craindre les suites fâcheuses que sa lecture devait produire. Mais on se rassura un peu sur les nouvelles qu’on eut à Rome, que la Sorbonne était divisée sur ce sujet. Car auparavant on croyait que tous les docteurs de la faculté de Paris, ou du moins la plus grande partie, étaient d’accord avec Richer ; ce qui était vrai sans doute, avant que les intrigues de Filesac eussent tout gâté.
Les prélats, ayant reçu la lettre du pape qui leur était adressée, se joignirent au nonce et au cardinal du Perron, pour aller en cour présenter à la reine celle que le Saint-Père lui écrivait pour lui demander justice de Richer. La reine déjà disposée par le chancelier, et comblée des termes obligeants et flatteurs de sa sainteté, accorda enfin aux prélats la permission de censurer le livre de Richer comme ils le jugeraient à propos.
Villeroy, qui était l’autre ministre d’État, et qui se trouvait pour lors au conseil, ayant été exactement informé de tout ce que contenait le livre de Richer, par Nicolas Le Fèvre, précepteur du roi, l’un des plus savants et des plus hommes de bien de ce temps-là, dit au cardinal du Perron, et aux autres prélats, qu’il s’étonnait de ce qu’ils poursuivaient si ardemment la censure de ce livre, vu qu’on ne permettrait jamais qu’ils touchassent aux droits du roi et aux libertés de l’Église gallicane. Il ajouta que si cette exception était insérée dans leur censure, comme il était nécessaire qu’elle y fût, il ne voyait pas qu’elle pût être agréable à Rome ; que pour cette raison il vaudrait mieux ne point faire cette censure en France, et laisser aux Romains et aux autres peuples de delà les monts, la liberté d’en user comme ils jugeraient à propos.
Ce discours de Villeroy fut cause que le chancelier, après y avoir fait réflexion, donna aux prélats une clause pour être insérée dans leur censure, en ces termes : Sans toucher néanmoins aux droits du roi et de la couronne de France, aux droits, immunités libertés de l’Église gallicane.
Mais cette restriction ne mit pas le chancelier à couvert du blâme qu’elle lui attira de la part de beaucoup de personnes éclairées. On ne pouvait comprendre comment celui qui était le gardien des lois et le premier officier de justice du royaume, avait eu la faiblesse de permettre contre toute sorte de lois, et surtout contre les ordonnances des rois de France, dont un chancelier est garant, que les prélats fussent les juges d’un homme dont ils s’étaient publiquement déclarés les ennemis.
Censure du livre de Richer par les évêques de la province de Sens.
Le cardinal du Perron s’étant souvenu des raisons que l’évêque de Beauvais lui avait alléguées pour lui faire apercevoir la nullité de la censure qui avait été projetée dans l’assemblée des prélats tenue chez lui le 16 février, et dont il avait donné un modèle au nonce pour être envoyé au pape, s’avisa d’un autre moyen pour rendre la procédure canonique.
Les évêques de la province de Sens38, évêque dont il était le métropolitain, s’étaient rendus tous à Paris, pour y élire un agent du clergé de la même province, et des gens pour ouïr et recevoir les comptes du sieur de Castille. Le cardinal trouva cette occasion très favorable à son dessein, parce qu’elle le dispensait de toutes les peines et des difficultés qu’il aurait à les faire venir exprès de leurs églises.
Il les assembla tous sept le 13 mars, dans l’hôtel archiépiscopal de Sens qu’il avait à Paris, et il leur proposa, comme un métropolitain à ses suffragants, le formulaire d’une censure qu’il avait dressée auparavant.
On se contenta de lire cet acte, sans parler d’examiner, ni même de jeter les yeux sur l’ouvrage qu’il était question de condamner.
L’acte portait néanmoins :
… qu’après avoir lu et examiné diligemment un livre, sans nom d’auteur, ni d’imprimeur, intitulé de ecclesiastica et politica potestate, ils l’avaient jugé et déclaré digne de censure et de condamnation ; qu’aussi ils le censuraient, et condamnaient pour plusieurs propositions, expositions, et allégations fausses, erronées, scandaleuses, schismatiques, hérétiques, comme elles sonnaient, qui y étaient contenues ; sans toucher aux droits du roi, ni aux immunités, et aux libertés de l’Église gallicane.
Non pas que ces propositions fussent hérétiques en elles-mêmes, mais parce qu’elles frappaient l’oreille, d’une manière qui réveillait l’idée que les censeurs avaient de l’hérésie.
Tous les prélats signèrent cette censure sans scrupule, si l’on excepte l’évêque d’Orléans, Gabriel de L’Aubespine, qui était le seul de toute l’assemblée, avec le cardinal du Perron, qui fût capable de juger de la doctrine contenue dans le livre de Richer, et qui se fût donné la peine de le lire.
Ce prélat, quoi qu’encore jeune, était l’un des plus doctes évêques du royaume, ayant pris pour guide dans l’étude des pères, des conciles et de l’histoire ecclésiastique, l’évêque de Beauvais, qui avait le bruit de passer du Perron en science. L’évêque d’Orléans, non plus que celui de Beauvais, ne trouvait rien dans le livre de Richer, qui ne fût conforme à la doctrine de l’Église, hors l’endroit où il semblait donner lieu de croire, qu’on pût égaler les prêtres aux évêques, parce qu’il déclarait la mission des 72 disciples, venue aussi immédiatement de Jésus-Christ que celle des Apôtres, et par conséquent d’institution également divine.
Mais il fut fort satisfait de l’éclaircissement que Richer donna depuis à cet endroit de son livre ; et il montra toujours que les procédures dont on usait contre ce docteur, ne lui étaient guère agréables.
Lors qu’il fallut apposer le sceau des huit prélats de l’assemblée provinciale à l’acte de la censure, l’évêque d’Orléans s’excusa sur ce qu’il n’avait point de sceau à Paris. Cela fit naître une petite contestation, qui pensa déconcerter le cardinal du Perron, dans l’impatience où il était de conclure l’affaire. L’évêque de Paris, qui trouvait des expédients à tout, envoya sur le champ lui faire graver un cachet d’argent à ses armes, et fit si bien, qu’on le lui présenta avant la séparation de l’assemblée ; après quoi le cardinal fit dire en présence des prélats une messe basse du Saint-Esprit dans la chapelle par son aumônier, c’est-à-dire qu’il finit toute l’action par où il aurait dû la commencer.
XII. Défauts et nullité de cette censure.
Quoi qu’il parût assez par les termes mêmes de la censure, qu’elle n’avait pas été faite dans un synode, mais dans une simple assemblée d’évêques comprovinciaux venus à Paris pour toute autre chose ; les ennemis de Richer, pour lui donner plus de poids, ne laissèrent pas de publier que c’était le décret d’un concile provincial, et que son livre avait été condamné dans un synode : erreur qui passa bientôt dans les chronologies et les annales du temps, et que les jésuites, sur tous les autres, prirent plaisir à divulguer de vive voix et dans leurs livres, pour se venger d’un homme qu’ils regardaient comme le plus dangereux de leurs adversaires.
Les autres considérèrent cette censure comme un simple jugement doctrinal porté par des gens qui s’étaient assemblés pour leurs affaires, et qui n’avaient point de juridiction pour ordonner quelque chose juridiquement. C’est pour cette raison qu’on croyait les censeurs obligés à citer39 au moins les propositions auxquelles ils trouvaient à redire, au lieu de le condamner sans y rien spécifier. Mais rien ne marquait mieux la nullité de leur censure que ces termes : Sans toucher néanmoins aux droits du roi, ni aux immunités et aux libertés de l’Église gallicane.
Cette clause renversait tous leurs projets. Car comme il n’y avait pas un seul mot dans tout le livre de Richer, qui ne fût employé à expliquer les libertés de l’Église gallicane ou les droits du roi, les censeurs exceptaient précisément ce qu’ils condamnaient, ou ils condamnaient nécessairement ce qu’ils exceptaient.
La contradiction était si grossière, qu’elle sauta aux yeux de ceux mêmes que la passion aveuglait le plus contre Richer ; de sorte qu’ils ne crûrent pouvoir s’en débarrasser, ni sauver l’honneur des prélats, qu’en agissant comme si la censure était sans exception.
Ce que Villeroy avait prédit au cardinal du Perron ne manqua pas d’arriver. L’exception déplut à la cour de Rome et à tous ses partisans, parce qu’on était effectivement persuadé qu’elle avait une étendue égale à la censure, et qu’elle la détruisait entièrement. C’est pourquoi le nonce, fort chagrin de voir ainsi frustrer ses espérances, persuada à l’archevêque d’Aix-en-Provence, Paul Hurault de L’Hospital, de se transporter le plus diligemment qu’il lui serait possible en son archevêché, pour réparer cette faute avec ses suffragants, et censurer le livre, sans exception.
Sa publication malgré le parlement.
Les évêques de la province de Sens, avaient beaucoup meilleure opinion que les autres de ce qu’ils avaient fait. Ils étaient convenus de tenir leur censure fort secrète durant les premiers jours, parce que l’évêque de Paris avait dessein de la faire publier avec éclat dans toutes les paroisses de la ville et du diocèse, avant que l’on pût savoir si elle était faite. Mais ils ne purent tenir la chose tellement cachée, que le parlement n’en fût averti d’assez bonne heure. Il chargea aussitôt les gens du roi, Servin et de Bellièvre, d’en aller porter les plaintes au chancelier, au nom de la cour.
Ce ministre répondit qu’on ne devait nullement se mettre en peine de cette censure ; qu’elle ne serait publiée ni dans Paris, ni dans aucun autre endroit du royaume, qu’il avait fallu donner quelque sorte de contentement au nonce de S. S. et il donna commission en même temps à de Bellièvre son gendre, de voir l’évêque de Paris sur ce sujet.
Avec tant de belles paroles, la censure ne laissa pas d’être publiée aux prônes du dimanche suivant, qui était le 18 mars, dans toutes les paroisses de Paris. L’on fut d’autant plus surpris d’une telle diligence, que l’an 1610, après la mort funeste du roi Henri le Grand, ni l’évêque de Paris, ni aucun autre prélat du royaume, n’avait jamais voulu qu’on publiât aux prônes des messes de paroisses, la censure de la Sorbonne contre les parricides des rois. L’évêque de Paris, et son grand vicaire Pierre-vive, ne bornèrent pas leur zèle à cette publication ; ils recommandèrent encore la chose à tous les prédicateurs du carême, de sorte que toutes les chaires retentirent du livre de Richer, jusqu’à Pâques. La plupart des évêques des provinces en usèrent de même dans leurs églises ; de sorte qu’on ne se souvenait point d’avoir jamais vu le pape servi en France, avec tant de zèle et d’émulation : ce qui fit juger que le clergé de France était de concert avec la cour de Rome, pour profiter de la minorité du roi, et de la faiblesse du gouvernement.
Tant de sérieux empressements n’empêchèrent pas qu’on ne donnât dans le monde un tour ridicule à la censure. Ce fut principalement à l’occasion d’une traduction française que l’on fit paraître du livre de Richer, dans le temps que l’on commençait à parler de l’entreprise des huit prélats de la province de Sens.
La traduction, dont personne ne connaissait l’auteur, n’était pas excellente, ni pour la fidélité, ni pour l’expression. Mais les rieurs ne laissèrent pas de publier qu’elle avait été faite en faveur des censeurs, qui n’avaient étudié ni en grammaire, ni en théologie. Quand la traduction aurait été plus exacte, elle aurait été assez inutile aux censeurs, qui selon le bruit commun n’étaient ni théologiens, ni gens de lettres, ni par conséquent capables de juger de la doctrine du livre censuré ; si l’on en excepte du Perron et de L’Aubespine. Aussi ces deux savants hommes, qui n’agirent contre leur propre lumière, l’un que par passion, l’autre que par répugnance, témoignèrent-ils souvent depuis, qu’il n’était pas possible d’entendre l’écrit de Richer, si l’on n’était versé dans la théologie scolastique, et si l’on n’avait une connaissance parfaite des conciles, et de toute l’histoire ecclésiastique.
Cette version française, à laquelle ni Richer ni ses amis n’avaient aucune part, fournit au nonce du pape, au cardinal du Perron, et à l’évêque de Paris, un nouveau sujet d’exciter encore de nouvelles tempêtes contre ce docteur. Ils firent répandre le bruit que c’étaient les huguenots qui avaient traduit son livre en français, et qu’au grand mépris du pape et des prélats, on le vendait tout publiquement à Charenton.
Les jésuites agissent, parlent, écrivent pour la censure contre lui.
Après la publication de la censure, on vit les religieux, et surtout les mendiants, à l’envi des ecclésiastiques séculiers, se déchaîner contre le livre de Richer, la plupart sans savoir de quoi il était question ; et dans la pensée de défendre les intérêts du pape, qu’ils croyaient ruinés et contestés par ce docteur. Les jésuites ne s’oublièrent pas dans une occasion qui leur paraissait si favorable, pour venger leur compagnie de tous les mauvais offices qu’ils croyaient avoir reçus de Richer. Ils répandirent avec grand soin la censure de son livre par toute la France. Les RR. PP. Cotton, Gontery, Segueran, Richeome, Graffe, etc., signalèrent leur rhétorique au-dessus des autres pour le rendre odieux, le faire déclarer ennemi du Saint-Siège, et disposer la cour à sa proscription. Les lettres d’avis que les RR. PP. Jacquinot et Suffren en écrivirent, pour faire observer la vengeance divine, marquaient que Richer, après l’abbé Dubois (arrêté l’année précédente dans les prisons de l’inquisition de Rome) était le premier qui les avait persécutés ; qu’il avait censuré les trois excellentes prédications faites en l’honneur de saint Ignace40, mais que
… par un juste et vrai jugement de Dieu, il était tombé dans la fosse où il avait voulu jeter les jésuites.
Les chroniques et les histoires écrites par ces pères représentant la censure du livre parmi les conciles, ne pouvaient manquer de mettre Richer dans la colonne des hérétiques.
C’est ce qui se voit dans celle de Gautier, mais non pas dans celle de Gourdon, qui a marqué sa modération par son silence. Richer ne devait pas être surpris de tout ce que les jésuites pouvaient dire, faire, ou écrire contre lui. Il le fut néanmoins, lorsqu’on lui apprit, ou du moins qu’on voulut lui persuader, que le père Sirmond lui-même avait pris la plume pour réfuter son livre41.
Ce père qui se vantait d’être allé à Rome bon ligueur, et d’en être revenu royaliste, qui connaissait l’antiquité ecclésiastique, et aimait les libertés de l’Église gallicane ; ce père en un mot, qui passait pour le plus dégagé des préjugés et des mauvaises maximes de sa compagnie, après Fronton du Duc, ne laissa pas de brocher un libelle diffamatoire contre Richer, qu’il se contenta de qualifier Docteur de trente pages, par une insulte mêlée de mépris pour le petit livre De la puissance ecclésiastique et politique. Sirmond s’avisa de deux expédients pour rejeter la honte de son libelle sur autrui, en cas de mauvais succès. Il se servit premièrement du ministère d’un avocat de Chaumont en Bassigny, hantant le palais à Paris, nommé Goutière, fort connu parmi les savants sous le nom de Gutherius, et pourvu même de titre de patrice et citoyen romain pour son savoir. Goutière lui fournit tant d’injures pour remplir son libelle, qu’il mérita pour une juste moitié d’être associé à la qualité d’auteur de l’ouvrage. L’autre expédient du père Sirmond fut de prendre un masque qui pût couvrir à la fois les deux auteurs du libelle. Il emprunta pour cet effet le nom de Jacobus Cosmus Fabricius, et laissa imprimer le libelle en Allemagne, sous le titre de Notæ stigmaticæ in magistrum triginta paginarum. L’artifice ne demeura pas longtemps sans être découvert, malgré la prudence des deux auteurs. Sirmond ayant pris depuis le parti de nier le fait, et ne jugeant pas de plus qu’il fût honnête de laisser son ami chargé du soupçon d’avoir eu part à un libelle si honteux, fut réduit à soutenir que Fabricius n’était pas un masque, mais le nom d’un homme actuellement vivant, et auteur des notes stigmatiques. Il crut avoir persuadé le public, jusqu’à ce que vingt ans après il s’éleva contre lui un nouvel adversaire, qui lui fit voir son défaut de sincérité, et qui lui reprocha l’indignité avec laquelle il avait voulu marquer et cautériser comme un esclave, un homme libre, et un défenseur des libertés de l’Église, et qui l’accusa d’avoir joint l’inhumanité au déguisement, en obligeant un homme vivant à lui servir de masque ; au lieu que les autres jésuites ne prenaient ordinairement, pour se cacher, que des masques inanimés, et vides de cervelle.
XIII. Autres ouvrages contre le livre de Richer, composés par Duval, Durand et Pelletier.
Peu de jours après la publication de la censure faite par les prélats de la province de Sens, on vit paraître trois autres ouvrages contre le livre de Richer. Le premier et le plus outrageant fut celui que le docteur Duval publia sous le titre d’Elenchus, sans privilège. Il se servit fort amplement de l’avantage que la langue latine donne à ceux qui veulent dire des injures, qu’on ne peut souffrir en langue vulgaire parmi les honnêtes gens. Le reste de l’ouvrage consistait à imputer à Richer ce que celui-ci rejetait, comme ne l’ayant ni écrit ni pensé, ou à accuser d’erreur ce que Richer avait donné pour orthodoxe.
Le second ouvrage qu’on fit courir alors contre le livre De la puissance ecclésiastique et politique, avait pour auteur Claude Durand docteur de Sorbonne, disciple de Duval, et inséparablement attaché à ses opinions et à ses intérêts. Durand le publia en français, mais sans nom d’imprimeur, et même sans privilège, comme avait fait Duval.
Le troisième avait été composé en même langue par un laïque nommé Pierre Pelletier, nouvellement converti du calvinisme à l’Église catholique. Il l’avait entrepris, non seulement pour faire voir la sincérité de sa conversion, en se jetant avec zèle dans tous les intérêts et les prétentions de la cour de Rome, mais encore pour montrer qu’il n’était pas indigne de la pension que lui faisait le clergé, ni de la table du cardinal du Perron. Il avait intitulé son livre, La Monarchie de l’Église, et avait pris pour début que :
Dieu, qui embrasse la défense des jésuites, avait permis qu’un de leurs plus violents ennemis eût enfin vomi sur le théâtre tout le venin qu’il avait dans le cœur. Que cet homme de rien, profitant de mal en pis, s’était du serviteur pris au maître, s’était des membres attaqué au chef, et que quittant la querelle des jésuites, il avait osé choquer le pape.
Tous ces écrivains semblaient être convenus de parler de l’auteur du livre qu’ils réfutaient, comme d’un véritable hérétique ; et Duval, animé d’un esprit peu conforme à celui qui a formé le christianisme, n’était pas honteux de déclarer tout haut le désir qu’il avait de voir Richer prendre parti parmi les huguenots : souhait criminel, qui rendait Duval coupable du schisme dans lequel il voulait pousser son adversaire ; s’il est vrai que ceux qui demandent ou qui souhaitent le retranchement de de leurs frères, ne sont pas moins schismatiques que ceux qui se retranchent d’eux-mêmes, ou qui entreprennent de retrancher les autres injustement. Ce fut alors que Duval inventa le nom partial de richéristes, qu’il fit donner à tous ceux qui défendaient l’ancienne doctrine de la faculté de Paris touchant la supériorité du concile sur le pape, et l’indépendance de l’autorité souveraine du roi.
Richer, qui se sentait disposé à souffrir plutôt mille morts, que de diviser l’unité de l’Église, eut horreur de voir qu’on se servît de son nom pour faire division, et pour rendre odieux ceux à qui on le ferait porter. Il alla trouver Duval, pour lui faire connaître combien il était éloigné de la folle ambition de ceux qui cherchent à se faire chefs de secte, et lui représenta que c’était une chose également contraire à la raison et à la charité chrétienne, que de prendre le nom d’un de ses confrères dans le sein de l’Église même, pour en faire un terme de parti. Duval se contenta de lui répondre d’un ton fier et dédaigneux, que ni lui, ni tous ceux qui défendent le pape comme lui, n’étaient point appelés duvalistes. Il laissa pourtant entrevoir dans le reste de l’entretien, qu’il n’aurait pas été fâché de donner son nom à ceux qui étaient opposés à Richer : à quoi il aurait pu satisfaire son ambition, s’il avait vécu assez pour voir ce qu’en ont écrit quelques disciples de Richer sur la fin du ministère du cardinal de Richelieu.
Jamais Richer n’avait paru si ferme et si constant que dans la conjoncture de ce temps, où il semblait que toutes les puissances de la terre avaient conjuré sa ruine. Il n’y avait plus que le parlement de Paris qui n’eût point abandonné la défense ; et plusieurs magistrats de cette compagnie souveraine voulurent lui persuader d’appeler comme d’abus de la censure des évêques. Ils lui firent espérer même que le procureur général de Bellièvre appellerait avec lui pour le maintien des droits du roi et de l’indépendance de son autorité, et des libertés de l’Église gallicane.
XIV. Le cardinal de Bonzi détourne Richer d’appeler comme d’abus de la censure.
Richer ne put néanmoins se résoudre à faire ce que l’on souhaitait de lui, sachant que la reine régente se reposait de tout le gouvernement sur deux hommes qui lui faisaient entendre tout ce qu’ils voulaient et qui s’étudiaient à abaisser autant qu’ils pouvaient l’autorité du parlement, pour augmenter la leur. Il s’apercevait aussi que ces deux ministres commençaient à tourner l’esprit du premier président de Verdun comme bon leur semblait. D’ailleurs il considérait que la reine et toute la cour n’étaient occupées que des pompes de ballets, de jeux publics, et des magnificences du carrousel institué à la publication des mariages du roi Louis XIII avec l’infante d’Espagne, et du prince Philippe d’Espagne avec Madame de France, sœur du roi. Il ne crut pas qu’il fût à propos de troubler les réjouissances publiques, et il aima mieux remettre l’événement de son affaire à la providence de Dieu. Il prit même la résolution de quitter volontairement le syndicat au mois d’octobre suivant, si le nonce, Filesac, Duval, et ses autres adversaires cessaient de le persécuter ; destinant le reste de ses jours à la retraite, à l’étude, et aux autres exercices de piété dans son collège.
Le cardinal de Bonzi, italien, premier aumônier de la reine mère, ayant fait prier Richer fort civilement de venir le trouver le 23 mars, le combla de tant d’honnêtetés, qu’il ne sut d’abord que penser d’un accueil qu’il n’avait jamais dû espérer de lui pour plus d’une bonne raison. L’entretien qui suivit ne lui permit pas de douter de sa sincérité. Ce cardinal lui dit, dans les termes les plus obligeants du monde, que la reine lui avait commandé de le prier de sa part, qu’il n’appelât point comme d’abus de la censure qu’on avait faite de son livre, et qu’il accordât cela à la tranquillité publique
. Il ajouta que pour son particulier, il était très fâché que cela fût arrivé ; qu’il avait toujours estimé qu’on devait laisser aux Français, aussi bien qu’aux Italiens la liberté de défendre leurs maximes ; que c’était pour cette raison qu’il n’avait pas voulu se mêler dans cette affaire avec les autres prélats
. Il l’assura qu’il pourrait défendre son livre, pourvu qu’il ne sortît pas des bornes d’une juste modération ; qu’il lui serait permis d’expliquer ce qui paraîtrait obscur et de donner des sens favorables aux endroits qui avaient choqué ses adversaires
. Richer répondit au cardinal, qu’il tâcherait toujours de rendre chrétien le courage avec lequel il était résolu de souffrir toutes les injures et les calomnies de ses ennemis ; mais qu’il était bien fâcheux qu’on laissât débiter impunément dans le royaume des dogmes et des maximes étrangères contre l’autorité des rois et la sûreté de leur vie, après ce qui était arrivé aux deux derniers, enlevés à la France par les conclusions criminelles de cette séditieuse doctrine, et qu’un Français n’osât ouvrir la bouche, ou prendre la plume pour s’y opposer.
Si l’on avait ce sentiment d’humanité à la cour de France envers Richer, celle de Rome en avait d’autres qui ne lui étaient guère favorables. Il sut alors qu’on n’en voulait pas moins à sa personne qu’à son livre au delà des monts, et qu’on cherchait les moyens de l’enlever du royaume pour le conduire dans les prisons de l’inquisition romaine, et l’y faire périr.
Zèle du duc d’Épernon contre Richer, qui court risque de la vie.
François de Verthamon conseiller de la cour, contre qui était de ses amis, et qui voyait souvent le duc d’Épernon chez le président Séguier, voulut savoir de lui, s’il avait dit ou écrit quelque chose qui regardât ce seigneur.
— Non, répondit Richer ; je ne vois pas même un endroit par où monsieur le duc d’Épernon pourrait savoir que je suis au monde.
— Il paraît, dit Verthamon, que ce Seigneur n’est pas de vos amis. Je vous conseille d’approfondir ses desseins, et de veiller sur vous-même.
Richer, qui en quittant le conseiller, lui avait déclaré qu’il n’avait point d’autre précaution à prendre que celle de demeurer toujours tranquille et de se reposer de son sort et de sa vie sur la volonté de Dieu, ne laissa point de s’informer de ce qui en pourrait être. Il apprit que le duc d’Épernon, qui était un de ces zélés catholiques qui ne mettaient point alors de différence entre le service qu’on doit rendre à Dieu et celui qu’on pouvait rendre à la cour de Rome, voyait fort souvent le nonce du pape, l’évêque de Paris, et les jésuites, auxquels il avait ouï parler de Richer, comme d’un hérétique des plus pernicieux. Le danger était alors plus grand que ni lui ni de Verthamon ne se l’étaient imaginé. Les gens du duc d’Épernon entendant souvent faire des plaintes et des menaces à leur maître contre lui, crûrent qu’ils ne pouvaient lui rendre un plus grand service que de délivrer le monde de cet objet de sa haine ; et que secondant sa dévotion, ils feraient un sacrifice bien agréable à Dieu, en immolant cette victime au pape, et aux jésuites. Ils apostèrent dans cet esprit deux estafiers de la maison, pour aller assassiner Richer. Mais Dieu qui avait d’autres desseins sur lui, fit naître des embarras qui interdirent l’entrée du collège du Cardinal-Lemoine à ces assassins, et dissipèrent toute la conspiration.
Impatience de l’évêque de Paris.
L’évêque de Paris, Henri de Gondi, ne témoignait pas moins d’impatience que le duc d’Épernon, pour voir la cour de Rome vengée de son ennemi. Il se plaignait partout de la mauvaise foi du chancelier, qu’il prétendait avoir manqué de parole au nonce et aux évêques.
— Ce vieux renard, disait-il, nous avait promis de faire mettre le syndic dans la Bastille et de le déclarer criminel de lèse-majesté ; mais le méchant homme s’est moqué de nous.
Circonstance que Richer apprit presque aussitôt de la bouche d’un des premiers domestiques de cet évêque, qui s’était fait un devoir de l’informer exactement de tout ce qu’il saurait qui le regarderait.
Il n’était pas moins fidèlement servi auprès de ses autres ennemis, chez qui se formaient les résolutions qu’on prenait contre lui. Il ne se disait et ne se passait presque rien chez le cardinal du Perron, chez le nonce, chez les jésuites, dont il ne fût incontinent averti par des amis cachés qu’il avait auprès d’eux. Mais il n’en voulut pas tirer d’autre avantage que celui de dresser par ce moyen des mémoires très exacts de toute son affaire, et de se fortifier de plus en plus dans la résolution de n’opposer à la mauvaise volonté de ses ennemis, qu’une soumission aveugle à celle de Dieu.
XV. Nouvelle brigue pour la déposition de Richer du syndicat.
Cependant les brigues recommencèrent en Sorbonne durant le mois d’avril, pour faire déposer Richer du syndicat, dans l’assemblée du premier jour de mai. On attendait ce jour-là, parce que les moines n’étaient pas encore revenus des stations où ils avaient prêché le carême ; et Filesac, Duval et les autres chefs du parti comptaient principalement sur ce renfort ; parce que les religieux, et surtout les mendiants docteurs de la faculté, étaient tous particulièrement dévoués au pape, gouvernés par le nonce, et dépendants des évêques qui leur distribuaient les chaires et les stations pour la prédication dans leurs diocèses.
Malgré l’espérance que donnaient ces grands secours, Filesac et Duval ne laissaient pas de se défier encore du succès de l’entreprise. Ils voulurent sonder adroitement Richer sur la disposition qu’il avait fait paraître pour quitter volontairement le syndicat au mois d’octobre, et voir si l’on pourrait le porter à avancer sa démission de lui-même, pour s’épargner le fracas des procédures. Ils lui députèrent l’un de ses meilleurs amis, le docteur Bertin, celui qui l’année précédente, comme bachelier de la première licence, avait disputé par son ordre contre la fameuse thèse des jacobins. Richer, après avoir ouï la commission de Bertin, lui fit connaître l’artifice de ceux qui l’en avaient chargé, et l’avertit de ne pas entrer dans les intrigues de ses ennemis. Il lui dit que leur malignité l’obligeait de former des desseins contraires à la première résolution, que puisqu’ils ne cherchaient qu’à opprimer la vérité, et à détruire le gouvernement légitime de l’Église, il ne songeait plus à quitter volontairement le syndicat.
Richer est refusé appelant comme d’abus de la censure.
Ces moyens lui firent juger que la cabale se fortifiait de plus en plus, et que le premier jour de mai dont il était menacé, était véritablement à craindre pour lui. Cela le détermina enfin à appeler comme d’abus de la censure des évêques de la province de Sens ; et dès le mois d’avril, il mit les lettres d’appel à la chancellerie, pour être scellées. Il y exposait qu’au mépris de l’arrêt du parlement, qui ordonnait de surseoir les délibérations qu’on voulait prendre sur son petit livre, 12 ou 13 prélats de diverses provinces du royaume, trouvés à Paris, s’étaient assemblés plusieurs fois sans permission du roi, pour procéder à la censure du livre ; — que ce dessein n’ayant pu réussir, on avait composé en un moment une prétendue congrégation provinciale des évêques suffragants de l’archevêché de Sens, députés par leur clergé pour toute autre chose que cette censure ; que les huit prélats de cette congrégation l’avaient condamné de leur autorité particulière, sans permission du roi, sans forme, sans convocation requise par les ordonnances, sans ouïr ni appeler même l’auteur du livre, qu’ils connaissaient presque tous ; — que cinq des prélats qui avaient souscrit la censure, n’avaient pas assisté à l’examen de l’écrit, et qu’ainsi ils avaient rendu leur jugement sans connaissance de cause.
Mais le plus grand abus de cette prétendue condamnation paraissait en ce que la censure était générale, vague et incertaine, et qu’il en était de même de l’exception qui réservait les droits du roi, et les libertés de l’Église gallicane ; de sorte que par un même acte on condamnait et on approuvait un même écrit en termes généraux et indéfinis, sans exprimer ou désigner ce qui était condamné, ni ce qui était excepté. Richer par le même acte offrait de le défendre, et de justifier tout ce qu’il avait avancé dans son livre, et d’expliquer ce qui aurait besoin d’éclaircissement.
Ce relief d’appel fut présenté d’abord à monsieur de Mesmes, sieur de Roissy, maître des requêtes en tour de semaine pour les sceaux. Après l’avoir lu avec beaucoup d’application, il dit tout haut qu’il était très juste, et qu’on ne pouvait le refuser par les lois du royaume ; mais que le chancelier lui avait expressément défendu de le recevoir. Tous les autres maîtres des requêtes, qui suivaient selon l’ordre de leur semaine, et tous les secrétaires du roi, en firent autant ; chacun ajoutant, qu’il avait reçu ordre de M. le chancelier de ne rien expédier de ce qu’on leur présenterait de la part de Richer, pour être scellé à la chancellerie.
Ce docteur, surpris d’un refus si général, présenta son acte d’appel à la cour de parlement, où cet appel devait ressortir, et l’accompagna d’une requête, par laquelle après le refus qu’on avait fait à la chancellerie de sceller son relief, il suppliait la cour de le recevoir appelant comme d’abus, et de le tenir pour bien relevé. Il y eut arrêt le 13 avril, pour communiquer ce relief au procureur général, qui au lieu de se servir de la formule ordinaire : Je ne l’empêche point pour le roi
, dans ses conclusions, écrivit : Je le consens pour le roi
; parce que la matière était si importante, que ce magistrat jugeait qu’il s’y agissait des fondements de l’état ecclésiastique et politique ; ce qui donna lieu à plusieurs de croire que leur général appellerait avec Richer.
M. Courtin, doyen des conseillers du parlement, ayant été nommé pour rapporteur de cette affaire, fit son rapport à la cour, que le procureur général avait donné son consentement en termes affirmatifs. Le premier président de Verdun en parut tout interdit, ne pouvant comprendre que le procureur général, qui était gendre du chancelier, et qui dépendait totalement de son beau-père, eût voulu conclure pour cette requête. Il ne put pas dissimuler plus longtemps le changement qui s’était fait en lui au préjudice des intérêts de Richer, contre toutes les magnifiques protestations qu’il lui avait faites depuis qu’il était en charge. C’est pourquoi il déclara à la cour que la reine lui avait expressément commandé de ne point permettre qu’il intervînt arrêt sur la requête de Richer.
Il se fit ensuite donner cette requête avec toutes les autres pièces par Courtin ; et l’audience ne fut pas plutôt levée, qu’il alla les porter toutes lui-même à la reine, qui les fit remettre aussitôt entre les mains du nonce du pape. Cette conduite parut fort étrange à beaucoup de messieurs du parlement, qui ne pouvaient souffrir que le chef de la justice se rendît aussi le ministre de l’injustice, à la tête de leur compagnie, et qu’il contribuât à opprimer les lois du royaume dont il devait être le défenseur. Le premier président en usait ainsi pour rendre service au chancelier, qui étant adroit et politique, avait trouvé l’expédient de le faire agir, pour détourner sur la tête de cet homme l’envie et le reproche que toute cette affaire aurait attiré sur la sienne. C’est pour cette raison qu’il s’était bien gardé de donner des lettres du roi contre l’appel de Richer, et de l’évoquer au conseil privé, et d’empêcher même le procureur général, son gendre, de faire son devoir. Comme il y avait plus de faiblesse et de simplicité que de mauvaise volonté dans ce qu’avait fait le premier président, Richer l’alla trouver, pour lui représenter les fâcheuses conséquences de son action : mais il sentit en cette occasion plus que jamais la grandeur de la perte que le parlement et toute la France avaient faite dans la privation d’Achille de Harlay. De Verdun ne put lui alléguer pour excuse que la misère du temps, les intrigues du nonce, et le commandement de la reine régente.
XVI. Ordres de la reine donnés à Richer par le cardinal de Bonzi.
Sur la fin du mois d’avril, le cardinal de Bonzi, qui avait traité Richer cinq semaine auparavant avec des témoignages d’humanité et de bienveillance tout extraordinaires, le manda une seconde fois chez lui, et lui tint un langage bien opposé à celui de leur premier entretien.
— Je crois, dit-il, que ma dignité de cardinal vous aura donné la pensée que ce que je vous avais dit dernièrement ne venait que de mon propre mouvement, lorsque je vous avais prié de ne point appeler comme d’abus, et vous n’étiez point persuadé que j’en eusse reçu l’ordre de la reine mère du roi, régente du royaume. C’est sans doute ce qui vous a porté à n’en point faire de cas ; en quoi vous avez irrité le roi et la reine contre vous. Sachez donc qu’ils m’ont chargé aujourd’hui, comme ont fait aussi le chancelier et le président Jeannin, de vous ordonner de demeurer en repos, et de vous déclarer que si vous faites quelque chose, soit pour la défense ou l’explication de votre livre, soit contre la censure des prélats, ou même contre Duval et les autres qui ont écrit contre vous et votre livre, on procédera en votre endroit comme contre un criminel de lèse-majesté, sans avoir aucun égard au caractère de votre prêtrise. Prenez bien garde qu’il ne paraisse rien d’imprimé ni en France, ni en Hollande, ni en Allemagne, ni à Genève, ni ailleurs, sous quelque nom d’auteur que ce puisse être, pour la défense de votre livre ; parce qu’on ne s’en prendra qu’à vous, et que serez seul obligé d’en répondre. Votre appel comme d’abus a tellement aigri la reine, les ministres et le conseil du roi, qu’il s’en est peu fallu qu’on ne vous ait fait arrêter. Un prêtre comme vous doit prendre garde ce de ne pas former un schisme dans l’Église. On sait fort bien par qui vous avez été excité à faire tout ce que vous avez fait, et on n’en ignore pas les motifs. Tout mouvement est à craindre pendant la minorité du roi. La reine régente veut avoir la paix avec tout le monde. Si elle est si exacte à donner toute la satisfaction possible à une aussi petite et aussi faible république qu’est celle de Genève, pour la retenir dans l’union et la bonne intelligence avec la couronne de France, combien à plus forte raison doit-elle s’intéresser à rendre content un aussi grand et aussi puissant monarque qu’est le pape ; un souverain lequel outre le royaume spirituel qui lui donne une puissance absolue sur tous les chrétiens, a encore une principauté temporelle de grande étendue, où il dispose de plus de soixante évêchés qu’il confère de plein droit.
Richer, sans s’émouvoir, répondit au cardinal, d’un air modeste et tranquille, qu’il était parfaitement soumis à l’Église et au pape, au roi et à la reine ; et que comme il était très fidèle sujet de leurs majestés, il donnerait aussi son sang pour la primauté de Saint-Siège et autorité légitime du pape ; qu’il était absolument résolu de ne point appeler comme d’abus de la censure des prélats, ni de rien écrire pour la défense, si ses ennemis eussent voulu lui accorder quelque trêve. Mais voyant que non contents de le déchirer par leurs calomnies, ils redoublaient leurs brigues pour le faire honteusement déposer du syndicat qu’il aurait volontairement quitté au mois d’octobre, il avait été contraint de recourir à la justice des lois, qui était la seule ressource qui restât à son innocence. Il ajouta que quand même on empêcherait le cours de la justice qui lui était due, il n’en serait pas moins intrépide contre les menaces et les mauvaises pratiques de ses ennemis, tant qu’il serait soutenu de la grâce que Dieu lui avait faite jusque-là, et des témoignages d’une bonne conscience ; qu’il était vraisemblable que ses ennemis avaient voulu persuader à la reine qu’il avait été excité par les huguenots, ou par les ennemis de l’État, à interjeter appel comme d’abus ; mais que pour confondre hautement leurs calomnies, il demandait d’être entendu juridiquement sur cela, et sur ce qui concernait son livre De la puissance ecclésiastique et politique : que c’était une chose étonnante que Ravaillac parricide du roi, eût été ouï avec tout le soin et toute la patience imaginable, et qu’on refusât une audience au syndic de Sorbonne, qui avait défendu les droits du roi contre les assassins et leurs directeurs, encore qu’il l’eût fait demander au chancelier par les présidents de Verdun et de Thou ; du reste que c’était à la sollicitation seule du premier président de Verdun qu’il avait fait le petit livre De la puissance ecclésiastique et politique, pour expliquer l’ancienne et véritable doctrine de l’Église de France et de la Sorbonne ; qu’il fallait rejeter la cause du trouble sur ceux qui l’avaient attaqué et qui en avaient pris occasion pour établir la puissance absolue du pape, même sur le temporel et la vie des rois, à la faveur de la minorité de Louis XIII.
Le cardinal se leva brusquement à ces paroles, et il dit tout en colère à Richer, qu’il avait en effet des ennemis à la cour, mais qu’il y avait aussi plusieurs amis qui prenaient sa défense, et que sans cela il aurait déjà senti les effets de la mauvaise volonté des premiers.
— Mais cependant, ajouta-t-il, que voulez-vous que je dise à la reine ?
— Que je suis, répondit Richer, son très humble et très obéissant serviteur, le plus-fidèle et le plus soumis des sujets de sa majesté, et que je ne publierai rien pour la défense de mon livre.
Promesse dont il voulut que fussent témoins trois docteurs42 et un bachelier43 qu’il avait menés avec lui chez le cardinal, pour avoir ensuite de quoi se justifier devant eux, qui l’auraient accusé de trahir ou d’abandonner la vérité en demeurant dans le silence.
Boucher le ligueur écrit contre Richer.
Cet engagement ne regardait que le public, auquel il ne se croyait redevable qu’autant qu’on lui permettrait de lui rendre service : mais il ne se dispensait pas de rendre en tout temps ce qu’il devait à la vérité et à la conscience ; comme il le fit voir quelques mois après, dans l’occasion que lui en donna le fameux ligueur Jean Boucher, autrefois curé de Saint-Benoît à Paris ; ce docteur, qui n’avait rien oublié durant les fureurs de la ligue, pour porter tous les esprits à la rébellion contre leurs seigneurs légitimes ; qui avait osé publier un livre pour autoriser l’abdication de Henri III et une apologie pour Jean Châtel, et qui s’était sauvé en Flandres, sous la protection de l’Espagnol, plutôt que de reconnaître le roi Henri IV avec toute l’université.
Cet homme, ayant vu une copie imprimée du relief d’appel interjeté par Richer, l’attaqua aussitôt par un écrit qu’il feignit d’envoyer de Gascogne à Paris, quoi qu’il l’eût composé et mis sous la presse dans une ville de Flandres. Il le publia sous le faux nom de Paul d’Egmon, sieur d’Esclavolles, et sous le titre d’Avis sur l’appel, etc. Richer ayant lu cet ouvrage, laissa tomber volontiers les injures dont l’auteur l’avait rempli, mais il répondit ensuite de point en point à tout ce qu’il reprenait, et dans l’acte d’appel, et dans le livre même De la puissance ecclésiastique et politique. Cette réponse fut insérée dans la défense qu’il fit de son livre peu de temps après ; mais il ne fit rien imprimer, pour ne pas contrevenir à la parole qu’il avait donnée au cardinal de Bonzi.
XVII. Déposition de Richer différée au mois de juin.
Cependant Filesac, voyant approcher le premier jour de mai qu’il attendait avec beaucoup d’impatience, chargea deux docteurs, Jean Gouault, et François de Harlay, abbé de Saint-Victor, du soin de requérir en faculté la déposition du syndic : mais ces docteurs ayant considéré l’état de l’assemblée et reconnu que leurs mesures étaient mal prises, furent contraints de remettre l’affaire au premier jour de juin suivant. Filesac en eut beaucoup de chagrin ; mais Duval, qui faisait sonner de tous côtés le tocsin sur Richer comme sur un ennemi public de la religion et de l’État qu’il fallait chasser, le consola en lui faisant voir la nécessité d’attendre tous les autres docteurs qu’il faisait venir de tous les endroits de la France aux dépens du clergé, pour s’assurer du succès de l’entreprise.
Il est accusé d’intelligence avec le roi d’Angleterre et les hérétiques. Sur quel prétexte.
Ce n’était pas seulement Duval qui faisait passer Richer pour ennemi de la religion, et qui l’accusait de communiquer avec les hérétiques ; l’abbé de Saint-Victor publiait aussi partout qu’il conférait avec les ambassadeurs du roi de la grande Bretagne, et ceux des états généraux de Hollande. Pour joindre l’imposture à la calomnie, on ajoutait qu’il était pensionnaire du roi Jacques Ier. Richer se montra beaucoup plus sensible à la fausseté de ces mauvais bruits, qu’à tout ce que ses ennemis avaient encore pu controuver jusque-là pour le perdre ; et il ne fit point difficulté d’employer les serments les plus sacrés, dans les protestations qu’il se crut obligé de faire contre de pareilles accusations.
Tout le fondement de la calomnie roulait sur ce qu’on disait que le roi d’Angleterre, après avoir lu le livre de Richer, avait déclaré qu’il souscrirait volontiers à cette doctrine, et qu’elle pourrait beaucoup servir pour réunir les esprits, dissiper le schisme, et rendre la paix à l’Église. Ce qu’il y avait de certain, était que ce prince ayant su que le livre du syndic avait été censuré par le cardinal du Perron, auquel il avait coutume d’écrire auparavant d’une manière pleine de bienveillance et de civilité, par l’entremise d’Isaac Casaubon, son homme de lettres, touchant les controverses de la religion, avait rompu entièrement avec lui, par cette unique raison. Il protesta qu’il ne voulait ni conférer dorénavant, ni avoir commerce de lettres avec un homme qui avait condamné d’erreur et d’hérésie, un livre auquel il savait par sa propre conviction, qu’il n’y avait pas plus d’erreur et d’hérésie que dans toutes les œuvres de Bellarmin ; que le cardinal du Perron qui était bien versé dans la lecture des conciles et des anciens pères ne pouvoir l’avoir fait par ignorance, et qu’ainsi c’était une censure d’État, faite contre la conscience, par une politique malicieuse, pour tâcher d’établir de plus en plus la grandeur et la puissance de la cour romaine.
Du Perron apprit cette nouvelle de tant d’endroits différents de la France et de l’Angleterre, qu’il ne put douter que l’interruption du commerce, dont il commençait à s’apercevoir, ne vînt de cette mauvaise disposition du roi à son égard. Il en eut tant de déplaisir, qu’il ne garda plus de mesures pour faire décrier Richer en France, et pour tâcher principalement de le détruire dans l’esprit du roi d’Angleterre. Le ressentiment lui fit écrire à ce prince une lettre pleine de fiel et d’aigreur contre ce docteur. Il le lui dépeignit comme un homme violent et séditieux, comme un ennemi de toutes les monarchies, qui avait autre fois fait des thèses à la louange de Jacques Clément, parricide de Henri III. Il voulut aussi lui persuader que les maximes dont Richer se servait pour attaquer la souveraineté du pape, ébranlaient pareillement celle de tous les princes chrétiens. Enfin il n’omit rien de tout ce qu’il put imaginer de désobligeant contre le syndic et de ce qu’il avait déjà proposé à la cour de France, pour le rendre odieux.
Il survint presque en même temps un nouvel accident, qui semblait donner de l’apparence aux calomnies de ceux qui publiaient que Richer était pensionnaire du roi de la grande Bretagne. Aussitôt que le mariage du roi de France avec l’infante d’Espagne fut résolu, la reine régente et le conseil du roi, pour ôter tout ombrage et tout sujet de défiance au roi d’Angleterre et aux huguenots de France, envoyèrent à Londres le maréchal duc de Bouillon pour ambassadeur extraordinaire, afin de faire entendre à ce prince que le roi très chrétien voulait toujours vivre dans une parfaite union avec lui, comme il avait fait auparavant, et faire exactement garder les édits du roi Henri le Grand son père en faveur des huguenots. Ces propositions ne devaient pas être suspectes au roi d’Angleterre, dans la bouche du duc de Bouillon, qui était lui-même huguenot. Cependant ce prince lui répondit, qu’apparemment on ne les lui faisait que pour l’amuser.
— Car, dit-il, j’en juge par l’expérience que j’ai de tout ce qui se passe tous les jours en France, où pour contenter Rome, on mécontente les huguenots en tout ce que l’on peut, même dans les choses qui sont prescrites par les édits. Mais ce qu’il y a de plus étrange et de plus inconcevable, ajouta ce roi, c’est qu’au préjudice du service du roi de France, des droits de la couronne, et des libertés de l’Église gallicane, le conseil du roi a souffert tout nouvellement que Richer, qui avait défendu les droits de la couronne et les libertés de l’Église de France, fût opprimé et son livre censuré, auquel, suivant les principes de l’Église romaine, qu’on distinguait en France de la cour de Rome, il n’y avait certainement pas plus à redire qu’à tous les ouvrages de Bellarmin.
Ce prince inférait de là, par un raisonnement du plus grand au plus petit, que si dans des choses qui regardaient essentiellement le service du roi de France et la police de son propre État, on avait si mal traité Richer et son livre pour donner contentement à la cour de Rome, il ne fallait pas espérer qu’on dût favoriser ou supporter même les huguenots selon les édits, quand il plairait au pape de les faire inquiéter.
Le duc de Bouillon à son retour ne manqua pas de rapporter fidèlement au conseil du roi, ce qu’il avait entendu de la bouche du roi Jacques, qui regardait Richer, à qui le président de Thou raconta ensuite toute l’affaire. Ce fut de là que les partisans de la cour de Rome publièrent que le syndic de la faculté de Paris était aux gages du roi d’Angleterre, et communiquait avec les hérétiques, pour exciter plus aisément les docteurs contre lui et avancer son abdication, ainsi que Richer l’apprit longtemps depuis par le moyen même de plusieurs de ces docteurs, qui étaient revenus à lui après avoir été trompés.
XVIII. Censure des évêques de la province d’Aix. Richer en appelle comme d’abus.
Nous avons remarqué ailleurs que le nonce du pape, ayant reconnu la censure des prélats de la province de Sens n’était pas agréable à Rome, parce qu’elle avait fait exception des droits du roi et des libertés de l’Église gallicane, avait persuadé à l’archevêque d’Aix-en-Provence, qui avait assisté à l’examen du livre de Richer au mois de février dernier chez le cardinal du Perron, d’aller promptement réparer cette faute par une autre censure qui fût simple et absolue, dans une assemblée provinciale de ses suffragants avec lui. Le cardinal du Perron assez fâché lui-même d’avoir été contraint par le chancelier d’insérer l’exception dans la sienne, l’évêque de Paris, celui d’Angers, et quelques autres prélats se joignirent au nonce pour l’y déterminer.
L’Archevêque d’Aix, homme d’un esprit facile et de peu de consistance, ne témoigna pas la moindre répugnance pour obéir. C’était un homme que son défaut de conduite avait fait accabler de dettes, et que la nécessité, jointe au mauvais ordre de ses affaires, avait réduit à se loger à Paris dans une simple chambre garnie, sans aucun train : de sorte qu’en faisant connaître sa bonne disposition au nonce et aux prélats, il leur fit sentir en même temps l’impossibilité où il était de faire son voyage, et d’exécuter leurs ordres sans assistance. On eut égard à ses besoins d’autant plus aisément qu’ils étaient connus de tout le monde. On avait pris des deniers du clergé une somme de quatre-mille écus, qu’on avait consignée entre les mains de l’évêque de Paris, sous un blanc signé, pour fournir aux frais qu’on serait obligé de faire dans les procédures contre Richer et son livre. On en donna une portion considérable à l’archevêque d’Aix pour faire son voyage, et on lui recommanda la diligence dans son expédition. Il ne fut pas plutôt arrivé à son église métropolitaine, qu’il y assembla ses trois suffragants44 et leur proposa une censure toute dressée, qu’ils signèrent le jeudi 24 mai. Elle était conçue à peu près dans les termes de celle de la province de Sens : mais elle ne contenait pas d’exception pour les droits du roi et de sa couronne, et les libertés de l’église gallicane. Elle fut publiée ensuite au prône des paroisses des quatre diocèses de la province, et affichée aux postes des églises. L’archevêque d’Aix, pour rendre ses services encore plus agréables au nonce, aux prélats qui l’avaient envoyé, et à toute la cour de Rome, fit publier en même temps et afficher avec la censure du livre de Richer, la bulle In Cœna Domini, dans toute l’étendue de son évêché. À dire le vrai, l’une des principales causes de la haine que les prélats avaient conçue contre Richer, venait de ce que par les principes et les maximes de son livre, il faisait voir que les ecclésiastiques étaient sujets naturels des princes séculiers, de même que les laïques, maximes qui demeuraient confirmées par la censure des prélats de la province de Sens, qui voulant en excepter les droits du roi, avaient assuré qu’ils n’y voulaient nullement toucher.
Ce fut principalement pour détruire cet te exception que l’Archevêque d’Aix, ne croyant pas qu’une condamnation générale et absolue fût suffisante, avait encore fait publier la bulle In Cœna Domini, par laquelle tous les clercs ou ecclésiastiques sont déclarés et rendus sujets seulement du pape, comme étant monarque absolu de l’Église, et par conséquent exempts de la juridiction temporelle de leur roi légitime. Sa satisfaction pour ce dernier point ne fut pas de longue durée. Comme il commençait à s’applaudir avec ses confrères, Guillaume du Vair, premier président au parlement de Provence, s’opposa fortement à cette publication, et députa aussitôt en cour un conseiller du même parlement, nomme Nicolas Claude Fabri Peiresc, pour avertir le roi et le chancelier, et se plaindre des entreprises de l’archevêque d’Aix, au nom de toute la compagnie.
Ce conseiller, qui était un des plus beaux ornements du royaume pour sa science et ses autres rares qualités, et qui passait pour le principal fauteur des lettres, et le patron des savants le plus généreux et le plus bienfaisant qui fût en son siècle, étant arrivé à Paris, alla rendre visite à Richer dans son collège du Cardinal-Lemoine. Il eut de longues et de savantes conférences, qui lui valurent son amitié, et celle de du Vair, comme ce magistrat lui fit connaître quelques années après. Le philosophe Gassendi n’a pas oublié de marquer ce voyage que Peiresc fit alors à Paris, dans la vie qu’il a écrite de ce conseiller : mais il n’a parlé ni de la cause ni de la fin de sa députation, non plus que de l’entretien qu’il eut avec Richer sur la qualité et l’étendue des deux puissances souveraines de la terre. Gassendi n’étant pas homme d’État et ne se mêlant jamais des affaires de l’Église, quoi que prêtre, était plus curieux de rapporter des expériences physiques, des découvertes astronomiques, et des curiosités de belle littérature, que les choses qui concernaient l’État ou la religion.
La censure des prélats de la province d’Aix ne vint à la connaissance de Richer que deux mois après, lorsqu’il en reçut une copie que lui envoyait l’évêque de Digne. Il en appela comme d’abus dès le 7 août, devant deux notaires45 au châtelet de Paris ; et le 17 septembre, aussitôt qu’il eut appris le retour de l’archevêque d’Aix à Paris, il lui fit signifier son appel par un huissier46 au parlement. L’archevêque en fut si surpris, que par manière de reproche et de récrimination, il dit à l’huissier :
— Quoi ? Richer n’est pas encore terrassé après que les lettres patentes du roi et l’arrêt de son conseil en dernier lieu,l’ont fait dégrader du syndicat de la faculté, pour ses erreurs et pour ses malversations ?
Mais Dieu augmentait sa constance et son courage, à mesure que les hommes tâchaient de multiplier ses adversités.
XIX. Dessein du premier de juin traversé. On persécute ceux qui favorisent Richer.
Pendant que l’on faisait la censure du livre de Richer à Aix, on voyait arriver des docteurs à Paris des provinces les plus éloignées du royaume, pour fortifier le parti de Duval et de Filesac, de sorte qu’il s’en trouva soixante-dix, outre Richer, pour l’assemblée de la faculté du premier juin ; et depuis un très long temps, il ne s’en était vu un si grand nombre en Sorbonne. Ce fut ce jour-là que l’abbé de Saint-Victor supplia la faculté de vouloir élire un autre syndic, pour instruire les nouveaux docteurs, et tenir la main à la discipline :
— Parce que, dit-il, Me Edmond Richer avait assez longtemps exercé le syndicat et qu’il fallait lui rendre grâces.
Il ajouta, qu’il était de l’intérêt de la faculté qu’elle eût plusieurs docteurs versés dans les affaires et dans la connaissance de la discipline, parce qu’elle n’aurait plus personne qui les entendît et qui les sût manier, si Richer venait à mourir avant que d’avoir un successeur. Mais afin que l’élection fût libre, l’abbé requit que Richer eût à sortir de l’assemblée.
Après cette supplication, Nicolas Roguenant curé de Saint-Benoît, doyen de la faculté, dit qu’il ne se souvenait pas d’avoir vu ou entendu que l’on eût borné l’élection d’un syndic à aucun terme, et qu’on en eût déposé aucun, à moins qu’il n’eût lui-même prié la compagnie de lui donner un successeur, ou qu’il n’eût commis quelque chose qui méritât la destitution : que Me Edmond Richer n’avait jamais rien fait de semblable ; que loin de cela, il avait rendu de très grands services à l’université et particulièrement à la faculté de théologie ; qu’ainsi au lieu de proposer l’élection d’un autre syndic à l’assemblée, il était d’avis qu’on rendît grâces à Richer, et qu’au lieu de parler de le déposer, on songeât plutôt à le prier de continuer ses fonctions.
Richer prit la parole, après la remontrance du doyen ; et ayant dit deux mots de sa promotion au syndicat et de ce qu’il avait dit ou souffert pour maintenir les statuts, la discipline, et la dignité de l’université ; il déclara qu’il soumettait son livre De la puissance ecclésiastique et politique au jugement de la faculté de théologie ; après quoi il s’opposa formellement à ce que la proposition faite par l’abbé de Saint-Victor fût mise en délibération. Il en produisit aussitôt un écrit, qu’il avait dressé et signé avant que d’entrer dans l’assemblée, et supplia la faculté qu’on lui donnât un acte, tant de la proposition faite par l’abbé de Saint-Victor, que de l’opposition qu’il y formait. L’émotion fut extraordinaire dans l’assemblée, qui dura depuis sept heures jusqu’à midi. De 70 docteurs qui opinèrent, les quarante-cinq qui avaient été pratiqués par le nonce du pape, l’évêque de Paris, Duval, les jésuites, et les autres, firent retentir la salle de clameurs et de tumulte, demandant qu’on procédât à la dégradation du syndic. L’abbé de Clairvaux47, le pénitencier de l’église de Paris48, et plusieurs autres docteurs demeurant dans la ville, refusèrent de se trouver à l’assemblée, nonobstant les sollicitations réitérées du nonce et de l’évêque de Paris, qui envoyèrent coup sur coup, l’un son auditeur de rote Scappi, l’autre son grand vicaire Pierrre-vive.
Les vingt-cinq docteurs de l’assemblée qui défendaient la cause de Richer, résistèrent jusqu’à la fin aux brigues des quarante-cinq du parti opposé, et rendirent ainsi leurs efforts inutiles. Cette résistance les fit remarquer par le nonce et l’évêque de Paris, pour pouvoir se venger d’eux selon les occasions. L’évêque empêcha toujours depuis, autant qu’il lui fut possible, ces docteurs de prêcher à Paris et ailleurs, et d’obtenir aucun bénéfice de ceux qui dépendaient de la cour de Rome, de lui même, et des autres évêques ses amis.
Le doyen Roguenant sur tous les autres signala sa fermeté, et se rendit inflexible à toutes les sollicitations des ennemis de Richer. C’est pourquoi Filesac et Duval envoyèrent à Meaux, pour faire venir Oronce Finé ; et au défaut de celui-ci, ils députèrent à Orléans, pour amener Nicolas Burlat, afin de présider aux assemblées, parce qu’ils étaient l’un et l’autre plus anciens docteurs que Roguenant.
On fit une rude inquisition sur la vie et les mœurs de tous ceux qui avaient opiné pour Richer, à dessein de les perdre pour cette raison, sous d’autres prétextes. Mais on n’eut prise sur aucun d’eux, excepté Antoine Fusi, curé de Saint-Leu et Saint-Gilles, qui fut accusé de ne pas vivre dans une aussi grande continence que la profession exigeait de lui. On lui fit un procès criminel ; et par un jugement définitif, on le condamna au bannissement hors du royaume ; on l’interdit de ses fonctions, et on lui ôta pour toujours le pouvoir de dire la messe ; de sorte que se voyant privé des ressources ordinaires et réduit à mendier, ou à apprendre un nouveau métier pour vivre, il se laissa tomber dans un mouvement de désespoir qui le porta à se faire huguenot : action dont la faute était entièrement personnelle, et dont le blâme ne devait pas plutôt tomber sur le parti de Richer, que sur la compagnie des jésuites, dont Fusi avait été membre fort longtemps.
Le syndic, voyant que malgré son opposition et malgré les avis des 25 docteurs qui le défendaient, ses ennemis étaient toujours résolus de passer à sa déposition, et que d’ailleurs le docteur Duval sollicitait Joachim Forgemont, comme étant le plus ancien docteur après Roguenant, de prendre la place du doyen pour faire délibérer sur la proposition faite par l’abbé de Saint-Victor, fit venir deux notaires49 à l’assemblée pour demander acte de son opposition ; appela du refus qu’on faisait d’y déférer ; protesta contre tout ce qui se ferait au préjudice de son opposition ; récusa la plus grande partie des 45 docteurs qui étaient contre lui ; donna par écrit aux notaires les causes de récusation, et fit dresser un acte de tout ce qui s’était passé dans cette assemblée au sujet de son syndicat.
Après qu’on se fut retiré, l’abbé de Saint-Victor alla incontinent chez les notaires, pour avoir copie des actes ; et dès le lendemain il les porta à Fontainebleau où était toute la cour. Il mena avec lui trois docteurs50 choisis par Duval, du nombre des plus zélés adversaires de Richer, pour tâcher d’obtenir de la reine et des ministres un ordre du roi, qui obligeât la faculté de procéder à l’élection d’un syndic : mais ayant été reçus du chancelier et de monsieur de Villeroy beaucoup plus froidement qu’ils n’espéraient, et surtout l’abbé de Saint-Victor, que le chancelier mortifia en particulier pour ses emportements et son ambition, ils n’eurent que le loisir de recommander leur affaire à Michel de Marillac conseiller d’État, et compagnon du docteur Duval dans l’administration de la maison des Carmélites ; et ils revinrent promptement à Paris.
Quelques jours après, le chancelier écrivit aux gens du roi du parlement, et leur demanda qu’ils apaisassent l’émotion de Sorbonne, et ordonnassent à Richer de se contenir, et de ne point poursuivre son appel comme d’abus ; de sorte que l’avocat général Servin, et le procureur général de Bellièvre, étant allés à la grand-chambre le premier jour de juillet, pour faire entendre à la cour ce que le chancelier leur avait mandé, il fut ordonné que Daniel Voisin, l’un des quatre greffiers et secrétaires du parlement, irait en Sorbonne le premier jour que la faculté s’assemblerait ; ce fut dès le troisième du mois.
Voisin étant entré, dit au doyen, après que celui-ci lui eut déclaré que la compagnie était légitimement assemblée, qu’il était envoyé de la cour, pour faire entendre à la faculté que l’on ne parlât point d’élire un autre syndic, et que l’on assoupît toutes les contestations qui s’étaient élevées à cette occasion. L’assemblée obéit d’autant plus volontiers que la reine avait fait écrire huit jours auparavant des lettres à l’abbé de Saint-Victor, portant des ordres tout semblables.
Le premier président manda en même temps le doyen, avec cinq autres docteurs51 que la faculté nomma pour lui tenir compagnie. Il leur ordonna de ne point inquiéter Richer, parce que le roi devait pourvoir à cette affaire dès qu’il serait de retour. Quelques jours après, ce magistrat envoya quérir Richer, pour l’avertir que les choses ne se disposaient pas en sa faveur auprès de la reine et des ministres, qui étaient continuellement obsédés par ses ennemis. Il lui conseilla de quitter volontairement le syndicat, pour prévenir les violences d’une déposition involontaire. Richer dit beaucoup de choses sur son innocence, sur l’injustice qu’on lui faisait, sur le violement des lois qu’on blessait à son égard, et sur les sentiments d’honneur et de religion qui l’obligeaient à demeurer inébranlable jusqu’à la fin. Mais le premier président lui déclara que toute son innocence, appuyée du crédit de tous ses amis, ne lui servirait plus de rien ; qu’on ne pourrait empêcher l’injustice de triompher, et que l’ambassadeur de Brèves avait écrit tout nouvellement de Rome, que le pape lui avait refusé l’audience, jusqu’à ce qu’on eût fait un autre syndic.
XX. On obtient des lettres patentes pour la déposition du syndic.
C’est ainsi que l’on oblige les puissances séculières d’accommoder leur politique et leur gouvernement à l’intérêt particulier de la cour de Rome, principalement dans le temps de la minorité des princes et de la régence des femmes, lorsqu’on rencontre des magistrats et des ministres faibles ou intéressés, qui ne songent qu’à profiter de ces conjonctures pour faire leurs propres affaires, au préjudice de la vérité et de la justice qui leur sont confiées.
Cependant Marillac, conseiller d’État, confident du chancelier, sollicitait en cour la destitution de Richer avec beaucoup d’ardeur et d’importunité ; et l’abbé de Saint-Victor, qui recevait de jour à autre des nouvelles du progrès de ses négociations, faisait espérer à son parti toute sorte de satisfaction pour le 1er août. Mais le 31 juillet, on vit venir chez le doyen Roguenant, le premier huissier du conseil, par ordre du chancelier, pour lui signifier de la part du roi, de traiter de l’élection d’un syndic dans l’assemblée que la faculté devait tenir le lendemain, parce que sa majesté voulait y pourvoir incessamment.
C’était un artifice du chancelier qui tâchait de tirer l’affaire en longueur, pour porter Richer à quitter volontairement, tandis que le premier président de Verdun et François de Montholon, intendant de la maison de mademoiselle de Montpensier, qui savaient à quoi les brigues de ses ennemis devaient se terminer, cherchaient des raisons pour le convaincre. Le chancelier, apprenant que rien ne pouvait ébranler le syndic, donna ordre qu’on disposât l’esprit du doyen Roguenant pour la prochaine assemblée de Sorbonne. Mais Roguenant ne s’étant pas laissé abattre, il fit venir Oronce Finé, théologal de Meaux, le plus ancien de tous les docteurs, et qui avait été autrefois son compagnon d’étude au collège de Navarre. Il n’y eut point de caresses qu’il n’employât pour l’engager à se trouver en Sorbonne le 1er septembre, pour y présider et faire élire un syndic. Finé, quoi qu’accablé de sa vieillesse et des témoignages d’une si ancienne amitié avec le premier magistrat du royaume, eut assez de force néanmoins pour ne pas succomber. Il dit au chancelier qu’il ne pouvait faire ce qu’il souhaitait de lui, sans donner une atteinte mortelle à l’ancienne école de Paris, touchant la supériorité du concile sur le pape, aux libertés de l’Église gallicane, et à l’autorité du roi ; d’ailleurs, que tous les docteurs considérant le traitement qu’on aurait fait à Richer à cause de son livre, ne voudraient plus dorénavant défendre cette doctrine, par la crainte d’être traité comme lui.
Alors le chancelier, que l’on n’avait jamais vu en colère, s’échauffa, et dit en latin d’un ton tout courroucé :
— Est libellus a quodam magistello intempestive editus.
Aussitôt il donna charge à Marillac de faire expédier des lettres patentes du roi, pour obliger l’assemblée du 1er septembre de procéder à l’élection d’un nouveau syndic. Il les scella du 27 août, et les fit exécuter par les deux huissiers du conseil privé52, que Marillac instruisit de ce qu’ils auraient à faire en cas d’intervention. Ils les signifièrent au doyen Roguenant en pleine Sorbonne, le premier septembre, et en firent publiquement la lecture en présence de Richer, qui lut incontinent après une plainte apologétique en latin, qu’il avait composée à la première nouvelle qu’il reçut des desseins de la cour. Il en donna aussitôt deux copies françaises, signées de sa main, au premier huissier ; l’une pour être présentée au chancelier ; l’autre pour être communiquée à tout le monde. Il protesta ensuite de nullité tout ce qui se faisait contre lui, conformément aux raisons qu’il en avait alléguées dans sa plainte, persista dans l’appel comme d’abus, qu’il avait interjeté de la prétendue censure de son livre, et demanda acte de tout ce qui s’était passé à son sujet, pour faire connaître à la postérité qu’il était déposé sans cause, à la poursuite du nonce de la sainteté, et parles sollicitations des jésuites et de leurs confidents, qui par ce moyen cherchaient à rendre sans effet l’arrêt intervenu contre eux pour l’université.
Abdication violente de Richer.
On procéda ensuite à l’exécution des lettres patentes du roi ; et le docteur de Filesac fut élu syndic, quoi que la brigue qu’il faisait pour cela depuis huit mois dût l’en exclure, suivant la disposition des lois. On arrêta qu’à l’avenir le syndic de la faculté n’exercerait point sa charge au delà de deux années, et qu’à la fin de la première, il demanderait d’être continué pour la seconde.
On ordonna ensuite, qu’on rendrait grâces à Richer, pour s’être fidèlement acquitté de l’administration du syndicat pendant les quatre ans et demi qu’il l’avait exercé. Le docteur Michel Mauclerc, l’un de ses principaux adversaires après Duval et Filesac, et le premier opinant de l’assemblée, dit qu’il rendait grâces à Richer pour tout ce qu’il avait fait pendant son syndicat, mais non pas pour son livre De la puissance ecclésiastique et politique, ni pour sa plainte apologétique, ou sa protestation contre les lettres du roi. Les autres docteurs de la cabale de Mauclerc suivirent son exemple et son opinion, tâchant d’insinuer par ce moyen, que la faculté avait indirectement condamné le livre de Richer, dont elle n’osait porter directement ni ouvertement la censure, à cause de l’arrêt du premier février.
Néanmoins, la plus grande partie des docteurs ayant été d’un avis contraire après de Gamaches, le doyen Roguenant conclut absolument, que l’on rendrait grâces à Richer sans exception, et sans faire mention de son livre. Filesac mettant la conclusion par écrit, ne laissa pas de mettre l’exception, contre la raison, la coutume. Le doyen ne voulut jamais consentir à cette violence, et il donna lieu à Richer de s’opposer à ces actes, et d’appeler encore comme d’abus au 1er octobre suivant, auquel on devait confirmer et signer la conclusion du 1er septembre.
Filesac résolu de l’empêcher à quelque prix que ce fût, fit venir d’Orléans le docteur Hugues Burlat, plus ancien que Roguenant, pour présider à l’assemblée prochaine de la faculté, et y faire signer la conclusion. Burlat vint par le secours de l’argent du clergé, qu’on lui fit tenir pour les frais de son voyage, et sur l’espérance que lui donnait l’évêque de Paris, de le récompenser d’une des meilleures cures de la ville.
Dans l’assemblée du premier octobre, avant que Burlat, tenant la place de doyen, eût signé la conclusion, Richer fit entrer deux notaires, auxquels il donna l’acte de sa protestation de nullité, écrit et signé de sa main, pour le signifier à toute l’assemblée. Mais voyant que malgré cet acte, la cabale était résolue de conclure à son préjudice, il se crut obligé d’appeler encore comme d’abus, de tout ce qu’on attenterait contre lui ; ce qu’il ne fit qu’après avoir présenté à Burlat la plainte apologétique, ou protestation contre les lettres patentes du roi du 27 août, qu’il avait donnée à Roguenant le 1er septembre, et après avoir refusé de sortir de l’assemblée, pour empêcher que l’on ne décrétât contre lui.
Les ennemis de Richer s’apercevant que ses raisons faisaient sur la plupart des esprits des impressions qui ne servaient pas à leur dessein, excitèrent un si grand tumulte, que toute l’assemblée se tourna en cohue. Richer ayant voulu lire ses moyens de récusation, ne put se faire entendre, et fut obligé de mettre le cahier entre les mains des notaires. L’abbé de Saint-Victor prit l’un de ces notaires53 à part et lui dit à l’oreille, que tout ce qui se faisait contre Richer était prescrit par un commandement exprès du roi. Il tâcha ensuite de l’intimider, pour l’empêcher, et son compagnon, de recevoir les actes de Richer, et il les menaça de les rendre responsables à la cour, de tous les désordres qui allaient arriver s’ils n’arrêtaient l’émotion de l’assemblée ; assurant qu’autrement lui et eux seraient accablés de coups de poing et de pied avant que de sortir, et que d’un procès civil, ils en feraient naître un criminel.
XXI. Le chancelier arrête la fureur des ennemis de Richer.
L’animosité des ennemis de Richer était trop violente pour pouvoir être apaisée par la privation de son syndicat. Incontinent après sa destitution, ils prirent de nouvelles mesures pour le retrancher entièrement de la faculté. Ils se flattèrent même de lui faire perdre encore sa charge de grand-maître du collège du Cardinal-Lemoine, par le moyen de l’évêque de Paris, du doyen de l’église cathédrale, son frère54, et du chancelier de l’université Pierre-vive, son grand vicaire, trois hommes animés du même esprit, et tous trois supérieurs ordinaires du collège du Cardinal-Lemoine, auxquels seuls il appartenait de nommer à la grande maîtrise de ce collège. Mais la providence divine ne tarda pas à confondre leur mauvais dessein, dans le temps et dans le lieu même où ils espéraient le faire autoriser. L’abbé de Saint-Victor, accompagné de six docteurs parmi lesquels étaient Burlat, doyen de la facultés, Filesac syndic, et Duval professeur royal, alla au Louvre comme député de tout le corps, pour remercier la reine et le chancelier de ce qu’ils avaient donné la paix à la Sorbonne. Comme l’abbé s’échauffait en jeune homme au milieu de son discours, qu’il relevait le mérite de Burlat au préjudice de Roguenant, et qu’il exagérait la hardiesse que Richer avait eue de s’opposer par des actes publics à tout ce qu’on avait fait contre lui, et d’en appeler comme d’abus, le chancelier lui répondit froidement que si on n’était pas allé au delà de ce qui était porté par les lettres patentes du roi, qui ne permettaient rien autre chose que l’élection d’un nouveau syndic, il maintiendrait l’arrêt du conseil privé. Ils furent entièrement déconcertés d’une réponse si peu attendue, et ils revinrent du Louvre tout interdits d’une parole qui dissipait tous leurs projets.
Marillac, qui était l’organe du chancelier, leur donna avis de ne plus inquiéter Richer parce qu’il était à craindre qu’ils ne gâtassent tout ce qu’ils avaient fait jusque-là, et que les esprits ne changeassent en faveur de Richer, qui avait encore beaucoup d’amis et de défenseurs à la cour. L’un des principaux était le Comte de Soissons, prince du sang royal de France, qui se plaignait hautement d’une fausseté commise dans les lettres patentes concernant la déposition de Richer. Marillac avait su prendre son temps pendant l’absence des princes du sang, pour faire expédier les lettres patentes. Il n’avait pourtant pas laissé d’y faire dire au roi, que ces princes étaient présents au conseil et, qu’il avait pris leur avis. Le comte de Soissons, à la persuasion de Me Étienne Daligre, conseiller d’État et intendant de sa maison, qui favorisait la cause de Richer, alla faire des reproches au chancelier, et il le fit souvenir en termes assez forts, que lorsqu’il lui avait fait entendre que la Sorbonne était divisée, et qu’il fallait apaiser ces contestations, il ne lui avait jamais parlé qu’on dût déposer Richer du syndicat. Mais pour le malheur de la France, le comte de Soissons mourut peu de jours après55 dans son château de Blandy, regretté de tous ceux qui aimaient le bien de l’État, et la tranquillité du royaume.
Le prince de Condé en usa encore avec moins de réserve auprès du chancelier. La première chose qu’il fit après être retourné en cour et avoir salué la reine mère régente, fut de décharger sa mauvaise humeur sur ce magistrat qui ne sut faire autre chose que d’imputer à Marillac la fausseté glissée dans les lettres patentes, et au nonce du pape la résolution prise au conseil pour la déposition de Richer.
Fin du second Livre.
Notes
- [27]
Acta capitulorum generalium ordinis prædicatorum. Ab anno 1611.
- [28]
Vincent Marchand, Ant. de Heu, Nic. de l’Escleise, Nicolas de Paris.
- [29]
Louis de La Court.
- [30]
Claude Bertin.
- [31]
Louis Hoïau.
- [32]
Peut-être Hennequin.
- [33]
Cet hôtel est dans Paris, près de Saint-Paul.
- [34]
Claude Petitjean, curé de Saint-Pierre-des-Arcis.
- [35]
Nicolas Roquenant ; Joachim de Forgemont ; Charles Loppé, grand-maître du collège de Navarre ; Étienne Michel Colin, grand-maître du collège du Plessis.
- [36]
Christophe Balthazar, provincial ; Barthélémy Jacquinot, supérieur de la maison professe ; Alexandre Georges ; Jacques de Sirmond ; Fronton du Duc ; Franciscus Taconius.
- [37]
Léon Sibour.
- [38]
Henri, évêque de Paris ; François, évêque d’Auxerre ; Jean, évêque de Meaux ; Gabriel de L’Aubespine, évêque d’Orléans ; René, évêque de Troyes ; Eustache, évêque de Nevers ; Philippe, évêque de Chartres.
- [39]
[Le texte donne
cotter
.] - [40]
Cela est faux de Richer et vrai de Filesac. Voir ci-dessus.
- [41]
Libelle attribué au père Sirmond.
- [42]
Vincent Marchand, Nicolas de Paris, Hubert Tranchant.
- [43]
Antoine Froissart.
- [44]
Charles, évêque de Riez ; Barthélémy, évêque de Fréjus ; Toussaint, évêque de Sisteron.
- [45]
Mathurin Périer et Nicolas de Beaumont.
- [46]
Gauthier.
- [47]
Nicolas d’Argensier.
- [48]
Roland Hébert.
- [49]
Périer et de Beaumont.
- [50]
Milles Gérard, Claude le Bel, Nicolas Isambert.
- [51]
Filesac, Mauclerc, Cheyrac, Loppé, Golin.
- [52]
Georges le Cirier, Séraphin Mauroy.
- [53]
Périer.
- [54]
Jean-François de Gondy.