Texte intégral : Préface (Armand Silvestre)
Le pistolet de la petite baronne
par
(1883)
Éditions Ars&litteræ © 2022
Préface par Armand Silvestre
Certes voilà un livre qui n’avait besoin de personne pour le présenter au public, étant de ceux qui se recommandent eux-mêmes par les qualités vivantes auxquelles s’attache, avant tout, le succès. Si donc j’ai accepté l’honneur que l’auteur m’a fait en me demandant quelques lignes d’introduction pour lui, c’est d’abord pour le remercier du plaisir que j’avais pris à lire son œuvre en manuscrit et aussi parce que l’occasion est toujours bonne de dire sans ambages sa pensée.
Je n’apprendrai à personne les prétentions du roman contemporain : la plus modeste est d’écrire la chronique exacte de ce temps et de se survivre dans l’avenir, avec la valeur d’un véritable document historique. De là cette jeune école qui n’entend pas que la postérité ignore la forme du moindre de nos objets familiers et consacre plusieurs pages de prose laborieuse au portrait d’une cheminée ou d’une table de nuit. Loin de moi l’idée de la plaisanter. Il est sorti d’excellents morceaux des ateliers de ces peintres de nature morte et qui méritent de rester. Mais la nature morte n’est pas toute la peinture et je trouve que souvent le souci du décor leur fait oublier la pièce qui devrait se jouer devant. Ils nous font vivre dans les coulisses de la vie mais non pas dans la vie même. Trop de portants et trop de toiles de fond. C’est à une série d’entractes qu’ils nous font assister.
Des romans comme celui-ci sont un repos dans cette fatigue des inutiles attentes. Le drame n’y est pas perdu un seul moment de vue ; il se déroule impétueux et serré comme un torrent dans un lit trop étroit. Juste ce qu’il faut de paysage pour que les personnages s’y meuvent dans la réalité. Ne croyez pas cependant à une débauche d’imagination rappelant la grande manière des Sue, des Gozlan et des Soulié. Non. Rien que de vu, au contraire, rien que de vécu de près, rien que de rigoureusement pris sur nature, une aventure dont les invraisemblances mêmes ont dû être amorties. De là un livre ayant ce double caractère d’intéresser comme la plus heureuse des fictions, tout en s’associant à l’œuvre de vérité que nos romanciers ont tentée.
Je sais, je l’avoue, un gré infini à son auteur d’avoir mis tant d’intensité descriptive au service de tant d’audace dans la vérité. Cette audace, j’ai remarqué que les femmes l’avaient plus volontiers que les hommes, ce qui vient de ce qu’elles s’étonnent moins facilement que nous. La perception beaucoup plus fine des causes secrètes les rend moins sensibles à la brutalité des effets. Ce qui nous semble absolument mystérieux, et, comme tel, nous épouvante, est percé, pour elles, d’une infinité de jours obliques et se croisant où leur pensée s’éclaire et se retrouve. J’ai fait cette remarque en les entendant conter le plus naturellement du monde des histoires dont un homme eût été fort embarrassé. C’est ainsi que le charme par lequel elles ne cessent de nous vaincre les suit jusque dans le talent et plaide en leur faveur d’éternelles circonstances atténuantes.
Ce n’est pas, au moins, que ce livre ait le moindre caractère scandaleux. Vous n’y trouverez aucune de ces descriptions lascives où se complaît l’imagination des maladifs et des impuissants. Il est remarquable, au contraire, par la sobriété du détail. Il ne recule pas devant le fait, puisqu’il est une page d’histoire contemporaine, mais il ne le surcharge pas d’enjolivements aggravants ; au contraire. C’est un mérite d’autant plus réel que c’est un élément de succès facile méprisé de par une volonté hautaine.
Et puis, je veux dire encore une des raisons qui me l’ont rendu sympathique, en dehors de cette rare et toute virile loyauté de moyens. C’est qu’il a pour héroïne une étrangère et ne poursuit pas l’étrange légende de nos vices nationaux. Remarquez, un peu, ce qui se passe en effet, depuis longtemps déjà. Notre littérature étant traduite partout, de préférence à toute autre, nos pièces étant jouées presque exclusivement sur les théâtres du monde entier, ce sont nos mœurs qui égayent la curiosité de l’univers. Or comme nos livres et nos comédies roulent invariablement sur l’adultère, l’opinion de tous nos voisins doit être que nous sommes un peuple de cocus. Nous devons passer, dans leur imagination, comme un troupeau de bêtes à cornes sur la sérénité d’un soleil couchant. Nos grands hommes ne sont plus ni Napoléon, ni Charlemagne, ni Louis XIV, mais Sganarelle et M. Dandin. Ajoutez à cela les mémoires de notre cocotterie et vous vous expliquerez la jolie réputation qu’a la femme française à l’étranger. Madame Bovary ou Nana. C’est flatteur pour nos sœurs et nos mères. Non, vrai ! c’est payer un peu cher notre popularité par delà nos frontières naturelles.
Je vous dirais que toutes nos Parisiennes sont fidèles et que les Folies-Bergères sont une fiction que vous me ririez au nez. Allez cependant un peu à l’étranger et vous vous rappellerez bientôt notre pays comme la terre légendaire de la vertu. Nous savons, depuis Faust, ce que vaut l’hypocrisie des Gretchen. Quant aux mœurs de la société dans les grandes villes du Nord, eh ! bien, ce roman, en est un échantillon. J’en connais d’autres, pour ma part, qui n’ont pas été écrits, mais conviendraient aussi mal à une continuation de Berquin. Ne me dites pas que la France exerce une force attractive immédiate sur ces possédées de l’insatiable et de l’inconnu, et que les femmes comme la petite Baronne y viennent naturellement comme l’eau du ruisseau à l’égout. Je remarque, au contraire, que celle-ci y trouve presque tout de suite le châtiment de son désir inavouable et inassouvi, et, qu’en s’expatriant, elle s’est perdue. Ce n’est donc pas à nous seuls que la légende dont je parlais tout à l’heure coûte cher.
Ce n’est pas, cependant, que l’auteur ait été indulgent de parti pris pour les mœurs de notre grande cité. Non : un des charmes de son livre est précisément le défaut absolu de parti pris. Il est conçu avec l’indifférence superbe d’un procès-verbal et ce n’est pas sa moindre qualité que l’absence de prétention à moraliser. Aucun commentaire n’en alourdit la marche légère. C’est pour cela même que j’ai cédé au désir d’en extraire les conclusions dédaignées par la plume facile et primesautière qui l’a écrit. Non certes, notre Paris n’y est pas ménagé et je vous recommande même les quelques pages pleines de verve qui décrivent un dîner estival au café des Ambassadeurs. Vous y trouverez une série de croquis impitoyables et sous lesquels je me garderai bien de mettre des noms, la chose étant la plus inutile du monde, tant ils sont ressemblants. Notre guide nous mène, en cicerone consciencieux, dans d’autres lieux qui sont moins encore des temples élevés à la vertu. C’est une promenade à travers nos sottises et nos vices. N’importe ! Il n’en est pas moins vrai que sottises et vices restent fort au-dessous de ce qu’avait rêvé notre auguste visiteuse et qu’elle était beaucoup plus près de son idéal, dans sa frileuse patrie, au milieu d’une société dont les dépravations élégantes l’eussent bien mieux satisfaite, entre un mari honteusement complaisant et des amants imbéciles mais riches. Ce qu’elle était venue demander à notre ciel c’était un peu d’amour. Mais ce n’est pas la faute de notre soleil si la terre qui lui est tendue est infertile au point de ne contenir le germe d’aucune fleur.
J’ai dit maintenant pourquoi cet ouvrage charmait, à la fois, mon goût pour ce qui est original et personnel et mon patriotisme féminin. C’est à ses qualités de fond que j’ai rendu ainsi justice. Il me reste à parler de sa forme. Ce que j’aime en celle-ci c’est l’absence de prétention à la musique des mots et à l’image des vocables. Peu d’adjectifs, mais toujours justes. J’admire comme il convient la prose de nos romanciers contemporains les plus renommés et ne lui reproche que d’être de la prose de poètes. C’est dépasser en audace les plus grands lyriques du vers que de prêter couramment une couleur aux parfums et un parfum aux couleurs, une musique aux formes et une forme aux sons. C’est cependant le fond de leur rhétorique. Ils ont rétabli avec cela, sous forme d’incidences, l’ablatif absolu des latins, lequel est bien ce que je connais au monde de plus contraire au génie de la langue française. Que voulez-vous ? J’en suis encore à croire que la clarté était le plus grand honneur de notre idiome et je suis tout dépaysé quand je ne trouve pas, dans une phrase, le sujet réglementaire, le verbe obligatoire et l’attribut recommandé. Eh bien ! ce modeste idéal, je le trouve dans ce roman, avec cette légèreté de touche où se reconnaît la main d’une femme, cette main dont toute caresse finit par une égratignure. Oui, cela est chiffonné à ravir comme une dentelle de mots, mais où le dessin se retrouve toujours comme dans les vraies dentelles.
Et maintenant des excuses, de plates excuses. Je m’en veux d’avoir retardé si longtemps le plaisir du lecteur au seuil du roman qui va le charmer. J’ai fait comme ces musiciens de l’école nouvelle qui, systématiquement, se complaisent d’autant plus dans les développements exubérants que la mélodie qui doit suivre arrivera après comme un soulagement qui la rendra plus aimable encore. C’est le service le plus clair que j’ai rendu à l’auteur de mettre un peu d’ennui dans les premières pages de son livre, pour que l’intérêt des suivantes en jaillisse plus clair et plus ensoleillé au sortir de l’ombre. Quant au succès, je l’ai dit, c’est pour moi chose certaine et éclatante. Je me dépêche de le lui souhaiter.
Armand Silvestre.
28 février 1883.