Texte : Chapitres 1-4
1I Jeunesse de Gilles de Rais. — Son éducation. — Son mariage. — Ses débuts dans les armes.
Dans la partie méridionale de la Bretagne, sur la rive gauche de la Loire, entre Nantes et la mer, s’étendait au XVe siècle la baronnie de Rais,
l’un des plus agréables et plaisans paysages de Bretagne2.
Le pays de Rais, situé au midi de l’embouchure de la Loire, était donc la terre comprise entre ce fleuve, l’Océan, le lac de Grand-Lieu, et les limites du Poitou. Plaine immense et nue aux approches de la mer, elle offre aux yeux quelque chose de la monotonie triste et fatigante du désert ; mais le sol est d’une rare fécondité ; la population est pressée, forte et vigoureuse, quoique les visages soient rendus mélancoliques par la mal’aria, qui monte des marais salants ; l’aisance est plus fréquente que la pauvreté. Au XVe siècle, cette contrée était pour les grands seigneurs ce qu’elle est aujourd’hui pour la multitude des particuliers, une source abondante de richesses. Aux environs des rives de la Loire et sur les limites du Poitou et du 2Bocage vendéen, l’aspect est tout à fait différent : le terrain, presque aussi peu mouvementé que celui qui avoisine l’Océan, porte une végétation touffue ; les arbres y sont magnifiques, puissants de tronc et admirables de ramure ; les horizons riants, l’air salubre et purifié par les bois, les productions riches et variées, le peuple joyeux, les figures ouvertes et sympathiques.
La ville de Machecoul, célèbre dans l’histoire, située au centre de nombreuses et considérables châtellenies3, était depuis des siècles la capitale de ce petit pays : sa forteresse redoutable et ses remparts en faisaient une place de guerre importante, joint encore que par la puissance de ses seigneurs et sa position, géographique entre la Bretagne et le Poitou, à une époque où ces deux provinces étaient indépendantes et quelquefois ennemies l’une de l’autre, elle était regardée comme la clef de la Bretagne dans ces parages. C’est du pays de Rais que Gilles de Laval, le héros de cette histoire, resté fameux sous le nom terrible de Barbe-Bleue, obtint le titre de baron de Rais, sous lequel il est plus habituellement désigné, et qu’ont rendu impérissable ses extravagances, ses crimes, son procès et sa mort4.
Trois des plus grandes familles de l’Ouest de la France se sont unies pour lui donner le jour, la famille de Montmorency-Laval, 3celle de Machecoul et celle de Craon. L’antique maison de Rais, à diverses époques, s’était elle-même alliée à la maison de Machecoul et à celle de Montmorency-Laval. Elle tenait à la première, dès le XIIIe siècle, par le mariage d’Eustache Chabot, fille de Chabot Ier, seigneur de Rais, avec Gérard de Machecoul ; à la seconde, au XIVe siècle, par le mariage de Jeanne Chabot, surnommée la Folle, petite-fille de Gérard Chabot III, seigneur de Rais, et de Marie de Parthenay, avec Foulques de Laval5.
En 1400, la dernière héritière de la famille de Rais, Jeanne la Sage (1331-1406), allait mourir sans héritiers, lorsqu’elle songea à se donner un successeur, qui non-seulement héritât de ses biens, mais prît encore ses armes et perpétuât le nom de ses ancêtres. Ses yeux se portèrent sur l’un de ses arrière-cousins, descendant des Montmorency-Laval, Guy II, chevalier, seigneur de Blaison et de Chemellier, père du trop célèbre Gilles de Rais. Tout naturel qu’il parût, ce choix offrait cependant une grave difficulté : Guy de Laval, en effet, ne pouvait pas hériter de Jeanne la Sage ; car une exhédération, dont avait été frappée Jeanne la Folle à cause de son mariage avec Jean de la Musse-Pont-Hüe, atteignait toute sa descendance et rejetait Guy de Laval hors de la succession des seigneurs de Rais. Seule, une institution spéciale, faite en sa faveur par la dernière descendante de l’antique maison, pouvait le faire rentrer dans la possession de son droit perdu : Jeanne la Sage lui donna cette preuve d’affection. En 1400, elle l’établit solennellement son héritier, à la seule condition qu’il abandonnât pour lui et ses descendants le nom et les armes de Laval, pour prendre les armes et le nom de Rais. Dans le cas où Guy de Laval n’eut pas accepté cette clause, elle lui substituait par le même acte Jean de Craon, fils de Catherine ou Marguerite de Machecoul et de Pierre de Craon. Comme bien on pense, Guy de Laval n’eut garde de refuser une succession qui quadruplait sa fortune : il souscrivit à la 4condition mise à son hérédité, le 23 septembre 1401. En conséquence, le dernier jour de septembre de la même année, Guy II abandonna le nom et les armes des Montmorency-Laval, qui étaient de Laval, le premier carton de gueules chargé d’un lion d’argent pour brisure
, et prit le nom et les armes de Rais, qui étaient d’or, à la croix de sable.
Il semble que tout devait aller à bien entre Jeanne de Rais et son héritier adoptif : il n’en fut pourtant rien ; chez les vieillards, naturellement chagrins et versatiles, l’affection fait souvent place au sentiment contraire. On ne sait pour quelle cause Jeanne se brouilla bientôt avec le successeur qu’elle s’était librement choisi. Dans son mécontentement, par acte du 14 mai 1402, elle reporta son héritage sur Catherine de Machecoul, fille et héritière principale de Louis de Machecoul, seigneur de la Bénaste et du Coustumier, veuve de Pierre de Craon, seigneur de la Suze, d’Ingrandes et de Champtocé. Dans la partie qui s’engageait, Guy de Laval jouait trop gros jeu pour se décider à la perdre tranquillement et pour se laisser éconduire sans résistance d’une succession, qui lui avait été assurée d’une manière si authentique. Il intenta à Jean de Craon, fils et héritier de Catherine de Machecoul, un procès qui donna lieu à de regrettables débats. Le parlement de Paris fut légalement saisi de la cause, et un fragment inédit d’un mémoire en faveur de Jean de Craon, retrouvé dans les Archives du château de Thouars, nous apprend que la lutte était très animée entre les deux adversaires, en même temps qu’il nous aide à fixer d’une manière précise l’année, jusqu’ici fort débattue, de la naissance de Gilles de Rais6. La querelle sans doute eût été longue, au grand détriment de la paix entre deux maisons alliées, si une heureuse transaction, qui conciliait à la fois les intérêts des deux familles, n’y avait ramené tout à coup la tranquillité.
Guy de Laval n’était pas marié, et Jean de Craon n’avait 5qu’une fille, nommée Marie : leur union pouvait accorder les intérêts et rapprocher les cœurs en resserrant d’anciennes alliances ; Jeanne de Rais, sollicitée par les deux partis, y consentit volontiers, et le mariage, présage menteur d’un avenir heureux, fut célébré en l’année 1404. Par le contrat de mariage, Marie de Craon céda à son époux tous ses droits sur la baronnie de Rais, qui entra définitivement dans le patrimoine de la famille de Laval. Deux années après, Jeanne la Sage mourut (1406), satisfaite, après une vie fort agitée, de s’éteindre dans un repos tranquille, contente aussi sans doute d’avoir pu voir dans son berceau l’enfant qui fut hélas ! si cruel aux enfants et aux mères : c’était Gilles de Laval, plus souvent appelé Gilles de Rais, fils aîné de Guy de Laval et de Marie de Craon, petit-fils de Brumor de Laval, un héros digne des plus beaux âges, et petit-neveu d’un autre héros plus célèbre encore, l’illustre connétable du Guesclin.
La vie de Gilles de Rais, qui renferme tant d’impénétrables mystères, s’ouvre presque dans les ténèbres : le jour de sa naissance est ignoré, et l’année même, où il parut, est encore l’objet de débats contradictoires parmi les écrivains. Il importe cependant de l’établir avec certitude, parce qu’elle doit jeter une grande lumière sur toute la vie de Gilles de Rais. L’acte d’accusation, l’acte de condamnation, plusieurs autres passages encore du procès ecclésiastique et du procès civil, nous apprennent qu’il vint au monde au château de Machecoul, et l’étude minutieuse des documents permet de fixer d’une manière certaine à l’année 1404 la date de sa naissance. Il faut rappeler, uniquement pour en faire mention, le sentiment de M. Vallet de Viriville, qui le fait naître probablement vers 1406.
D’autres auteurs, au contraire, ont cru pouvoir reculer sa venue jusqu’en 1396 : ils ont été induits en erreur, ou par la méprise d’un premier écrivain qu’ils ont copié, ou plutôt par l’invraisemblance de l’âge qu’avait Gilles, lorsqu’il accomplit ses plus brillantes actions et qu’il fut élevé aux plus importantes charges de 6l’armée. Ils ont pris pour base de leur calcul le Mémoire des Héritiers de Gilles de Rais, sur lequel nous reviendrons plus tard, et qui fut l’œuvre de sa famille, environ vingt ans après sa mort. L’on ne saurait nommer l’écrivain qui, sur la foi de ce Mémoire, donne à Gilles l’âge de vingt ans à la mort de son père : cet auteur existe pourtant, puisque les autres l’ont redit après lui. Or, tous les documents, et ils sont assez nombreux, fixent la mort de Guy de Laval en l’année 1415 ou au commencement de l’année 1416. D’après leur calcul, Gilles serait donc né en 1396, vingt ans auparavant. Ainsi disent Dom Morice, la Biographie universelle de Michaud, et divers auteurs moins connus, aussi peu soucieux de vérifier eux-mêmes les textes, qu’empressés à reproduire, sans le contrôler, ce que les autres ont dit avant eux.
L’erreur est pourtant manifeste : deux preuves la démontrent jusqu’à l’évidence. Cette date, en effet, est en contradiction avec celle du mariage de Guy de Laval et de Marie de Craon. Du Paz fixe ce mariage au 5 février 14047, et, véritablement, il est impossible de le reculer au delà de cette époque. Nous venons de voir, en effet, que cette union fut conclue pour mettre fin au procès qui divisait les deux familles ; or, ce procès durait encore en l’an 1403. Nous possédons les documents qui instituent Guy de Laval héritier de Jeanne la Sage : ils sont de l’année 1400 ; c’est le 25 septembre 1401 qu’il accepte l’héritage qui lui confère le titre et les armes de Rais ; la querelle, qui amène une rupture entre Jeanne et son héritier, commence en 1402 ; et ce n’est que le 14 mai de cette même année, que la dernière héritière directe de la baronnie de Rais reporte ses faveurs sur la tête de Catherine de Machecoul ; le procès enfin, qui en est la conséquence, dure plus d’un an, puisque nous avons, de l’année 1403, le fragment d’un mémoire produit devant le parlement de Paris à l’appui des prétentions de Jean de Craon contre Guy de Laval. Il faut reconnaître, il est vrai, 7que la date de 1404, fixée pour la naissance de Gilles, le fera paraître bien jeune aux différentes époques de sa vie : il se mariera fort jeune, à seize ans ; fort jeune, il arrivera aux premiers grades de l’armée ; à vingt-cinq ans, il prendra le commandement des troupes royales et sera nommé maréchal de France. Mais les preuves sont précises, indéniables : à la lumière qui s’en échappe, on ne doit s’étonner que d’une chose, du grand renom de Gilles de Rais, qui, dans un âge si peu avancé, grâce à sa valeur, à ses talents militaires, à ses richesses et à la faveur, se fraya une route aux charges les plus élevées et se fit admirer des princes comme des peuples.
Cependant la précision que l’on apporte en citant le Mémoire des Héritiers, l’autorité surtout de Dom Morice et de Michaud, malgré la clarté de ce qui vient d’être dit, pourraient faire douter de la vérité de notre sentiment. Il n’en sera rien : car ce Mémoire, éclairé encore par les lettres patentes de Charles VII, du 13 janvier 1446, bien loin de contredire notre assertion, la précise et la confirme. Ce document est pour ainsi dire inédit, tant il s’est glissé d’inexactitudes dans la reproduction qu’en a faite le savant Bénédictin, tant on y voit de suppressions regrettables8. Ici le texte vaut mieux que les renvois ; voici quel est celui de l’original :
Après le décès dudit messire Guy de Rays, père dudit messire Gilles, icelluy messire Gilles demoura mineur et en bas aage, au bail et gouvernement dudict messire Jehan de Craon, son ayeul materneil, qui estait vieil et ancien et de moult grant aage.
Item, que ledit messire Gilles venu en aage de vingt ans, ou environ, par l’induction et ennortement d’aucuns ses serviteurs et autres, qui se voulaient enrichir de ses biens, print en soy le gouvernement de toutes ses terres9.
Comme on le voit, dans ce passage, rien n’indique que la 8mort de Guy de Laval et l’âge de son fils aient été liés par l’auteur du Mémoire. À bien examiner les termes, au contraire, on s’aperçoit que ces deux choses sont très distinctement séparées. Qu’affirme, en effet, ce Mémoire ? Que Gilles était fort jeune à la mort de son père, et rien de plus ; c’est ce que Charles VII déclare également dans ses lettres patentes du 13 janvier 144610. Or, en le faisant naître en 1396, on lui donne vingt ans, et cet âge n’est plus celui d’un enfant. Il nous apprend encore qu’il avait vingt ans, lorsqu’il se laissa aller aux suggestions mauvaises et intéressées de ses flatteurs : entre la mort du père et les premiers actes d’indépendance du fils, il y eut un intervalle ; c’est ce que déclarent formellement les lettres de Charles VII :
Gilles demeura en bas âge, et fut sa minorité durant au gouvernement et administration de feu Jean de Craon, chevalier, et son aïeul maternel… lequel était vieil homme et de grand âge ; et Gilles, venu en âge de dix-huit à vingt ans, par l’induction et encouragement d’aucuns, qui désiraient s’enrichir de ses biens, prit le gouvernement et l’administration de ses terres et seigneuries, et dès lors en usa à son plaisir, et sans prendre conseil de son aïeul, ne ne le croire plus en rien.
Or, quatre années d’intervalle entre la mort du père et les premiers débordements du fils, n’étonnent pas, quand on songe que l’orphelin avait douze ans en 1416, et que ce n’est guère que vers seize ou dix-huit ans, que l’esprit de révolte et de liberté soufflent sur les passions qui s’éveillent, et que la volonté, si pervertie qu’elle soit déjà dans l’enfance, se sent assez forte et assez maîtresse d’elle-même pour imposer ses caprices.
Le mariage de Guy de Laval et de Marie de Craon ayant donc lieu au commencement de 1404, le 5 février selon du Paz, Gilles de Rais, l’aîné des deux enfants qui naquirent de leur union, vint au monde vraisemblablement vers le mois de septembre ou d’octobre de la même année.
9Sa première enfance est et restera toujours enveloppée de nuages obscurs. Il faut regretter surtout que l’histoire n’ait rien conservé de précis sur l’éducation du jeune seigneur. Cependant, s’il convient d’en juger d’après le goût qu’il montra toujours pour les lettres et pour les arts, et par les paroles, malheureusement trop rares, de quelques historiens, elle fut telle qu’elle marque un progrès remarquable sur l’éducation des jeunes seigneurs de l’âge précédent. Il est indubitable qu’il reçut les leçons des meilleurs maîtres dans l’art de la guerre. Jeune, il se montre sous les armes ; il se distingue aux sièges des villes ; il se fait remarquer près de Jeanne d’Arc, aux premiers rangs, dans la campagne de la Loire et sous les murs de Paris. Même en ces temps reculés, l’art de la guerre était une science profonde ; du Guesclin, son grand-oncle, Olivier de Clisson, son voisin et son parent, Brumor de Laval, son grand-père, venaient d’en fournir de hautes leçons, lui laissant une grande gloire, sinon à surpasser, du moins à égaler. L’ambition, qui donna le branle à toute sa vie, s’éveilla en lui aux récits glorieux des siens ; et la renommée de ses ancêtres, et plus encore la rivalité de ses émules et de ses compagnons d’armes, que sa constante préoccupation fut de dépasser en toutes choses, ne lui permirent pas de demeurer longtemps inactif au foyer de la famille.
Mais l’éducation de l’enfant et du jeune homme ne se borna pas à la seule formation des vertus guerrières : par goût naturel, par génie autant que par nécessité, à la bravoure du chevalier il voulut joindre la renommée du littérateur, du savant et de l’artiste. Tous les historiens, qui ont eu l’occasion de s’occuper de lui en passant, s’ils le considèrent par son beau côté, nous le représentent non seulement comme un homme généreux, mais encore comme l’un des hommes les plus instruits de son temps. Ils s’accordent même à voir en lui l’une des belles intelligences de son siècle, sinon l’une des mieux équilibrées, de même qu’il était par les honneurs, par 10la naissance et par la fortune, l’un des principaux seigneurs de son pays :
C’était, dit-on, un seigneur d’un bon entendement, belle personne et de bonne façon, et appréciant fort ceux qui parlaient avec élégance la langue latine11.
Ces traits nous peignent bien le caractère de cet homme, qu’une ambition démesurée de briller tourmente sans cesse ; ouvert naturellement à toutes les belles choses ; capable de devenir un héros, s’il avait eu de la modération dans les désirs ; et qui se transforma si vite en scélérat, pour n’avoir pas eu la sagesse ni le courage de mettre un frein à ses passions. Durant tout le cours de sa vie, mais particulièrement pendant les dernières années, à Orléans, dans les représentations théâtrales ; à Champtocé, où la tradition le montre penché sur la lecture malsaine d’un Suétone ; à Machecoul, à La Suze, à Tiffauges surtout, où on le trouve entouré de tous les arts, réunissant autour de sa personne, par ses folles prodigalités, les savants et les artistes, toutes les magnificences de l’époque ; on découvre en lui une intelligence remarquable, un amour de la science et un goût du beau, qui allèrent, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage, jusqu’aux plus étranges dérèglements de la curiosité et du crime. Le beau surtout le charmait ; il y trouvait, à dire le vrai, un aliment à son ambition ; mais il était aussi poussé vers lui par un attrait naturel, qui se manifeste en tout : il a par ce côté, des traits communs avec le jeune duc d’Anjou, René, roi de Sicile, qui débuta près de lui dans les arts et dans la guerre. Peinture, livres précieux, manuscrits, enluminures, tentures de soie, draps d’or, vases sacrés enrichis de pierreries, harmonies de la musique, splendeurs de l’office divin, théâtre, sciences mystérieuses, rien n’est en dehors de ses goûts ni de ses folies, source de ses crimes.
Il lisait avec avidité tous les livres de science qui lui tombaient sous la main ; il composait ou faisait composer des 11pièces de théâtre ; et son procès le montre à Machecoul et à Tiffauges, dans son cabinet, occupé à écrire ou à peindre, déterminant lui-même, la plume à la main, les règles d’une collégiale, et composant un traité sur l’art d’évoquer les démons. Chose vraiment curieuse ! protecteur des arts, il ne se contentait pas de les payer : il les cultivait lui-même. Ne le voit-on pas, à Machecoul, faisant admirer à ses amis les émaux dont il enrichissait lui-même ses livres et divers objets d’art
quem idem Egidius conscribebat incausto12 [que ce même Gilles écrivait à l’encre] ?
Voilà bien l’homme que nous retrouverons, épris du désir de tout savoir, même dans le mal. Contrairement aux seigneurs de l’époque précédente, il lit et parle parfaitement la langue latine ; sensible même à l’élégance et à l’harmonie du langage, les plus intimes d’entre ses familiers sont ces Italiens, dont le beau parler latin et les mœurs polies le ravissent d’admiration. De ces données précieusement recueillies, et d’après cette intuition que donnent de ses goûts pour l’art et la littérature, ses actes et ses enthousiasmes, on avait insinué, mais sans preuves positives, que Gilles de Rais avait sa bibliothèque, où, par vanité non moins sans doute que par amour de la science, il s’était plu à réunir les livres les plus rares, enrichis des plus merveilleuses créations de l’art ; et l’insinuant, on avait la conviction intime d’être dans la vérité. L’on disait vrai en effet ; mais on était loin de penser que les preuves arriveraient un jour, aussi sûres que précieuses : sûres, car elles viennent, à n’en pas douter, de documents contemporains du maréchal ; précieuses, car elles font juger à la fois de l’influence des lettres à cette époque et de la formation littéraire de Gilles de Rais13.
Il est hors de doute que Gilles de Rais avait une bibliothèque choisie. Les œuvres qu’il y avait rassemblées au prix de l’or, représentaient des sommes considérables, égales, aux yeux de tous, lettrés, grands seigneurs, ou marchands, aux objets 12les plus riches. Il paraît qu’il ne pouvait s’en séparer, non plus que de ses orgues, de sa chapelle et de sa maison militaire ; il les emportait avec lui dans ses voyages les plus lointains : ses livres étaient tout ensemble et une ressource dans les moments de détresse, et un agréable passe-temps dans les moments de loisir. Des relieurs, remarquables par leur habileté, en enrichissaient les couvertures, tandis que son enlumineur
en ornait les pages par les dessins capricieux et les vives couleurs de son art. Et quels textes pour cette époque, où le bon goût dans les œuvres de l’esprit paraît avoir été si rare ! Il n’avait pas seulement de ces psautiers ni de ces livres d’heures, que nous énumérons aujourd’hui avec orgueil dans nos bibliothèques publiques, comme si nous avions pris nous-mêmes la peine de les écrire et employé nos revenus à les payer ; mais il avait réuni encore ce que la Rome antique et l’Église des premiers siècles offrent de plus apprécié parmi les œuvres du génie latin. On dit qu’il lisait Suétone : ce n’est peut-être qu’une tradition ; mais il est certain qu’il avait un Valère-Maxime, un livre des Propriétés, les Métamorphoses d’Ovide, et la Cité de Dieu de saint Augustin, en latin et en français. Ce sont les seuls livres de sa bibliothèque qui soient désignés dans les minutes trouvées à Orléans ; mais la nature même de ces pièces, créances ou obligations, permet de croire que ces ouvrages n’étaient pas les seuls, mais les plus précieux, qu’il possédait. Ces documents enfin sont loin d’être complets, et il n’y a pas de doute que, s’ils nous avaient tous été conservés, nous aurions glané parmi eux de plus complètes et plus nombreuses indications. Mais c’en est assez pour prouver que l’éducation littéraire de Gilles avait été plus soignée que l’on ne s’imagine communément qu’elle pouvait l’être à une telle époque. Il savait juger lui-même et faire juger aux autres de la valeur de ces richesses littéraires ; car, aux jours si fréquents où l’argent lui faisait défaut, il les livrait en gage de sa parole donnée, mais il ne les vendait jamais, 13les engageant seulement pour des sommes très considérables14.
C’est dans les paisibles travaux d’une éducation soignée que s’élevait le jeune seigneur de Rais, au sein de sa famille ou à la cour des ducs de Bretagne ; et sous les yeux de son père, ses commencements étaient bons et faisaient concevoir de lui de belles espérances ; mais un malheur, soudain, irréparable, vint tout à coup assombrir l’avenir. Un des derniers jours d’octobre 1415, Guy de Laval, son père, fut emporté par une mort rapide. Plus grand malheur ne pouvait arriver à l’enfant. Il s’en ajouta deux autres qui mirent le comble à son infortune : d’abord, sa mère, Marie de Craon, se remaria presque aussitôt son veuvage à Charles d’Estouville, seigneur de Villebon ; pour Gilles, c’était la perdre, au moment où son influence lui était doublement nécessaire ; puis, les dernières volontés de son père, très sages et très prévoyantes de l’avenir, ne purent être exécutées. Comme il se voyait sur le point de mourir, justement inquiet du sort réservé à ses fils qu’il laissait en bas âge, il ne pouvait les oublier, alors qu’il portait ses délicates attentions sur tout ce qui lui était cher. Il s’était ému en regardant l’avenir, et avait redouté les tristes fruits qu’une éducation manquée fait produire aux naturels portés vers le mal. Chose étrange, en effet ; il y avait à ses côtés un homme, qui, par son âge, par son expérience de la vie, par ses titres à l’affection de Guy de Laval, semblait 14désigné d’avance comme le tuteur des enfants ; or, c’est précisément cet homme que le mourant écarte de leur éducation par son testament, en date du 28 et du 29 octobre 1415. Aux termes de ce testament, Guy de Laval substitue à l’aïeul de ses enfants un cousin éloigné, Jean de Tournemine, seigneur de la Hunaudaye, mari de sa chère
cousine de Saffré : il l’établit garde, tuteur, défenseur et légitime administrateur de ses fils et héritiers, Gilles et René, et de tous leurs biens.
Dans sa prévoyance anxieuse de l’avenir, avait-il mal auguré du grand âge de leur aïeul maternel, Jean de Craon, de la faiblesse naturelle de son caractère, encore augmentée par la faiblesse qu’apportent les années ? Avait-il entrevu les malheureux effets d’une éducation confiée à une direction sans vigueur, plus dangereuse encore qu’une autorité sans expérience ? Avait-il, au contraire, remarqué dans son cousin ces qualités solides qui manquaient au vieillard ? On l’ignore ; mais il semble permis de le croire, puisque Jean de Craon n’est pas même nommé dans un acte aussi solennel, qui, venant clore la vie du père, prépare celle des enfants15.
Or, le malheur voulut que l’éducation des deux orphelins passât dans ces mains, auxquelles le père semble avoir surtout voulu l’arracher. On ne sait par quel fâcheux concours de circonstances Gilles et René tombèrent, quelques mois seulement après la mort de leur père, sous la tutelle de leur aïeul. Venir en pareille tutelle, c’était entrer dans une indépendance complète, à un âge où l’on ignore même le nom de la liberté. Leur éducation fut déplorable par la faiblesse qu’y apporta le vieillard. Les historiens, les procès de Gilles de Rais, Gilles lui-même et son frère René, tous les documents originaux qui renferment quelque allusion à la tutelle du vieux seigneur de Champtocé, nous le représentent comme un homme mou, indulgent, trop indulgent, hélas ! qui gouvernait ses petits-fils moins d’après les règles de la saine 15raison, qu’au gré de leurs capricieuses natures. Il se pliait à toutes leurs volontés, et, par ses faiblesses dangereuses et coupables, il se préparait ce grave reproche, qui, dans la bouche de Gilles, renferme un si haut enseignement : Pères et mères, qui m’entendez, gardez-vous, je vous en supplie, d’élever vos enfants avec mollesse ! Pour moi, si j’ai commis tant et de si grands crimes, la cause en est que, dans ma jeunesse, l’on m’a toujours laissé aller au gré de mes volontés16 !
Le premier souci de Jean de Craon, nanti de la tutelle de ses petits-fils, paraît avoir été de marier Gilles. Il fut fiancé dès l’âge de treize ans, le 14 janvier 1417, avec Jeanne Paynel, fille de Foulques Paynel, seigneur de Hambuie et de Bricquebec ; mais la mort ravit bientôt la jeune fille, et Jean de Craon fut obligé de porter d’un autre côté ses regards17. Dès le 28 novembre 1418, un second contrat de mariage entre Gilles de Rais et Béatrix de Rohan, fille aînée d’Alain de Porhoët, fut signé à Vannes, en présence de tout ce que la Bretagne, renfermait de plus illustre par le nom et par la naissance18. Mais avant d’avoir pu être réalisé, ce nouveau projet fut aussi rompu par la mort de la jeune Béatrix. Ce double insuccès ne découragea pas le vieux seigneur de Champtocé. Sur les limites du Poitou et de la Bretagne s’étendaient de riches domaines, limitrophes des futures possessions de Gilles de Rais. C’étaient, aux confins de la Bretagne et de l’Anjou, la puissante et riche baronnie de Tiffauges ; Pouzauges, du côté de la mer ; Savenay, aux bords delà Loire ; et, plus avant vers le midi, Confolens, Chabanais et maintes autres terres d’une grande richesse. Tous ces domaines allaient bientôt passer aux mains d’une fille unique, Catherine de Thouars, âgée comme Gilles d’environ seize ans. Elle était fille de Miles de Thouars et de Béatrix 16de Montjean. Pendant les tentatives infructueuses de son aïeul, Gilles avait grandi ; il avait seize ans passés ; le mariage pouvait donc se conclure sans retard19. Déjà le jeune baron avait signalé son courage dans les armes, en prenant une part active à la grande lutte qui termina les querelles séculaires des Montforts et des Penthièvres ; il avait été comblé des éloges et des largesses du duc de Bretagne ; l’éclat de sa haute fortune avait brillé aux yeux de toute la contrée par un luxe inouï : la main de Catherine lui fut facilement accordée et le mariage se célébra le dernier jour de novembre 1420, quatre mois après les évènements militaires auxquels nous venons de faire allusion20, et pendant lesquels il avait jeté les premiers fondements de sa réputation militaire.
Car Gilles de Rais, presqu’au sortir de l’enfance, était entré dans sa vraie voie, d’où le vice seul le fit sortir un jour. Poussé vers la carrière militaire par un goût très vif des armes, auquel Monstrelet a rendu hommage, il y était encore porté par les gloires et les souvenirs de sa famille. En excitant les premières ardeurs de sa valeur naissante, les exploits de Brumor et de Du Guesclin donnaient un modèle à son ambition ; car son désir était, en les égalant, de surpasser ce qui avait paru de plus renommé dans la guerre à cette époque si troublée par des luttes gigantesques et séculaires. Tout à coup, aux bruits de trahison et de félonie, en 1419, l’ancienne querelle des Montforts et des Penthièvres, qu’on croyait éteinte, mais qui n’était qu’assoupie, se ralluma : ce fut avec un enthousiasme, échauffé encore de toute l’ardeur d’un sang bouillant, que Gilles en accueillit la nouvelle et se jeta, sur les pas de son aïeul, dans la guerre qui venait d’éclater.
On sait quelles causes, près d’un siècle auparavant, avaient amené la rivalité des deux puissantes maisons, et ce n’est 17pas le lieu de redire les fortunes diverses des deux partis dans cette lutte qui dura près d’un siècle : l’intervention de la France et de l’Angleterre, divisées par la guerre de Cent ans, et dont cette querelle ne fut, pour ainsi dire, qu’un épisode, le courage de Montfort et de Charles de Blois, la prise de chacun d’eux ; la guerre devenue encore plus acharnée sous la conduite de leurs femmes, l’héroïsme de ces deux grandes âmes ; comment, après vingt-quatre ans de combats, comme celui des Trente, au chêne de Mi-Voie
, la victoire se déclara pour le comte de Montfort sur le champ de bataille d’Auray ; par quels évènements enfin Olivier de Clisson, d’abord l’allié des Montforts, se tourna, après l’exécution de son père, contre le duc de Bretagne, épousa les querelles de la famille de Penthièvre, donna au descendant de cette maison sa fille Marguerite en mariage, et, s’il n’hérita pas lui-même des haines inassouvies de ses nouveaux alliés, fit du moins, par ce mariage, qu’elles passèrent toutes, vivantes et implacables, dans le cœur de sa fille21 : ce récit nous entraînerait trop loin. Il nous suffira de dire que, dans cette longue guerre, les aïeux de Gilles de Rais, de quelque côté qu’on les regarde, avaient tous pris parti contre la famille de Montfort : les seigneurs de Machecoul, les sires de Rais et de Laval, qui appartenaient à la race méridionale de la Bretagne, s’étaient trouvés côte à côte avec Charles de Blois, du Guesclin et Olivier de Clisson, contre les Montforts soutenus par la race du nord et de l’ouest de la province. Les traditions de sa famille étaient donc bien marquées et, par sympathie autant que par respect pour le passé, Gilles appartenait au vieux parti des Penthièvres22. Cependant, chose surprenante ! dans la dernière lutte, qui, en 1420, met un 18terme à toutes les autres, on trouve Gilles de Rais, sa famille et tous les anciens partisans des Penthièvres, engagés avec Montfort contre les héritiers de Charles de Blois et de Clisson.
C’est qu’une trahison indigne, en violant la foi jurée des anciens traités, venait de renouveler la lutte. Personne n’ignore, en effet, qu’un complot fut ourdi entre le dauphin mécontent du duc de Bretagne, qui lui promettait sans cesse des troupes contre les Anglais et qui ne lui en envoyait jamais, et Olivier de Blois, comte de Penthièvre, poussé par Marguerite de Clisson, sa mère ; que Jean V, attiré de Nantes à Champtoceaux par l’astucieuse comtesse, fut fait prisonnier avec plusieurs des siens dans un guet-apens, conduit dans la forteresse et jeté dans un cachot, les fers aux pieds, la mort toujours suspendue sur sa tête. À cette nouvelle, dans toute la province, la surprise n’eut d’égale que l’indignation, et l’indignation que le désir de la vengeance. La Bretagne entière se leva comme un seul homme pour punir les Penthièvres, et, par la ruine de leur maison, mettre un terme à leurs félonies23. En embrassant donc la cause du duc prisonnier, Jean de Craon et Gilles de Rais s’éloignaient à la vérité des traditions de leur famille ; mais, après l’attentat de Champtoceaux, abandonner le parti qu’avaient défendu leurs ancêtres, c’était encore être fidèle à l’honneur et au droit, et marcher sur les traces de Du Guesclin et de Brumor.
Le 23 février 1420, Gilles assistait avec son grand-père aux États généraux de Bretagne, convoqués dans la ville de Vannes. Déjà quelques jours auparavant, ils avaient juré de donner tout leur cœur
et jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour la délivrance de leur prince : Nous jurons sur la croix, avaient-ils dit, d’employer et nos corps et nos biens, et en cette querelle vivre et mourir
; puis ils avaient signé et mis leurs sceaux à cette formule de serment24. La séance 19des États généraux fut touchante : la duchesse de Bretagne y parut entre ses deux enfants, et parla comme plus tard Marie-Thérèse aux États de Hongrie. Des acclamations accueillirent ses paroles ; ce qu’elle avait déjà fait fut approuvé, et chacun promit de lui apporter son secours. Pour sa part, le jeune seigneur de Rais offrit de l’argent et des troupes levées à ses frais. Il fut enfin décidé qu’une ambassade solennelle serait envoyée au roi d’Angleterre au nom d’Alain de Rohan, nommé lieutenant général de Bretagne, de Guy de Laval, cousin de Gilles, et de Jean de Craon, son grand-père, pour le supplier de rendre à la liberté et à la Bretagne le comte de Richemont, dont la présence et le génie devenaient nécessaires au salut de la patrie25.
Pendant que la rançon du futur connétable de France se négociait en Angleterre, les partisans de la duchesse se préparaient vivement à la guerre, et leurs ennemis à en soutenir le choc. Forts de leurs espérances et trop confiants dans les promesses fallacieuses du dauphin, ceux-ci se portèrent à toutes les voies de fait sur le duc et sur ses alliés. Les terres et les seigneuries du Loroux-Botereau, de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, de Machecoul, et toutes celles en général, qui appartenaient à Gilles de Rais et à Jean de Craon dans la Bretagne, furent ravagées par les troupes des Penthièvres. Mais, ni le jeune baron ni le vieux seigneur ne comptaient pour quelque chose ces pertes à la pensée des mauvais traitements infligés au duc prisonnier par Marguerite de Clisson et par ses enfants. Pour faire disparaître ses traces, il n’était ruse que ceux-ci n’employaient : ils le traînaient, durant la nuit, attaché sur un cheval, lui refusant même la nourriture suffisante pour supporter ses fatigues, de forteresse en forteresse, pour le ramener enfin dans son cachot de Champtoceaux, où il était sous une perpétuelle menace de mort.
Durant ces manœuvres, destinées à déjouer les recherches, ni la duchesse de Bretagne, ni ses alliés ne demeuraient 20inactifs. En même temps que la politique détachait ou éloignait des Penthièvres toute puissance qui eût pu leur être favorable, une armée, qui ne comptait pas moins de cinquante mille volontaires, marchait sous les ordres d’Alain de Rohan. Au premier rang, parmi les plus puissants seigneurs, on remarquait le jeune baron de Rais, à la tête de ses propres forces et des vassaux de son grand-père. Les troupes mercenaires, levées à sa solde et entretenues à ses frais, la magnificence et la richesse de son armure, attirèrent de suite les regards sur sa personne ; regards flatteurs pour son ambition naissante, et dont il se montrera si jaloux dans tout le cours de sa vie. On vint mettre le siège devant Lamballe, qui fut poussée avec un extrême vigueur.
On se figurerait difficilement la fureur de Marguerite de Clisson et de ses enfants à cette nouvelle. Leur colère se tourna contre les infortunés habitants des campagnes : dans les terres de Jean de Craon et de Gilles de Rais, tout fut mis à feu et à sang ; les ravages, en un mot, furent tels qu’on se les figure dans une guerre civile, à une époque où les haines particulières s’exerçaient si facilement sous le couvert des haines publiques. Les pertes de Gilles et de son aïeul furent très considérables ; le château de la Motte-Achard fut même enlevé par l’ennemi26. Mais ces dévastations n’avaient d’autre effet que de les exaspérer contre des sujets révoltés et de les exciter à la lutte, dans l’espérance certaine que la victoire les dédommagerait amplement de ces maux. Aussi ni la violence, ni la ruse ne profitèrent à Marguerite de Clisson. Lamballe demanda à capituler ; Guingamp se rendit le 5 mars27 suivant ; puis successivement la Roche-Derrien, Jugon, Châteaulin, Broons, qui ouvrirent leurs portes aux vainqueurs. Quand, dans la Basse-Bretagne, toutes les places fortes des révoltés furent soumises, les partisans de Jean V tournèrent tous leurs efforts contre Champtoceaux, dernier boulevard de la puissance 21des Penthièvres. Après un siège où tout fut employé dans les moyens de défense, vaillance, manœuvres, cruautés même, force fut enfin à Marguerite de Clisson de rendre les armes. Jean de Blois, sire de l’Aigle, son fils, vint remettre humblement le duc aux mains des assiégeants, et Marguerite put sortir ensuite avec ses enfants et toute la garnison. Jean V fit démolir la forteresse et partit ensuite pour Nantes, où il fit une entrée triomphale. La joie du peuple et des seigneurs fut extrême ; et dans les fêtes qui furent données dans cette circonstance, Gilles de Rais frappa tous les yeux par son luxe et ses prodigalités. Le duc délivré s’efforça de payer ensuite sa dette de reconnaissance envers ses libérateurs : Jean de Craon et son petit-fils, qui avaient tant fait pour sa liberté, eurent particulièrement part à ses largesses28.
Le 6 juin précédent, en récompense des services que lui avaient déjà rendus Jean de Craon et Gilles de Rais, et en compensation des pertes qu’ils avaient subies de la part des Penthièvres, la duchesse de Bretagne avait donné au sire de la Suze les droits du sceau, que les complices d’Olivier de Blois avaient sur sa terre et sur celle de son pupille, avant la captivité de Jean V29. Le 10 juillet, à Oudon, le duc confirma l’édit rendu par son épouse30 ; le lendemain ne sachant comment reconnaître
les bons et loyaux services de ses cousins MM. de la Suze et de Rais, il leur donna toutes les terres que les fauteurs et complices d’Olivier de Blois, naguère comte de Penthièvre, et Charles, son frère, possédaient dans leurs fiefs31.
Il est vrai que, sur les remontrances du parlement de Bretagne, cette donation fut réduite, le 21 septembre suivant, à deux cent quarante livres de rente32. Quelques jours après encore, le 28 septembre, à Vannes, considérant qu’il avait fait trop peu, il ajouta à ces 22faveurs, comme indemnité des pertes qu’avaient éprouvées ses fidèles serviteurs par la prise et l’occupation de plusieurs de leurs places, entre autres de la Motte-Achard
, cent autres livres de rente confisquées sur Ponthus de la Tour, l’un des partisans des Penthièvres33.
Sous les coups multipliés de l’orage, la maison de Penthièvre avait été fortement ébranlée ; mais elle demeurait encore debout ; un dernier effort la renversa de fond en comble. Les Penthièvres avaient refusé de comparaître aux États de Bretagne, réunis à Vannes vers la fin de 1420, où ils devaient rendre compte de leur conduite. Gilles et son aïeul y assistaient comme conseillers de la couronne. Jean V, voulant user d’indulgence, prorogea deux fois les États jusqu’au 23 février 1421 ; mais les coupables, ou dédaignèrent, ou craignirent de se présenter. Dès ce moment, tous leurs biens situés en Bretagne furent confisqués et partagés par le duc entre ses parents et ses amis34. Pour exécuter cet arrêt, il fallut reprendre les armes. Gilles de Rais, avec les sires de Rohan, de Rieux et de Laval, fut un des premiers à venir se joindre au comte Arthur de Richemont que les Anglais avaient remis en liberté, et sous lequel il acquit dès lors, et plus tard dans la guerre nationale contre l’étranger, un grand renom de bravoure et d’habileté. Clisson et les Essarts, les deux dernières places fortes qu’eussent encore les Penthièvres, furent emportées presque sans coup férir, C’en était fait, dès lors, de cette maison ennemie et jalouse. Le 16 février 1422, le parlement de Bretagne déclara les Penthièvres coupables de félonie, de trahison et de lèse-majesté ; les condamna à avoir la tête tranchée ; ordonna que leurs chefs fussent exposés aux portes de Nantes, de Rennes, et de Vannes ; les priva à perpétuité de tout honneur, du nom et des armes de Bretagne, et confisqua de nouveau tous leurs biens. Ils échappèrent à la mort, mais par la fuite, et ne reparurent 23plus jamais dans la Bretagne, où leur tête demeura mise à prix. Ainsi la maison rivale des Montforts s’effondra dans la ruine et la honte. Mais la guerre, que terminait sa défaite, n’était, à vrai dire, qu’un jeu d’enfant, auprès de la grande lutte que soutenait la France depuis près d’un siècle ; et les premiers exploits de Gilles de Rais, en Bretagne, n’étaient que le début et le prélude de plus belles actions pour la défense de la patrie commune, menacée dans son indépendance nationale.
24II Guerre de Cent ans. — Rapports de Gilles avec Jeanne d’Arc ; avec Georges de la Trémoille. — Sa retraite prématurée ; cause de cette retraite.
Après la chute de la maison rivale de la sienne, il semble que Montfort ait éprouvé le besoin de se reposer ; mais le grand danger que courait la France, ne lui permettait pas d’assister, spectateur tranquille et désintéressé, au dénouement du drame qui se jouait sous ses yeux. Depuis plus de quatre-vingts ans, la France était en lutte contre l’Angleterre, non pas seulement pour la possession d’une province isolée, ou pour la querelle particulière de deux princes, ennemis l’un de l’autre, mais pour le salut de sa dynastie elle-même et de l’intégrité de son territoire tout entier. Après mille péripéties diverses, la fortune avait souri à l’étranger victorieux, et le trône, avec la patrie vaincue et humiliée, allait passer, par le traité de Troyes (1420), au pouvoir de nos vieux ennemis. Le 21 octobre 1422, aux funérailles du pauvre roi de France, à Saint-Denis, ils disaient tous, et les lâches et les ennemis, que c’étaient les funérailles de la monarchie nationale ; et on pouvait le croire, à considérer l’abandon où demeurait le dauphin, salué roi par quelques fidèles à Mehun-sur-Yèvre. La Bourgogne était aux bras des Anglais ; et la Bretagne elle-même se rapprochait d’eux par le traité d’Amiens ; deux grands mariages enfin, celui du duc de Bedfort, et celui du comte de Richemont, avec les deux sœurs, filles du duc de Bourgogne, resserraient 25par les liens du sang, d’une manière plus étroite encore que par la haine ou l’ambition, l’union funeste des trois puissances.
Heureusement que les fautes de l’orgueilleux duc de Bedfort, habilement exploitées par la politique, servirent plus utilement la France que le dévouement malheureux de ses fils, jusqu’au jour où lui fut envoyée sa libératrice. Richemont se brouilla bientôt avec son beau-frère (mars 1424), et le duc de Bourgogne lui-même, mécontent de son gendre le duc de Bedfort, n’attendait que le moment favorable pour retourner au dauphin. Une femme d’un grand esprit, d’un cœur élevé, d’un admirable dévouement à la patrie, Yolande d’Aragon, veuve de Louis II d’Anjou et mère de la jeune femme de Charles VII, travailla à les rattacher l’un et l’autre au parti national et eut le bonheur d’y réussir. Richemont, flatté par Charles VII, se vit offrir l’épée de connétable ; son frère, le duc de Bretagne, et son beau-père, le duc de Bourgogne, consentirent à ce qu’il l’acceptât (6 mars 1425) ; la France venait de gagner à sa cause un grand guerrier : c’était l’aube de la délivrance qui se levait. Gilles de Rais avait-il accompagné, dès lors, le comte de Richemont à la cour de France ? Quelques-uns l’ont affirmé ; mais, de cette assertion, il n’existe aucune preuve authentique et péremptoire. La première apparition certaine, qu’il fit à la cour, date du 8 septembre 1425.
Pour réussir à entraîner le duc de Bretagne sur les traces de son frère, Yolande d’Aragon employa sagement les hommes les plus propres à forcer les hésitations de Jean V. Jean de Craon, le vieux seigneur de Champtocé, était désigné tout naturellement pour conduire à bien ces délicates négociations. Vassal puissant des ducs d’Anjou et de Bretagne, le sire de Champtocé et de La Suze jouissait de la double faveur des deux cours voisines, qui avaient intérêt à le ménager ; de plus, les grands services qu’il avait rendus à Jean V, quatre ans auparavant, bien que celui-ci les eût généreusement récompensés, lui donnaient toujours le 26droit de se faire écouter à la cour de Bretagne ; son grand âge et son patriotisme enfin lui assuraient, plus qu’à tout autre, celui de parler au nom de la raison et de la patrie. Le 23 mars 1425, accompagné du sire de Trêves35 et de plusieurs autres seigneurs, il partit pour la Bretagne, chargé par le roi de représenter au duc
qu’il avait mis hors ceux dont il avait fait mention, et qu’ils s’en étaient partis et allez, en luy requerrant qu’il luy voulust ayder36.
Les conditions de Jean V, pour faire la paix, n’étaient autres que celles du duc de Bourgogne : il avait demandé l’expulsion de ses ennemis hors la cour de Charles VII. Le roi y consentait ; il répudiait, d’ailleurs, toute complicité dans la révolte des Penthièvres ; car il faisait savoir au duc, en même temps,
qu’il avait mis et fait mettre hors de sa maison ceux qui avaient cause de sa prise37.
Richemont, enfin, était en faveur, et l’épée de connétable, qu’il portait dans ses mains, paraissait devoir défendre le duc contre tous les envieux : le roi de France ne pouvait montrer plus d’esprit de conciliation. Un grand conseil fut assemblé dans la ville de Nantes, et Gilles de Rais y vint, avec une foule d’autres seigneurs, apporter à son aïeul l’appui de son courage, de ses services et de sa parole. Toute l’assemblée se prononça pour l’alliance française, et une entrevue de Charles VII et du duc de Bretagne fut fixée à Saumur pour le commencement de septembre38. Elle eut lieu, en effet, le 8 de ce mois ; la paix fut signée à la grande joie de tous les vrais Français.
Le 27jeune baron de Rais avait accompagné à Saumur le duc de Bretagne. Quel que soit le motif qui ait inspiré dans ces circonstances Jean de Craon et son petit-fils, patriotisme ou ambition, ou ambition et patriotisme à la fois, il est certain qu’ils embrassèrent le parti du roi avec ardeur. Le jeune baron de Rais apportait toute la fougue de ses vingt ans, de son tempérament et de ses espérances ; le vieux seigneur de Champtocé comptait sur la victoire et sur les faveurs qu’elle donne à ceux qu’elle favorise ; ni l’un ni l’autre ne furent déçus, et le cœur de l’aïeul battra bientôt de fierté, en voyant Gilles, son plus cher espoir, marcher dans la guerre sur les traces de ses pères, et gagner, bien jeune encore, le bâton de maréchal de France dans la plus étonnante campagne de notre histoire. Il n’y a point de doute, d’ailleurs, que le jeune baron de Rais n’ait été, dès le commencement, bien accueilli du roi et des courtisans. La cour alors portait joyeusement le deuil de la patrie, et des maux qui pesaient sur la France ; elle soutenait, sans trop de fatigues, la part la plus légère de toutes ; la vie facile qu’on menait à Chinon ou ailleurs, convenait aux goûts de Gilles. Il fut remarqué, recherché, choyé de tous, grâce à son nom, à sa bonne grâce, à son courage :
c’était un beau jeune homme, gracieux, pétulant, d’un esprit vif et enjoué, mais faible et frivole39.
Il fut surtout accepté, bien vu dans cette cour éprise d’aventures amoureuses, à cause de son luxe et de son immense fortune. Pour ses plaisirs non moins que pour la guerre, en effet, il fallait à Charles VII beaucoup d’argent, et Charles VII était pauvre ; Gilles pouvait lui en donner, car il était fort riche. Les favoris donc ne lui ménagèrent pas les caresses, et l’attachèrent si bien à la fortune du roi que, même après la disgrâce de Richemont, son protecteur et son général, même après la nouvelle défection du duc de Bretagne, il resta indissolublement lié à Charles VII et à la France.
Mais, à ce moment encore, ni le duc de Bretagne ne songeait à briser une alliance si récente, ni le connétable de Richemont ne pensait que son pouvoir fût si près d’être ruiné. Sous l’impulsion du duc et du connétable, secondés par les grands seigneurs bretons, par Gilles de Rais, en particulier, 28une nouvelle activité se manifesta dans la guerre. Richemont, ayant reçu de son frère le commandement des troupes bretonnes, vint mettre le siège devant Saint-Jean-de-Beuvron ; ce fut sous les murs de cette place que Gilles combattit pour la première fois pour la France.
Mais le connétable, mal servi ou par la fortune ou par la malveillance de ses ennemis privés, échoua le 6 mars 1426. Dès lors, tout l’effort de la lutte se porta sur la ligne qui s’étend d’Orléans au Mans, et du Mans à Saint-Malo, et pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’à l’apparition de Jeanne d’Arc, avec des alternatives fréquentes de défaites et de victoires. Durant cette longue guerre, où l’ennemi emportait chaque jour quelque nouveau lambeau de la patrie, il y eut cependant de beaux faits d’armes à l’honneur de ses défenseurs ; Gilles de Rais, en ce qui le touche, eut sa grande part de périls et de gloire. Car il faut reconnaître qu’il ne fut pas de ceux qui ne songeaient qu’à s’amuser, et qu’à cette époque il préféra le jeu des armes au jeu du plaisir. Dans la résistance, il paraît avoir été spécialement préposé à la garde du Maine et de l’Anjou ; ce fut sur leurs frontières, en effet, que pendant deux ans, il combattit chaque jour, d’abord de concert avec Richemont, puis, après la disgrâce de ce grand homme, en 1427, avec Ambroise de Loré, l’un des héros de cet âge, et de Beaumanoir, l’un des descendants du glorieux breton qui combattit à Mi-Voie.
Après l’échec de Saint-Jean-de-Beuvron, le connétable porta ses troupes sur La Flèche. La Hire combattait autour de Montargis, les maréchaux de Boussac et de la Fayette, sur divers points du pays d’alentour ; enfin entre La Flèche, le Mans, Sablé et Angers, Gilles de Rais, Ambroise de Loré et Beaumanoir, tantôt réunis, tantôt séparés, étaient devenus la terreur des ennemis, et surtout des mauvais Français
, que sans autre forme de justice ils envoyaient au bout d’une potence. Gilles, avec un corps de troupes levées et entretenues de ses deniers, s’était joint au sire de Beaumanoir. Dans le même temps que Richemont prenait la place de 29Gallerande, les Anglais s’emparaient de la forteresse de Rainefort, en Anjou. Rais et Beaumanoir en sont aussitôt avertis ; sans tarder ils rassemblent leurs forces et viennent camper à Saint-Jean-de-Mortier40, à deux lieues de Rainefort41. Ambroise de Loré, de son côté, arrive par un autre chemin et s’avance jusque sous les murs de la forteresse. Le combat s’engage, vif de part et d’autre ; les morts et les blessés sont nombreux ; mais le boulevard du château est emporté de force, et comme la nuit apporte une trêve à la lutte, Ambroise de Loré demeure sur ce boulevard jusqu’au lendemain vers dix heures. À ce moment, les Anglais demandent à se rendre par composition ; ils offrent de livrer la place au vainqueur dès le lendemain, s’il ne leur arrive aucun secours, et donnent des otages pour garants de leur foi. Dans la journée, apparurent les capitaines de Rais et de Beaumanoir, dont la présence jeta les assiégés dans le découragement ; les clefs de la forteresse furent remises entre leurs mains. Tous les Anglais furent épargnés ; mais il se trouvait parmi eux quelques Français qui, en embrassant le parti de l’étranger, avaient trahi la patrie : quelque effort que fit Ambroise de Loré pour sauver leurs jours, comme ils n’avaient pas été compris dans la composition, Gilles de Rais ordonna de les pendre ; c’était, à ses yeux, une leçon nécessaire aux traîtres.
Ce succès encourageait les jeunes capitaines à de nouveaux combats. Le château de Malicorne était tombé aux mains des Anglais, qui avaient établi dans ses murs une nombreuse et vaillante
garnison ; Gilles de Rais et Beaumanoir vinrent l’assiéger. À leurs troupes s’étaient réunies celles d’Ambroise de Loré, des sires de Chartres et de la Buronnière ; ils avaient, en outre, une nombreuse et forte artillerie. La place fut d’abord battue avec une violence extrême, puis l’assaut donné de toutes parts. Tous les défenseurs, 30à un petit nombre près, avaient été atteints par les projectiles ; la résistance fut cependant opiniâtre. Lorsque enfin, le capitaine, à bout de forces, vit qu’il ne pouvait plus tenir contre la fureur des assiégeants, il entra en pourparlers avec eux et se rendit prisonnier avec toute la garnison. Les Anglais furent tous mis à finance
; c’était, en ces temps-là, un moyen commode et avantageux de battre monnaie ; mais ceux de la langue de France, qui s’étaient rendus à la volonté desdits seigneurs de Rays et de Beaumanoir, furent tous pendus.
On voit que leur résolution était arrêtée ; ni l’un ni l’autre n’aimaient les traîtres. Ils accordaient avec raison que l’on pouvait mourir pour la France, mais non pas l’abandonner42.
Dès lors, Beaumanoir et de Rais ne se quittèrent plus. Unis par l’âge, les souvenirs, la nation, les travaux et la gloire, il semble qu’il y ait eu entre eux l’une de ces fraternités d’armes, si fréquentes en ce temps-là, et que Du Guesclin et Olivier de Clisson avaient rendues célèbres. On retrouve partout les deux jeunes capitaines l’un à côté de l’autre ; au siège de Montargis, auprès du connétable de Richemont et de la Hire ; de la Hire qui, pressé de monter à l’assaut, disait un jour à Dieu, les mains jointes :
Dieu, je te prie que tu fasses aujourd’hui, pour la Hire, ce que tu voudrais que la Hire fît pour toi, s’il était Dieu et que tu fusses la Hire, [et, dit le chroniqueur,] il cuidait très bien prier et dire ;
à Ambrières43, où les Anglais furent battus par Ambroise de Loré ; et bientôt après sous les murs du château du Lude, au bord du Loir44. Rude fut le siège : la garnison était nombreuse, les tours solides, les remparts presque inabordables, les Anglais munis de tous les moyens de défense, et leur capitaine, Blackburn, résolu à résister jusqu’à la mort. Mais les assaillants étaient jeunes, pleins 31d’ardeur, ne tenant compte des obstacles que pour les surmonter, et par les périls mêmes excités à les mépriser. Ils firent établir des canons sur les hauteurs voisines et battre la place sans relâche ; puis ils donnèrent le signal de l’assaut. Leur exemple excitait les soldats : à leur tête, ils escaladèrent les remparts ; Gilles de Rais arriva avant tous les autres au sommet, où le premier ennemi qu’il rencontra fut le capitaine Blackburn, qu’il tua de sa propre main. En voyant leur chef tomber, les soldats anglais déposèrent les armes, et la place fut prise.
Cet exploit couvrait de gloire les jeunes vainqueurs, et, conséquence d’un succès plus avantageuse encore que le succès lui-même, ouvrait la route du Mans. Une attaque fut décidée contre cette place importante. La Hire et plusieurs autres capitaines vinrent se joindre à Rais et à Beaumanoir ; les habitants étaient pour eux ; ils entrèrent par leur connivence dans la ville. Mais ils la perdirent presque aussitôt par leurs fautes ; ils furent repoussés par Talbot et rejetés sur le Lude. Ces combats et ces succès avaient prolongé la lutte jusqu’en 1428. Mais, malgré ces brillants efforts, les Anglais, qui avaient pour eux presque toutes les ressources de la France et toutes celles de l’Angleterre, avançaient toujours dans leurs conquêtes ; la digue qu’on opposait à leurs flots était trop faible pour résister bien longtemps. Pontorson et Laval étaient tombés aux mains des ennemis ; Mehun-sur-Loire s’était rendu quelques jours après ; Beaugency, effrayé, avait ouvert ses portes ; Jargeau avait suivi de quelques jours ; Orléans, enfin, était assiégée depuis plusieurs mois. Serrés de près, ses défenseurs voyaient venir le moment où ils ne pourraient plus tenir tête à l’ennemi ; sur toute la ligne de défense, en un mot, les Français ressemblaient à ces populations effrayées, qui, dans le débordement d’un grand fleuve, courent et s’agitent en vain devant le flot qui les chasse, engloutissant peu à peu sous ses eaux et champs fertiles et demeures délaissées. Charles VII, découragé, songeait à se replier sur le 32Midi : c’en était fait de la France, lorsque Jeanne d’Arc parut.
La mission et l’œuvre de Jeanne d’Arc ne sont plus à raconter ; il faudrait reprendre le récit de M. Vallet de Viriville et de M. Wallon, si exacts dans leurs recherches, si intéressants dans la narration des faits. Il serait trop long même, pour les limites où nous avons renfermé cet ouvrage, de suivre pas à pas Gilles de Rais dans cette mémorable campagne, où il joua un si beau rôle à côté de la jeune guerrière. C’est, à la vérité, la partie la plus belle de la vie du maréchal, où se rencontrent ensuite tant et de si grands crimes ; mais ce sera la faire connaître assez en disant qu’il fut l’un des plus dévoués admirateurs de Jeanne d’Arc. Il avait reçu du roi la mission de la conduire et de veiller sur elle sur les champs de bataille : à Chinon, à Poitiers, à Blois, à Orléans, à Jargeau, à Meung, à Beaugency, à Patay, à Reims, où il reçut le bâton de maréchal de France45, dans la campagne de Paris, sous les murs mêmes de cette capitale, il ne l’abandonna jamais ; bien plus, il a paru lui avoir été fidèle jusqu’aux environs des murs de Rouen, où Jeanne avait été renfermée prisonnière. En exposant ici les raisons qui nous le font croire, nous aurons l’occasion de laver la mémoire de Gilles du grave reproche dont l’a souillée Vallet de Viriville, et de retracer rapidement le tableau des belles actions du maréchal de Rais.
Il a été impossible de découvrir ce qu’était devenu Gilles après la retraite de Paris ; tout document fait défaut et vraisemblablement manquera toujours sur ce point. Demeura-t-il à la cour de France ; ou, comme le duc d’Alençon, mécontent de la trêve qu’on venait de signer, vint-il dans ses terres 33se reposer de ses fatigues ? Comme plusieurs autres capitaines, fut-il établi gouverneur de quelque place importante ? ou bien demeura-t-il au milieu de l’armée rendue au repos, comme l’exigaient la nature et l’importance de son grade militaire ? Pendant le temps qui s’écoula entre la retraite de Paris et la mort de Jeanne d’Arc, Gilles de Rais ne se montre qu’une seule fois, et c’est aux environs de Rouen où Jeanne était prisonnière. Elle l’était, depuis le 24 mai 1430 qu’elle était tombée aux mains des Bourguignons, sous les murs de Compiègne ; trahie, selon toute apparence, ou du moins lâchement abandonnée par un parti auquel on a voulu, mais à tort, nous le prouverons tout à l’heure, mêler le maréchal de Rais. Vendue au roi d’Angleterre, de prison en prison elle était arrivée, vers la fin de décembre, jusqu’à Rouen, où les Anglais, peu satisfaits de la faire mourir, voulant surtout la déshonorer, lui faisaient son inique procès46.
Pendant que la libératrice de la France était prisonnière, la Trémoille et Regnault de Chartres négociaient ; le roi l’avait oubliée. Le parti jaloux de Jeanne avait perdu de vue cette campagne de Normandie qu’il avait si fortement conseillée lorsque la Pucelle voulait lancer le roi sur la route de Reims. Dans la Normandie, cependant, la guerre s’était rallumée. Richemont, l’ennemi de la Trémoille, combattit tout l’hiver sur les frontières ; La Hire, qui s’était emparé de Louviers, située à quelques lieues de la ville de Rouen, en sortait à tout moment pour ravager la campagne ; et, dans Rouen même, plus d’un Anglais craignait qu’il ne se jetât sur cette ville pour délivrer la Pucelle. Les Anglais, qui avaient assiégé Louviers, s’en étaient emparé le 25 octobre, puis l’avaient rasée et abandonnée. Les Français s’y étaient cependant établis de nouveau, peut-être dans le dessein de tenter un coup de main sur la ville de Rouen. En effet, Gilles de Rais s’y trouva le 26 décembre 1430. Selon toutes les vraisemblances, 34il y était venu rejoindre La Hire, furieux d’avoir perdu une place importante qui était sa conquête.
M. Paul Marchegay, à qui l’on doit la publication du document qui nous guide ici, pense que Gilles de Rais était à Louviers en 1430, comme faisant partie de l’expédition de Normandie ; peut-être, ajoute-t-il, pour tenter de délivrer Jeanne d’Arc, dont le procès avait cours à Rouen.
Opinion qui n’est pas dépourvue de vraisemblance, quand on se rappelle qu’à Rouen même, plusieurs Anglais, vers la même époque, craignant que Jeanne ne fût délivrée par les Français, l’auraient volontiers jetée à la Seine. Il y avait, en effet, à Louviers, une véritable armée dont l’un des corps avait été équipé, comme pour l’attaque de Jargeau et la campagne de la Loire, par les soins et aux frais du maréchal de Rais. Lui-même nous l’apprend par un acte authentique, signé de sa main, et jusqu’ici inconnu, dans lequel il dit et reconnaît qu’il doit à Rolland Mauvoisin, son écuyer, capitaine du Prinçay, la somme de huit vingts écus d’or pour achat d’un cheval moreau, sellé et bridé, qu’il a promis à son très cher et bien aimé écuyer Michel Machefer, capitaine de gens d’armes et de traies de sa compagnie, pour l’engager à venir avec lui en ce voyage, aussitôt leur arrivée à Louviers.
Ce document est du 26 décembre 1431, et signé Gilles
. Avec La Hire, Richemont, et plusieurs autres capitaines, il est donc autour de Rouen, combattant pour le roi, et peut-être pour la Pucelle, tandis que le roi et la Trémoille jouissent sans trouble du repos aux bords de la Loire ; il est donc du parti de la guerre contre le parti de la paix, avec Jeanne d’Arc contre la Trémoille et Regnault de Chartres47. Quelques jours encore, et les courageux chevaliers surprendront, mais hélas ! trop tard, la ville de Rouen ; en mars 1432, ils prendront Beauvais ; au mois d’août suivant, Gilles de Rais fera lever le siège de Lagny. On ne peut donc en douter : il était de ceux qui voulaient la guerre ; il avait honte 35du repos ; il n’était pas avec la Trémoille. Mais, si ses compagnons et lui eurent le courage de tenter la délivrance de la Pucelle, ils eurent la douleur d’échouer dans leur entreprise. Au commencement de juin, la nouvelle leur arriva que Jeanne était morte sur le bûcher le 30 mai 1431. Que la rédemption de la France avait coûté cher à la jeune fille ! Devenue guerrière à la voix de Dieu, elle venait d’ajouter aux gloires viriles des armes la couronne du martyre, et la rançon du peuple français était payée par le sang de sa libératrice. Ainsi s’était, ce semble, accomplie la rédemption de la France, comme toutes les grandes rédemptions, par un sacrifice sanglant.
Ce serait se flatter d’un vain espoir que d’essayer de retrouver aujourd’hui la trace des sentiments, que cette mort éveilla dans le cœur de son fidèle et valeureux
compagnon, Gilles de Rais. Valeureux et fidèle, nous le disons à dessein, suivant l’expression d’un homme à qui rien n’est étranger de tout ce qui regarde Gilles de Rais. C’est ici qu’il convient de répondre, ainsi que nous l’avons promis, aux paroles de l’historien de Charles VII. Le principal emploi de Gilles de Rais, dit Vallet de Viriville, fut d’être auprès de la Pucelle l’homme de la Trémoille. Il accompagna l’héroïne jusqu’au 18 septembre 1429. Docile aux ordres supérieurs, il l’abandonna lors de l’échec devant Paris et de la retraite du roi vers la Loire.
Ainsi donc, au sein de la cour, un complot secret fut formé pour perdre la Pucelle, et Gilles de Rais, dans les camps, fut l’un des exécuteurs de ce noir dessein. Voilà l’accusation dressée ; quels en sont les appuis ? Car des paroles aussi graves ont besoin de preuves solides ; or, c’est en vain que nous avons cherché les fondements de cette accusation. C’est déjà beaucoup pour la mémoire de Gilles de Rais ; c’en est assez pour donner raison à ces paroles d’un érudit bien versé dans tout ce qui a trait à la Trémoille et au maréchal de Rais :
En faisant du maréchal une créature du ministre favori contre le connétable de Richemont et la Pucelle, M. Vallet de Viriville est tombé 36complètement dans l’erreur. L’auteur s’est laissé entraîner par son animosité contre Georges de la Trémoille. Sans doute le favori a pu, a dû même faire servir le jeune baron de Rais à ses projets ; mais si Gilles était puissant, il était indépendant ; s’il était valeureux, il était inconsidéré ; s’il était plein d’ambition, il était accessible à l’enthousiasme, que donne le merveilleux, surtout le merveilleux qui se manifeste par le succès ; c’était plus qu’il n’en fallait au favori défiant pour ne pas se confier, en des choses aussi graves, au jeune baron de Rais48.
Et s’appuyant sur ces raisons, le savant archiviste appelle Gilles quelque part dans ses œuvres le valeureux et fidèle compagnon de Jeanne d’Arc.
Il y a d’autres raisons encore qu’il n’a pas étudiées peut-être avec autant de soin que nous, qui avons cherché à pénétrer toutes les parties obscures de cette histoire. Il serait trop long de les mettre au détail devant les yeux du lecteur ; mais il faut les réunir toutes dans un même faisceau : la clarté qui s’échappera de cet ensemble est formé de la clarté de chacune, et placée sous ses rayons, la figure de Gilles en deviendra plus lumineuse : cette figure n’est pas une figure de traître.
Que Jeanne d’Arc ait été en butte aux tracasseries et aux sourdes menées de Regnault de Chartres et de Georges de la Trémoille, rien n’est plus manifeste49 ; qu’elle ait été livrée, sous les murs de Compiègne, par Guillaume de Flavy, leur âme damnée, le fait est plausible ; à tout le moins Flavy ne se montra pas assez soucieux de la personne de Jeanne et de sa liberté50 ; mais que Gilles de Rais ait été auprès de la Pucelle l’homme du duc de la Trémoille, malgré le peu de sympathie que nous inspire le triste héros 37de ce récit, et des crimes inouïs qui l’auraient rendu digne de jouer un rôle cent fois plus infâme encore, au nom de l’histoire, sur laquelle on prétend s’appuyer, il faut le nier. Pour être chargée de crimes, la mémoire d’un tel homme ne donne pas à l’historien le droit de l’accabler outre mesure : or, la part de Gilles aux haines de la Trémoille contre Jeanne d’Arc est une bassesse dont la honte doit lui être épargnée. À l’égard de la Pucelle, Gilles de Rais non seulement ne fut pas un ennemi, mais il fut, on ose dire, l’un de ses plus sincères et de ses plus fidèles
compagnons. En voici les preuves.
Quand Charles VII se décide à tenter l’expédition d’Orléans, il confie la conduite de la Pucelle et de l’armée à Gilles de Rais, sur la demande de Jeanne elle-même, si l’on en croit un chroniqueur51. À quoi ne pousse pas les capitaines cette jeune fille inspirée ? À sa parole, ils se confessent ; ils chassent de leur armée les femmes de mauvaise vie52 ; ils prient et s’en vont en campagne en forme de procession, à la suite de la bannière de Jeanne, derrière un chœur de prêtres, et au chant du Veni Creator et des psaumes, au risque de paraître, en cas d’insuccès, ridicules aux yeux du monde entier, en se faisant les exécuteurs des ordres d’une pauvre bergère de seize ans, qui ne sait ni A ni B
, comme elle le déclare elle-même. Comment concilier avec cette haine secrète, dont ils auraient été l’instrument caché, de pareils actes de soumission 38et de dévouement ? Lorsque le bâtard d’Orléans, sous les murs de cette ville, désespérant de vaincre la résistance de la Pucelle, qui voulait retourner à Blois avec son armée, est à bout d’expédients et de prières, c’est à Gilles de Rais et à Ambroise de Loré qu’il s’adresse comme aux seuls capables de la faire revenir sur une décision qu’il juge funeste ; preuve manifeste de la confiance qu’on croyait qu’elle avait en eux53. Les deux capitaines lui promettent de revenir de Blois, sans tarder, avec un nouveau convoi de vivres ; et la Pucelle, confiante dans leur parole, consent à pénétrer dans la ville avec Dunois. Elle sait désormais que ses gens sont placés sous bonne conduite, et les soucis qu’elle conçoit pour leur persévérance se calment et se dissipent54. À Blois, dans le conseil, on discute sur le retour de l’armée à Orléans ; là, règne l’homme vraiment vendu de la Trémoille, le chancelier de France, Regnault de Chartres : qui donc plus vivement que les deux capitaines, qui avaient promis à Jeanne de retourner vers elle, s’opposa aux perfides desseins du chancelier ? En les quittant, elle leur avait ordonné de revenir à Orléans par la Beauce ; Gilles, au premier voyage, par un reste de prudence humaine bien compréhensible, avait conseillé de prendre le chemin par la Sologne ; mais il avait été témoin des merveilles qui avaient marqué l’arrivée du convoi et l’entrée de Jeanne dans Orléans, et il n’hésite plus à traverser par la Beauce les lignes ennemies ; il n’a plus rien de ses défiances55. Dans Orléans, lors de l’attaque du fort des Augustins, quand tout le monde, saisi de panique, abandonne la Pucelle, et qu’elle revient toute seule contre la bastille, Gilles de Rais, incontinent, la rejoint sur le bord 39du boulevard où elle a planté son étendard de sa propre main56.
Orléans délivré, il conseille avec Dunois de chasser les Anglais des rives de la Loire, avant de se porter sur Reims57 ; et dans un temps, où n’ayant plus rien à espérer des faveurs d’une cour sans ressources, le dévouement n’est plus égoïste, il s’impose les plus grands sacrifices pour la prise de Jargeau et la campagne de la Loire, si fort blâmée par la Trémoille et par son parti58. Mais l’enthousiasme est général ; les capitaines sont dans l’admiration de l’héroïne, de son adresse et de sa science militaires ; les grands prennent son panonceau ; le duc de Bretagne lui envoie des compliments et dans quelques jours lui adressera une bague et des chevaux de grand prix ; les sires de Laval, cousins de Gilles, écrivant à leur aïeule et à leur mère, protestent qu’ils la suivront :
— Abandonné celui qui demeurerait ! s’écrient-ils59.
Le peuple la regarde et la traite comme une sainte ; pour la chanter, Christine de Pisan va ranimer son génie poétique presque éteint ; le merveilleux environne son berceau et son enfance ; les prodiges célestes accompagnent ses pas ; c’est une admiration générale que les lettres du roi, des particuliers, et les récits populaires vont semer par toute la France60. Gilles de Rais, par ses actes, montre qu’il a subi, comme ses cousins, la puissance de la séduction. Pour la campagne nouvelle, il lève à ses frais un corps de troupes considérable61 ; ses cousins engagent leurs meilleures terres ; 40il n’y a point, ce semble, de famille plus dévouée à la Pucelle que la sienne, et pour qui Jeanne, par un juste retour, montre plus d’estime et d’affection. Il est du nombre de ces capitaines qui, par lettres scellées de leurs sceaux, se portent garants de la fidélité de Richemont62 à la veille de cette immortelle journée de Patay, à laquelle Gilles prit tant de part, et dont le nom, doublement cher à tous les cœurs français, restera perdurablement
, selon l’expression de Monstrelet63. Il est encore avec eux et la Pucelle qui manifestent leur mécontentement pour la dureté avec laquelle le roi, ou plutôt Georges de la Trémoille dans le roi, en qui le favori a passé avec ses rancunes, repousse les services du connétable.
Au jour du sacre, où il représenta l’un des pairs de France, il reçut ce glorieux titre de maréchal64, qui l’élevait 41aux premiers rangs de l’armée : or, après comme avant, l’on ne voit pas qu’il ait usé de son pouvoir contre la Pucelle, 42selon le dessein de Georges de la Trémoille : loin de là, au contraire. Lorsque les courtisans échouent à Bray-sur-Seine 43dans leur dessein de regagner la Loire, n’est-il pas parmi ces hommes de guerre, qui, avec Jeanne, se réjouissent ostensiblement de cet échec65 ? Lorsque la Pucelle, impatiente de marcher sur Paris, quitte subitement la cour, il la rejoint à Senlis, et l’accompagne à la tête de l’armée jusqu’à Saint-Denis66. Il est à croire que Jeanne d’Arc, 44avec son grand bon sens, savait, dans le conseil, discerner ses fidèles de ses ennemis ; il est à croire qu’elle savait démêler, dans l’armée, les capitaines qui lui étaient dévoués de ceux qui lui portaient envie ; certes, en allant à l’attaque des murs de Paris, au moment même où le roi et la Trémoille étaient manifestement opposés à son dessein de se porter sur cette ville, elle n’eût pas volontiers pris comme aide un adversaire, allons encore plus loin, un indifférent67. Cet ennemi secret de ses conseils et de ses actes ne se serait pas exposé toute une journée aux traits de l’ennemi, dans les fossés de Paris, pendant que ses complices, dans la plaine de Saint-Denis, étaient prudemment à l’abri de tous les coups. N’était-il pas de ces capitaines qui, le lendemain, retournant sur Paris tout joyeux et pleins d’une ardeur nouvelle pour recommencer l’assaut, subitement rappelés par un ordre impérieux du roi, laissèrent vivement éclater leur mécontentement et se retirèrent la mort dans l’âme68 ?
Tel enfin Gilles de Rais a paru dans toutes ses campagnes avec Jeanne d’Arc, qu’il a fait supposer, à des esprits fort graves, — et c’est déjà un grand honneur pour sa mémoire, — que sa présence à Louviers avait rapport avec quelque tentative pour délivrer Jeanne prisonnière. Pendant ce temps, on sait ce que pensaient, ce qu’écrivaient ses ennemis véritables : sa prise était une juste punition de son orgueil ! Superstitieux à l’excès, surtout vers la fin de sa vie, Gilles paraît avoir subi plus qu’aucun autre l’influence du merveilleux, dont la vertu sortait de la sainte envoyée de Dieu ; lorsque la fausse Pucelle se montra, le peuple, qui ne pouvait croire que Jeanne fût morte, se 45figura qu’elle avait miraculeusement échappé au bûcher ; or, Gilles de Rais apparaît parmi les soutenants de la Pucelle sauvée69.
46Enfin, le Mystère du siège d’Orléans, qui, au dire de M. Jules Quicherat, n’a aucune valeur historique (singulière assertion !) parce qu’il suit trop pas à pas l’histoire, nous fournit, dans le rôle qu’y joue Gilles de Rais, les protestations les moins douteuses de son dévouement pour Jeanne. Il serait difficile d’y rencontrer, exprimées plus de fois et en plus de manières différentes, la foi en la mission de la Pucelle et la croyance aux voix divines qui l’inspiraient. À n’en pas douter, les visions de Jeanne, d’après ses paroles, sont des voix, mais des voix distinctes, personnelles. Elle le déclare en vingt endroits divers, mais surtout à Rouen, devant ses juges. C’est de ses voix qu’elle parlait, à Poitiers, devant les clercs chargés de l’examiner ; c’est de ses voix qu’on s’entretenait à la cour et autour d’elle : personne n’ignorait donc que l’inspiration d’en haut se produisait à elle particulièrement sous cette forme. Pour bien des raisons, Gilles de Rais ne pouvait l’ignorer moins que personne. Il vivait au milieu de la foule dont ces voix étaient l’ordinaire entretien ; surtout, curieux comme il l’était, placé par son rôle à côté de Jeanne, admis dans son intimité et dans sa confiance, il n’est pas admissible qu’il ne l’ait pas interrogée quelquefois sur les sources de son inspiration. De là, s’il est vrai, comme on doit le croire, que le Mystère du siège d’Orléans fut composé avant la mort de Gilles ; s’il est vrai qu’il l’ait fait jouer lui-même à Orléans vers 1435 ou 1436, il n’est pas supposable, ou que l’auteur du poème lui ait prêté des sentiments qu’il n’avait pas, ou qu’il l’ait fait parler contrairement à ses croyances. La présence de Gilles à Orléans est un gage de la vérité historique de son rôle dans le drame. C’est donc sa foi en Jeanne d’Arc, c’est donc sa parole elle-même qu’on trouve rapportées au conseil du roi, lorsqu’il dit de la campagne de la Loire :
De la Pucelle, en somme toute,
On ne lui doit rien refuser ;
Et que son plaisir on escoute,
Que bel vois lui fait propposer.
··········
47Et ne vous doubtez de victoire
Que elle vous est préminant.
Vers la même époque, Perceval de Boulainvilliers (21 juin 1429), Alain Chartier (juillet 1429) ne parlent pas différemment. Gilles se trouve d’accord avec tous les autres compagnons de sa vie militaire, le duc d’Alençon, Dunois, d’Aulon, l’écuyer de la Pucelle70.
Pour rendre vraisemblable la complicité du maréchal avec Georges de la Trémoille, on a dit qu’ils étaient parents : mais l’étaient également et Guy de Laval et André de Lohéac, son frère : qui a jamais songé à faire de ces deux jeunes seigneurs les complices du favori ? On a affirmé qu’il abandonna la Pucelle sous les murs de Paris et lors de la retraite de Charles VII sur la Loire : trahison étrange, dont le dessein lui conseille de demeurer un jour sous les traits de l’ennemi, dont Jeanne elle-même est blessée ! Mais de quel nom qualifier alors la conduite du duc d’Alençon, son beau duc
, et celle du duc de Bourbon, qui vinrent la chercher jusqu’au pied du rempart et l’emmener de force sur un cheval ! Que penser du comte de Clermont et de René d’Anjou qui, le lendemain matin, vinrent au nom du roi lui signifier de retourner à Saint-Denis et aux capitaines de la ramener ? Que dire de La Hire, de Dunois, de Gaucourt, et de tant d’autres, qui, depuis ce jour, n’apparaissent plus jamais près d’elle ? On a ajouté enfin qu’il avait participé aux fruits de la victoire : mais la Pucelle également, non moins que les sires de Laval, ses cousins ; il avait été à la peine, n’était-il pas juste que, comme l’étendard de Jeanne, il fût aussi à l’honneur ? Il est dans l’ordre que celui qui a semé soit celui qui moissonne. Bien loin donc d’avoir été auprès de la Pucelle l’homme vendu de la Trémoille, il faut voir en lui l’un des plus sincères admirateurs de la jeune héroïne. Mais on peut 48aller plus loin encore : s’il ne fut pas le complice du favori, a-t-il donc été si étroitement lié à sa fortune71 ?
Il existe un document qui, mal compris et mal commenté, pourrait le faire penser. Il est à supposer que l’historien de Charles VII l’a consulté. Mais, s’il l’a fait, il n’avait certainement pas le droit de s’en servir pour appuyer son opinion ; car ce document ne renferme rien qui puisse la soutenir. Il est tiré des originaux du château de Thouars et copié dans les manuscrits du célèbre bénédictin D. Fonteneau, conservés aujourd’hui à la Bibliothèque publique de Poitiers. C’est un acte par lequel Gilles, seigneur de Rais et de Pouzauges,
s’engage sur son honneur à une fidélité inviolable envers Georges, seigneur de la Trémoille, de Sully et de Craon, pour le service du Roi. [En reconnaissance] des grands biens, honneurs et courtoisies [qu’il a reçus en maintes occasions, il jure au ministre un attachement inviolable ; il promet par serment de le servir] jusques à mort et à vie, envers tous et contre tous seigneurs et autres, sans nul excepter, de quelque estat qu’il soit, toujours en la bonne grâce et amour du Roi.
Cet engagement est signé de la main de Gilles, muni de son sceau et daté de Chinon, le 8 avril 1429. Selon toutes les probabilités, le roi y était alors revenu de Poitiers avec la Pucelle. De Jeanne d’Arc, d’un complot contre elle, de mesures secrètes prises dans le dessein de faire échouer son entreprise, on ne voit pas de traces ; rien dans les termes, absolument rien, ne fait supposer que l’on ait trafiqué alors de la liberté ou du sang de la jeune fille. On dira peut-être qu’un si noir complot ne pouvait être confié au parchemin. Peut-être, en effet ; mais rien n’autorise non plus à penser et à dire d’un document ce qu’il ne contient pas ; or, en dehors de ce document, il est impossible 49de montrer rien qui puisse même faire supposer ce qu’on avance si gratuitement ? Il paraît il tout le moins bien dangereux, en histoire, de faire parler des textes muets et d’interpréter, d’une manière précise, un acte vague dans ses expressions. Enfin, les engagements de la nature de celui-ci portent en eux-mêmes bien des sous-entendus ; car rien n’est plus mobile que les promesses de la reconnaissance, surtout dans un cœur léger. Or, combien le cœur et l’esprit de Gilles de Rais furent changeants, nous le verrons plus tard ; mais nous allons en fournir de suite une preuve à l’endroit de Georges de La Trémoille. Le meilleur moyen de juger de la valeur d’un acte est de considérer l’estime qu’en ont faite les auteurs ; car les actions sont les meilleurs et les plus sûrs interprètes des paroles.
L’on a déjà dit que le caractère de Gilles de Rais n’était pas de ceux auxquels la Trémoille pouvait se fier impunément ; et, en vérité, la suite des évènements lui prouva, que, s’il a été prudent à l’égard du jeune baron si facile à l’enthousiasme, il n’eut pas lieu de s’en repentir. Car le document de Chinon ne peut renfermer que deux choses : l’une, sous-entendue prudemment, c’est-à-dire, un complot contre Jeanne d’Arc ; l’autre, clairement exprimée, c’est-à-dire, la promesse d’une fidélité à toute épreuve envers le premier ministre de Charles VII. Or, nous avons assez signalé le dévouement de Gilles pour la Pucelle : il demeure établi solidement pour tous. Mais envers la Trémoille lui-même, Gilles de Rais fut-il cet homme dévoué qu’il promettait d’être par l’acte du 8 avril 1429 ? et après avoir abandonné son protecteur dans ses complots machiavéliques contre l’héroïne, demeura-t-il attaché au favori tombé du pouvoir ? Encore là nous trouvons une preuve de ce que valait, au fond, dans la pensée de Gilles, la promesse du 8 avril 1429.
Georges de la Trémoille fut renversé du pouvoir au mois de juin 1433 par Charles d’Anjou et son parti, qui comptait le connétable de Richemont, Prigent de Coëtivy et le sire de 50Bueil. Or, il paraît bien que depuis longtemps Gilles de Rais avait oublié sa promesse de servir et de défendre le favori en toute occasion envers et contre tous les seigneurs, sans nul excepté, et de quelque état qu’ils fussent. Du moins, au moment de la chute de la Trémoille, où tout devait lui rappeler son serment, s’il s’en souvint, ce souvenir fut peu efficace. Bien loin d’avoir été entraîné, en effet, dans la disgrâce du ministre tombé, non plus que ses cousins de Laval, dont Georges était également et le parent et le protecteur, j’oserais dire même le tuteur à la cour de Charles VII, il paraît avoir été admis à partager ses dépouilles avec les successeurs du favori au pouvoir ; à tout le moins participa-t-il à leur amitié et à leurs exploits72. On objectera qu’il était impuissant contre la faction victorieuse ; mais il est facile de répondre qu’un homme, qui s’est engagé par serment à défendre son protecteur, ne communique pas avec ses ennemis lorsqu’ils triomphent. Dans l’impuissance où il est de rien faire pour un ami malheureux, il lui reste la ressource de briser loyalement son épée, et de sortir d’un camp où tout lui rappelle sa trahison ; où ceux qui commandent sont des adversaires, puisqu’ils sont les adversaires d’un pouvoir auquel était liée sa fortune. M. Vallet de Viriville pense qu’il en a été ainsi : Il accompagna, dit-il, lors de sa disgrâce, Georges de la Trémoille, et la Fayette reprit, avec le gouvernement de Charles d’Anjou, son bâton de maréchal.
La vérité pure est que le nouveau pouvoir n’enveloppa nullement le maréchal de Rais dans la haine qu’il avait pour la Trémoille et pour tout son parti, et que Gilles ne fut point frappé de ces proscriptions dont on poursuivit la faction vaincue : ce qui prouve clairement que les ennemis de la Trémoille ne le regardaient pas comme le plus sincère de ses amis, comme un ami dévoué jusqu’à la perte des biens, jusqu’à la mort.
51Que Gilles de Rais, en effet, n’ait quitté ni la cour, ni l’armée ; qu’il n’ait point perdu son titre de maréchal de France par le retour de la Fayette, rien, ce semble, n’est plus certain : au lieu de sortir immédiatement des camps, il est mêlé à toutes les opérations militaires du nouveau gouvernement. À l’appel de Charles d’Anjou, huit mois seulement à peine après la chute de la Trémoille (mars 1434), il accourt à la tête de ses troupes et commande à Sillé-le-Guillaume, à côté du connétable de Richemont, du sire de Bueil et de Prigent de Coëtivy73 ; quelques jours après, il est avec eux à Sablé ; avec eux encore, il combat à Conlie en 1435, deux ans plus tard ; si la Fayette paraît près de lui dans l’armée, revêtu aussi de la dignité de maréchal de France, personne ne conteste à Gilles le droit d’exercer la sienne ; bien plus, au contraire, il la conservera même lorsqu’il ne paraîtra plus sur les champs de bataille : dans la ville d’Orléans, où de nombreux documents, nouvellement mis au jour, lui reconnaissent le titre et le pouvoir de maréchal et lui en donnent le nom ; jusqu’à la fin de sa vie enfin, dans ses châteaux de Machecoul et de Tiffauges, où il percevra du roi, selon le Mémoire des Héritiers, les émoluments attachés à sa charge militaire. Déjà Prigent de Coëtivy, l’un des plus ardents ennemis de Georges de la Trémoille, l’un de ceux qui ont le plus gagné à sa chute, brigue la main de Marie de Rais, la fille unique de Gilles ; plus tard encore, en 1437, et c’est M. Vallet de Viriville qui, à tort ou à raison, nous l’affirme, Gilles présidera en personne la représentation du Mystère du Siège d’Orléans, dans Orléans même, sous les yeux de Charles VII et de toute la cour ; en 1439, il est encore signalé dans les affaires militaires, car c’est lui qui confia à Jean de Siquenville les troupes que commandait la fausse Pucelle ; pour terminer enfin sur ce sujet, c’est en vain que l’on s’efforce de prouver qu’il prit une part aux dernières agitations du parti politique tombé, mais toujours 52remuant, dans le Poitou. C’était cependant le moment de sa propre disgrâce, et rien n’unit plus étroitement les hommes que la communauté des haines ou les similitudes de fortune. Est-il besoin d’autres faits pour prouver, non pas que Gilles fut fidèle à la Pucelle, mais le peu de cas qu’il fit de sa parole donnée à Georges de la Trémoille ? et convient-il d’en faire plus d’estime que Gilles de Rais lui-même74 ?
Il ne faut pas s’étonner d’ailleurs que les choses se soient ainsi passées : car il n’est point rare de trouver à cette époque, comme à la nôtre, entre personnages encore bien plus élevés, de ces engagements solennels, qui ne pèsent sur la conscience non plus qu’un fétu de paille : autant en emporte le vent des révolutions. La politique est habile à préparer des conversions motivées. On dirait, si on ne craignait de trop épiloguer sur les mots, qu’il y a dans le document de Chinon, deux expressions d’une véritable habileté diplomatique. Gilles s’engage envers la Trémoille, il est vrai, mais pour le service du roi
et toujours en la bonne grâce et amour du roi.
Je ne sais si je me trompe ; mais il semble que ces mots offrent une porte ouverte à bien des trahisons. Servir la Pucelle, n’était-ce pas être utile au roi, et entrer dans ses desseins ? La chute du favori fut regardée comme une heureuse fortune pour la France par tous ses ennemis et bientôt par le roi lui-même : Gilles de Rais ne l’aurait-il pas abandonné pour le service du roi
et toujours pour la bonne grâce et l’amour
de Charles VII ? Mais on craindrait d’être subtil en poussant plus loin dans cette voie : il suffit d’avoir éveillé l’attention sur ces deux petits mots, placés à la fin de l’engagement pris par Gilles de Rais et jetés là, pour ainsi dire, comme sans arrière-pensée, mais qui prennent de singuliers reflets à la lumière des évènements dont nous venons de faire le récit. Au moins nous pouvons conclure en disant que la fortune de Gilles fut si peu étroitement liée à celle de 53Georges de la Trémoille, que la retraite du maréchal n’a point été l’effet nécessaire de la chute du favori. À quelle cause faut-il donc l’attribuer ?
En examinant les choses de près, il est facile d’en trouver la vraie raison ; elle fut l’effet des reproches auxquels ses folles dépenses le mettaient en butte de la part de ses parents et de ses amis, et des mesures qu’ils prirent pour prévenir la ruine imminente de sa fortune. On verra dans la suite de sa vie la curieuse et longue histoire de ses prodigalités, et pas à pas on suivra la trace des folies qui le menèrent au gouffre de la ruine. L’arrêt royal, que sa femme et son frère obtinrent en 1437, était une véritable interdiction prononcée contre lui, et nous montre quelles étaient, depuis de longues années déjà, les préoccupations de tous les siens. Aussi longtemps qu’ils avaient vu en lui un prodigue avide d’honneurs et de plaisirs, qui dissipait ses revenus immenses aux caprices mouvants de ses goûts, aussi longtemps ils étaient demeurés tranquilles. Mais, quand ils le virent attaquer même ses domaines, ses châteaux, ses forêts, ses champs, engager sa propre fortune et celle de sa femme, vendre à vil prix ses plus riches seigneuries ; quand ils virent passer en des mains étrangères, dangereuses quelquefois, au gré de ses flatteurs, les lambeaux de son patrimoine, la plus belle propriété territoriale peut-être qu’il y eût sous le soleil de France à cette époque, ils essayèrent naturellement de la retenir dans leurs propres mains. Justement alarmés de l’avenir, ils obtinrent, à force de démarches auprès de Charles VII, un arrêt, qui, mettant Gilles de Rais en tutelle pour l’administration de ses biens, les rassurait et contre les folies du dissipateur et contre la rapacité des courtisans.
Il est évident qu’avant de recourir à ce remède extrême, ils avaient employé ceux que l’on prend d’ordinaire contre les jeunes fous : les observations, les remontrances, les prières, les menaces. Mais il faut convenir que ces moyens étaient de bien faibles obstacles contre le flot de ses passions 54soulevées. Prières et menaces eurent sur lui l’effet ordinaire qu’elles produisent sur de tels caractères ; il répondit avec la hauteur propre à ces jeunes écervelés ; il éloigna sa femme et ses proches de sa présence ; ses amis ne furent plus à même de l’approcher ; il s’entoura d’adulateurs et alla même jusqu’à laisser à leurs caprices, non seulement sa fortune, mais encore son sang et l’avenir de sa fille unique. Cette conduite lui fit des ennemis dans sa famille, dans l’armée, à la cour ; et, tant pour se soustraire à leur censure que pour se livrer à la recherche et à la production de cet or, qu’il lui fallait à tout prix et qui commençait à lui manquer, et aussi à la perversion de son cœur qui aimait l’ombre et les ténèbres, il se retira dans ses terres, d’où il ne sortit plus guère que pour étonner les hommes par son luxe et plus encore par le hideux spectacle de ses infamies. Car peut-être est-il bon de remarquer que ce qu’on nomme la retraite du maréchal n’est en réalité, comme les faits cités plus haut le démontrent, qu’une présence plus rare à la cour et dans l’armée. C’est alors qu’intervint entre sa famille et lui l’arrêt de Charles VII ; c’est alors aussi qu’il trouva contre Charles VII et sa famille l’appui peu honorable du duc de Bretagne. L’alliance que Jean V, par cupidité, fit à cette époque avec le maréchal, prouve que la retraite de Gilles de Rais fut la conséquence de ses prodigalités. L’histoire en indique cependant une autre cause, plus cachée, parce qu’elle est plus honteuse ; mais il ne faut pas anticiper sur les évènements ; c’est assez de remarquer ici le rapport évident qu’il y a entre les crimes et la retraite prématurée du maréchal de Rais. Il avait tout au plus vingt-six ans.
Il faut donc clore ici le récit de ses belles actions pour entrer dans celui de ses folles dépenses et de ses crimes. En terminant, si le regard se porte sur la carrière militaire qu’il a parcourue si rapidement, un sentiment tout ensemble doux et triste envahit l’âme ; triste, à la pensée que le chemin de la gloire aboutit à la honte ; doux, car le spectacle de son dévouement pour la France et pour Jeanne d’Arc, auquel le 55dévouement et l’héroïsme de tous les siens donnent encore un plus vif éclat, détourne un moment les yeux de la vue de ses crimes. Tout n’a donc pas été mauvais, comme le croit le peuple, dans cette existence, et il sera bon de se le rappeler pendant le récit qui va suivre. Dans la balance qui pèse les crimes dont il a souillé la fin de sa vie, il est juste de jeter au plateau des vertus, pour faire contre-poids à ses forfaits, les belles actions de sa jeunesse militaire ; les gloires si pures des Brumor et des du Guesclin peuvent surtout racheter les hontes du descendant des seigneurs de Craon, de Rais et de Laval : La justice criminelle ordinaire, a dit quelque part Macaulay, ne connaît pas ces compensations…, mais l’histoire contemple les choses de plus haut
; non seulement elle les approuve, mais elle les exige.
56III Vie privée de Gilles de Rais. — Sa fortune. — Ses dépenses. — Ses folies. — Son interdiction.
Ce qui précède fait connaître le guerrier, l’homme public : c’est la belle partie de la vie de Gilles de Rais ; ce qui suit est plus particulièrement la part de l’homme privé, du prodigue : c’est l’histoire de l’artiste et du curieux, en qui l’ambition fut tellement maîtresse de tous les mouvements de l’âme, qu’elle le mena jusqu’au crime. Moins brillante que la période à laquelle elle succède, mais moins sombre aussi que celle où elle aboutit, si cette partie de la vie de Gilles de Rais n’excite pas l’admiration comme la première, elle n’inspire pas non plus, comme la dernière, l’horreur et l’effroi. Elle appartient plutôt à la curiosité, et parmi les sentiments mélangés qu’elle fait naître, elle provoque surtout dans l’âme la pitié et la compassion. Le goût des arts et des lettres, l’amour du beau, la passion de la gloire, charment naturellement dans un homme ; mais la peinture en est pénible, lorsque ces passions, qui sont en elles-mêmes un principe de grandeur et de perfection morales, se transforment, dans une âme sans frein, en une cause de ruine, de déchéance et de perversion. C’est un spectacle digne d’une éternelle pitié, que la grande fortune de Gilles de Rais s’effondrant dans le gouffre creusé par son orgueil, et entraînant avec elle, dans sa chute, la gloire, les vertus, la vie même du prodigue. Car, Gilles avait une fortune telle, que, formée aujourd’hui des mêmes domaines et alimentée par les mêmes 57sources, elle serait plus grande et plus belle qu’aucune de France, et qu’elle était, même à cette époque, l’une des plus riches peut-être qu’il y eût dans tout le royaume, la plus riche assurément qu’il y eût dans le duché de Bretagne. Les alliances et les siècles s’étaient unis pour la former. Le dénombrement des domaines, dont elle était composée, est curieux à établir.
Du chef de la maison de Rais, par Guy de Laval, seigneur de Rais, son père, auquel tous les biens de l’ancienne baronnie avaient été transportés par Jeanne de Rais la Sage, il possédait la baronnie et la seigneurie de Rais, qui comprenaient maints châteaux et maintes châtellenie, avec possessions et terres sans nombre. Parmi les principales seigneuries on comptait Machecoul, Saint-Étienne-de-Mer-Morte, Pornic, Prinçay, Vüe, l’île de Bouin et plusieurs autres encore, avec leurs forteresses et leurs châteaux ; enfin la baronnie de Rais lui conférait le titre de doyen des barons du duché de Bretagne75 !
Du chef de la maison de Montmorency-Laval, par son père, il avait les terres et les seigneuries de Blaison, de Chemellier, de Fontaine-Milon, de Grattecuisse, en Anjou ; de la Motte-Achard, de la Maurière, en Poitou ; d’Ambrières, de Saint-Aubin-de-Fosse-Louvain, dans le Maine ; et plusieurs autres terres encore tant en Bretagne qu’en d’autres lieux, sans compter nombre de rentes et de revenus, que n’indique pas par le détail le Mémoire des Héritiers, mais qui montaient à des sommes très considérables76.
Du chef de la maison de Craon, par sa mère et par son aïeul maternel, Gilles hérita de l’hôtel de la Suze, à Nantes, et de la terre du même nom ; des châteaux et seigneuries de Briollay, de Champtocé et d’Ingrandes, en Anjou ; de Sénéché, du Loroux-Bottereau, de la Bénate, de Bourgneuf-en-Rais, 58de la Voulte ; sans désigner également un nombre considérable d’autres terres, seigneuries, rentes et revenus.
À cette immense fortune qu’il possédait déjà par lui-même, il ajouta encore de grandes possessions par son mariage avec Catherine de Thouars : c’étaient Tiffauges, Pouzauges, Chabanais, Confolens, Châteaumorant, Savenay, Lombert, Grez-sur-Maine, avec
plusieurs autres terres fort belles et leurs dépendances77.
Il avait reçu, en outre, tant de sa femme que de ses ancêtres, un mobilier des plus riches et des plus variés, composé des choses les plus rares, meubles, joyaux, tapisseries, objets d’or et d’argent : ce mobilier est évalué, par le Mémoire des Héritiers, à plus de cent mille écus d’or. Par ailleurs, les revenus de Gilles de Rais sont portés à plus de trente mille livres en vrais domaines78, sans tous les produits en nature qu’il tirait chaque année de ses sujets ; il recevait encore du roi, comme maréchal de France, des gages, des pensions et des dons gratuits considérables ; d’où l’on peut évaluer ses revenus annuels à quarante-cinq ou cinquante mille livres, peut-être même davantage encore. Il avait, dit Désormeaux, des biens immenses, près de soixante mille livres de revenus ; fortune qui devait paraître d’autant plus éclatante, que l’apanage des frères des ducs de Bretagne ne montait alors qu’à six mille livres de rentes.
Si l’on tient compte de la valeur relative qu’avait l’argent à cette époque, le revenu de Gilles de Rais, selon les évaluations de M, Leber79, s’élèverait aujourd’hui au moins à deux millions quatre cent soixante-quinze mille francs ; et, d’après les calculs établis sur les mêmes proportions, son mobilier, — en le mettant seulement à cent mille écus80, à vingt-cinq sous 59que l’écu valait en 1445, — atteignait au chiffre énorme de plus de quatre millions et demi. Pour démontrer que la fortune de Gilles de Rais était immense, et qu’il pouvait, sans donner dans les excès où il est tombé, s’entourer d’un luxe où peu d’hommes peuvent atteindre, il n’est donc pas nécessaire que ses héritiers soient entrés dans le détail de tous ses revenus. Cependant ses prodigalités et son luxe furent tels, que, bien loin de suffire à ses caprices, tant d’or ne fit qu’allumer sa soif, et que tout fut dévoré avec ses revenus, et ses biens meubles, et presque toutes ses propriétés foncières.
L’on a vu que, privé de son père à l’âge de douze ans, il demeura abandonné aux mains de Jean de Craon, en qui la faiblesse naturelle qu’il avait pour son petit-fils, était encore doublée de la faiblesse naturelle aux vieillards :
C’était un homme, dit le Mémoire des Héritiers, vieil et ancien, et de moult grant aage81. […] Séduit par la fausse cautelle et damnable convoitise de ses serviteurs, […] poussé par les conseils et les exhortations de ceux qui étaient à l’entour de lui, et qui voulaient s’enrichir de ses biens, [le jeune baron fut] gouverné et entretenu en telle manière par la fausseté, cautelle et malice de ses serviteurs82 […] qu’il prit le gouvernement et l’administracion de ses terres et seigneuries ; et dès lors en usa à son plaisir, sans prendre conseil de son aïeul, ne ne le croire plus en rien83.
L’immense fortune de Gilles lui fit tourner la tête ; mais elle fut surtout l’objet des convoitises de ces hommes intrigants qui ne font jamais défaut autour des grands et des riches. Nous avons vu déjà qu’après la chute de la maison de Penthièvre, et lors de l’entrée de Jean V dans la ville de Nantes, Gilles avait frappé tous les yeux par son luxe fastueux. S’il fût demeuré dans les bornes qui convenaient à sa naissance et à sa fortune, on lui eût pardonné cette grandeur ; mais l’envie qu’il avait de surpasser 60tous les autres hommes et d’égaler les princes et les rois, le jeta promptement bien au delà des justes limites de la raison.
Lorsqu’il fut créé maréchal de France, et surtout lorsqu’il vécut retiré des camps, sa première fantaisie fut de s’environner de l’attirail d’une maison militaire. Il entretint à ses frais une garde de plus de deux cents hommes montés à cheval, pages, écuyers, chevaliers, magnifiquement équipés et vêtus : cour brillante, dont les princes eux-mêmes ne pouvaient s’entourer. Chacun de ces hommes avait son emploi marqué ; il avait un héraut d’armes qui portait son nom, Rais-le-héraut84
; Jean Chartier lui-même, le chroniqueur de Charles VII, et celui de tous les historiens du temps qui nous fournit le plus de détails sur Gilles de Rais, paraît avoir fait partie de cette troupe85. Tous ces gens, qui avaient eux-mêmes leurs serviteurs particuliers, n’avaient à se préoccuper ni du soin de leur personne, ni du soin de leur maison ; tous étaient aux gages du maréchal, et tous très grassement payés. C’est de lui qu’ils recevaient le vivre et le couvert ; et il n’y avait point de table mieux servie que n’était la table que Gilles de Rais tenait ouverte à tout venant. Du maître, ils tenaient leur équipement, leurs chevaux, leurs harnais ; de lui enfin, tous leurs vêtements riches et variés. Deux ou trois fois l’an, ils étaient magnifiquement habillés de neuf, sans qu’il leur en coûtât le moindre écu : il est vrai qu’à ce prix, Gilles de Rais avait l’orgueil de voir à son service une maison militaire bien montée, bien tenue, digne de son rang en un mot, ou plutôt, pour parler le langage de ses héritiers, bien au-dessus de sa position
; car, ce n’était pas état de baron, mais de prince.
Parmi les fantaisies les plus extraordinaires de cet homme, il faut citer sa chapelle et sa collégiale. En mars 1435, il était dans la ville d’Orléans. Sans cesse poursuivi par l’image de 61ses crimes, en proie aux remords, l’oreille toujours remplie, pour ainsi parler, par les cris des petits enfants immolés à ses féroces passions, il confirmait solennellement, à la date du 26 mars, une fondation antérieure qu’il avait faite en mémoire des saints Innocents
, à Machecoul-en-Rais. Voici le début de cette pièce, la plus curieuse certainement de toutes celles qu’on a retrouvées à Orléans :
Le samedi XXVIe jour de mars mil CCCCXXXIIII (1435 n. s.). Comme noble et puissant seigneur, Monseigneur Gilles, seigneur de Rais, comte de Brienne, seigneur de Champtocé et de Pousauges, mareschal de France, ait naguieres, pour le bien, salut et sauvement de son ame, et ad ce que, envers nostre seigneur Jhesu Crist, soit mémoire de lui et de ses feux pere, mere, parens, amis et bienfaicteurs trespassez, faicte fondacion en memoire des Sains Innocens, au lieu de Machecoul en Rais, estant au duchié de Bretaigne ; et, en icelle fondacion ait faiz et ordonnez vicaire, doian, archediacre, trésorier, chanoines, chappitre et collette, et aussi leur ait ordonnées et baillées rentes, revenues et possessions pour leurs vivres et neccessitez, ad ce que le divin service soit augmenté et puisse d’ores en avant estre fait et celebré audit lieu de Machecoul, et pour ce que ledit seigneur avoit et a encores bonne entencion et ferme propos d’entretenir ladicte fondacion, comme bien l’a demonstré et demonstre chascun jour par effect, désirant de tout son cueur lesdits vicaire, doian et chappitre estre après son deces paisiblement tenuz et gardez en bonne possession et saisine des rentes, revenues et possessions par lui a eulx ainsi baillez et assignez, comme dit est, et en icelles preservez et deffenduz de toute oppression, eust icellui seigneur donné au Roy de Sicille et duc d’Anjou le chastel et chastellenie de Champtocé, hors l’acquit ou peage d’icellui lieu, ou est ladite fondacion ; duquel roy de Sicille, a cause dudit duchié d’Anjou, lesdits chastel et chastellenie sont tenuz en fief ; et au duc de Bretaigne la moitié de toute la seigneurie, baronnie et terre dudit Rais ; ou cas 62que madame Katherine de Thoars, femme dudit Monseigneur de Raiz, ou madamoiselle Marie de Rais, sa fille ou autres parents, amis, héritiers et aiens cause, qui ou nom de ladicte damoiselle Marie ou autrement, a quelque tiltre, maniere et pour quelconque cause que ce soit ou puisse estre, contrediroient ou empescheroient ladite fondacion ; et par ainsy que lesdits seigneurs roy de Sicille et duc d’Anjou et duc de Bretaigne les porteroient, soustiendroient et deffendroient….
Le maréchal, devant Jean Caseau et Jean de Recouin, notaires, confirme cette fondation et transporte aux deux princes tout ce qui lui est advenu par succession ou lui pourra advenir jusqu’à la quatrième lignée. Si ces princes refusent de soutenir sa fondation, il en charge le roi aux mêmes conditions ; au refus du roi, il choisit l’empereur ; au refus de l’empereur, le pape ; au refus du pape, enfin, les personnes croisées de la sainte Terre d’outre-mer ; c’est-à-dire, les chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean et de l’Ordre de Saint-Lazare, chacun par moitié. Il veut que ses héritiers puissent être contraints par la Chambre apostolique à respecter ses volontés les plus formelles86.
On rencontrait donc à Machecoul et à Tiffauges, tout le clergé d’une église cathédrale et d’une église collégiale : un doyen, messire de la Ferrière ; des chantres ; un archidiacre, messire Jourdain ; un vicaire, Olivier Martin ; un trésorier, Jean Rossignol ; un écolâtre ou maître d’école ; des chanoines, des chapelains, des coadjuteurs, des clercs et de nombreux enfants de chœur. Le premier dignitaire de ce collège
avait reçu du maréchal le titre d’évêque87 ;
lui-même, nous dit Vallet de Viriville, était chanoine de Saint-Hilaire-le-Grand de Poitiers.
Il aimait sa chapelle d’un amour de prédilection, et son constant désir, jusqu’à la fin de sa vie, fut de mettre ce clergé sur le même rang que celui des plus fameuses cathédrales. Dans ses voyages, il avait vu 63à Lyon, un chapitre de chanoines mitrés, vêtus, comme ils le sont aujourd’hui encore, de la cappa magna,
plus semblable à un synode d’évêques qu’à une assemblée de chanoines,
selon l’expression de ses héritiers ; or, son affection pour sa chapelle était si peu réglée, qu’il envoya plusieurs députations au pape, pour en obtenir que ses chantres
fussent mitrés comme des prélats ou comme les chanoines de l’église de Lyon88.
Mais le pape, dûment averti
par la famille de Gilles, n’y voulut jamais consentir ; non plus autoriser la fondation canonique de la collégiale que Gilles avait dotée, et dont il avait lui-même, s’il faut en croire un de ses complices, rédigé de sa propre main les règles et les statuts89.
Ce collège
, composé de vingt-cinq à trente personnes, formait, avec leurs serviteurs, une suite de plus de cinquante hommes, qui, avec sa maison militaire, accompagnaient le maréchal dans tous ses voyages.
Ils marchaient tous à cheval ; chacun vivait partout sur les deniers du maître, Sa générosité envers eux n’avait ni mesure, ni discrétion : il leur donnait des chevaux et des haquenées
du plus grand prix90 ; ils étaient payés chacun selon son office et sa dignité ; mais tous avec une prodigalité ridicule. Il y en avait plusieurs qui touchaient, chaque année, trois cents et même quatre cents écus de traitement. D’ailleurs, comme ils n’avaient rien à prélever sur leurs gages pour leur entretien personnel, il se trouvait que leur service coûtait à Gilles des sommes énormes. Lorsqu’ils étaient à séjour et à l’église
, il les vêtait de longues robes traînantes jusques à terre, d’écarlate et d’autres draps fins,
fourrés de martes, de gris, de menu-vair ; et d’autres fines plumes et fourrures… ; ils usaient d’ailleurs de grandes pompes et bombances ;
tels étaient leurs costumes en dehors des cérémonies religieuses. Au chœur, c’étaient
des surplis 64du tissu le plus fin, des aumusses et des chapeaux de chœur de fin-gris doublé de menu-vair, comme s’ils eussent été de grand état et de grande science, constitués en dignité ; et ainsi que les chanoines d’églises cathédrales ont accoutumé d’en avoir.
Enfin, pour les voyages,
il leur faisait faire chaperons et robes des draps les plus fins, mais courtes, pour chevaucher plus commodément ;
il leur fournissait de plus, comme nous avons dit, des serviteurs, des haquenées et des chevaux du plus haut prix ; des malles et des bahuts
pour transporter leurs effets. On n’avait
point mémoire et l’on ne croyait pas qu’on pût jamais voir dans la chapelle d’un prince ou d’un roi de France, telle superfluité, tels excès, dépense si déraisonnable91.
Sa prodigalité, envers ceux de sa chapelle qu’il affectionnait plus particulièrement, était plus insensée encore que son luxe n’était ambitieux. Quand la fantaisie lui venait de prendre à son service un clerc étranger à sa maison, il n’y avait point de présents si précieux qu’il ne lui offrît pour l’engager à le suivre. Apprenait-il que dans une église éloignée était applaudie une belle voix d’homme ou d’enfant ? il mettait tout son pouvoir et toute sa puissance à l’avoir
, et n’avait point d’aise qu’il ne l’entendît retentir sous les voûtes de sa chapelle. À quelles folles dépenses ne l’entraînèrent pas ces désirs désordonnés ! Un jour qu’il avait entendu chanter, dans l’église de Saint-Hilaire de Poitiers, un jeune enfant de La Rochelle, nommé Rossignol, il se l’attacha en lui donnant, à lui d’abord, la terre de la Rivière, située près de Machecoul, qui ne rapportait pas moins de deux cents livres de rentes ; plus encore trois cents écus à son père et à sa mère ; et il l’envoya chercher à Saint-Hilaire avec un train magnifique, comme s’il eût été un enfant illustre et de grande maison92 ?
D’après ces excès, on se fait aisément l’idée que tout ce qui était nécessaire à l’office divin n’était pas fourni avec 65moins de luxe. Le nombre des chasubles, des chapes et des autres ornements d’église qu’il possédait, était considérable ; la matière en était des plus rares ; et ils montaient à un prix immense. Le drap d’or, la soie, les tissus
les plus riches et les plus finz que l’on pouvait trouver,
étaient, plus par vaine ostentation que par vraie piété, les seuls qu’il voulût employer dans les ornements sacrés. Encore lui coûtaient-ils pour la plupart
trois fois plus qu’ils ne valaient.
On connaissait bien, en effet, tous ses défauts, et les marchands étaient habiles à les exploiter à leur profit ; car il eût regardé comme une chose indigne de son nom et de sa fortune, de s’abaisser jusqu’à marchander ce qu’il achetait, si bien que les fournisseurs lui vendaient toutes choses à un prix deux, trois et même quatre fois plus élevé que le prix véritable. Ainsi, l’aune de drap d’or, qu’il achetait soixante et quatre-vingts écus, n’en valait souvent que vingt-cinq ou trente au plus. Il payait trois ou quatre cents écus une paire d’orfrazés
qui n’en valait pas cent. Il alla un jour jusqu’à payer
trois chappes de drap d’or, quatorze mille écus, alors qu’elles ne montaient pas à plus de quatre mille93.
Si précieux qu’ils fussent, ces ornements ne surpassaient pas cependant la richesse des vases sacrés. Un orfèvre était attaché à son service. Les chandeliers de main et des autels, les encensoirs, les croix, les paix
, les plats, les calices et les ciboires, les reliquaires, parmi lesquels le chef d’argent de saint Honoré, étaient d’or et d’argent massifs, ornés de pierres précieuses, des ciselures les plus finies, des émaux les plus brillants, où la perfection du travail surpassait encore la richesse de la matière. Enfin, pour rehausser la pompe des cérémonies religieuses, il avait plusieurs paires d’orgues, les unes grandes, les autres petites
, qui lui avaient coûté des sommes considérables94. Car cet homme extraordinaire avait le goût de tous les arts, et ses passions 66dénotent une intelligence naturelle et cultivée des plus remarquables. Le goût de la musique était une de ses passions favorites ; il prenait un tel plaisir à l’entendre, qu’il se fit bientôt construire des orgues portatives, destinées à le suivre partout dans ses voyages : elles étaient portées sur les épaules de six hommes vigoureux,
quant il allait par pays, à grant mise et despense95.
Mais que lui faisaient ces dépenses ruineuses ? La pensée de la gloire qui lui en revenait le dédommageait au centuple. Il n’y avait ni prince, ni roi, qui pût lutter par le luxe avec lui ; le duc d’Anjou lui-même, dont les goûts, si pareils aux siens, étaient également magnifiques, n’avait rien à montrer dans sa chapelle, ni de plus beau, ni de plus somptueux. Quant au duc de Bretagne, lorsqu’il séjournait à Nantes ou dans quelque autre ville voisine, il était assez honoré que Gilles de Rais, son vassal, voulût bien lui prêter sa chapelle96. Mais tous ces dehors brillants s’adressaient uniquement aux yeux ; un orgueil effroyable les avait enfantés ; et il n’y avait dans cet étalage d’or, d’argent, de lumières, de chants, de vêtements et de fourrures, que gloriole et vanité. Dieu était complètement oublié, et toute la gloire en revenait à l’homme qui payait de son or toutes ces merveilles. Aussi,
en leur service, n’avait dévocion ne bon ordre ; et, en effect, ce n’estait que vaine gloire et dérision entre gens de sens et de discrétion97.
Dieu veut être autrement servi.
Les largesses de Gilles de Rais n’étaient point bornées aux gens de sa maison ; il les répandait à pleines mains au dehors, même sur les étrangers et les inconnus. Sa demeure était ouverte à tout venant, de quelque pays et de quelque condition qu’il fût ; la table y était toujours dressée ; l’hypocras et les vins fins toujours abondants ; à toute heure du jour, le voyageur pouvait y venir boire et manger98. Il n’était pas rare qu’il distribuât des livrées de cent et cent vingt robes, quelquefois 67même davantage, à des gens qui n’étaient point de sa maison, qu’il ne connaissait même pas, qu’il n’avait jamais vus, et sans qu’il y eût de tant de prodigalité d’autre motif que le frivole désir de faire parler de lui. Rien ne lui tenait au cœur, ni or, ni argent, ni objet d’art, ni vaisselle précieuse, ni joyaux, ni châteaux même ; et il ne mettait pas moins d’indiscrétion dans le choix de ses favoris que dans les dons qu’il faisait99.
Ses hommes, ses serviteurs, gens inutiles et de bas estat
, les étrangers et les inconnus qui affluaient de tous côtés vers lui, attirés qu’ils étaient par le bruit de ses largesses, avaient également part à toutes ses prodigalités. Il n’avait souci ni de leur nom, ni de leur passé, ni de leur pays ; toutes portes étaient ouvertes ; tous trésors à portée de toutes les mains. Qu’importait au prodigue ? Ils étaient si charmants, si complaisants, de mœurs si faciles, si disposés à flatter tous ses caprices100 ! Qu’importait aussi à ces rapaces puisqu’ils y trouvaient leur profit101 ? Ils l’y trouvaient, certes, et puisaient sans ménagement aux sources débordées de la richesse ; tant et si bien que, partout où il séjournait, à Tiffauges, à Machecoul, à Nantes, à Angers et à Orléans, chacun de ceux
qui avaient le gouvernement de sa maison, vivaient en leur logis à grans et excessifz despens, et comme de grants seigneurs, et tous aux despens et aux deniers dudit feu messire Gilles.
Quant à lui, dépouillé de tout ce qu’il possédait, il lui arriva plus d’une fois de n’avoir ni à boire ni à manger,
quand voullait aller disner ou soupper, parce qu’il n’avait point de provision, ni de gouvernement102.
Quel luxe dans ses demeures ! L’hôtel de la Suze, à Nantes, surpassait en beauté et en richesse le palais des ducs de Bretagne eux-mêmes. Son oratoire se recourbait en voûtes ornées des peintures les plus soignées ; les vitraux étaient 68brillants des couleurs les plus vives, et les murs recouverts de drap d’or, dont l’aune, à cette époque, au dire d’Ogée, coûtait plus de six cents livres de notre monnaie, et, d’acres l’évaluation de M. Leber, des sommes beaucoup plus considérables encore. Machecoul et Champtocé renfermaient des ameublements princiers ; le dehors avait toujours l’aspect sombre des châteaux-forts du XIIIe et du XIVe siècles ; mais on voyait au dedans toutes les richesses de l’architecture ogivale, toutes les prodigalités de l’art de l’ameublement. Tiffauges surtout, dont il faisait sa résidence habituelle, avait un aspect magnifique.
Nous ne pouvons plus juger aujourd’hui de ces constructions imposantes, quoique plusieurs parties du château soient encore debout. Dévastée, réduite, en beaucoup d’endroits, à de simples murs de granit, enterrée par le temps et la charrue, par le brin d’herbe sauvage et le brin de blé, devenue même en plusieurs lieux ténébreuse et glacée, la forteresse de Tiffauges n’a plus rien de sa décoration et de sa beauté, de sa force et de sa lumière. Le plan seul permet de rebâtir par la pensée une forteresse, qui était l’égale des places les mieux défendues : admirablement distribuée, avec la double exposition d’hiver et d’été, elle était d’une proportion étonnante avec les hautes collines qui l’entourent, et semblable, par sa forme, à un rocher à pic dressé au-dessus des deux vallées profondes de la Crûme et de la Sèvre. Elle n’avait d’accès que du côté de la ville, dont les fortifications la protégeaient contre toute attaque. À l’intérieur, on voit aujourd’hui une ferme entourée de terres cultivées ; à quelque distance s’élève une arcade pendant en festons de lierre et tapissée de ronces longues et flexibles : avec une partie du pourtour du chœur, c’est le seul débris qui reste de la chapelle supérieure de Saint-Vincent. Dessous, par un soupirail étroit et difficile d’accès, s’ouvre une crypte primitive qui date du Xe ou du XIe siècle ; les vingt piliers et les arceaux de cette crypte forment un ensemble sévère, très agréable à l’œil. Tout près des restes de la chapelle se dresse 69le donjon : d’un côté, les éboulements successifs des murailles lui donnent l’aspect d’une colline élevée sur une autre colline ; de l’autre, ses murs droits de granit le font ressembler à un énorme rocher à pic, dont le pied se baigne dans les eaux croupissantes de douves à demi comblées. Ce donjon contient encore de belles salles et des escaliers tournants. Au nord-est, dominant la Sèvre et la chaussée de l’étang, s’élèvent des tours superbes, dont la principale est puissamment établie sur le roc au confluent des deux rivières. L’architecture savante de cette tour et les salles qu’on y rencontre, font l’admiration des voyageurs instruits. Ces pièces sont parfaitement conservées ; au centre s’ouvrent de profonds caveaux, dont la position et la forme font rêver involontairement aux prisons connues sous le nom d’in pace ou d’oubliettes. Ces salles communiquent avec de petits cabinets très curieux ; leurs voûtes recourbées sont arquées, à fortes nervures et à écussons ; enfin, elles donnent sur l’intérieur et les jardins de la forteresse par de hautes et belles fenêtres à la croix traditionnelle. Au midi enfin, sont les restes de vastes appartements, demeure de plaisance en temps de paix, et dont les larges croisées s’ouvraient sur la vallée ombreuse de la Crûme et sur les eaux de l’étang.
Des merveilles d’autrefois, sorties de la main des hommes, c’est tout ce qui reste aujourd’hui. Mais ce qui demeure toujours, c’est la beauté du site et du paysage. Du sommet du donjon et de l’arcade de la chapelle, vers l’orient, le spectacle est merveilleux : au pied de la colline abrupte, ombragée par les aulnes et les chênes, la Sèvre coule, profonde, limpide, courant d’une colline à l’autre comme pour contenter ces jalouses ; tantôt calme et silencieuse, comme un serpent qui glisse sous le feuillage, tantôt rapide et bruyante, brisée qu’elle est dans son cours par des blocs de granit ; toujours pleine d’ombres sous le feuillage épais des vieux chênes. À gauche, des collines rocheuses et sauvages ; à droite, la petite ville, pittoresquement bâtie sur le plateau et sur le flanc de la colline ; en face, enfin, partout 70des villages, des moissons, des champs, de grasses prairies, des vallées ondoyantes dont les mouvements se relèvent et s’abaissent comme les vagues de la mer. C’est dans cette habitation préférée, que Gilles aimait à étaler sa cour avec plus de luxe ; où les splendeurs de sa chapelle brillaient d’un plus vif éclat ; où affluaient enfin, de tous les pays, amis, étrangers, flatteurs, savants, gens de guerre, toutes les richesses et tous les arts.
Cependant, bien que Gilles se plût dans la vue de tant de belles choses qu’il avait réunies autour de lui, il ne pouvait se contenter d’en jouir seul, et son plus vif désir était de les étaler sur un plus vaste théâtre : il lui fallait les yeux ébahis de la foule. Aussi, bien qu’il eût plusieurs villes, des demeures et des châteaux disséminés dans les trois provinces de Bretagne, de Poitou et d’Anjou103, il s’en allait souvent au loin dans les grandes villes, accompagné de sa maison militaire, de sa chapelle et de son nombreux domestique. Nantes, Angers ; Bourges, Montluçon, Orléans surtout, furent tour à tour témoins de son luxe et de ses prodigalités. Les curieux documents, retrouvés parmi les minutes de notaire, à Orléans, nous fournissent d’intéressants détails sur la vie qu’il menait dans ses voyages, et dans les grandes villes où il établissait son séjour ; sur les dépenses déraisonnables qu’il y faisait, sur sa détresse, sur les expédients qu’il inventait pour se procurer de l’or, et sur ses contrats de vente, plus ruineux encore que ses prodigalités104.
Dans le courant de l’année 1434, au mois de septembre, Gilles de Rais vint à Orléans, qu’il ne quitta, pour rentrer dans ses terres, que vers le mois d’août 1435. Il était accompagné de tout son service et de sa maison ecclésiastique et militaire ; son frère, René de la Suze, se trouvait avec lui : c’est la seule fois, dans tout le cours de la vie du maréchal, que nous les rencontrons ensemble. Gilles descendit à l’hôtel 71de la Croix d’Or, et ses gens se dispersèrent dans les autres hôtels de la ville. Son collège
s’établit chez Guillaume Antes, à l’Écu de Saint-Georges, son chantre de chapelle, à l’Enseigne de l’Épée, chez Jean Fournier ; ses hommes d’armes à la Tête Noire, chez Agnès Grosvillain ; son capitaine des gardes, Loys l’Angevin, dit Louynot, au Grand Saumon, chez Guyot Denis ; son armurier, Hector Broisset, à la Coupe, chez Macé Dubois ; son frère, René de la Suze, chez Régnard Prévost au Petit Saumon ; ses conseillers, Gilles de Sillé, Guy de Bonnière, Guyot de Chambrays, Guillaume Tardif et Guy de Blanehefort, au Grand Saumon, où ils partageaient la table de Louynot ; ses chevaliers, Mgr de Martigné, Mgr Foulques Blasmes, Jean de Rains et Bauléis, chez l’hôtelier de l’Image de Sainte Marie-Madeleine ; Jean de Montecler, chez Colin le Godelier ; Rais-le-héraut et ses serviteurs, Galard de Galardon, Temberel, Chalency, Sainte-Croix, Guyot et Jean Chartier, à l’hôtel de la Tête Noire, déjà nommé ; ses chariots, ses chevaux et ceux de son frère René, à l’hôtel de la Roche-Boulet, chez Marguerite, veuve de Thévenon Hué ; les chevaux de son collège, le vicaire de sa chapelle, Collinet, Petit-Jean, le prêtre Le Blond et son barbier, chez Jean Couturier, dit Jeudi, à l’Enseigne du Fourbisseur ; le seigneur Jean de Vieille, Bois-Roulier, son prévôt, et son trompette nommé Georges, chez Jeannette la Pionne ; d’autres serviteurs enfin, chez Charles de Halot, au Cheval Blanc, chez Sébille la Trasilonne, à l’Homme Sauvage ; chez Foulques d’Estrepon, à l’Écu d’Orléans ; Thomas, son enlumineur, chez Marguerite, au dieu d’Amour ; en un mot, il n’était pas d’hôtel, dans tout Orléans, qui ne fût occupé par Gilles de Rais et par les gens de sa suite.
Dans cette ville, où il s’était déjà rendu célèbre par ses exploits contre les Anglais lors de la levée du siège, l’arrivée du maréchal de Rais remit son nom dans toutes les bouches ; mais plus encore peut-être les dépenses excessives qui marquèrent son séjour. Car l’absence, qu’il fit dans les mois qui suivirent son arrivée, était de nature à rendre son retour plus 72retentissant encore. Il passa dans le Bourbonnais au mois d’octobre, et séjourna à Montluçon, à l’Écu de France, jusqu’au mois de décembre. La note de l’hôtelier, Guillaume Charles, surnommé Guillou, monte à la somme considérable de huit cent dix réaux d’or, dont il ne put payer en partant que quatre cent quatre-vingt-quinze ; mais deux de ses serviteurs, Jean le Sellier et Huet de Villarceau, se portèrent comme garants de sa parole. Il passa encore quelque temps à Montmoreau, dans le Bourbonnais, et après plusieurs pérégrinations, rentra dans Orléans, au mois de mars 1435. Les dépenses qu’il fit jusqu’au mois d’août furent tellement énormes et insensées, qu’elles s’élevèrent à plus de quatre-vingt mille écus d’or, c’est-à-dire à des millions d’aujourd’hui, et qu’il retourna en Bretagne, ses revenus dévorés, ses terres vendues, ses seigneuries hypothéquées, ses œuvres d’art et ses joyaux engagés, laissant derrière lui enfin, à courte échéance, des dettes considérables et des emprunts très onéreux : c’était la ruine, un abîme béant où tout allait être englouti105.
Pour soutenir un tel faste, ni ses revenus, ni les gages qu’il tenait du roi Charles VII, ni tous les profits en nature qu’il tirait de ses sujets, ne pouvaient lui suffire. Lorsqu’il demeurait dans ses domaines, il avait toutes choses sous la main ; mais dans les voyages et durant son séjour dans les contrées lointaines, il lui fallait tout acheter à prix d’argent, et pour se procurer de l’or, il ne reculait pas devant les contrats les plus ruineux. Que de terres, qui valaient plus de mille livres de rente, étaient affermées pour trois ou quatre cents, non seulement pour une année, mais encore pour deux ou trois ans et quelquefois même davantage ! Peu s’en souciait, pourvu qu’on lui fournît de l’argent comptant. Les salines des bords de l’Océan lui donnaient du sel en abondance : il le livrait pour moitié prix et même au tiers de sa valeur ; c’est qu’il lui fallait de l’or et que les créanciers n’attendaient 73pas. Encore son imprévoyante générosité lui enlevait souvent à lui-même ces dernières ressources ; car il donnait sans discrétion, à l’un, le revenu des blés ; à l’autre, celui des vins ; à un troisième, enfin, les rentes d’une terre pour une année ou deux : tellement et si bien qu’il était réduit lui-même à emprunter le blé et le vin indispensables à sa vie, ou à vendre terres et rentes pour se procurer le nécessaire106.
Il empruntait de tous ceux qui voulaient bien lui prêter, des marchands, des hôteliers, des seigneurs, des bourgeois, et, chose incroyable ! de ses serviteurs et de ses amis eux-mêmes, enrichis de ses propres dépouilles ; en sorte que les dons qu’il faisait, entre les mains de ces hommes reconnaissants se transformaient, par un retour coupable, en prêts ruineux pour celui qui les avait fournis. Jacques Boucher, bourgeois et intendant d’Orléans, lui avança des sommes énormes ; Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, Petit-Jean, et bien d’autres personnes de sa maison, le tirèrent souvent d’embarras dans les circonstances critiques, avec l’espoir assuré de lui faire payer cher plus tard les services qu’ils lui avaient rendus. Le plus souvent il achetait à crédit, mais le tiers ou la moitié plus que les choses ne valaient : c’était la condition du crédit. D’ailleurs, des ventes qu’il faisait lui-même, il ne touchait presque rien ; tout passait aux mains de ses amis et de ses serviteurs ; ou, s’il en arrivait quelque reste jusqu’à lui, il coulait entre ses doigts comme de l’eau. Il n’était pas rare qu’il acceptât en paiement des draps de laine, des pièces de soie, dont il avait besoin ; des chevaux, des harnais, des pelleteries, de la vaisselle d’argent, des bagues et des joyaux, ce qui était nécessaire à sa table : toutes marchandises qu’on lui vendait une ou deux fois plus que leur valeur réelle. Puis, comme la passion est naturellement capricieuse dans un jeune homme, il se dégoûtait le lendemain de ce qui lui avait plu la veille et revendait tous ces objets au rabais, n’en retirant même pas souvent le tiers de ce qu’ils lui avaient coûté. Acheter fort cher, et revendre à 74vil prix, est un principe des plus ruineux en commerce ; il n’est pas de fortune qui puisse résister longtemps à une pareille économie107. Mais que lui importait encore une fois ? N’allait-il pas pénétrer le secret de la richesse ? Il pouvait donc sans crainte tarir les sources réelles de sa fortune, car bientôt il puiserait à des sources inconnues aux autres hommes, d’où couleraient des eaux si abondantes, que le monde en serait arrosé tout entier. Aussi l’or s’échappe à flots de ses mains. Reçoit-il quelque somme d’argent ? il le distribue à
ses poursuivants, à ses palefreniers, à ses pages, à ses valets, gens de bas état, qui l’appliquaient à leur profit et le convertissaient en folles plaisances ; il n’en voulait jamais ouïr aucun compte, ni raison, ni savoir même comment et en quels usages se distribuaient ses deniers ; car il ne s’inquiétait nullement comment il en allait, pourvu qu’il eût toujours de l’argent à follement dépenser108.
Il arriva souvent que des débiteurs soupçonneux, prévoyant une ruine inévitable, élevaient des doutes sur l’avenir et faisaient des difficultés : le moyen de faire tomber ces obstacles, pour Gilles, était de donner des gages en garantie de sa parole. Parfois, c’étaient ses serviteurs qui se portaient caution pour lui avec une générosité qui pouvait passer pour reconnaissante de ses faveurs : leur caution était grassement payée, et ils n’auraient pas voulu, les bons princes ! obliger leur maître envers eux jusqu’à la prison109
. Le plus souvent, Gilles remettait aux mains du vendeur ou du prêteur, quelque objet qui représentait doublement la valeur de l’emprunt ou de l’achat. C’étaient tantôt des bagues et des joyaux de grand prix, qu’il rachetait ensuite au poids de l’or, ou qui demeurait en toute propriété aux mains de l’heureux débiteur ; c’étaient tantôt les livres les plus rares de sa bibliothèque, comme Valère-Maxime, la Cité de Dieu écrite en latin, et la Cité de Dieu écrite en français, vraisemblablement la traduction de Raoul de Presle, qu’il 75engagea le 25 août 1435, avec une chape de sa chapelle, à l’hôtelier du Cheval Blanc, pour la somme de deux cent soixante réaux d’or ; comme aussi ce livre en parchemin, nommé Ovide, Métamorphoses, couvert de cuir vermeil, orné de clefs de cuivre, et de fermoir d’argent doré
, engagé chez Jean Boileau, et qu’il eut grand soin de faire retirer plus tard, le 15 octobre 1436. C’étaient encore ses chevaux, ses chariots, ses harnais, et surtout son cheval Cassenoix, qu’il affectionnait particulièrement. C’étaient enfin et surtout les richesses de sa chapelle : des chandeliers d’or (7 juillet) ; une chape (25 août) ; le chef d’argent de saint Honoré (26 février) ; une chape verte en drap de damas (rachetée le 19, février 1434), avec un collier d’argent, un parement d’autel en drap de damas vermeil, quatre courtines de soie verte, deux grandes et deux petites, deux petits draps de soie verte, une toile de drap d’or, etc. ; une chape sans chaperon, une chasuble de satin noir, une chape de damas, un diacre de satin noir (25 août) ; la veille de Pâques,
une chape, un baldaquin vermeil, figuré de vert, tissu à oiselés d’or, garni d’un chaperon et orfrazé de Paris, avec une chasuble et un damaire pour diacre (16 avril) ; deux chaperons de chape d’église, brodés, l’un à une Trinité, et l’autre à un couronnement de Notre-Dame ; une chape de velours cramoisy, violet, avec drap d’or, orfrazée, à images deux à deux, un damaire de satin, figuré noir avec un drap de soie ; un baldaquin contenant treize aunes, figuré oiselé d’or de Chypre (30 avril), etc., etc.110
Lorsqu’il eut engagé toutes ces richesses et qu’il n’eut plus d’argent, sans que pour cela ses désirs fussent rassasiés, il en vint nécessairement à aliéner ses meubles et ses terres. Mais comme il ne convenait pas à sa dignité de s’occuper de telles affaires, il en chargea ses amis : n’avait-il pas autour de lui toute une valetaille dévouée, heureuse de prendre pour elle, de ces ventes, tous les ennuis et tous les profits ?
En voyant que les derniers des hommes, grâce aux largesses 76de Gilles, étaient subitement passés de la pauvreté dans la richesse, étaient vêtus comme des seigneurs, vivaient comme des nobles, il en arrivait de toutes parts, chacun avec l’espoir que les mêmes assiduités achèteraient les mêmes faveurs. Comme ils n’avaient rien à perdre, mais tout à gagner au contraire, dans la ruine d’une grande maison, corrompus, ambitieux, pleins d’espérances, est-il étonnant qu’ils l’aient ébranlée jusque dans ses fondements et qu’ils l’aient vu crouler sans remords ni scrupules ? Tous s’empressaient autour de lui, en apparence pour servir ses intérêts, en réalité pour faire fortune. Que dire de plus ? De tous ceux, qui, dans les dernières années, s’agitèrent autour de l’infortuné maréchal livré sans défiance à leurs intrigues ; de tous ceux, qui, sous de beaux prétextes, se mêlèrent à la gérance de ses affaires, il n’y en eut pas un seul qui ne travaillât exclusivement pour son intérêt particulier111.
Mais comme ils étaient tous empressés et de bonne composition, il se les donna pour procureurs, chargés de voyager pour lui et de traiter de ses biens avec pleins pouvoirs. Il leur remettait sans discernement des blancs-seings, signés de son nom et de sa main, munis de son sceau, qui se transformaient, au caprice de ces hommes, en contrats de vente onéreux, en lourdes obligations, en pesantes hypothèques, dont le poids retomba non seulement sur lui, mais encore, longtemps après sa mort, sur ses héritiers eux-mêmes. Ces procureurs avaient grand soin d’ailleurs d’agir dans le plus grand secret ; car, ils redoutaient que la conduite de leur maître n’arrivât aux oreilles de ses proches, qu’il n’en fût sévèrement repris, et que l’on ne coupât court ainsi à leurs sourdes menées et à leur petit commerce. Il fit même plus que remettre entre leurs mains ses meubles et ses terres : son imprévoyance stupide leur abandonna jusqu’à sa chair et à son sang. Roger de Briqueville, l’un de ses plus funestes conseillers, reçut tous pouvoirs pour disposer de sa fille 77unique, pour la marier à qui bon lui semblerait et engager enfin toutes les terres et seigneuries qu’il lui plairait. Terrible exemple d’une déchéance morale, qui ressemble à la folie, mais à une folie, hélas ! qui n’est ni exempte de responsabilité, ni bien rare parmi les jeunes gens, encore qu’elle n’aille pas ordinairement jusque dans ces excès112 !
Ainsi, après que tous ses revenus annuels, tous ses biens meubles, qui montaient à près de cinq millions de notre monnaie, furent dévorés, il se mit à démembrer pièce à pièce cette belle propriété foncière dont nous avons nommé les principales dépendances. La liste complète de ces contrats de ventes serait interminable : il nous suffira de noter quelques-uns des principaux qui nous ont été conservés. Il vend à Gauthier de Brussac, capitaine de gens d’armes, les villes et les seigneuries de Confolens, de Chabanez, de Châteaumorant, de Lombert113 ; à Jean de Marsille, la châtellenie, la terre et la seigneurie de Fontaine-Milon, située au pays d’Anjou ; à messire Guillaume de la Jumelière, seigneur de Martigné-Briand, la terre et le château de Blaison, la terre et le château de Chemellier, situés également en Anjou et dont il ne reçut pas même la moitié du prix ; à Hardouin de Bueil, évêque d’Angers, la terre et la seigneurie de Grattecuisse ; la châtellenie et le château de Savenay, avec une partie des revenus de la forêt de Brécilien ; à messire Guy de la Roche-Guyon, les terres et les châteaux de la Motte-Achard et de la Maurière, en Poitou ; à l’évêque de Nantes, Jean de Malestroit, chancelier de Bretagne, bientôt son juge, les terres et les châteaux de Prigné, de Vüe, de Bois-aux-Tréaux, la paroisse de Saint-Michel-Sénéché, et un grand nombre d’autres terres situées dans le clos du pays de Rais, pour une somme énorme ; à Guillaume de Fresnière et à Guillemot le Cesne, marchands d’Angers, les terres et seigneuries d’Ambrières et de Saint-Aubin-de-Fosse-Lauvain, au pays du Maine ; à Jean de Montecler, l’un de ses hommes d’armes, et 78au même Guillemot le Cesne, les terres et seigneuries de la Voulte et de Sénéché ; à Jean Rabateau, président du parlement, les terres et seigneuries d’Auzence, de Cloué et de Lignon ; à Guillaume, apothicaire à Poitiers, à Jean Ambert et à Jacques de l’Épine, le Brueil-Mangon-lez-Poitiers ; à Georges de la Trémoille, le favori déchu de Charles VII, douze cents réaux d’or de rente sur Champtocé, pour douze mille réaux d’or précédemment empruntés ; à Perrinet Pain, bourgeois et marchand d’Angers, maintes rentes sur ses terres et seigneuries ; au chapitre de Notre-Dame de Nantes, le superbe hôtel de la Suze, avec tous les droits y attenant et toutes ses dépendances ; à Jean le Ferron, Saint-Étienne-de-Mer-Morte, etc., etc.114
C’en était trop en vérité pour sa famille et ses amis désolés : ils essayèrent de le sauver malgré lui. Éloignés qu’ils étaient de sa personne par sa volonté, ou pour mieux dire, par la volonté de ceux qui le menaient, les yeux fermés, à l’abîme, ils ne pouvaient espérer de le prendre par la main, de lui ouvrir les yeux, et, à force de prières et d’exhortations, de lui faire rebrousser chemin pour le ramener dans la voie de l’économie et de la raison. N’était-ce pas avec le dessein d’écarter de son oreille ces voix importunes, qu’il s’était éloigné de sa femme, de son frère et de ses amis115 ? Dans leur désespoir, ils portèrent leurs plaintes jusques aux pieds du trône. En l’année 1435 ou 1436, Charles VII, dûment informé et sûr du mauvais gouvernement
du sire de Rais, lui fit, en son grand conseil et par lettres datées d’Amboise, interdiction et défense de vendre et d’aliéner terres, rentes ou seigneuries116. En même temps Charles VII donna d’autres lettres, par lesquelles il enjoignit au parlement d’interdire et de défendre à Gilles de vendre ses biens, et de faire défense à toute autre personne de contracter avec lui ; de notifier à 79tous et à chacun les lettres d’interdiction ; de les faire publier en tous lieux requis, et de défendre enfin, sous les peines les plus graves, aux capitaines et aux gardes des châteaux et des forteresses qui restaient encore à Gilles, de livrer ou de souffrir qu’on livrât ces places à des personnes étrangères, jusqu’à ce que le parlement en eût ordonné autrement.
Cette défense fut publiée à son de trompe, au mois de novembre 1435 ou 1436, dans Orléans, Tours, Angers, Champtocé, Pouzauges, Tiffauges, Saint-Jean-d’Angely et dans plusieurs autres lieux. Le comte de Laval, gendre du duc de Bretagne, les notifia lui-même à son beau-père, au dire de Désormeaux ; et par voie administrative à tous les capitaines de places, et en particulier à celui de Champtocé, Charles de Layeul117. Cet arrêt contrariait les vues égoïstes de Jean V, le cupide duc de Bretagne. Il se montra froissé au plus haut point des lettres d’interdiction, au point de former une opposition formelle à l’arrêt de Charles VII, et qu’il couvrit Gilles de Rais de sa protection et de ses faveurs. Mais que cet appui devait coûter cher au maréchal ! Toutefois, le duc, avant de se mettre en révolte ouverte contre le roi de France, tenta la voie des négociations, et députa vers Charles VII, à Niort et à Saint-Jean-d’Angely, son fils Pierre avec une magnifique ambassade, afin d’obtenir de lui le pouvoir de contracter avec Gilles de Rais. Démarche inutile ; car Charles VII fut inflexible, et saisit même l’occasion de notifier la défense dont nous venons de parler, à Pierre de Bretagne et aux autres ambassadeurs118. De ce moment Jean V ne garda plus aucune mesure. C’est en vain que la femme, les parents et les amis
de Gilles, sollicitèrent le duc de laisser publier l’arrêt royal dans les villes du duché ; il ne voulut jamais le permettre, se réservant ainsi de pouvoir contracter ou par lui-même ou par d’autres avec le maréchal interdit. Il osa même aller envers la famille du maréchal jusqu’à l’injure 80et au défi : il enleva à son gendre, le comte de Laval, frère d’André de Lohéac et cousin de Gilles, la lieutenance générale du duché, parce qu’il avait eu l’audace de lui notifier les lettres du roi, et la donna au maréchal ; puis, pour mieux resserrer les liens dans lesquels il voulait le retenir, il fit avec lui, le 2 novembre 1437, une alliance ou fraternité d’armes, semblable à celle qui avait uni Bertrand du Guesclin et Olivier de Clisson. Jean V était déjà l’un des principaux acquéreurs des biens de Gilles de Rais ; il continua, malgré l’édit de Charles VII, à lui soutirer les terres qui lui restaient encore ; à vil prix, d’autant moindre que, personne n’osant plus contracter avec le maréchal, il était à peu près le seul acheteur qui se présentât, et que la passion de l’or, dans le cœur de Gilles, devenait de plus en plus ardente, et de moins en moins difficile sur les moyens de se procurer de l’argent119.
Pour ne pas soulever contre lui une famille puissante, le rusé duc de Bretagne avait soin de s’environner de secret, et ne reculait pas même devant le parjure pour couvrir sa conduite. Envers René, duc d’Anjou et roi de Sicile, il s’engageait solennellement, par lettres signées de sa main et munies de son sceau, à n’acheter de Gilles aucune terre en Anjou. Quelque temps après, en chantant la messe
, il jurait sur le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et donnait sa parole de prince à René de la Suze et à divers autres parents et amis de Gilles, qu’il ne trafiquerait jamais avec lui ni de Champtocé ni d’Ingrandes120. Cependant, en 1438, il achetait ces deux belles seigneuries, avec les péages et les revenus de la Loire, grevés d’une hypothèque de mille livres, dont cent à René de la Suze, et neuf cents à Perrinet Pain, d’Angers ; Jean V devait payer la somme de cent mille vieux écus d’or ; mais il obtenait en même temps tout ce qui appartenait à Gilles en deçà de la rivière de Mayenne. En déduction des mille livres d’hypothèques, il 81recevait en outre les terres de Princé, de Bourgneuf-en-Rais et de la Bénate, plus cent livres de rente sur Machecoul, avec la promesse d’une partie de l’île de Bouin, de Soché et des Jamonnières, etc. Nous avons, du 22 janvier 1438, trois contre-lettres du duc de Bretagne. Dans la première, il s’engage à restituer Champtocé à Gilles de Rais, dans le délai de trois ans ; déjà lui sont rendues les châtellenies de Bourgneuf, de la Bénate et plusieurs autres terres ; le duc se réserve toutefois mille livres de rente en échange des châtellenies de la Motte-Achard, de la Maurière et des Chênes. Dans la deuxième, le duc et son fils Pierre déclarent que, si le maréchal leur rend ces terres, le temps écoulé ne comptera nullement dans le délai accordé pour les retirer de leurs mains121. Dans la troisième enfin, Jean V accorde à Gilles de Rais la faculté de pouvoir, pendant les six années qui suivent, racheter pour la somme de cent mille écus d’or, les terres de Champtocé, d’Ingrandes, de Bourgneuf, de la Bénate et de Princé122. Gilles accepta cette clause le 20 mars suivant. Mais il ne faut pas s’y tromper ; le duc ne redoutait pas que Gilles pût se procurer la somme nécessaire pour rembourser ce qu’il avait déjà reçu sur le prix de vente, encore que le duc n’en eût payé qu’une très petite partie ; car il n’ignorait pas l’état de détresse où était réduit le maréchal. Mais Gilles s’accommodait de tout ; comme il avait six années devant lui, au point où il en était rendu alors dans son espoir de trouver le secret de faire de l’or, il ne doutait pas qu’il ne dût bientôt mettre la main sur ce moyen merveilleux et rentrer dans la possession de tous ses domaines. Avec de telles espérances et de telles illusions, il avait, en moins de huit ans, de 1431 ou 1432 à sa mort, en 1440, dévoré plus de deux cent mille écus de biens, c’est-à-dire des millions123.
82Dans les conditions où les mettait la mauvaise volonté de Jean V, ses parents et ses amis ne pouvaient répondre à la ruse que par la violence. Comme ils désespéraient de jamais conserver leur fortune autrement que par les armes, ils se jetèrent résolument dans les principales places que Gilles tenait encore, et particulièrement dans les deux forteresses de Machecoul et de Champtocé. La nouvelle de ce coup de main porta la colère et l’indignation du maréchal à leur comble ; toutefois son emportement fut moindre que sa peur : ces murs, qui n’étaient plus en son pouvoir, renfermaient tant et de si terribles secrets, que, lui en dût-il coûter la vie, il résolut de les reprendre par la force.
Mais avant d’entrer dans le récit de ces évènements, il convient de parler un peu plus au long de deux passions de Gilles de Rais, que l’on doit ranger parmi les principales causes de sa ruine. L’une, plus noble, mais non la moins funeste, fut son goût pour les représentations théâtrales ; l’autre, plus curieuse peut-être, plus chimérique, lui fit poursuivre, par tous les moyens permis et défendus, cet or, qui était l’objet de toutes ses convoitises, et le poussa aux pratiques fallacieuses de l’alchimie et aux crimes infâmes de la magie noire.
83IV Goût de Gilles de Rais pour le théâtre. — Le Mystère du siège d’Orléans.
Le besoin insatiable de bruit et de renommée, qu’avait Gilles de Rais, et qui se manifeste par le faste de sa maison militaire, par le luxe de ses demeures, par les splendeurs de sa chapelle, trouvait, dans le théâtre, un aliment nouveau et fréquent. Après les spectacles religieux, les spectacles de la scène, dont les divertissements, à cette époque, n’étaient souvent que des spectacles religieux, d’une nature particulière et originale. Au sortir des cérémonies de l’Église, aux grandes fêtes de l’année, dans les beaux jours du printemps et de l’été, Gilles n’avait pas de plaisir plus grand, et, disons-le, plus noble aussi, malgré les dépenses où il était entraîné, que de passer de sa chapelle ou des cathédrales de Nantes, d’Angers et d’Orléans, aux jeux variés, religieux et profanes, tristes ou joyeux de la scène.
Aussi bien, cette piété d’apparat, qu’il étalait avec tant de complaisance dans les cérémonies de l’Église, n’était pour lui qu’un vêtement, ou commode pour cacher ses vices, ou brillant pour frapper les yeux124. À tout considérer, elle lui pesait singulièrement ; car il s’irritait, dans le fond de l’âme, des avertissements que les offices sacrés portent en eux-mêmes. Les prières de l’Église sont la joie et la consolation des âmes chastes et tendres ; mais elles font le tourment des âmes cruelles et débauchées : elles éveillent les remords. 84Or, bien que l’âme de Gilles fût distraite de leurs graves enseignements par ses passions et par ses plaisirs, rien ne pouvait obscurcir certaines lumières de la foi qui projetait d’effrayantes lueurs dans l’abîme où il tombait, et dont nous dirons bientôt, narrateur effrayé, l’épouvantable profondeur. Le sens profond des chants et des prières de l’Église ; le défilé splendide, mais sévère, des processions ; la sévérité des paroles saintes, interprétées par sa foi toujours vivante, réveillaient en lui de cruels tourments ; les enseignements sur Dieu, le bien et le mal, sur l’éternité et le temps ; le son mystérieux des orgues elles-mêmes, ses délices, s’harmonisaient mal avec ses passions tumultueuses, ses désirs immodérés et impatients, ses habitudes secrètes. Au contraire, le bruit des fêtes mondaines, les cris de la foule, les applaudissements des spectateurs, la joie expansive des invités, l’ivresse causée par les vins les plus recherchés, et, plus douce encore, l’ivresse de l’ambition satisfaite, flattaient son âme sans l’attrister, remuaient ses passions sans les combattre, contentaient son ambition sans lui faire un crime de ses désirs. Voilà pourquoi, après sa chapelle, après les cérémonies de l’Église, et plus que toutes ces choses peut-être, Gilles de Rais aima les jeux du théâtre. À ses besoins, le théâtre procurait un remède ; aux joies monotones et fatigantes de la satiété, il offrait des plaisirs nouveaux, piquants, variés ; à son ambition, qui seule s’agitait sous la forme mobile de ses désirs, il donnait des applaudissements, la gloire, une renommée brillante et sans égale. Telles sont les vraies raisons, pour lesquelles Gilles, retiré des camps, devint, de 1432 à 1440, l’un des plus enthousiastes et des plus généreux protecteurs du théâtre ; celui aussi dont la scène française ait le moins lieu de s’honorer.
Un tableau rapide du théâtre français au moyen âge, et en particulier du théâtre durant les premières années du XVe siècle, fera comprendre la passion de Gilles de Rais pour les représentations de la scène, et jettera de la clarté sur 85cette partie si curieuse de ses goûts et de ses folies : il n’y a pas de doute, en effet, que les jeux du théâtre, n’aient été l’une des causes principales de sa ruine, qui le précipita elle-même dans les derniers excès.
Il ne faudrait pas se représenter le théâtre du XVe siècle, tel qu’il fut à Tiffauges, à Machecoul, à Angers, à Orléans, par l’image du théâtre moderne ou contemporain ; pas plus qu’il ne faudrait juger des mœurs de la société du temps de Gilles de Rais par les mœurs du XVIIe ou du XIXe siècle. Non seulement rien ne serait plus faux, mais rien ne serait moins juste. Par les règles, par l’inspiration, par le style, par le décor et le lieu où se joue la pièce, rien n’est plus différent, que l’ancienne et la nouvelle scène française. Les règles de l’unité, formulées par Boileau, observées jadis par Sophocle et Euripide, retrouvées il y a deux siècles par Corneille et Racine, n’avaient point encore établi leur empire. Vaste comme le monde, le théâtre en avait souvent la durée, et en embrassait toute l’histoire. Mais cette histoire, au lieu d’être exclusivement profane, était surtout religieuse : le peuple ignorait le nom des héros grecs et romains ; or, le peuple qui formait le gros des spectateurs comme dans l’antiquité, imposait naturellement au théâtre, à l’insu même des auteurs, ses goûts, sa foi, ses traditions ; il serait demeuré froid en face d’Hector et d’Andromaque125. Comme ce peuple aimait la Bible, les pieuses légendes, les histoires des saints et des martyrs, l’inspiration du poète ne pouvait venir d’autres sources, s’il s’agissait de pièces religieuses ; ou encore des mœurs contemporaines, s’il s’agissait de pièces profanes. Quant au style, il fut ce qu’il pouvait être, vu non seulement l’imperfection de la langue, mais encore et surtout le pauvre génie des poètes. La scène enfin sera décrite, lorsque nous aurons à parler des grands eschaffauts
que Gilles de Rais faisait construire ; et le lecteur n’aura pas de 86peine alors à marquer lui-même la différence entre le théâtre du moyen âge, où l’on représentait les mystères, et le théâtre moderne, où l’on joue les œuvres de Corneille, de Molière et de Racine.
Deux théâtres, au XVe siècle, s’étaient formés en France ; l’un religieux, dont le dessein était d’instruire le peuple en l’amusant ; l’autre profane, dont le but était de l’amuser, sans prétendre l’instruire, encore moins l’édifier. Ce dernier cependant était né du premier, qui avait lui-même pris naissance dans l’Église. Chez nous, comme en Grèce, le théâtre est sorti du culte. Bien loin de proscrire le drame, l’Église l’a vu naître chez elle, où, dans sa forme primitive, il n’était qu’un spectacle destiné à célébrer, dans le sanctuaire et la nef de nos vieilles cathédrales, les scènes de la Bible et de l’Évangile. De songer, en effet, à reprocher à l’Église de n’avoir pas aimé le glorieux théâtre de la Grèce et de Rome, il ne saurait nous venir même l’idée : pour l’aimer, il eût fallu le connaître. Or, l’œuvre de l’Église n’avait pas été de le sauver du flot barbare : elle avait d’abord à se défendre elle-même contre les persécuteurs, et à former ensuite, par le mélange des peuples nouveaux avec les débris de l’ancien monde romain détruit, la société chrétienne, d’où sortirent les nations de l’Europe moderne126. Lorsque, dans une paix assurée et tranquille, elle eut le loisir d’amuser ses enfants, le théâtre antique avait disparu, emporté par le débordement des invasions barbares. Le nouveau théâtre, exclusivement religieux à son origine, comme on le dit aussi de l’ancien, fut adopté par l’Église comme une continuation ingénieuse et originale de l’enseignement destiné au peuple chrétien. Absolument liturgique à ses débuts, n’employant jamais que les termes consacrés par le rituel ou par l’Écriture sainte, exclusivement composé en latin et tout d’abord en prose, peu à peu le drame nouveau, avec le temps, l’imagination 87des auteurs, et les progrès de la langue populaire, passa de l’Église sur la place publique, du latin dans la langue vulgaire, des mains des prêtres à celles des laïques, du drame liturgique au drame semi-liturgique. De celui-ci naquit enfin, après bien des années, le drame proprement dit, toujours religieux dans sa source d’inspiration, mais devenu profane et sécularisé par le lieu de la scène et par la qualité des acteurs. Comment se fit cette transformation ? Nous n’avons pas à le redire ; il suffit de remarquer, pour avoir une idée juste de ce théâtre si aimé de Gilles de Rais, qu’une force insensible attira le drame hors de l’Église où il était né, sur la place publique où il devait se modifier en se développant ; le fit passer des mains du prêtre aux mains du laïque, et dépouiller la langue latine et sacrée pour revêtir la langue profane et nationale.
À défaut de toute autre histoire, celle de Gilles de Rais nous fixerait sur les parties principales de notre ancien théâtre. Mais la lumière nous est venue, abondante, des savants ouvrages qui ont été publiés sur ce sujet dans ces derniers temps127 ; et c’est à la clarté de ces travaux que nous suivrons nos documents, où sont contenus les goûts et l’histoire des folles dépenses de Gilles de Rais pour les jeux de la scène. Il faut dire quelque chose d’abord des pièces qu’il faisait représenter : les mystères, les jeux, les farces, les moresques, les personnages, les moralités128.
Au premier rang, d’accord avec nos documents, il faut placer les mystères. De tous les genres dramatiques, c’était celui qui, à cette époque, avait le plus de vogue, parce qu’il offrait les plus merveilleux spectacles. La scène, quelquefois vaste comme le monde, mettait en action les plus grands évènements de l’histoire, et pendant des journées intéressait le spectateur immobile devant l’interminable série des tableaux 88les plus divers. En même temps que le théâtre devenait plus populaire, le mystère lui-même, par un même mouvement, prenait, vers la première moitié du XVe siècle, un accroissement considérable, sinon en originalité, du moins en importance. On peut dire même que le mystère du moyen âge, avec les Passions de Metz et de Paris, celle de Jean Michel, d’Angers, que Gilles connut vraisemblablement et fit peut-être jouer ; avec le Mystère du siège d’Orléans surtout, qui avait obtenu et méritait ses préférences, fut le suprême effort du théâtre au moyen âge : s’il n’en est pas le chef-d’œuvre, il en est assurément le monument le plus gigantesque par les proportions. On a beaucoup médit de ce théâtre ; Sainte-Beuve, de parti pris, n’a jamais voulu en considérer la grandeur : cependant y en eut-il un plus national, plus populaire ? En mettant sous les yeux de la foule l’histoire de sa foi ; en exposant à ses applaudissements les objets de son adoration ; en montrant au vif le drame le plus auguste et le plus tragique dont l’histoire ait gardé le souvenir ; en osant lui peindre, avec des formes palpables et vivantes, ses fins dernières, les espérances et les terreurs de la mort et de l’autre vie, le tableau anticipé du jugement dernier, le mystère la remplissait d’une terreur profonde ou d’une douce piété, devenait moral et faisait ainsi monter la scène à une hauteur où elle ne s’est jamais élevée depuis que dans Polyeucte, Esther et Athalie. Voltaire, au XVIIIe siècle, dans ses Mélanges littéraires129, en jugeait mieux que certains de nos contemporains ; et M. Villemain a écrit sur ce sujet130, une page que l’on ne saurait lire sans enthousiasme. Dans son œuvre grandiose, le mystère au XVe siècle réunit toutes les beautés dramatiques que célèbre l’éminent écrivain. Ces longs poèmes de vingt mille, vingt-cinq mille, cinquante mille vers quelquefois, contenaient souvent des choses ravissantes. Ils chantaient les gloires de la religion, et même 89un jour celles de la patrie, et les plus douces et les plus consolantes ; la gloire de Gilles lui-même s’y trouve associée par le poète à nos plus chers souvenirs ; fonds d’une richesse incomparable, semblable à certains marbres précieux de l’antique Italie, blocs grossièrement taillés en statues imparfaites par un ciseau encore inhabile dans l’art des Michel-Ange : le Michel-Ange de la scène, Corneille, a manqué au théâtre du moyen âge ; et le drame chrétien et national, tout en aspirant au plus haut, est presque tombé au plus bas. Dans ces œuvres imparfaites, cependant, il est tels détails qui seraient l’honneur des maîtres ; et qui sont des beautés comparables à ce que l’antiquité et les temps modernes nous offrent de plus merveilleux. Le Mystère du siège d’Orléans en met sous les yeux l’exemple le plus heureux que l’on puisse citer.
Déjà, au commencement du XVe siècle, à côté du drame religieux, devenu lui-même ou moins édifiant ou plus gai, le drame comique s’est développé et s’associe volontiers au mystère avec ses moralités, ses moresques, ses farces et ses soties. — La moralité est une satire allégorique mise en action ; elle a pour personnages des êtres de raison, auxquels l’imagination féconde du peuple et des poètes prête un corps et des couleurs : la Foi, l’Espérance, la Charité, la Raison, la Vaine Gloire, la Noblesse, la Pauvreté, le Labeur, la Male-Bouche, la Folie et bien d’autres encore. — La moresque, ou morisque, sur laquelle il reste peu de détails, était une danse arabe importée d’Espagne. — La farce, née de la malice populaire, comme le mystère de l’enthousiasme religieux, est une sorte de fabliau joyeux, dialogué, au lieu d’être conté, dont le chef-d’œuvre, l’Avocat Pathelin, paraîtra quelques années après Gilles de Rais, s’il n’est pas déjà né de son temps. — La sotie est un genre intermédiaire entre la moralité et la farce : de la farce, elle tient l’intrigue ; de la moralité, les personnages allégoriques ; des deux, elle a pris le burlesque. — Les personnages enfin, ou la pantomime, achevaient la série des pièces du théâtre comique, que faisait représenter 90le maréchal de Rais : les personnages traduisaient dignement, par gestes et par costumes, quelque belle scène de l’Écriture ou quelque malin récit du fabliau.
Tous ces genres dramatiques, sortis de la cathédrale et nés de la fête des Fous et des Innocents, moqueurs et satiriques, plaisaient à la foule par la parodie des vices et des ridicules, et la réjouissaient aux heures, où, lasse des instructions religieuses, elle aimait à rire et à se moquer. Avec moins de retenue que le mystère, ils avaient la verve alerte des histrions sans retenue et des farceurs de carrefour. La satire écrivait pour eux ; et la satire en France a toujours ameuté les esprits ; la foule applaudit volontiers ceux qui flattent ses goûts et servent ses rancunes. Gilles de Rais et ses joyeux compagnons aimaient particulièrement ces farces ennemies de la tristesse : c’était aussi le temps où elles devenaient plus fréquentes, plus vives, plus mordantes, et aussi plus obscènes ; or, nous le verrons, tout ce qui touchait à l’impureté, flattait délicieusement leurs sens. Rares au XIIIe siècle, ces divertissements paraissaient peu graves auprès des mystères : ils étaient restés le lot de quelques baladins des rues. Mais, aux XIVe et XVe siècles, il y eut dans toute la France comme une floraison de pièces comiques. Plus plaisantes que les Passions et les légendes dorées des saints ; plus courtes, et par conséquent plus vives et plus amusantes ; particulièrement goûtées pendant la guerre de Cent ans, où, parmi tant de sujets de tristesse, le peuple semble avoir éprouvé un étrange besoin de rire et de s’amuser131, les pièces légères entrèrent en vogue ; et, sans rien enlever de leur importance aux drames pieux, entraînèrent violemment la foule. Elles se succèdent rapidement, et la variété offre un nouveau plaisir à la curiosité mieux soutenue : la moralité ne dépasse jamais douze cents vers ; la farce et la sotie n’en contiennent guère que sept à huit cents.
Des compagnies s’organisent pour les jouer. À Paris, les 91clercs de la Basoche prennent pour eux les moralités, et, tous les ans, convient le public aux jeux amusants de la grand-salle du Palais ; les jongleurs s’emparent des soties et des farces : enfants des meilleures familles, ils prennent très justement le nom d’Enfants Sans-Souci. Bien différentes sont les deux troupes ; bien divers aussi leurs succès. Autant le jeu des clercs de la Basoche paraît ennuyeux dans la représentation lourde et allégorique des vices et des vertus, autant est vif, léger, animé, le jeu moqueur des Enfants Sans-Souci. Au moins ceux-là n’ont pas à la bouche qu’exhortations froides à la vertu, que malédictions contre le vice ; de leurs lèvres s’échappe le libre et vif esprit gaulois : quelle allure et quelle vie ! comme il rit franchement ! Critique, gouailleur, il imagine, il invente, il répand sa verve à flots ; vie publique, vie privée, politique, religion même, tout relève des Enfants Sans-Souci. Leur beau temps comprend les années qui s’écoulèrent de 1430 à 1440 ; Louis XI ne les avait point encore menacés de la corde, et ils pouvaient, sans contrainte et sans retenue, amuser les passants aux dépens de tout le monde. Tels furent du théâtre les différents genres et les acteurs que Gilles paya de ses deniers ; il faut dire maintenant avec quelle prodigue libéralité.
Enfants Sans-Souci et clercs de la Basoche, près de lui eurent toujours et souvent gracieux accès. Car les représentations des moralités appartenaient en propre aux clercs de la Basoche, et celles des soties et des farces aux Enfants Sans-Souci. Il n’hésitait pas d’ailleurs à les prendre à ses gages, à les faire venir à Orléans, à Angers ou à Tiffauges. Il se devait à lui-même enfin d’avoir pour lui seul une troupe d’acteurs aussi bien qu’un collège de prêtres ou une maison militaire. Après Désormeaux, plusieurs l’ont affirmé :
Il s’attacha une troupe de comédiens, de troubadours et de ménétriers, qui représentaient tous les jours devant lui des spectacles que l’on appelait alors mystères132.
L’auteur de 92l’Histoire de la maison de Montmorency écrivait pour une famille dont il avait consulté toutes les archives et recueilli toutes les traditions : son témoignage a donc une certaine valeur, même à défaut d’un texte précis et original. Il paraît bien vraisemblable d’ailleurs que Gilles eut une troupe d’acteurs spécialement réservée à ses plaisirs. Chaque année, en effet, les représentations qu’il donnait étaient si nombreuses et si rapprochées les unes des autres qu’on ne peut guère facilement les expliquer que par une troupe continuellement occupée à travailler sous ses ordres. Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, la Toussaint, toutes les grandes fêtes de l’année étaient célébrées par des jeux scéniques133. Le temps considérable qu’il fallait employer à préparer des drames comme les Passions ou le Mystère du siège d’Orléans, laissait fort peu d’intervalle entre deux. Il n’avait rien d’emprunt ; rien ne lui venait du dehors, ni échafauds, ni décors, ni habillements ; il eut pris pour aumône l’argent que lui aurait procuré le prix des places ; il défrayait même les spectateurs ; c’eût donc été mendier aussi que demander les services d’une troupe étrangère à sa maison ; au lieu de recourir lui-même aux autres, c’était à lui, au contraire, que les autres avaient souvent recours ; et il en était probablement de son théâtre comme de la chapelle, qu’il se faisait un plaisir de prêter aux ducs et aux princes.
C’était, en effet, un luxe peu commun que d’avoir à son service une troupe d’histrions ; des rois eux-mêmes auraient envié cet honneur : Charles VI se rendait naguère aux représentations de la Trinité. Gilles de Rais jouait au prince, au roi : nous verrons plus tard que la grandeur royale était le but unique où convergeaient tous ses désirs, même les plus différents, et qu’il n’avait qu’une seule préoccupation, celle de surpasser les autres hommes et même les plus grands. Aussi peut-on croire que les personnages qu’il faisait souvent représenter n’avaient lieu que pour signaler son passage ou 93son arrivée dans les villes qu’il traversait134. On sait, en effet, qu’à l’entrée des princes et des princesses, les villes déployaient un grand luxe de représentations, dont l’une des plus rares, et des plus curieuses était sans contredit celle des personnages mimés. Parmi celles dont l’histoire du théâtre fait mention, la plus célèbre de toutes est celle qui eut lieu en 1420, à l’entrée du roi Charles VI et de Henri V à Paris, où l’on vit la représentation
d’un moult piteux mystère de la Passion de Nostre Seigneur au vif, selon qu’elle est figurée autour du cueur de Nostre-Dame de Paris135.
Rien, ce me semble, ne peut mieux en donner l’idée qu’une suite de tableaux vivants. À quoi les comparer ? Quelque chose d’analogue se voit encore chaque année aux processions de la Fête-Dieu, à Angers. Sur la longue ligne où sont étalées les vieilles tapisseries du moyen âge, qui décorent le pourtour extérieur de la cathédrale et de l’évêché, sont peintes encore aux yeux du peuple les scènes naïves, terribles ou touchantes, qu’il admirait jadis sur le théâtre et le long des murs de la ville, où se développaient les tréteaux : Naissance de Jésus-Christ, Circoncision, Baptême du Jourdain, Noces de Cana, toute la suite des mystères de la vie du Christ se trouve là avec les mœurs, les costumes, la bonne naïveté comique du vieux temps. Seulement ces personnages, tissés avec la laine et la soie, ne vivent pas ; plats et décolorés, ils n’ont ni le relief, ni la couleur des personnages du moyen âge, aux jours où la scène, à la place des tapisseries aux couleurs ternies, les présentait immobiles comme aujourd’hui, mais vivants, animés, au relief puissant. Autrefois comme aujourd’hui, le peuple curieux parcourait les rues pour assister à la plus originale représentation qui ait jamais été sur un théâtre chez aucun peuple. Tels étaient ces personnages que Gilles de Rais faisait disposer sur son passage ou sur le passage des rois et des princes, et que les documents distinguent si soigneusement des autres genres dramatiques136.
94De toutes les pièces qu’il a fait exécuter, il n’en est pas une seule dont le nom nous ait été conservé expressément ; mais les plus célèbres de cette époque nous sont parvenues, et il n’y a pas de doute qu’elles n’aient eu ses préférences. De 1420 à 1440 on compte au moins dix grands mystères, parmi lesquels celui du Siège d’Orléans, qui nous intéresse à plus d’un titre. Les farces, les soties et les moralités étaient encore plus nombreuses que les mystères. L’ambition de Gilles ne se bornait même pas à faire jouer les pièces communes et tombées dans le domaine public. Sur la foi des documents originaux, on peut dire qu’il voulut y ajouter encore la gloire de faire travailler les poètes et de passer pour l’inspirateur généreux de l’art dramatique. Le Mémoire des Héritiers, en particulier, sépare ces choses par la différence même des termes ; et, quand on a constaté, par la lecture attentive de ce document, à quel point il est méthodique, précis dans les expressions, soigneusement composé, l’on est confirmé dans cette idée qu’il faut distinguer où l’auteur distingue lui-même. Jamais, en effet, si ce n’est dans les récapitulations, il n’exprime deux fois la même idée : condition essentielle de la clarté dans un travail dont la principale qualité doit être la lumière et la précision dans les termes. Or, on lit, dans un premier paragraphe, au chapitre des folies ruineuses du maréchal
qu’il faisait souvent faire jeulx, morisques, farses et personnages,
et dans toute la suite de cette énumération, il n’est question que des choses extravagantes que Gilles faisait faire : habillements, décors, appareils et autres choses semblables. Le paragraphe suivant, au contraire, dit formellement que Gilles faisait souvent jouer divers drames, dont les représentations étaient une source de dépenses ; enfin chacun des paragraphes suivants résume diverses autres folies, toujours soigneusement distinguées, jamais répétées137. Ainsi, quoique le fait ne soit pas énoncé en termes explicites, il est assez manifeste, et par la différence des expressions, et par l’idée générale du Mémoire, et par la 95suite des idées dans ce passage particulier. L’auteur, ou du moins l’inspirateur de ce document, René de la Suze, puîné de Gilles, avait bien raison, d’ailleurs, de regarder cette manie ou cette ambition comme l’une des causes de la ruine de son frère. Car, n’avait pas qui voulait de poète à ses gages ; il fallait les payer fort cher ; et il n’y avait guère que les princes et les rois à se passer la fantaisie de faire composer des drames. On dit qu’un poète obtint du roi René, en une seule fois, la somme de deux cent cinquante florins
pour certain livre ou histoire des Apôtres qu’il avait naguère dressée et mis en ordre selon la matière que ledit seigneur lui avait baillée138.
Comme on le voit, aux princes plus amis de la gloire que de la fortune, il en coûtait parfois très cher de se constituer protecteurs des arts.
Mais, pour grande que fût cette dépense, il serait puéril de la compter pour considérable, quand on voit celles qu’entraînaient les représentations elles-mêmes ; car l’on peut dire que s’il était dispendieux de payer les poètes, il était ruineux de faire jouer les drames. L’une des premières charges, — car Gilles les prenait toutes sur lui, — était d’habiller les acteurs, et, certes, le maréchal de Rais aimait trop ce qu’il y a de plus beau dans les ornements ; il se montrait trop prodigue dans les représentations, et nous savons trop également, par d’autres textes, qu’il n’achetait rien sinon à très haut prix, pour admettre qu’il ait pu lésiner sur ce point non plus que sur les autres. Mais, d’ailleurs, les documents sont explicites à ce sujet. Rien ne manquait au décor des représentations théâtrales, pas plus qu’à la pompe des cérémonies de sa chapelle ; chaque personnage avait son costume particulier, d’après son rôle et sa dignité. Reconnaissons, d’ailleurs, que les mendiants, les valets, les bélistres
, au mépris de la vérité historique et dramatique, n’étaient pas moins bien accoutrés que les rois et les grands ; car pour lui un mystère n’était pas seulement l’exposé de grands évènements, 96il le considérait surtout comme une exhibition de richesses139. L’or, le satin cramoisi, l’argent, le velours, les pierreries, les draps d’or et d’argent, les riches armures, les harnais luxueux, les broderies fines, la soie, toutes les merveilles de l’art s’y trouvaient étalées à profusion : c’était une manière nouvelle de faire assaut de luxe et de puissance. Le moyen âge, dans sa civilisation encore grossière, était indiscrètement magnifique : il faut la politesse de siècles plus parfaits pour donner au luxe la mesure et à l’opulence le bon goût. Pour demeurer dans les bornes communes et raisonnables, il eût fallu à Gilles de Rais une moindre ambition, un moins grand désir d’éblouir la foule, en frappant ses yeux.
Afin de suffire aux grandes dépenses des costumes qu’exigeaient les représentations théâtrales, il était de règle qu’elles demeuraient à la charge des acteurs, c’est-à-dire des amateurs qui acceptaient et souvent sollicitaient les rôles. Les acteurs fournissaient donc leurs costumes, et juraient le plus souvent d’eux habiller, à leurs frais, missions et dépens, chacun selon qu’il appartiendra et que son personnage le requerra
, sous peine de dix écus d’amende. Ces dépenses considérables étaient entièrement aux frais de Gilles de Rais ; et cependant il faut dire encore quelque chose de plus : non seulement ces costumes étaient splendides, et propices
à la matière du drame ; mais encore les acteurs formaient une foule véritable. On vit à Laval, en 1493, dans le Mystère de sainte Barbe, que fit représenter un cousin de Gilles, Guy, comte de Laval :
Cent joueurs habillés de soie
Et de velours à pleine voie140.
Le Mystère du siège d’Orléans ne compte pas moins de cinq cents acteurs. Chose plus incroyable encore ! ces costumes, 97quand ils avaient une fois servi, n’étaient point conservés pour être économiquement appropriés à de nouveaux drames : c’eût été, en effet, une parcimonie bien indigne d’un homme qui tenait à passer pour avoir des richesses inépuisables. Voilà ce qui causait de si prodigieuses dépenses ;
car, à chascune foiz que il faisoit jouer, il faisoit faire, selon la matière, habillemens tous nouveaulx et propres141.
Sans doute, dans la représentation des mystères, lorsque les ornements d’église devaient entrer dans le décor, sa chapelle était toute prête, et le théâtre devenait un lieu où il avait occasion d’exhiber ses richesses aux yeux de la foule et de satisfaire ainsi sa vanité : chapes, chasubles, dalmatiques, aubes fines, toute la garde-robe ecclésiastique que nous avons décrite, si riche, si somptueuse, était mise à la disposition des acteurs. Mais, en dehors des pièces religieuses où l’on pouvait employer ce genre d’ornements, il y avait d’autres drames où il en fallait de tout différents, les farces, les moralités, les moresques, les personnages. Il se souciait d’ailleurs fort peu de faire tout exécuter à neuf, puisque, à chaque pièce nouvelle, il commandait de nouveaux costumes. C’est à quoi servaient ces étoffes précieuses, achetées à énorme prix, uniquement pour les nécessités passagères du moment ; ces draps d’or et d’argent, ces pièces de soie et de velours, dont le lendemain il ordonnait de le débarrasser pour rien comme de choses vieilles et inutiles. Acheter cher, au-dessus de tout prix raisonnable, et revendre à vil prix, au-dessous de toute limite imaginable, il n’est pas encore une fois de plus court chemin pour aller à la ruine. Ces folies sont inconcevables, et l’on serait porté à les croire très exagérées, si elles n’étaient rendues vraisemblables par des dépenses plus excessives encore ; car ici l’incroyable sert de preuve à l’incroyable, et, pour admettre d’invraisemblables prodigalités, il suffit de reconnaître, toujours sur la foi de documents certains, des folies plus invraisemblables encore.
98À une époque où la propriété littéraire était nulle, et où les textes, une fois livrés au public, appartenaient à tout le monde, l’auteur n’était presque pour rien dans la représentation de sa pièce, et tout l’honneur en revenait au constructeur du théâtre et à ses auxiliaires, régisseurs, décorateurs, machinistes, acteurs. Les frais de la mise en scène, de la construction et de la décoration du théâtre, étaient partagés par les municipalités, les églises, les particuliers ; les organisateurs formaient une espèce de corporation très nombreuse. Le maréchal de Rais, lui, prenait sur son trésor les sommes immenses qu’exigeaient les représentations. Et quelles sommes ! Quelques années après lui, René d’Anjou, ayant fait représenter à ses frais la Résurrection (1456), déboursait, pour payer cette fantaisie, une somme énorme. En cela rien n’étonne, quand on s’imagine quelles étaient la mise en scène et la diposition du théâtre.
Pour faire jouer les drames religieux ou profanes de son temps, Gilles de Rais faisait à chaque fois élever de grands et haults eschaffauts
dont la construction coûtait des sommes immenses142. Car le lieu du théâtre était bien différent de ce qu’il a été au siècle de Corneille et de Racine, et de ce qu’il est encore de nos jours. On n’avait point encore imaginé de clore la scène entre quatre murs et un plafond, de reproduire à la voûte d’une salle un ciel enfumé, et de représenter, pour tromper les yeux, de grands horizons sur papier peint ; la foule n’était point entassée, pour des heures et parfois durant des journées entières, à la lueur de flambeaux, dans une salle étouffante, au milieu d’une atmosphère corrompue. Comme à Athènes le théâtre de Bacchus, celui du moyen âge était construit en plein air, avec le ciel pour dôme, les rues de la ville et les perspectives lointaines de la campagne pour horizon. De nos jours, le lieu de la scène est unique et de peu d’étendue ; au XVe siècle elle était multiple selon les besoins du drame, et s’allongeait sur un 99espace quelquefois très considérable. De nos jours, enfin, au moyen du décor, la scène se métamorphose en maison, en jardin, en ville ; au XVe siècle, on disposait d’avance, à la fois, tous les lieux, si nombreux et divers qu’ils fussent, où l’action devait se produire durant le cours du drame. Le peuple suivait ainsi toutes les pérégrinations des artistes, sans en perdre ni la suite, ni le sens. Ainsi, dans toute l’étendue du théâtre, qui était immense, la scène était tout ensemble unique et multiple : unique, car le décor ne changeait jamais ; multiple, car l’action voyageait sur la vaste plateforme, et se transportait successivement, sous les regards du peuple, dans les divers endroits où elle devait se jouer.
On prévoit déjà par ces détails quelles dépenses considérables devait entraîner un théâtre ainsi entendu. Ces dépenses étaient plus grandes encore qu’on ne se l’imagine d’après la description communément acceptée, qu’ont faite de la scène du moyen âge, les frères Parfaict, au XVIIIe siècle143. Ils en connaissaient sans doute les détails ; mais, comme ils ne pouvaient s’expliquer tant de scènes diverses sur une scène unique, à moins de lui donner des dimensions telles qu’elles auraient rendu les représentations plus impraticables encore que ruineuses, ils firent une hypothèse bizarre, qu’aucune preuve ne soutient, l’invention du théâtre à étages. Qu’on se figure une maison à cinq ou six étages, dont le mur antérieur serait abattu ; l’œil du spectateur y pénètre facilement ; chaque étage représente une scène différente ; et les acteurs montent ou descendent d’un étage à l’autre par des échelles. Au sommet, le paradis étale avec Dieu le Père, la Vierge et les Saints ; au centre, la terre avec les faibles mortels ; au-dessous, l’enfer avec ses gueules et ses trappes qui lancent des flambées d’étoupes. Rien n’est plus comique qu’une telle invention ; rien aussi n’est moins vraisemblable ni plus faux144. Ces hauts et ses grands eschaffauts
100que faisait élever Gilles de Rais et dont parlent nos documents, étaient tout différents et bien autrement coûteux. Ils étaient partout uniformément construits d’après le même modèle. Pour répondre aux besoins d’un drame, qui embrassait quelquefois plus de cent endroits divers, la scène participait à l’immensité de la pièce par la multiplicité des lieux. Elle s’étendait parfois le long d’une rue tout entière, et avait plus de cent pieds de large,
sur lesqueulx, disent nos pièces originales, et pour tous le jeu était visible.
Le premier plan de la scène, la galerie
, le solier
, ou le champ, recouvrait et cachait l’enfer, dont la bouche était dérobée par un rideau ou par une tête de dragon artistement travaillée, telle qu’on la retrouve encore dans le vitrail ou le bas-relief de cette époque ; le second plan offrait de nombreuses mansions
; au troisième enfin, dominant tout, s’élevait le paradis, où siégeait éternellement Dieu, spectateur attentif du mystère qui se déroulait à ses pieds, sous ses yeux, et auquel il se mêlait de temps en temps145. Les acteurs ne quittaient jamais la scène. Cela répugne à nos idées présentes ; qu’on réfléchisse cependant qu’il en était ainsi sur le théâtre de la Grèce, où la présence permanente du chœur n’était guère plus vraisemblable. Sur cette scène toujours uniforme, mais d’étendue différente selon le drame, s’étalaient les nombreux appareils
nécessaires au jeu de la pièce, et que Gilles faisait
toujours et à chaque foiz faire touz propres, qui luy estaient de grant coût et despense146.
Cependant non seulement ces théâtres gigantesques, élevés en plein air, entraînaient des frais immenses par les bois et les travaux de construction, et par les appareils
de toutes sortes qui s’y trouvaient établis, mais ils coûtaient encore peut-être davantage par les décorations variées qui ornaient la scène. C’était, pour Gilles, une occasion nouvelle d’émerveiller les yeux de la foule par les magnificences 101de ses demeures et l’inépuisable fécondité de ses richesses ; mais il faut y voir aussi un moyen facile d’en tarir la source. Il est telles de ces représentations qui coûtaient trente, quarante et cinquante mille francs : de pareilles folies seraient inexcusables dans un état ; mais combien plus chez un particulier !
Encore pour les états qui favorisaient le théâtre, et pour les villes dont les municipalités votaient des fonds pour les jeux de la scène, les gains couvraient à peu près les dépenses. Car, au moyen âge, on payait pour entrer au théâtre, et l’on payait même fort cher. Telles loges se louaient parfois jusqu’à quatre-vingt-cinq francs ; aux plus mauvaises places, on payait en moyenne, par séance, une somme équivalente à un franc : somme considérable pour le peuple, qui était fort pauvre, et d’après laquelle on peut juger de sa passion pour les spectacles. Gilles de Rais était plus généreux que les confréries et les municipalités : sur son théâtre le jeu était commun
, c’est-à-dire gratuit pour tout le monde. Sa fortune en était considérablement diminuée ; mais, en revanche, combien sa gloire en devenait plus grande ! Il faut enfin apporter un dernier trait pour peindre au vif le fol orgueil de cet homme.
On conçoit aisément que les spectateurs affluaient de toutes parts à ces représentations dramatiques. Le goût naturel de ce temps pour les amusements de la scène faisait que le peuple, pour y accourir, négligeait même son travail, et oubliait jusqu’à sa misère. Les grands seigneurs, les évêques, les officiers du roi, le clergé, les moines eux-mêmes, les magistrats, les femmes du plus haut rang, y avaient leurs places marquées ; mais la gratuité du spectacle y amassait surtout le peuple en foule immense. Il arrivait même que les municipalités défendaient toute occupation, et qu’on recevait, chose bizarre ! l’ordre de s’amuser sous peine d’amende. Or, à tout ce peuple réuni, petits et grands, Gilles n’imaginait rien de plus digne de son nom et de sa libéralité que d’ouvrir d’immenses banquets : l’hypocras
et les autres 102vins fins, les rafraîchissements de toute espèce, couraient comme si çeust été eau147
; de copieux festins étaient servis ; les tables étaient chargées de viandes recherchées.
Au spectacle de pareilles folies, peut-on s’étonner que cet artiste insensé ait dévoré en quelques années la plus grande fortune peut-être qui fût en France ? On le vit pendant quelques mois demeurer dans Orléans, et le séjour qu’il y fit lui coûta plus de quatre-vingt mille écus d’or,
sans qu’il y eust cause, raison, ni matière qu’il la deust faire, ni qu’il eust dû tenir.
Tout son argent était dissipé en de semblables caprices. Quant au train ordinaire de sa maison, dans sa demeure de Belle-Poigne à Angers, à Orléans, à Nantes dans son hôtel de La Suze, pour l’entretenir, dit le Mémoire des Héritiers, il était obligé de tout emprunter chez toutes sortes de marchands,
espiciers, boulangiers, taverniers, bouchiers, poissonniers, poullalliers, hosteliers, drappiers, pelletiers et autres semblables ; et achetait les vivres, marchandises, drapperyes, et autres choses, le tiers, voyre bien souvent la moitié ou plus que valloient, et ne luy challoit à quel priz il l’eust, mais que on luy baillast à créance148 ;
puis, pour payer ses dettes, il vendait, démembrait, donnait pour rien ses magnifiques domaines, dont chaque créancier, comme chien à la curée, emportait un lambeau. À cette vue, sa famille désolée gémissait, et s’irritait de ces
choses qui n’appartenaient point à sa profession149.
Mais qu’importait à Gilles de Rais ? La ruine était loin, au moins dans son esprit. Les trésors épuisés, se rempliraient de nouveau comme par enchantement, grâce à l’alchimie et à la magie. Dieu ne pouvait rien refuser à un de Laval ; et, à défaut de Dieu, il avait le démon, son maître et son patron. Ainsi la ruine serait écartée, et sa gloire demeurerait entière. Car c’était une gloire à ses yeux que d’être l’amphitryon de 103cette foule immense, le protecteur du théâtre et de tous les artistes. Ailleurs, les municipalités, les villes, les populations, se cotisaient entre elles pour donner une représentation ; lui, les prodiguait sans qu’il en coûtât un seul denier aux spectateurs ; car, dit le Mémoire plus haut cité, il faisait souvent jouer mystères, farces, moralités, moresques et personnages. Ailleurs, la vue du spectacle et les plaisirs devenaient une charge pour les assistants ; lui, voulait qu’ils fussent non seulement gratuits, mais encore que le peuple y trouvât à discrétion mets recherchés et vins fins. À lui, le théâtre, le décor, les acteurs, les costumes ; la foule se gaudit à ses dépens : peu lui est à souci ; car son orgueil est satisfait, et en ce genre encore, sa renommée n’a point d’égale, puisqu’il ne la partage avec personne.
De tant de choses qui pouvaient le flatter, celle qui lui fait le plus d’honneur est la place qu’il tient dans le Mystère du siège d’Orléans. C’est le moment de parler de cette œuvre remarquable par bien des côtés. En effet, Gilles de Rais joue dans ce drame, près de Jeanne d’Arc et dans la délivrance d’Orléans, un rôle honorable et important ; de plus, quelques auteurs ont avancé, avec beaucoup de vraisemblance, que Gilles le fit représenter lui-même ; enfin ce mystère, d’un mérite tout historique150, jette une grande lumière sur son dévouement à la cause et à la personne de la Pucelle. Dans l’intérêt même de cette étude, on nous saura donc gré de nous y arrêter quelques instants151.
104La scène s’ouvre en Angleterre par les préparatifs de l’expédition d’Orléans, et se termine par la délivrance de la ville et les remerciements de Jeanne d’Arc aux habitants de tout ce qu’ils ont fait pour elle et pour l’armée. Ce mystère est l’œuvre évidente d’un Orléanais : le souffle patriotique qui l’anime d’un bout à l’autre ne permet pas d’en douter. Le poète met plus d’une fois en scène Gilles Rais ; car il ne lui était pas permis, dans une œuvre qui représente un des glorieux épisodes de notre histoire, d’oublier celui qui avait eu, dans la délivrance de la ville, une part si active et si importante. La gloire qui revient de ce drame à Gilles de Rais, porte à penser qu’il le fit représenter à ses frais, dans le cours de cette année qu’il passa dans Orléans, et qui fut marquée par de si grandes dépenses ; quelques-uns même ajoutent, sans donner pourtant d’autres appuis à leur assertion que l’autorité de leur parole, qu’il en présida la représentation devant Charles VII ; chose naturelle, s’il est vrai qu’il le fit jouer à ses frais. Toutes ces raisons nous amènent à rechercher l’époque où il fut écrit et à discuter sa valeur historique.
Quelques auteurs, M. J. Quicherat entre autres, pensent qu’il faut en reculer la date après l’année 1466. Mais la mort même de Gilles de Rais nous oblige à rejeter ce sentiment et à faire remonter la composition de ce mystère aux années qui précédèrent le 26 octobre 1440. Le Mystère du siège d’Orléans, en effet, contient plus que des allusions au maréchal de Rais, à son rôle et à son caractère. Gilles remplit dans cet épisode dramatique le même rôle que signale l’histoire152.
105Tel est le rôle parlé de Gilles dans le Mystère du siège d’Orléans, qu’il est rangé parmi les principaux personnages. Je dis le rôle parlé ; car, dans la foule des seigneurs et des combattants, même quand il ne parle pas, on sent qu’il est présent et qu’il agit là où se trouve et agit la Pucelle153.
106Avec un tel personnage et un pareil rôle, il eût été impossible de représenter la pièce après le 26 octobre 1440, jour où cet effroyable vampire
fut exécuté à Nantes. Gilles était non moins connu à Orléans qu’au pays de Machecoul. Outre la part active qu’il avait prise à la délivrance de cette 107ville, il y était resté près d’une année entière après 1430 ; Orléans avait été le théâtre de ses plus grandes folies ; grand nombre de bourgeois étaient ses créanciers ; les marchands s’étaient partagé ses plus riches dépouilles ; les seigneurs avaient acquis ses meilleures terres ; la ville elle-même 108avait acheté l’étendard et la bannière
qui furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l’assaut comment les Tourelles furent prinses sur les Anglais, le VIIIe jour de may ;
les nombreuses cédules de notaire encore inédites, que nous avons souvent mentionnées, montrent quelle place 109il avait tenue, durant les dix dernières années de sa vie, dans l’esprit du peuple Orléanais : la nouvelle de ses crimes, de son procès, de son jugement et de sa mort, y fit donc une impression plus profonde et plus durable qu’en beaucoup d’autres lieux. Pour tant de graves raisons, on ne peut 110admettre que ce drame ait été composé, ni même joué après 1440. Il est impossible qu’un auteur Orléanais, contemporain de ces évènements, ait osé mettre dans la bouche du roi ces paroles à Jeanne d’Arc :
Et pour vous conduire vos gens
Aurez le mareschal de Rais.
Il est impossible qu’il ait placé dans la bouche de la Pucelle répondant à Gilles de Rais, ces paroles élogieuses :
Nobles, vaillans princes gentilz.
Il est impossible qu’il ait montré le supplicié de la Madeleine, cet homme souillé par tant de meurtres et toutes sortes de crimes contre nature, couvrant de sa protection la douce et pudique vierge de Domrémy ; qu’il ait mêlé aux souvenirs glorieux de la patrie le fantôme des infamies honteuses d’un Gilles de Rais. Cette glorification d’un tel coupable est inadmissible. Aussi, à partir de 1440, n’est-il plus jamais question du Mystère du siège d’Orléans dans la liste des réjouissances de cette ville ; d’autres mystères en ont pris pour toujours la place ; celui-ci est tombé dans l’oubli : il semble que le 111souvenir maudit de Gilles de Rais l’ait frappé de mort.
Dira-t-on qu’il a été composé dans la seconde moitié du siècle, et que, à cette époque, l’impression causée par les crimes et la mort de Gilles avait disparu de la mémoire du peuple ? Cette opinion n’est établie sur aucune preuve solide. Trente ans ou quarante ans d’ailleurs ne suffisent pas pour enlever la trace de crimes tels que rien ne pourra jamais les effacer. Les grands coupables ont un nom souillé pour des siècles entiers ; celui de Gilles de Rais est marqué d’une tache indélébile ; et il est même à remarquer que la tradition a été sur ce point aussi fidèle que l’histoire, puisque nous retrouvons encore, après quatre cents ans et plus écoulés, l’esprit du peuple aussi épouvanté par ses crimes que l’imagination des écrivains. S’il en est ainsi, de quels yeux les hommes de ce temps-là auraient-ils vu le rôle honorable que Gilles tient auprès de Jeanne d’Arc, l’idole du peuple ? dans une pièce où figure Dieu lui-même ? dans un drame qui glorifie la patrie ? Il aurait fallu que l’auteur eût perdu tout sens moral. Si donc ce mystère fut représenté, nous ne craignons pas de le dire : il n’a pu l’être après 1440. Mais qu’il l’ait été ou non, il suffit que l’auteur l’ait destiné à être joué, ce qui est indubitable, pour affirmer qu’il fut écrit avant 1440. De si près que l’écrivain, en effet, voulût serrer l’histoire, il ne lui convenait pas d’évoquer sur le théâtre l’ombre maudite de Gilles de Rais ; disons quelque chose de plus : il ne le pouvait pas, et dans l’intérêt de sa réputation et dans l’intérêt de son œuvre154.
Mais cette œuvre fut jouée, et, d’après nous, aux frais du maréchal artiste. C’est ce que prouvent suffisamment, ce 112semble, et certains comptes de la ville d’Orléans155, qui fournissent les détails des représentations marqués par le mystère, et la nature du drame lui-même, où la vanité chatouilleuse de Gilles se trouvait délicatement touchée. Cette œuvre glorifiait un fait d’armes, où il avait achevé sa réputation et sa fortune militaire : une partie des sommes énormes, qu’il dépensa dans Orléans, ne fut-elle pas destinée à la représentation d’un si grand évènement ? Que penser et de la bannière et de cet étendard, qui lui avaient appartenu et qui furent rachetés pour le compte de la ville ? N’était-ce point un souvenir de 1429, la bannière de Rais lui-même, l’étendard historique qui lui avait servi pendant le siège, qu’il avait conservé pour le faire figurer dans le tableau de la prise des Tourelles, et qu’on jugea à propos de racheter pour le même usage ? Ces objets lui avaient-ils servi à lui-même dans la représentation de ce drame, puisqu’ils
furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l’assaut comment les Tourelles furent prinses sur les Anglais156 ?
Conjectures assurément, mais conjectures rendues bien vraisemblables par la demi-clarté des textes.
Elles se présentent si naturellement à l’esprit que M. A. Guéraud, parlant du séjour de Gilles de Rais à Orléans, n’a point hésité à écrire ces paroles :
Il y fit représenter, sur la place publique, avec plus de magnificence, qu’on n’en a déployé à l’entrée de Charles VII, à Paris, les grands mystères représentant le siège d’Orléans, avec personnages sans nombre.
Et sur ces mots, l’auteur de la notice ajoute :
Une curieuse recherche à faire serait de vérifier si le texte du Mystère, qui se trouve au Vatican, ne contient pas d’allusions au maréchal, et ne serait pas, en conséquence, la reproduction de celui qu’il fit jouer157.
Plus 113heureux que M. A. Guéraud, nous avons pu, grâce à la publication du manuscrit du Vatican, constater que le Mystère du siège d’Orléans contient plus que des allusions à la personne et au rôle du maréchal de Rais ; et, pour des raisons plus décisives encore que les siennes, nous pensons qu’il faut adopter son récit tout entier. Plus encore que l’écrivain nantais, M. Vallet de Viriville est affirmatif :
Il présida, dit-il, en 1436158, (peut-être en septembre et en novembre 1439, en présence du roi), à l’exécution du mystère de la Pucelle, qui fut célébré à Orléans et dans lequel il est glorifié par un rôle spécial… Il dépensa cette année-là de quatre-vingts à cent mille écus d’or durant son séjour en cette ville.
Tels sont les rapports qu’offre le Mystère du siège d’Orléans avec le maréchal de Rais. En l’étudiant, on se transporte par l’imagination au jeu de ce drame immense, si vrai, si populaire, et j’ajouterai si émouvant dans sa simplicité historique. Quand il se déroulait aux yeux du peuple Orléanais, sauvé contre toute espérance d’un ennemi terrible, et devant ces guerriers qui en avaient été les héros avant d’en être les témoins ou les acteurs, quel attrait puissant devait présenter un drame qui remettait sous leurs yeux, moins de dix ans après, tous les détails de la délivrance159 !
Lorqu’on tient compte de la passion du peuple, au XVe siècle, pour les représentations du théâtre ; lorsqu’on sait que le théâtre, dans ces temps-là, était comme un centre et un foyer de vie publique ; que la scène n’était pas, comme de nos jours, renfermée dans un édifice particulier, dressée pour une classe d’hommes à part, mais qu’elle était élevée au grand jour et pour tout le peuple ; quand on songe que dans 114la série monotone et décolorée des joies annuelles, les grandes représentations de Noël, de Pâques et de l’Ascension, étaient les seules jouissances un peu vives et variées qu’eût le peuple, ou peut se créer l’idée de la grande renommée que le théâtre faisait à Gilles de Rais. Nos œuvres si parfaites n’ont point excité un pareil enthousiasme ; car les peuples enfants sont plus faciles à émouvoir que les peuples mûrs.
La vanité de Gilles trouvait donc certainement son compte à ces émotions populaires ; mais, dans ces dépenses insensées, destinées à éblouir les yeux de la foule, peut-être y avait-il encore moins de vanité que de calcul. Si les pauvres gens, qui acclamaient si fort, dans la journée, les drames joués sur les hauts échaffauds
de Gilles de Rais, avaient pu voir d’autres scènes plus émouvantes, plus passionnées, plus terribles mille fois, qui se jouaient, la nuit, au milieu du secret et du silence, dans la chambre à coucher du magnifique seigneur, ils en eussent versé des larmes de sang. Mais qui aurait pu soupçonner de crimes si atroces un seigneur si joyeux, si bon, si prodigue ? Pourtant il est vrai que tout était devenu passion dans cet homme, et la chair et l’esprit. L’orgueil, seul, lui aurait fait commettre toutes les folies, car il était sans mesure ; mais il s’y ajoutait quelque chose de plus cruel que l’orgueil, la passion et le crime, avec la volupté le goût du sang. Le meurtre et la débauche aussi calculent, comme la vanité : or, il se trouvait, comme on le verra bientôt, que, tout en satisfaisant une immense ambition, tant de prodigalités ruineuses avaient aussi pour but de voiler de honteuses cruautés.
Notes
- [2]
D’Argentré, Hist. de Bretagne, Paris, 1558, p. 56.
- [3]
Ces châtellenies étaient, avec beaucoup d’autres terres, Légé, La Bénate, Pornic, Bourgneuf, Prigny ou Prigné, Vüe, Saint-Étienne-de-Mer-Morte ou de Malemort, Prinçay, situé dans la forêt de ce nom, commune de Chéméré (Loire-Inf.).
- [4]
Le nom de Rais (au Moyen-Âge, en latin, Radesie, et en français, Raiz, Rays, Rayx, Rais, et enfin Retz, selon l’orthographe moderne), parait dérivé du nom d’une ville gauloise, Ratiastum ou Ratiatum, dont on recherche vainement, aujourd’hui encore, les vestiges, même après les fouilles et les dissertations de quelques savants, MM. Dugast-Matifeux, Bizeuil et autres. — Nous avons adopté pour l’orthographe la forme Rais : d’abord, c’est l’orthographe exacte au temps de Gilles, car l’orthographe moderne a été inaugurée en 1581, par l’acte de constitution qui éleva la baronnie à la dignité de duché-pairie ; — ensuite, l’orthographe moderne pourrait faire croire, au premier coup d’œil, que Gilles fut un ancêtre du fameux Cardinal de Retz. Celui-ci n’a de commun avec Gilles que le nom ; il descend, comme on sait, de la famille de Gondi, à laquelle passa au XVIe siècle le duché de Retz.
- [5]
Voir la généalogie de Gilles.
- [6]
Marchegay, Cartulaire des sires de Rais, n° 315.
- [7]
Du Paz, Généalogie des plus illustres maisons de Bretagne.
- [8]
Mémoires de l’Histoire de Bretagne, t. II, p. 1336 et suivantes.
- [9]
Mémoire des Héritiers de Gilles de Rais, fol. 6, r°.
- [10]
Cartulaire des sires de Rais, n° 258.
- [11]
Michelet, t. V, p. 210.
- [12]
Encaustum : Materia inusta ad pingendum apta, d’après Ducange (email).
- [13]
Documents d’Orléans. (Voir l’Avant-propos.)
- [14]
Léopold Delisle, Inventaire général et méthodique des Mss. français de la Bibliothèque nationale, t. II, p. 170 :
Encyclopédie du Moyen-Âge. 16993 (Séguier). Le Livre des Propriétés des choses, traduit par ordre de Charles V, par Jehan Corbechon. Fin du XIVe siècle. Peint. Frontispice à bande tricolore.
Le même. Commentaire du XVe. Peint.
(Colbert ) Le même. Commentaire du XVe.
Il y en a encore 17 autres provenant des plus célèbres bibliothèques, — Capucins, Gaignières, Navarre, Béthune, La Vallière, Mazarin, Gaston d’Orléans, etc.
Voir aussi Léopold Delisle, Cabinet des Manuscrits, t. 1. p. 38, 53, sur le Livre des Propriétés, traduit du latin ; sur la Cité de Dieu, traduit par Raoul de Presles, p. 39, 42 ; sur Valère-Maxime, p. 42 et 43, traduit par Simon de Hesdin.
- [15]
Cartulaire des sires de Rais, n° 251.
- [16]
Procès ecclésiastique, f° 57, 58, 71.
- [17]
Cartulaire des sires de Rais, n° 17.
- [18]
Bibl. nat., Fonds français, 22340, f° 97. Dom Morice, Mss. de Nantes, 1808, f° 113.
- [19]
Il n’avait donc pas 14 ans, comme le dit M. Vallet de Viriville :
Dès qu’il fut en âge, à quatorze ans, il épousa Catherine de Thouars.
- [20]
M. Vallet de Viriville fixe à tort cette date à l’année 1418.
- [21]
Monstrelet, II, ch. CCXLVI.
- [22]
D. Morice. Preuves, t. II, p. 313. Arch. de Nantes, Ar. 2, cas. E, n° 52. Froissart, v. I, p. 105. Lebaud, p. 304. Histoire de Du Guesclin. Chap. de Nantes, Ar. 0, cas. C., n° 22. Chron. manus. Eccl. Nannet, Actes de Bretagne, 10, 1 col., 1564-1581. Froissart, v. I, p. 285. Guillaume de Saint-André.
- [23]
D. Morice, Lebaud, d’Argentré, etc.
- [24]
D. Morice.
- [25]
D. Morice, Preuves, t. III, p. 1021.
- [26]
Cartulaire des sires de Rais, n° 70.
- [27]
D. Morice, Preuves, t. II, p. 1003, 1004, 1005.
- [28]
D. Morice, t. I, p. 479.
- [29]
Cartulaire des sires de Rais, n° 16.
- [30]
Ibid., n° 16.
- [31]
Ibid., n° 249.
- [32]
Environ 9,600 fr.
- [33]
4,000 fr. Cart. des sires de Rais, n° 70. Vidimus de la Cour de Champtocé.
- [34]
D. Morice, t. I, p. 482 ; d’Argentré, p. 741 et 199.
- [35]
En Anjou.
- [36]
Cousinot de Montreuil, Chron. de la Pucelle, Éd. Elz., p. 236.
- [37]
Alain Chartier, Troubles sous Charles VII, p. 53. Ed. M.DXCIII, Nevers, Pierre Roussin, imprimeur des ducs de Nevers.
- [38]
Alain Chartier, Ibid.
- [39]
Vallet de Viriville, Hist. de Charles VII, t. I, p. 412.
- [40]
Canton de Bierné, arrondissement de Château-Gontier (Mayenne).
- [41]
Mémoires concernant la Pucelle. Collection Petitot, t. VIII, p. 129.
- [42]
Bourdigné, t. II, p. 155.
- [43]
Chef-lieu de canton, arrondissement de Mayenne.
- [44]
Bourdigné, t. II, p. 156. — Chronique de la Pucelle, Bibliothèque Gauloise, p. 250.
- [45]
La dignité de maréchal de France, quoique très importante, n’était pas cependant sous Charles VII ce qu’elle devint plus tard ; elle fut fort rehaussée par une ordonnance de François 1er, qui de simple commission révocable et temporaire, l’érigea en dignité viagère et l’éleva au rang des grands offices de la couronne. Ce fut lui qui, le premier, appela les maréchaux
ses cousins
. On en créa quatre de trois qu’ils étaient. - [46]
Sur le véritable rôle de l’Église dans ce procès, voir Wallon, t. II, p. 361 et suivantes.
- [47]
Wallon, II, p. 300.
- [48]
Nous avons recueilli ces paroles de la bouche même de M. Marchegay.
- [49]
Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, II, p. 169-170 ; Procès, t. V, p. 168-71. — Wallon, I, p. 337 ; II, p. 8, 9, 299, et surtout 300, 301, 302, 307, 308.
- [50]
Wallon, I, Appendice, LIV.
- [51]
Procès, J. Chartier, t. IV, p. 41-53 ; t. IV, p. 363, Monstrelet ; Jean de Wavrin, p. 407 ; Chronique de la Pucelle, Bibliothèque Gauloise, p. 278.
Un mot de la Geste des Nobles jette singulièrement de jour sur ce fait :
Si requiert la Pucelle, y lisons-nous, que pour ce conduire, plust au Roy de lui bailler telle gent et en tel nombre qu’elle requerrait.
La Chronique de la Pucelle continue en ces termes :
Alors le Roy ordonna que tout ce qu’elle requerrait luy fut baillé ; puis la Pucelle prinst congé du Roy pour aller en la cité d’Orléans. (Édit. de M. Vallet de Viriville, p. 280.)
N’est-ce pas dire clairement qu’elle désigna Gilles de Rais pour l’accompagner, et que, pour qu’elle le demandât, elle avait reconnu en lui un dévouement à sa personne et à sa mission, sur lequel elle croyait pouvoir compter ?
- [52]
Chronique de la Pucelle ; Mystère du siège d’Orléans, t. V, p. 490 ; t. III, p. 106.
- [53]
Chronique de la Pucelle, p. 284 :
Jeanne, lui dirent-ils, allez-vous-en seurement ; car nous nous promettons de retourner bien brief vers vous. Sur ce, elle consentit d’entrer dans la ville.
- [54]
Procès, Perceval de Cagny, t. IV, p. 6, 5 ; Pasquerel, t. III, p. 105 ; Collection des Chroniques Belges, t. III, p. 410.
- [55]
Mémoire concernant la Pucelle, Collection Petitot, t. VIII, p. 161 ; Chronique de la Pucelle, p. 281 ; Procès, IV, p. 54, 155, 156 ; Wallon, t. I, p. 144.
- [56]
Procès, t. IV, p. 6, 43, 61, 159, 160.
- [57]
Perceval de Cagny affirme que Jeanne proposa elle-même de chasser les Anglais des rives de la Loire. L’auteur du Mystère du siège d’Orléans, qui s’est appliqué à rendre la physionomie du conseil tenu dans cette occasion, attribue ce même dessein au duc d’Alençon et à Gilles de Rais. Le duc conseillait au roi de s’en remettre à la conduite de Jeanne ; Gilles de Rais l’appuya fortement, assurant qu’on ne devait rien lui refuser, et qu’il fallait suivre son bon plaisir
que bel vois lui faisaient propposer.
— Mystère du siège d’Orléans, vers 17381 et suivants. - [58]
Procès, t. IV, p. 12 ; t. V, p. 108 ; Wallon, t. I, p. 185.
- [59]
Procès, t. V, p. 107.
- [60]
Wallon, t. I, p. 246 et suiv.
- [61]
Un extrait échappé du 8e compte de Guillaume Chartier, alloue au maréchal de Rais, par lettres du 21 janvier 1429, trois jours après la campagne de la Loire, une somme de mille francs
pour aucunement récompenser des grans frais, mises et dépens, que faire lui a convenu, affin d’avoir soi naguières mis sus, et assemblé, par l’ordonnance du Roy, certaine grosse compaignée de gens d’armes et de traict, et iceulx avoir entretenus pour les employer à son service (du roi) en compaignée de la Pucelle, affin de remettre en l’obéissance dudit seigneur la ville de Jargeau que tenaient les Anglais.
Heureux Gilles de Rais, s’il n’avait employé sa fortune que pour la défense de la patrie ! (Procès, t. V. 261.)
- [62]
Désormeaux, Histoire de la maison de Montmorency, t. I, p. 367, 368, 369, 373, 374 ; Gruel, t. IV, p. 316. etc. ; Mémoire concernant la Pucelle, Éd. Vallet de Viriville, p. 309.
- [63]
Procès, Monstrelet, p. 371, 372, 373 ; Jean de Wavrin, t. IV, p. 419 et suivantes ; Chroniques de la Pucelle, t. IV, p. 238 ; Gruel, t. IV, p. 319.
- [64]
La journée du sacre fut remarquable pour Gilles de Rais, à raison du rôle qu’il y joua et de la charge de maréchal qu’il obtint. Désormeaux, après le P. Daniel, assure que Gilles y représenta l’un des pairs de France, et que le roi l’éleva à la dignité de comte :
Jean d’Alençon ; Charles, duc de Bourbon ; Louis de Bourbon, comte de Vendôme ; Gilles de Laval, sire de Rais ; Georges de la Trémoille, baron de Sully, et André de Laval, représentaient les six pairs laïques de France. (P. Daniel, t. IV, p. 399.)
Monstrelet omet Louis de Vendôme et André de Laval, et nomme Beaumanoir et Mailly (Maillé), seigneur de Touraine ; Vallet de Viriville conserve Vendôme et Laval. Mais il réunit les comtes de Clermont, pour ajouter le seigneur de Maillé ; M. Wallon enfin accepte Beaumanoir pour rejeter de Maillé. Le P. Daniel et Désormeaux ont probablement avancé que Gilles de Rais représenta l’un des six pairs laïques sur la foi d’une lettre écrite par trois gentilshommes angevins à la femme et à la belle-mère de Charles VII, Yolande d’Aragon, duchesse d’Anjou. On dirait dans cette lettre que les auteurs furent surtout préoccupés de signaler le rôle des sires de Laval au sacre de Charles VII. Elle nous apprend, en effet, plusieurs détails importants sur ces deux gentilshommes ; or, ils nomment parmi les pairs
les jeunes seigneurs de Laval
; c’est peut-être sur ce passage que le P. Daniel et Désormeaux ont appuyé leur assertion. On pourrait en trouver la preuve dans leurs paroles, lorsqu’ils disent que Gilles de Rais fut élevé, ce jour-là, à la dignité de comte. (P. Daniel, t. IV, p. 400 ; Désormeaux. t. I. p. 121, 371.).Mais il ne faut l’entendre que de la baronnie de Laval, par la raison que celle de Rais ne fut érigée en comté que bien des années après la mort de Gilles de Rais.
Ces auteurs sont plus sûrement dans le vrai en racontant qu’il fut élevé dans cette circonstance à la haute dignité de maréchal de France. Le maréchal de la Fayette était absent, comme le connétable de Richemont, par suite d’une disgrâce. Gilles de Rais, qui, depuis le commencement de la campagne, s’était distingué parmi tous les autres capitaines, fut promu à cette haute charge,
à cause de sa valeur
, dit Monstrelet, et remplaça le maréchal de la Fayette à la cérémonie du sacre : il avait vingt-cinq ans à peine. Mais il était brave ; de plus il était fort riche, et par le luxe, qu’il aimait à étaler en toute occasion, digne de représenter l’armée à la cérémonie du sacre. Les historiens ne s’entendent pas sur l’époque où Gilles fut promu au grade de maréchal de France. Nous ne parlerons, que pour en faire mémoire, de l’opinion de Du Paz (p. 218), d’après lequel Gilles n’aurait été créé maréchal qu’en 1433, après la mort du maréchal de Rieux. À moins de prétendre que tous les historiens et tous les documents soient dans l’erreur, lorsqu’ils mettent sur le compte du maréchal de Rais ce qui, en réalité, serait le fait du maréchal de Rieux, l’opinion de Du Paz est inadmissible. M. Armand Guéraud, dont la courte notice sur le maréchal de Rais a fourni maintes assertions aux historiens contemporains, recule jusqu’au commencement de l’année 1428 la promotion de Gilles au grade de maréchal, et il en donne cette preuve que, privé de l’appui du connétable par la disgrâce du comte de Richemont, le roi voulut au moins s’associer le puissant baron de Rais, et, en lui conférant la dignité de maréchal, l’empêcher de s’éloigner de la cour de France. Il va plus loin encore et voit dans le rôle de Gilles, pendant les sept mois du siège d’Orléans, pendant l’expédition de Jeanne d’Arc sur les bords de la Loire, et jusqu’à Reims, la marque d’un pouvoir élevé et d’une autorité supérieure, qui font croire que les historiens ne lui donnent pas sans motif, dès cette époque, le nom demaréchal de Rais
.Mais toutes ces raisons n’ont aucune force contre un témoignage précis, et l’on n’écrit pas l’histoire en sautant par-dessus les affirmations les plus nettes, pour les subordonner à de simples preuves de convenance et à des suppositions hasardées. La lettre des trois gentilshommes angevins, dont nous avons déjà parlé plus haut, dit en termes très précis et très clairs :
Aujourd’hui ont été faitz par le roy contes les sires de Laval et le sire de Sully, et Rays mareschal. (Procès, t. V, p. 129.)
Il serait oiseux de faire ressortir la force de ce témoignage, écrit, de Reims, le jour même du sacre, à la belle-mère et à la femme du roi de France. Certainement, les auteurs de cette lettre n’écrivaient pas à ces princesses sans en avoir reçu l’ordre ou la commission spéciale, et l’on ne mande rien à de telles personnes que l’on ne sache parfaitement. Il est vrai que le fait, dont il s’agit, ne se trouve pas dans l’Histoire généalogique du P. Anselme, qui atteste, au contraire, sur l’autorité des comptes de cette année, que Rais était maréchal dès le 21 juin 1429. Mais M. Quicherat répond très justement sur ce point, que les comptes n’ayant été rendus qu’à la fin de septembre, on conçoit qu’on ait appliqué au maréchal de Rais, pendant toute la durée
de l’exercice 1428-1429 le titre, qui lui fut accordé seulement dans les derniers mois de cet exercice.
L’auteur des comptes y désigne naturellement Gilles de Rais par le titre qu’on lui donnait au moment où il écrivait ; et il en faut dire autant des historiens qui lui donnent constamment ce titre avant le jour du sacre. Cet exemple n’est pas rare dans l’histoire des hommes célèbres : il est tel héros qui prend ainsi, dès son berceau, le nom dont furent illustrées ses dernières années. Rien ne détruit donc la valeur historique qu’il faut reconnaître au témoignage des trois gentilshommes angevins. Ainsi ont sagement pensé, entre autres, Maurice de Sourdeval, Vallet de Viriville, et enfin M. Wallon, dans son Histoire de Jeanne d’Arc.Un point, sur lequel tous les auteurs sont d’accord, est la mission que Gilles reçut de Charles VII d’aller chercher et de reconduire à l’abbaye Saint-Rémi, la Sainte Ampoule destinée au sacre des rois de France (Procès, t. IV, p. 77 ; t. V, p. 129). Sur ce fait, les preuves sont non moins abondantes qu’authentiques. C’est Jean Chartier, c’est le Journal du siège, c’est enfin la Lettre des trois seigneurs angevins, qui l’affirment en nous fournissant même les détails précis de cette ambassade. On sait que la Sainte Ampoule, qu’une tradition nous apprend avoir été apportée miraculeusement du ciel par une colombe à saint Rémi au moment du sacre de Clovis converti, était gardée avec soin, avant la Révolution Française, dans l’abbaye de Saint-Rémi. Pour le sacre des rois, on allait la chercher solennellement pour l’apporter jusqu’à la cathédrale, d’où on la ramenait ensuite à l’abbaye avec le même appareil. Charles VII, dans la circonstance, députa pour aller la chercher et la reconduire le nouveau maréchal de Rais et avec lui le maréchal de Boussac, l’amiral Louis de Culan, et le sire de Graville, maître des arbalétriers. Vers huit heures du matin, ils partirent à cheval, chacun tenant dans sa main sa bannière déployée au vent, armés de toutes pièces, magnifiquement habillés, et bien accompagnés pour former à la Sainte Ampoule une escorte digne d’elle. Arrivés à l’abbaye, ils firent à l’abbé les serments d’usage, c’est-à-dire, qu’ils promirent solennellement de conduire sûrement la Sainte Ampoule et de la ramener de même à Saint-Rémi ; puis l’abbé, ayant pris dans ses mains la précieuse relique, revêtu de ses habits pontificaux, recouvert d’un riche parement d’or, monta sur un cheval superbe que le roi, suivant l’usage, lui avait envoyé la veille. À ses côtés marchaient les quatre seigneurs députés vers lui. Le retour eut lieu avec le même appareil.
Les honneurs dont Gilles fut l’objet dans cette grande journée furent complétés au mois de septembre 1429, à Sully-sur-Loire, par lettres-patentes de Charles VII, publiées par M. P. Marchegay. Le roi, après avoir énuméré les glorieux services, par lesquels Gilles avait contribué au salut de la France, et pour en perpétuer la mémoire, ajoutait à l’écusson du seigneur de Rais une bordure des armes de France :
une orleure de noz armes en laquelle aura fleurs de liz d’or semées sur champ d’azur ainsi et par la forme et manière qu’il est en cest endroit pourtrait, figuré et armoyé.
Le dessin en peinture se trouve au milieu des sept dernières lignes de l’original.
Chartrier de Thouars. Original en parchemin qui a souffert de l’humidité. Il n’a été ni scellé ni enregistré, probablement parce que, ajournées à cause de la guerre, ces formalités ne tardèrent pas à être rendues impossibles par le trop célèbre procès, qui eut pour conséquence le supplice du maréchal de Rais. (Note de M. P. Marchegay.)
- [65]
Le 4 août, l’armée se trouvait près de Bray, dont les habitants avaient promis de se rendre et de livrer ainsi le passage de la Seine. La Trémoille et les courtisans, qui dominaient l’esprit encore faible de Charles, avaient hâte de venir se reposer sur les bords de la Loire d’une campagne qui les avait beaucoup fatigués, en les tirant de leur molle inactivité. Mais, durant la nuit, une troupe d’Anglais s’étant établie dans la ville, les courtisans, qui seuls voulurent tenter l’attaque, furent facilement repoussés. Quant à l’armée, à la Pucelle, à tous les capitaines, qui estimaient justement leur œuvre inachevée, ils avaient vu cette entreprise avec indignation. Quand ils la virent échouer, ni le maréchal de Rais, ni les comtes de Laval, ni René d’Anjou, qui avait rejoint la Pucelle, ni Jeanne d’Arc, ne cachèrent leur joie. (Procès, t. IV, p. 26, 86, 87, 197, 199, etc. ; Désormeaux, t. I, p. 379, etc.)
- [66]
Attardé qu’il était par les soumissions qui lui arrivaient de toutes parts, Charles VII oubliait Paris, au grand désespoir de Jeanne. Elle, à qui son grand bon sens démontrait avec évidence que seule la possession de Paris pouvait assurer la durée à tant de victoires, vint un jour trouver le duc d’Alençon :
Mon beau duc, lui dit-elle, faites appareiller vos gens et ceux des autres capitaines, je veux aller voir Paris de plus près que je ne l’ai vu.
C’était là sa manière habituelle de faire, lorsqu’elle voulait briser les liens dont on cherchait à enchaîner son activité. Le mardi, 23 août, elle partit donc avec une troupe assez nombreuse, laissant le roi et ses conseillers à leurs incertitudes. Le maréchal de Rais et celui de Boussac, aimant mieux être avec la Pucelle qu’avec les courtisans, se rallièrent à elle avec toutes leurs troupes ; et, le vendredi suivant, 26, sous la conduite de Gilles de Rais, la Pucelle et ses gens vinrent loger à Saint-Denis. Le même jour, le roi partait aussi de Compiègne, à son corps défendant,et semblait qu’il fut conseillé au contraire du vouloir de la Pucelle, du duc d’Alençon, et de ceux de leur compagnie.
On voit bien, hélas ! que tous n’étaient pas dévoués à la jeune fille : mais convient-il d’aller chercher la jalousie et la trahison parmi ceux qui lui demeurèrent fidèlement attachés, parmi les capitainesde sa compagnie ?
- [67]
La Pucelle, de Rais, et de Goncourt, qu’elle prit avec elle,
ce qui bon lui sembla
, s’avancèrent jusqu’à la porte Saint-Honoré. Le combat fut rude et prolongé ;et c’était merveille d’ouyr le bruit et la voix des canons et couleuvrines, que ceux du dedans jetaient à ceux du dehors ; et de toute manière de traict à si grant planté comme innombrable.
Gilles demeura près de la Pucelle
tout iceluy jour
dans l’arrière-fossé et sur le bord de l’eau, où elle fut grièvement blessée. (Procès, t. IV, 197-199.) - [68]
Procès, t. IV, p. 27 ; Wallon, t. I, p. 296.
- [69]
Le peuple ne pouvait croire que la Pucelle eût été réellement brûlée à Rouen ; elle s’était échappée des flammes ; elle reparaîtrait quelque jour pour achever son œuvre, la défaite des Anglais. (Procès, IV, p. 344, 474, 532.)
Le peuple a souvent de ces illusions sur le sort de ses héros : on connaît les légendes d’Arthur et de Roland, et parmi les soldats de Napoléon, combien ne croyaient pas à la réalité de sa mort ? Il en fut de même pour Jeanne d’Arc. Ainsi s’explique le succès de la fausse Pucelle, Jeanne des Armoises. Elle
moult ressemblait à la première
, (Pierre de Sala) et se disait Jeanne, suscitée de Dieu. Certaines choses merveilleuses, qu’elle avait accomplies, firent croire à sa parole. Bien venue dans la Lorraine et dans la famille même de Jeanne la Pucelle, elle est reçue et entretenue avec honneur dans la ville d’Orléans (1436, 1438, 1439) ; en 1439, on cesse même dans cette ville de célébrer le service anniversaire pour le repos de l’âme de la jeune martyre, parce qu’elle avait reparu ; on lui rend les plus grands honneurspour le bien qu’elle a fait à la dicte ville durant le siège
(compte de la ville d’Orléans) ; il serait curieux de pouvoir constater qu’elle a joué le rôle de Jeanne d’Arc dans la représentation qui fut donnée du Mystère du Siège ; les frères de Jeanne la Pucelle, qui avaient déjà reconnu Jeanne des Armoises pour leur sœur en Lorraine, viennent la rejoindre à Orléans, et croient ou affectent de croire à la réalité vivante de leur sœur. Si, à Chinon, Charles VII découvre la supercherie, et si, malgré l’entrevue avec le roi, on la retrouve encore au milieu de l’armée, c’est à penser que le désir de se servir du nom et du prestige de Jeanne la Pucelle, a porté Charles à taire la vérité. Toujours est-il qu’elle fut attirée vers Gilles, qui la reçut avec honneur et avec une certaine foi, puisqu’il lui confia le commandement de ses troupes. Mais le prestige dure peu où la mission n’est pas. Il s’aperçut enfin lui-même de la vérité, ou plutôt du mensonge, et, en 1439, il lui enleva le commandement de ses troupes pour le donner à Jean de Siquenville, l’un de ses capitaines, lors de l’attaque du Mans. C’est ce que nous lisons, en effet, dans des lettres de rémission, accordées plus tard à ce même capitaine. On y trouve quele sire de Rais dit à ce capitaine, escuyer de Gascogne, qu’il voulait aller au Mans et qu’il voulait qu’il print la charge et le gouvernement des gens de guerre, que avait lors une appelée Jehanne (des Armoises), qui se disait Pucelle, en lui promettant que s’il prenait ledit Mans, qu’il en serait capitaine ; lequel suppliant, pour obéir et complaire au sire de Rais, son maître, duquel il était homme à cause de sa femme, lui accorda et prinst ladite charge, et se tint pour un certain temps autour du pays de Poitou et d’Anjou… (Procès, t. V, p. 333. Extrait d’une rémission du Trésor des Chartes.)
À Paris, le peuple, qui l’acclame d’abord, peut se convaincre bientôt qu’il y a quelques différences entre la Vierge de Domrémy et la femme de Robert des Armoises (août 1440). Elle passa en Italie, combattit dans les armées du Pape, et revint en France, où elle vivait encore, en février 1458, en Anjou, aux environs de Saumur.
(Sur la Fausse Pucelle, voir les documents réunis par M. J. Quicherat, Proc., t. V, p. 321 et suiv. ; Lecoy de la Marche, Une fausse Jeanne d’Arc ; Revue des Questions historiques, 1871 ; Wallon, t. II, 308 et suiv. ; Appendice XXIII.)
- [70]
Wallon, t. II, p. 309 et suiv.
- [71]
C’est avec plaisir qu’après avoir fini cette étude des rapports de Gilles de Rais avec Jeanne d’Arc, j’ai constaté que M. Wallon lui-même le range parmi ses compagnons, c’est-à-dire, dans sa pensée, parmi ses amis. Il est facile de le voir par l’Appendice XXIV du second volume de sa Jeanne d’Arc :
Les ennemis et les compagnons de la Pucelle.
- [72]
Guillaume Gruel, Édit. 1622, p. 55, 56, 57 et 58 ; Martial de Paris, dit d’Auvergne, Vigiles de Charles VII, 1493, II, p. 137.
- [73]
Guillaume Gruel, p. 52-58 ; Alain Chartier, Édit. 1597 (Nevers), p. 72 et 73.
- [74]
Dom Fonteneau, vol. XXVI ; p. 367, 368 ; an 1429, 8 avril. Original du château de Thouars.
- [75]
Mémoire des Héritiers, f° 6, v°. — Mourain de Sourdeval, Les Seigneurs de Rais. Tours, Mame, 1845, in-8°, p. 18. — Armand Guéraud, Notice sur Gilles de Rais. Nantes, 1855, in-8°.
- [76]
Ibidem.
- [77]
Mémoire des Héritiers, f° 6, r°.
- [78]
Et non pas trois cent mille, comme le dit la Biographie universelle de Michaud.
- [79]
Essai sur l’appréciation de la fortune privée au moyen âge, par Leber. Paris ; Guillaumin, in-8°. — Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. I, p. 412.
- [80]
Mémoire des Héritiers, f° 7, r° ; f° 12, v°. Ainsi l’argent valait à peu près quarante fois moins qu’aujourd’hui ; pour tous les chiffres que nous donnerons, il faudra penser à cette proportion.
- [81]
Mémoire des Héritiers, f° 6, r°. — Lettres patentes de Charles VII, du 13 janvier 1446.
- [82]
Ibidem, Mémoire des Héritiers. — Lettres patentes de Charles VII.
- [83]
Ibidem, Mémoire des Héritiers.
- [84]
Pièce communiquée par M. Doinel.
- [85]
Ibidem.
- [86]
Minute trouvée à Orléans.
- [87]
Mémoire des Héritiers, fos 7 et 8, r° et v°.
- [88]
Mémoire des Héritiers. fos 7 et 8, r° et v°.
- [89]
Proc. Ecclés., Déposition de Blanchet, f° 96.
- [90]
Mémoire des Héritiers, f° 7 v°.
- [91]
Mémoire des Héritiers, f° 8 r°.
- [92]
Ibidem.
- [93]
Mémoire des Héritiers, f° 7, v°. — Que l’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut de la valeur de ces chiffres.
- [94]
Mémoire des Héritiers, f° 7, v° ; f° 8, r° et v°.
- [95]
Mémoire des Héritiers, f° 8, r°.
- [96]
Mémoire des Héritiers, f° 8, r°.
- [97]
Mémoire des Héritiers, f° 8, r°
- [98]
Mémoire des Héritiers, fos 8, v° ; 9, r°.
- [99]
Mémoire des Héritiers, f° 9, r°.
- [100]
Mémoire des Héritiers, f° 9 ; 16, v°.
- [101]
Mémoire des Héritiers, f° 9 ; 11, r°.
- [102]
Mémoire des Héritiers, f° 9, v° ; 10, r°.
- [103]
Mémoire des Héritiers, f° 10, r° et v°.
- [104]
Mémoire des Héritiers, f° 10, v°.
- [105]
Mémoire des Héritiers, f° 10, v°. — Pièces communiquées par M. Doinel.
- [106]
Mémoire des Héritiers, f° 9, v°.
- [107]
Lettres patentes de Charles VII — Mémoire des Héritiers, fos 14, v° ; 15, r°.
- [108]
Mémoire, des Héritiers, f° 11, r°. — Pièces communiquées par M. Doinel.
- [109]
Pièce communiquée par M. Doinel, du 27 septembre 1434.
- [110]
Pièces communiquées par M. Doinel.
- [111]
Mémoire des Héritiers, fos 9, v° ; 16, v°, etc. — Lettres patentes de Charles VII.
- [112]
Mémoire des Héritiers, f° 11, r°, v°.
- [113]
Pièce communiquée par M. Doinel.
- [114]
Mémoire des Héritiers, f° 12, v° ; 13, r° ; 13, v° etc. — Lettres patentes de Charles VII.
- [115]
Lettres patentes de Charles VII. — Mémoire des Héritiers, f° 9, V°.
- [116]
Lettres patentes de Charles VII. — Mémoire des Héritiers, f° 15, r° et v°.
- [117]
Mémoire des Héritiers, f° 15, v° ; 16, r° et v°.
- [118]
Mémoire des Héritiers, f° 18, v° ; 19, r°.
- [119]
Mémoire des Héritiers, f° 9, r° et v°.
- [120]
Mémoire des Héritiers, fos 19, v° et 20 r°.
- [121]
Archives du département de la Loire-Inférieure, n° 57,750. Trésor des Chartes de Bret. Arm. 9, Cass. E, inv. 39.
- [122]
V. D. Morice, t. I, p. 529-530.
- [123]
Mémoire des Héritiers, f° 15 r°, 15 v°, 16 r°, 16 v° et suivants.
- [124]
Proc. ecclés., Conf. de Blanchet, f° 96.
- [125]
M. Petit de Julleville, Histoire du théâtre en France, Paris, 1881, 2 vol. in-8°, t. I, p. 241.
- [126]
M. Rosières, Histoire de la société française au moyen âge. Paris, 1880, t. II, p. 236 et suivantes.
- [127]
Surtout M. Petit de Julleville, Histoire du théâtre français. — M. Marius Sepet, le Drame chrétien, passim. — M. Paulin Paris, Mise en scène des Mystères. Paris, 1855, in-8°.
- [128]
Mémoire des Héritiers, f° 9, v°.
- [129]
Des divers changements arrivés à l’art tragique (1761).
- [130]
V. la XIXe leçon de son livre intitulé : Tableau de la littérature au moyen âge.
- [131]
La preuve en est dans la danse macabre.
- [132]
Désormeaux, t. I, p. 123.
- [133]
Mémoire des Héritiers, f° 10, r°.
- [134]
Ibidem, fos 9, v° ; 10, r° ; 16, v°.
- [135]
M. Petit de Julleville, t. II, p. 189.
- [136]
Sur ces personnages, v. M. Petit de Julleville, t. I, p. 186, 200.
- [137]
Mémoire des Héritiers, f° 9, v° ; f° 10, r°.
- [138]
M. Lecoy de la Marche, Le Roi René, t. II, p. 143, 144.
- [139]
Pour permettre au spectateur de distinguer les personnages, chacun d’eux portait son nom écrit sur sa poitrine.
- [140]
M. Petit de Julleville, t. I, p. 350 et suivantes.
- [141]
Mémoire des Héritiers, f° 10, r°.
- [142]
Mémoire des Héritiers, f° 10, r°.
- [143]
Les frères Parfaict, Histoire du Théâtre français, Paris, 1745-1749, 15 vol. in-12.
- [144]
Petit de Julleville, t. I, p. 396.
- [145]
Paulin Paris, Mise en scène de Mystères, Paris, Dupont, 1883, broch. in-8.
- [146]
Loc. citat.
- [147]
Plusieurs, ayant mal lu d’après nous, ont dit
couraient comme en une cave.
- [148]
Mémoire des Héritiers, f° 16, v°.
- [149]
Mémoire des Héritiers, f° 10, v°,
- [150]
La valeur historique de ce poème a été établie d’une façon aussi décisive qu’inattendue par l’illustre M. Quicherat :
La valeur historique de cet ouvrage est nulle, dit-il, non parce que l’auteur s’est éloigné de l’histoire, mais au contraire parce qu’il l’a suivie de trop près. La pièce n’est autre que le Journal du Siège, avec une exposition dont l’idée est empruntée à la Chronique de la Pucelle.
M. Vallet de Viriville et MM. Guessard et de Certain ont démontré que ce poème n’est une copie ni du Journal du Siège ni de la Chronique de la Pucelle ; d’où ils prétendent, avec raison, que de la conformité de ces documents il faut seulement tirer une nouvelle preuve de la véracité historique des uns et des autres (Préface du Mystère). M. Wallon (t. II, p. 438-439), et M. Petit de Julleville (t. II, p. 578), sont du même sentiment. - [151]
Ce serait un hors-d’œuvre que de refaire ici l’histoire du manuscrit de ce mystère et de sa publication. L’unique manuscrit qui existe est conservé à la Bibliothèque Vaticane, sous le n° 1022 du fonds dit de la Reine de Suède ; il provient de la Bibliothèque de Fleury ou de Saint-Benoît-sur-Loire. Il a été écrit dans la seconde moitié du XVe siècle et forme un volume grand in-4° de 509 feuillets, qui renferment 20,529 vers. Les personnages sont au nombre de cent quarante, non compris les groupes, en nombre indéterminé, de bourgeois, de soldats et de trompettes. Il a été publié pour la première fois sur le manuscrit du Vatican, en 1862, par MM. Guessard et de Certain, dans la grande collection des Documents inédits de l’Histoire de France.
- [152]
Sur ce réalisme historique, v. Petit de Julleville, t. II, p. 579.
- [153]
C’est lui qui, avec Ambroise de Loré, conduit la Pucelle jusqu’à Blois et jusqu’à Orléans. Quand Charles VII le détermine à suivre les inspirations de Jeanne, il dit à la jeune fille :
Et pour vous conduire voz gens
Aurez le mareschal de Rais,
Et ung gentilhomme vaillant
Ambroise de Loré arés ;
Esquelz je commande exprès
Où il vous plaisa vous conduisent,
En quelque lieu, soit loing, soit près.
(Mystère du Siège d’Orléans, vers 11,143 et suivants.)
La Pucelle remercie le Roi et lui donne ses recommandations :
Roy, soyez tousjours humble et doulx
Envers Dieu ; il vous gardera.
(Vers 11,207 et suivants.)
Sur quoi le maréchal de Rais dit aussitôt :
Dame, que vous plaist il de faire ?
Nous sommes au plus près de Blois ;
Se vous y voulez point retraire
Et reposer deux jours ou trois,
Pour savoir où sont les Anglois,
Aussi pour rafrachir vos gens,
Ou se vous aymez mieulx ainçois
Aller droict jusques à Orléans ?
La Pucelle lui répond :
Monseigneur, je suis bien contans
Que à Blois donques nous allons,
Pour noz gens là contre atendans ;
Ce pendant, aussi penserons
De noz affaires, et manderons
Es Anglais que devant Orleans
S’en voisent, ou combatuz seront,
En mon Dieu, de moy et mes gens.
(Vers 11,255 et suivants.)
Lorsque Jeanne apprend que son héraut a été arrêté par les Anglais, elle s’écrie :
En mon Dieu, y n’ont pas bien fait ;
Pour certain, s’en repentiront,
De bref, de leur mal et meffait ;
Je croy qu’i le recognoistront.
Or sus, chevaliers et barons,
Aller nous convient à Orleans,
Tout le plus droit que nous pourrons :
Je vous pry, soyons diligent.
Le maréchal de Rais
Madame, tout incontinant,
Vostre vouloir acomplirons ;
Nous ferons assembler noz gens,
Et presentement partirons.
Droit à Orleans, nous nous menrons,
Dame Jehanne, sans plus atendre.
La pucelle
Je vous empry, faictes le dont,
Et vous pry y vueillez entendre.
····················
····················
(Vers 11,131 et suivants.)
Une discussion s’élève entre les capitaines sur la route que l’on doit prendre. Ambroise de Loré et plusieurs autres ne savent il quelle résolution s’arrêter. Le maréchal de Rais leur dit :
Je doubte aller par la Beausse :
Le plus fort des Anglais y est,
Toute leur puissance et force,
Et tout le pays à eulx est.
Y nous pourraient donner arrest,
S’i savoyent nostre venue,
Et peut estre grant interest
Seroit à nostre survenue.
Si me semble que vauldroit mieulx
Y aller devers la Sauloigne ;
Le dangier n’est pas si périlleux
Et n’y a pas fort grant esloigne.
Mieulx vault faire nostre besoigne,
Et le dangier passer ainsi,
Entrer par la porte Bourgoigne,
Et yrons passer à Checy.
Ambroise de Loré
Vous avez très bien devisé,
A Checy, nous y fault aller ;
Et est à vous bien advisé :
Vous ne pourriez mieulx conseiller.
Si n’en conviendra point parler
A la Pucelle nullement ;
Si non que on la veult mener
Droit à Orleans, tant seullement.
(Vers 11,471 et suivants.)
Cette résolution prise, Jean de Metz demande s’il est temps d’avertir la Pucelle ; Gilles est tout disposé à partir :
Je suis prest aussi, par mon ame,
A aller quant elle vouldra.
Dame, se il vous plaist partir.
Voicy en point trestouz voz gens,
Pour vostre vouloir acomplir
A vous convoyer à Orleans.
La Pucelle
En mon Dieu, croy que il est tant
Et avons beaucoup demeuré,
Que, ainsi comme je l’entend,
Orleans a beaucoup enduré.
Or, mes amys, je vous diray
Cy, avant mon deppartement,
Et en bref vous remonstreray
Par maniéré d’enseignement :
Si est, que à tous je command
Devotement vous confesser,
Et que aussi finablement
Vos folles fammes delessez.
Ne jurez plus Dieu ne sa mere ;
Ne renyez, ni maugreez
Saints ni saintes, pour nul affaire
Ne quelque chose que ayez.
Delessez tout sans delayer
Vos vices très deraisonnables,
Et aymez Dieu et le priez ;
Tous voz faiz seront prouffitables ;
Et gardez ces faiz et ces diz ;
Si le faictes, comment qu’i soit,
Vous serez à Dieu ses amys
Et vous gardera vostre bon droit,
Ne jamès ne vous delayroit
En gardant ses commandemens,
Et sur tout, pour voir, vous donroit
Victoire et grans accroissemens.
Or sus, enffans, honestement
Partons, et que Dieu nous conduye
Sans plus delayer nullement ;
Mes bons amys, je vous emprie.
Rais
Dame, voyez la compaignie
Qui est en point et en bataille,
Pour vous servir à chiere lye
En quelque lieu que aller faille,
Lors partiront, et y a pause ; et yront du cousté de la Souloigne droit à Checy. Et dit :
Rais
Dame Jehanne, la Dieu mercy,
Vous estes bien icy venue,
En ceste ville de Checy,
Sans nulle fortune avoir eue.
Vous n’estes pas que à une lieue
D’Orléans, comme je puis entendre ;
Ferons icy une repeue,
Puis à Orleans yrons descendre.
(Vers 11,515 et suivants.)
Lorsque les Anglais s’enfuient, de Rais est le premier qui ouvre l’avis de les poursuivre : tous se rangent à ce dessein :
C’est bien dit et bien advisé
Et tant qu’i sont en desarroy,
Que leur oust si est divisé,
Allez au devant du charroy.
Vous les mectrez en telle arroy
Et en telle subjection,
Que nul n’eschappera, je le croy,
Qu’i ne soit à perdicion.
(Vers 14,184 et suivants.)
Quand la Pucelle doit partir pour rejoindre le roi, elle dit à ses compagnons d’armes :
Si est le baron de Colunces,
Viendra avecq moy, si luy plaist.
De par moy luy prie et denonces
Que luy et ses gens soient prest,
Avecques le sire de Rais,
Se c’est son plaisir y venir.
Je les en supplie par exprest
Compaignie me veullent tenir.
(Vers 14,488 et suivants.)
Le sire de Colonnes accepte, et de Rais dit :
Aussi moy, darne, ne doubtez.
Faire vueil ce qui vous plaira ;
Mes aliez et depputez,
Dame, sachez, tout y vendra.
Et vostre voloir on fera
Du tout en tout, à vostre guise,
Et quand vouldrez on partira,
En faisant à vostre devise.
La Pucelle
Mes bons seigneurs, je vous mercie,
Tant comme faire je le puis,
De vostre haulte courtoisie.
Nobles, vaillans princes gentils
Quant ainsi vous estes soubmis
A mes bons voloirs acomplir.
Je vous en rens cinq cens mercis
Qu’i vous plaist cest honneur m’offrir.
(Vers 14,560 et suivants.)
Le roi l’a reçue ; il demeure avec ses conseillers pour savoir s’il doit s’abandonner à la direction de la Pucelle. Le duc d’Alençon n’hésite pas à conseiller ce parti ; seulement, il veut d’abord qu’on chasse les ennemis loin des bords de la Loire, et qu’on ne marche sur Reims qu’après leur défaite. Gilles de Rais, sur cet avis, prend la parole :
Monseigneur a bien propposé
Et a dit tout le voir sans doubte ;
Sy a bien le cas exposé
Et n’en a on defailli goute.
De la Pucelle, en somme toute.
On ne luy doit riens refuser ;
Et que son plaisir on escoute
Que bel vois luy fait propposer.
Des places qui sont à avoir
Au lonc la riviere de Loire,
Bon seroit premier les avoir,
Que y nous sont trop en frontiere,
Et en nestoyer le repere,
Ains que proceder plus avant ;
Et ne vous doubtez de victoire
Que elle vous est preminant.
(Vers 14,968 et suivants.)
À partir de cet instant, le roi met la Pucelle sous la garde du duc d’Alençon, qui prend ainsi auprès d’elle la place du maréchal de Rais ; mais celui-ci l’accompagne, sinon au même titre, du moins avec le même dévouement.
- [154]
M. Petit de Julleville croit que ce mystère remonte au delà de 1439. T. II, p. 576-582.
M. Tivier, qui dans son Étude sur le mystère du siège d’Orléans (Paris, 1868), reconnaît ce poème antérieur à la condamnation du duc d’Alençon en 1458, au lieu de le rapporter vers 1456, doit, comme nous, le rejeter au delà de 1440 : car les raisons qu’il apporte, tirées de la condamnation du duc d’Alençon, sont les mêmes que celles qu’il convient de tirer de la mort de Gilles, et moins fortes encore.
- [155]
M. Boucher de Molandon a fait dernièrement une copie de ces comptes si curieux, dans la crainte qu’un incendie ne vienne à les détruire.
- [156]
Extrait des comptes de la ville d’Orléans, cité par MM. Guessard et de Certain dans la Préface du Mystère.
- [157]
Ar. Guéraud, Notice sur Gilles de Rais.
- [158]
Il était à Orléans en 1434 et 1435, comme nous l’avons vu plus haut.
- [159]
Sur le Mystère du Siège d’Orléans, on peut consulter Vallet de Viriville, Bibliothèque de l’École de Chartres, 25e année, t. V (5e série), p. 1-17. — H. Tivier, Histoire de la Littérature dramatique en France, depuis ses origines jusqu’au Cid, Paris. 1873, in-8°, p. 280-332. — Du même, Étude sur le Mystère d’Orléans, Paris, 1868, in-8°. — Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. III, p. 352, trois articles.