Texte : Chapitres 13-15
330XIII Après la mort. — Le souvenir. — Le portrait. — La responsabilité.
L’impression produite sur la foule par la mort de Gilles de Rais fut si grande, que le souvenir ne s’en est point effacé, et cette perpétuité ne vient pas moins du supplice et des circonstances, dont il fut accompagné ou suivi, que des crimes inouïs qui l’avaient précédé. Il faut ajouter certains détails, dont l’étrange n’appartient qu’aux mœurs de cette époque, et résoudre diverses questions dont on comprendra toute l’importance.
Les pères et les mères de famille, au dire de plusieurs historiens, jeûnèrent trois jours pour mériter aux coupables la délivrance et le repos de leurs âmes, et donnèrent à leurs enfants le fouet jusqu’au sang, afin d’imprimer profondément dans leur mémoire le souvenir du crime et celui du châtiment. C’est une coutume qui existait encore au commencement du XVIe siècle. Rabelais dit en effet quelque part :
Puis y accourûst le maistre d’eschole, avec tous ses pédagogues, grimaulx et escholiers, et les fouettait magistralement, comme on soulait fouetter les petits enfants en nos pays, quand on pendait quelque malfaiteur, afin qu’il leur en soubvinst473 !
Tous les chefs de famille devaient assister à l’exécution, afin de frapper plus vivement les esprits et inspirer à tout le 331peuple l’horreur du mal par la crainte du supplice. Un mystère du XIVe siècle474 fait allusion à ce trait de mœurs. L’arrêt vient d’être rendu contre la coupable, et le juge donne au sergent l’ordre d’aller crier sur la place publique : Que nul chef de famille ne se dispense de venir assister à l’exécution, sous peine de payer une amende !
Mœurs sévères de cet âge, qui ne croyait jamais pouvoir trop inspirer l’horreur du crime par le spectacle du châtiment qu’il entraîne ; mœurs surprenantes, où le repentir donnait droit à tous les pardons et où les victimes intercédaient elles-mêmes publiquement pour les coupables !
Conformément au désir du maréchal de Rais et comme le président de Bretagne le lui avait accordé, son corps, soustrait aux flammes par la piété de sa famille, fut inhumé dans l’église des Carmes, et non pas dans celle de Notre-Dame de Lorette, comme plusieurs l’ont raconté. Selon le plus illustre des historiens de Bretagne, Dom Morice, le duc permit de l’inhumer en terre sainte, en considération de sa naissance, de ses exploits militaires et de son repentir, mais d’accord évidemment avec l’évêque de Nantes, à qui revenait ce droit ecclésiastique. Les funérailles furent magnifiques. Pour obtenir le pardon complet de ses fautes et abréger ses souffrances dans l’autre vie, sa famille fit célébrer un service solennel475.
Plusieurs demoiselles qui l’avaient enseveli furent prendre des ossements du bon sire et les conservèrent pieusement en souvenir de son grand repentir476.
La magnificence déployée en cette occasion forme un étrange contraste avec le supplice du coupable, et les sentiments qu’inspira sa mort surprennent étonnamment après ceux qu’avaient inspirés ses crimes : triste consolation d’une famille désolée, qui n’eut pas du moins le déshonneur de voir les cendres de son chef jetées aux vents. Car chez tous les peuples, mais particulièrement 332chez les chrétiens, où les restes de l’homme sont traités avec tant de ménagements et de respects, les honneurs de la sépulture sont une consolation ; en être privé a toujours été une honte ineffaçable, un suprême déshonneur. C’est qu’en effet les larmes et les prières, qui coulent sur une tombe, honorent la dépouille mortelle que recouvre la pierre et la mémoire qu’elle garde ; mais il n’y a que des malédictions et des hontes pour les cendres que la main du bourreau disperse à tous les vents de l’air.
Plus encore que les honneurs de la sépulture et la pompe magnifique dont sa famille entoura ses funérailles, le lieu qu’il avait choisi pour son repos semblait devoir le cacher au souvenir de son déshonneur. L’église des Carmes de Nantes était le lieu où reposait ce qu’il y avait dans toute la Bretagne de plus illustre par le nom et par les vertus. Là, dormaient déjà d’anciens ducs de Bretagne et des personnages célèbres dans toute la province ; là, vinrent bientôt reposer François II, Marguerite de Bretagne, sa première femme, et Marguerite de Foix, qu’il épousa en secondes noces ; là aussi, le 13 mars 1514, on déposa solennellement entre son père et sa mère, au milieu des larmes de tout un peuple, le cœur de la bonne duchesse Anne, non moins populaire à Nantes encore de nos jours, que le bon roi René, à Angers. Pour les tombeaux des Carmes l’immortel ciseau de Michel Colombe sculpta le marbre le plus précieux : c’est à lui que l’on doit le tombeau de François IIb, sauvé pendant la Révolution par un ami des arts : aujourd’hui, sous le nom de tombeau des Carmes, il est le plus bel ornement de la cathédrale de Nantes et l’une des plus belles œuvres de la sculpture française. C’est à l’abri et sous l’égide de ces glorieux noms que se réfugia la mémoire de Gilles de Rais ; mais le voisinage de tous ces grands hommes n’était propre qu’à faire ressortir sa présence. Le visiteur, qui lisait son nom sur le marbre, s’étonnait, à bon droit, de le trouver rangé parmi ces personnages illustres et tant de crimes confondus avec tant de vertus.
Des monuments que renfermait l’église des Carmes, 333un seul nous est parvenu. La célèbre église, qui abritait sous ses voûtes tant de grands hommes, a complètement disparu sous le fer et sous le feu. Le peuple a tiré de leurs cercueils ces restes illustres, et traîné les cercueils hors des tombeaux ; les marbres eux-mêmes, doublement précieux par la matière et par l’art, ont été vendus à l’enchère à d’obscurs bâtisseurs ; encore les démolisseurs donnèrent l’ordre aux acheteurs de les briser pour en faire des tables de cheminée. Il serait inutile de rechercher ce que devinrent le tombeau et le corps du supplicié de la Biesse : loin d’éclairer l’histoire, les suppositions lui sont souvent nuisibles. Dans la destruction presque universelle qui eut lieu des tombeaux des Carmes, il est certain que ni la pierre ni les restes du plus triste héros du XVe siècle ne furent épargnés : le tombeau se transforma probablement, comme tant d’autres œuvres à jamais perdues, en tablettes de cheminée ; quant aux restes de Gilles, ils étaient désignés d’avance, par le souvenir de ses crimes, aux colères du peuple : les flammes et les vents, auxquels les avait soustraits, le 27 octobre 1440, la piété de quelques nobles demoiselles de son lignage
, reprirent ce qu’on leur avait enlevé.
Plus longtemps encore que son tombeau, le monument, élevé sur le lieu de son supplice, rappela aux peuples l’expiation des crimes de Gilles de Rais. À l’origine, ce monument fut sans doute un calvaire ou une croix, comme à Rouen sur la place du Vieux-Marché où fut brûlée la Pucelle477. Plusieurs disent qu’il fut élevé par la piété de sa fille Marie. Dans ses Grandes Cronicques de Bretagne478, Alain Bouchard, qui vivait à la fin du XVe siècle, indique le lieu du supplice du maréchal de Rais
en la prée de la Bièce, joignant le pont de Nantes, où est une croix de pierre ;
et l’abbé Travers, qui perpétue la tradition, nous fixe de nouveau l’endroit, en disant que l’on y voit les images de la Vierge, de saint Gilles et de saint Laud, sans dénommer autrement le monument 334lui-même ; preuve qu’il était déjà en ruine dès cette époque479. Les restes nous ont été conservés par la lithographie dans les Archives curieuses de Nantes, de Verger480. Un examen attentif des restes qui subsistent encore, porte à croire que, dans la suite des temps, le calvaire primitif était devenu, non une chapelle, comme on l’a quelquefois supposé, mais la base ornée de trois niches à dais d’un calvaire expiatoire érigé au XVe siècle, époque à laquelle la Bretagne éleva beaucoup de monuments du même genre et du même style. Depuis longtemps d’ailleurs, les habitants de l’ouest ont la pieuse habitude d’ériger des croix aux lieux marqués par quelque grand crime ou quelque grand malheur. Le lieu, où fut construit ce monument, devint un endroit de pèlerinage très fréquenté des nourrices et des mères, qui, jusqu’à la Révolution, venaient y prier la Bonne Vierge de Crée-Lait. Ce calvaire a complètement disparu aujourd’hui : élevé sur la chaussée de la Madeleine, à côté de l’ancienne école Sainte-Anne, il a été abattu avec tous les édifices voisins pour faire place à l’Hôtel-Dieu : un seul fragment en est conservé au Musée archéologique de Nantes.
Des choses qui rappellent la mémoire de Gilles de Rais, une seule, la plus importante et la plus célèbre, subsiste complète aujourd’hui, telle que la justice l’a dressée : plus durable que l’airain, elle atteste tout ensemble et le crime et le châtiment. Depuis le jour, où, justement préoccupée de leurs excès, l’Église s’arma de toutes ses foudres pour les frapper, pareille victoire n’avait pas encore été remportée sur les sorciers et les sectateurs des sciences occultes. Combien fut heureuse cette victoire, le procès du maréchal de Rais le dit assez manifestement : il est malheureusement acquis à l’histoire, par ce document, que les évocateurs des démons, pour arriver à leurs fins détestables, employaient le meurtre et offraient des victimes humaines. Quand il n’y aurait pas, pour 335le prouver, le livre si curieux de Jean Bodin d’Angers481, les débats de la Tour-Neuve le démontreraient encore suffisamment. Mais à ce moment, où l’Église catholique, par la voix des conciles, des papes et des évêques, et de concert avec les pouvoirs temporels, s’élevait avec tant de force contre la pratique des sciences secrètes, la justice n’avait encore guère atteint que des hommes ignorés, ignorants eux-mêmes pour la plupart, sans feu ni lieu, sans puissance personnelle, sans appui étranger, abandonnés par conséquent sans ressources à la rigueur des tribunaux. En s’attaquant résolument à l’un des premiers personnages de la Bretagne et de la France, l’Église affirmait sa puissance sur tous ses sujets indistinctement, nobles ou roturiers, grands ou petits, puissants ou faibles, et montrait que, dans une justice égale pour tous, il ne saurait y avoir acception de personne : c’était donc enseigner que, pour grands qu’ils fussent, tous les hommes étaient soumis à ses lois, et l’autorité grandissait d’autant dans l’esprit des peuples. Aussi, comme le remarquent nos archivistes, le grand nombre des copies de ce procès fameux ne peut venir que du soin avec lequel l’Église s’empressa de publier partout sa victoire. Rien ne donne, en effet, plus d’autorité aux lois, que de les appliquer, dans toute leur rigueur, aux personnes dont la qualité est aussi grande que le crime.
Cet évènement, d’ailleurs, si propre à relever l’autorité de l’Église, n’eut pas un contre-coup moins retentissant dans tout l’État. Il n’y avait guère d’exemples qu’un homme de ce rang fût puni. Depuis trop longtemps, en effet, la féodalité, dégénérée par l’excès même de son pouvoir, en était venue, grâce surtout aux derniers troubles de la France, à une puissance redoutable et dangereuse à l’État lui-même. Les grands seigneurs, dont la force avait augmenté chaque jour par la faiblesse du pouvoir royal et par les services qu’ils lui avaient rendus, se regardaient trop souvent comme 336placés par leur naissance, leurs exploits, leurs richesses et quelquefois même par leurs troupes, au-dessus des lois qui régissaient le menu peuple. Hauts justiciers dans leurs domaines, ils semblaient ne relever que d’eux-mêmes. Aussi longtemps qu’avaient duré le danger de la patrie et la lutte contre l’étranger, les rois n’avaient pu songer à abattre ni même à diminuer la puissance féodale : ce n’était pas au moment où le pouvoir royal avait besoin des grands seigneurs pour sauver l’indépendance nationale, qu’il lui convenait de les affaiblir. Mais, à peine l’Anglais fut-il rejeté par-delà la Manche, que se manifesta chez nos rois la préoccupation de ressaisir et de concentrer en leurs mains le pouvoir divisé, faible par conséquent, pour le plus grand péril de la France. Le procès et la mort de Gilles de Rais, on l’a remarqué avec beaucoup de raison, fut comme le premier coup porté à la puissance excessive des grands seigneurs. La nature même de la cause et les plaintes de tout un peuple ne pouvaient permettre au roi, l’eût-il voulu, de couvrir le coupable de sa protection : mais peut-être aussi que Charles VII ne fut pas fâché de voir tomber l’un de ces grands seigneurs, qui, après lui avoir rendu de réels services, prétendaient les lui faire payer fort cher et avaient fait tant de mal à sa cause par leurs excès. C’est ce que Michelet remarque en passant. Le procès de Gilles est le signal des sages mesures de Charles VII et des actes politiques de Louis XI. Car il apprenait aux grands qu’ils étaient responsables de leurs excès, et que, pour distribuer la justice dans leurs terres, ils relevaient eux-mêmes d’une autorité suprême.
Ainsi s’explique que ce qui nous semble aujourd’hui si naturel parut, aux yeux des contemporains, un fait inouï, extraordinaire, qui excite leur étonnement. Qu’un seigneur, si élevé dans l’État par sa charge et par ses richesses, haut justicier dans ses domaines, ait été atteint et frappé par la justice comme un simple particulier : c’est un évènement dont ils ne peuvent revenir. Monstrelet, qui s’est fait l’écho de cette surprise générale, ne peut déguiser ce sentiment :
337Comment un très grand seigneur du pays de Bretaigne, nommé le seigneur de Raix, fut accusé d’hérésie. — En l’an dessus dit (1440), raconte-t-il dans ses Chroniques, advint en la duché de Bretaigne, une grande, diverse et merveilleuse aventure : car le seigneur de Raix, qui pour lors était grand maréchal de France, et était moult noble homme, et très grand terrien, et issu de très grand et très noble génération, fut accusé et convaincu d’hérésie !
Le bon historien ne pouvait mieux peindre que par ces termes la surprise que causa cet évènement. Le chroniqueur ajoute :
Pour la mort dudit seigneur de Raix, grand partie des nobles du pays de Bretaigne, et espécialement ceux de sa famille, en eurent au cœur très grand douleur et tristesse.
Sentiment honorable sans doute, s’il n’eut pour cause que les crimes de Gilles de Rais, mais que plusieurs soupçonnent malheureusement d’avoir été mêlé d’un égoïste regret de leurs privilèges perdus. Le baron de Rais, maréchal de France et lieutenant général des armées de Bretagne, jugé et exécuté comme le moindre de ses serviteurs par les cours ordinaires de justice, malgré ses appels réitérés à un tribunal supérieur, établissait, aux yeux de tous, entre les grands et les petits, une égalité, qui présageait de loin la chute future de la féodalité.
On a confondu longtemps en France, peut-être à dessein de rendre impopulaire la maison de Bretagne, qui faisait souvent échec aux rois de France, et l’on confond quelquefois encore, par ignorance, Gilles de Laval avec Gilles de Bretagne. D’Argentré a relevé vertement cette méprise :
Voilà la fin de ce seigneur que les chroniqueurs français mal appellent Gilles de Bretagne, abusés de ce qu’en même temps, il y eut un frère du Duc, qui s’appela Gilles, qui est celuy qui mourut à la Hardouinaye ; mais il ne fut pas exécuté par justice, n’y ne fut maréchal de France ; et cestuy ne s’appela pas de Bretagne, ni n’estoit frère du Duc. Et encore baillent à cestuy les armes de Bretagne hors de propos : mais telles gens ne doutent de rien et assurent souvent ce qu’ils savent fort 338mal482.
Remarquez que le bon d’Argentré vient d’affirmer comme vérités deux erreurs historiques manifestes ; mais qu’importe ? il faut convenir qu’il a bien établi la distinction qui existe entre Gilles de Bretagne et Gilles de Rais, et qu’après une déclaration si ferme, celui qui les confondrait encore serait inexcusable et mériterait avec raison d’être mis au nombre de ces gens, qui ne doutent de rien et qui assurent souvent ce qu’ils savent fort mal.
Tel fut Gilles de Rais, maréchal de France, conseiller de Charles VII, lieutenant général des armées de Bretagne. Un historien contemporain a dit de lui :
Le domage fut en la dépravation de son esprit : car il était homme d’entendement, belle personne et de belle façon, de grand bien et riche entre les plus, ayant de belles maisons, et de sa personne était vaillant, bon et hardy capitaine, et qui par sa valeur était devenu maréchal de France 483.
Du Paz, dans son Dictionnaire des hommes illustres de Bretagne, rapporte aussi que
de sa personne il était vaillant, bon et hardy capitaine, comme dit est. Il était belle personne et de belle façon, de grand bien et noble extraction et riche entre les plus, ayant de belles maisons, terres et seigneuries, comme le discours précédent le faict voir. Estait homme d’un grand esprit et d’un bon entendement ; mais il se laissa dépraver par curiosité. […] Il avait de l’esprit, mais beaucoup d’orgueil, raconte Dom Lobineau. Il était puissant par sa naissance, et avait avec cela quelque teinture des lettres et de la religion484.
Encore enfant, dit Armand Guéraud, il prit les allures d’un homme et devint avant l’âge un véritable héros ;
et citant Villaret485, il ajoute ces détails qui concordent avec ceux de Du Paz et de Monstrelet :
Une taille majestueuse, une figure séduisante, rehaussaient l’éclat de sa valeur.
C’était un beau jeune homme, dit enfin Vallet de Viriville 339en parlant de sa première jeunesse, gracieux, pétulant, d’un esprit vif et enjoué, mais faible et frivole.
Voilà dans leur ensemble tous les traits que l’histoire nous a laissés de la personne et de l’esprit de Gilles de Rais : taille majestueuse, bonnes manières, figure séduisante, esprit vif et curieux, versé dans les lettres et dans la religion ; ce qu’il faut, en un mot, pour plaire aux hommes et s’attirer leur estime486.
Il mourut à l’âge de trente-six ans, dans toute sa vigueur, après avoir éprouvé ce que la fortune offre aux particuliers de plus grand et de plus heureux, et avoir montré aux hommes ce que la perversité peut enfanter de plus cruel et la corruption de plus effrayant. Presque toutes ses actions, dans la vie privée, ont été bien au delà du vraisemblable, jusqu’à ce que plusieurs les ont prises pour des inventions du conte et de la légende ; dans la vie publique, ses exploits ont eu l’éclat des plus grands, à ce point qu’il aurait pris sa place parmi les héros célèbres de son temps, s’il avait eu plus de sagesse et moins de passions. Ce qui pervertit ce naturel, riche en dispositions heureuses et en qualités aimables, fut l’indépendance absolue où il entra vers l’âge de vingt ans. Cet homme est un exemple frappant des dangers de la liberté et de la richesse, lorsqu’on les obtient dans le jeune âge et que l’on porte en soi le germe de toutes les passions. La principale, celle qui fait l’unité puissante de cette vie, fut l’ambition. Il avoue lui-même, et ses complices reconnaissent avec lui, qu’il n’eut jamais qu’un seul désir, celui de la grandeur, à qui la science, l’or et la puissance, donnent tout son 340éclat. C’est cette passion, qui, pour n’avoir pas été réglée dans son cours, alla toujours grossissant et, comme un fleuve qui ronge peu à peu ses rives et se répand en ravages sur les campagnes, envahit son âme entière et y dévasta les plus belles productions de la nature. Comme Agrippine, il demeurait la bouche béante devant la domination : inhians dominationi. Sa cupidité n’exista que pour l’acheter ; sa libéralité que pour la satisfaire ; ses violences que pour la ravir ; son amour du luxe que pour la parer de plus de magnificence ; la cruauté elle-même, qui est si terrible chez ces natures, où la jouissance a étouffé tout sentiment tendre et toute humanité, y concourt à sa manière. C’est des hauteurs sublimes de son ambition qu’il est tombé, de degré en degré, jusque dans l’ambition du mal suprême, où il a rêvé encore quelque chose d’infini ; ce qui a fait justement dire de lui ce qu’on a dit des damnés, qu’ils vont toujours se dégradant et s’enfonçant dans le mal de minute en minute :
Le damné dont nous parlons semble avoir commencé sur cette terre des vivants, l’effroyable descente du mal infini487.
D’où il fut si cruel pour ses semblables qu’on peut avec raison lui appliquer le moi de Pline sur Néron et dire qu’il fut l’ennemi du genre humain : Hostis generis humati488. — Une seule vertu fut respectée en lui, la foi, qui l’arrêta dans cette descente du mal infini et le fit remonter, d’un bond, par le repentir, vers les hauteurs sereines d’où il était tombé.
Dès que Gilles fut mort, dès que se fut affaiblie l’impression pénible que ses derniers crimes inspirèrent, on se demanda comment et par quelles causes une si malfaisante nature avait pu se produire : pour un double motif, on répugna bientôt à voir la cause de tant de forfaits dans la seule perversité. Par intérêt ou par étonnement, plusieurs n’ont vu dans une telle existence qu’une longue folie ; ils ont cru qu’un transport au cerveau avait métamorphosé cet homme en 341monstre. Ses héritiers l’ont affirmé et plusieurs historiens l’ont répété après eux ; mais l’histoire ne peut souscrire ni aux dires des héritiers, ni aux jugements des historiens.
En toute vérité, l’on a pu dire, en arrivant au récit de ses crimes, ce que Suétone a dit de Caligula : Jusqu’ici j’ai parlé d’un homme ; ce que je vais raconter est d’un monstre.
Il est de certains écrivains qui prétendent que les lois de la nature sont trop générales pour admettre des monstres, et que certains crimes ne se peuvent expliquer que par la folie. Encore bien qu’ils soient rares pour l’honneur de l’humanité, ce serait aller contre les faits de ne pas reconnaître de monstres dans le monde moral comme dans le monde physique. De même qu’il y a des corps contournés qui excitent le rire ou les larmes ; comme il y a des arbres rabougris et méconnaissables, il y a également des natures défigurées par le mal et nanties de tels vices et de telles passions, qu’on ne reconnaît enfin plus rien d’humain dans ces êtres, où tout est devenu bestial. Quelques raisons qu’on apporte pour expliquer les bassesses cruelles de tel homme, il est difficile d’y voir autre chose qu’une bête fauve dirigée par une intelligence humaine. Or, celui qui est tombé à ce bas degré d’abaissement, n’est plus un homme : c’est un monstre. L’homme, à la vérité, n’est ni Dieu ni bête ; mais il se peut faire, par sa volonté, qu’il devienne bête ou Dieu. La foi nous dit mieux encore que l’histoire, qu’il peut monter vers la perfection par ses vertus, comme il peut descendre vers sa dégradation par ses vices ; et cette ascension dans le bien, comme cette chute dans le mal, s’explique autrement que par la folie. Ainsi, on ne comprend pas que, pour se rendre raison de ces effets surprenants, un écrivain aille chercher dans la démence l’explication de tels faits ; mais on conçoit fort bien que l’intérêt y conduise.
Cette opinion a servi de base au Mémoire des héritiers de Gilles de Rais, écrit sous l’inspiration de son frère, René de la Suze, devenu l’héritier naturel d’Ingrandes et de Champtocé, du chef de sa nièce, Marie de Rais ; et elle a été 342adoptée, sur la foi de ce document, par d’Argentré, Dom Lobineau, Dom Morice et Désormeaux489 : soit que ces historiens aient voulu ménager l’honneur d’une illustre famille ; soit qu’ils n’aient pu concevoir autrement une telle dégradation dans un homme de ce rang et de cette intelligence. Mais il est important de remarquer que les affirmations de la famille n’ont pas été écoutées et que les conclusions du Mémoire des héritiers ont été combattues par les ducs de Bretagne et finalement rejetées par le parlement. Sur quoi sont-elles établies, en effet ? Une seule chose fait le fond de ce document, si précieux à divers titres : Pour s’être livré à des prodigalités et à des dépenses sans nom, Gilles de Rais était évidemment de petit sens et de faible entendement.
Mais il n’y a rien en cela qui démontre qu’il ait été fou : les prodigues ne sont pas rares, qui se ruinent sans être fous au sens véritable du mot, c’est-à-dire irresponsables de leurs actes. Il est vrai qu’on ajoute, sur la foi du Mémoire, qu’on le voyait parfois sortir seul de son hôtel ou de ses châteaux, errer à l’aventure et courir dans les rues ou dans les campagnes de Nantes, de Machecoul et de Tiffauges. Mais que prouvent ces extravagances, moins incompréhensibles encore que ses crimes ? Que, surexcité par les abus de la table ; ivre au sortir de l’orgie nocturne ; ébranlé par le plaisir, bourrelé de remords, il ait eu des moments de fureur ou d’incohérence dans les idées et la conduite, rien n’est plus vraisemblable ; l’on ose presque dire que c’était inévitable. Mais tirer de ces faits un argument en faveur de l’irresponsabilité de ses actes, il serait aussi peu logique que contraire à la vérité de l’histoire ; car, pour celui qui examine sérieusement les choses, il demeure évident qu’on ne peut l’excuser par la folie.
Ses passions, sans doute, avaient cette impétuosité et ces extravagances que le langage ordinaire taxe quelquefois de démence. En ce sens, assurément, Gilles était fou ; il l’était comme Néron, comme Caligula, comme Marat ou comme 343Carrier, de cette folie lucide que l’on ne renferme pas et dont on punit justement de mort les crimes dont elle est la source ; mais non pas de cette folie qui enlève, avec la conscience, la liberté du crime, excuse devant les hommes et rend non responsable devant Dieu. Comment Dieu l’a jugé, nul ne saurait le dire ; mais à tout le moins a-t-on le droit d’affirmer que s’il l’a regardé avec les mêmes yeux que les hommes, il l’a trouvé bien coupable et jugé bien sévèrement. Il est impossible, en effet, de se méprendre sur le sens droit de Gilles de Rais, quand on parcourt les pages de son procès. Partout, les aveux sont sensés ; nulle, part, la trace de cette extravagance, qui dénote le trouble de la raison et qui le prouve ; ni ses complices, ni ses défenseurs, ni lui-même n’ont pensé à ce moyen de défense, si facile pourtant et, par sa nature, si inévitable et si sûr, lorsqu’il offre quelque apparence de vérité. Aussi, le tribunal n’a point à discuter une pareille excuse : sur ce point, juges, témoins, accusateurs, complices et coupables, montrent un tel accord, qu’il n’y a pas lieu à la moindre méprise. On ne peut admettre qu’à la pensée du déshonneur qui allait rejaillir de sa condamnation et de sa mort sur les maisons de Laval, de Craon, de Montmorency et de Rais, sa famille en larmes n’aurait pas songé à ce moyen infaillible d’échapper à l’infamie ; on ne peut croire, qu’à défaut de sa famille, aucun de ses amis n’eût essayé de le sauver de la honte et de la mort. Une telle supposition est rendue inadmissible à la fois par les débats du procès, par la nature même des faits, par la douleur de sa famille et de ses amis. Ni le dauphin, ni Richemont, ni le roi, ni le duc, ni aucun des seigneurs de l’époque ne réclamèrent contre son arrestation : preuve évidente qu’il était à leurs yeux autre chose qu’un maniaque dangereux. Fou, il fallait, non le tuer, mais l’enfermer ; et, s’il avait été victime d’une justice sans formes, on devait au moins venger sa mort en réhabilitant sa mémoire. Mais non ; si, au rapport de Monstrelet, pour la mort dudit seigneur de Raiz, grand partie des nobles dudit pays de Bretagne, et spécialement 344ceux de son lignage en eurent au cœur très grand douleur et tristesse
; vaine fut cette tristesse et inutiles ces regrets. Ces grands seigneurs pleurèrent sur leur pouvoir atteint par ce châtiment, et aussi parce que, avant que cette aventure lui advînt, il était moult renommé d’être très vaillant chevalier en armes490
: témoignage précieux, dont l’éloge ne pouvait convenir à un chevalier insensé ; témoignage d’ailleurs expressément rendu plus haut : Il était homme de bon entendement.
On ne doit donc pas se méprendre et attribuer à la folie ce qui appartient à la corruption : c’est avec conscience qu’il a été prodigue, et volontairement qu’il a été cruel.
Pour être complet cependant, il faut dire qu’il existe des traces d’une tentative faite pour réhabiliter son nom et sa mémoire. Deux pièces fort curieuses, tirées du chartrier de Thouars et publiées naguère par M. Marchegay dans ses Documents relatifs à Prigent de Coëtivy, sont des traces manifestes de cette singulière affaire, qu’aucun historien n’a jamais signalée. Il semble que ce dernier point de contact avec l’histoire de Jeanne d’Arc ne devait pas lui manquer. Ce qui se préparait alors autour de la mémoire de la jeune fille brûlée à Rouen, fut cause sans doute de ce que l’on fit autour de la mémoire du baron brûlé à Nantes. Déjà, en effet, en voyant réalisée l’œuvre de Jeanne d’Arc, on songeait à la grande et solennelle réhabilitation de l’héroïque bergère ; déjà cette réhabilitation était faite dans les esprits, sinon dans les formes requises par le droit : il était naturel que la famille du maréchal de Rais, dont la puissance égalait la gloire, se flattât de parvenir à la réhabilitation de ce grand coupable. Il y avait plus d’une ressemblance dans les accusations portées contre le maréchal et contre la Pucelle : tous deux avaient été condamnés pour cause de sorcellerie ; tous deux avaient subi le supplice du feu, dans deux grandes villes, l’une, capitale de la Normandie, l’autre, capitale de la Bretagne, 345deux provinces voisines l’une de l’autre ; morts à dix ans de distance, ils étaient étroitement liés dans les souvenirs par une commune gloire, par leur procès et par leur mort. Ces suppositions sont naturelles et permises ; mais la conséquence qu’il convient d’en tirer n’est pas moins logique et inévitable. Puisque cette tentative n’a pas réussi, c’est donc qu’il n’y avait non plus moyen d’excuser que de nier les crimes du supplicié de la Biesse.
Les deux lettres royales, dont nous parlons, sont du 3 janvier 1443 (nouveau style) et datées de Montauban, où se trouvait alors le roi. Les unes sont adressées au duc de Bretagne ; les autres, pour l’exécution des premières, aux présidents et conseillers du parlement, baillis de Touraine et des ressorts et exemptions d’Anjou et du Maine, sénéchaux de Poitou et de Saintonge, etc., etc. Il est dit dans les premières que Gilles, de son vivant seigneur de Rais et maréchal de France, de l’arrestation, des torts et de la condamnation
contre lui et à son préjudice, à tort, indeuement et contre raison, faiz et donnez par feu nostre frère et cousin vostre père, maistre Pierre de Lospital soy disant ou portant président de Bretaigne, et ses autres officiers, en appela au Roi et au parlement ; [mais que son appel fut rejeté ; et que lui-même,] induement et sans cause, fut condamné à mort et fait mourir par ledit de Lospital,
un mois après, laissant au monde une fille unique, mariée à Prigent de Coëtivy, amiral de France, institué son curateur par autorité royale. Aujourd’hui ses enfants, ses héritiers, pour venger l’honneur de leur nom, entreprennent de poursuivre l’appel du père. Le roi ajourne donc le duc devant le parlement
non obstant qu’il siée, et que les parties ne sont pas des jours dont pour lors l’on plaidera.
En même temps, Pierre de l’Hospital et les autres officiers qui ont pris part au procès sont cités avec le duc de Bretagne pour avoir à se justifier de leur conduite ; défense enfin est faite au duc de Bretagne de rien entreprendre contre les plaignants durant tout le cours du procès 346d’appel491. Le même jour, des lettres patentes, adressées aux officiers plus haut désignés, leur disaient :
[Et pour ce que depuis ledit appel,] en hayne et contemps d’icelny, l’en dit ledit feu Gilles, seigneur de Rais, avoit esté fait mourir indeuement, et plusieurs autres attemptaz avoir. esté faiz ; informez vous bien, diligemment et secrètement de et sur ladicte mort et attemptaz dont les cas vous seront baillez en escript par décla. ration plus à plain, se mestier est ; et ceulx que par informacion faicte ou à faire, famé publique ou véhémente présumpcion, vous en trouverez coulpables ou véhémentement soupçonnez, adjournez ou faites adjourner audict jour ou autre certain de nostredict Parlement.
Ni le mois ni le jour de la citation n’ont été désignés ; ils sont restés en blanc dans l’original.
De folie, nulle part : des plaintes d’injustice, des accusations de haine, des violations de droit : voilà ce que signalent les lettres royales. En les lisant, on se demande avec surprise si Marie de Rais et Prigent de Coëtivy, trois années seulement après la mort de Gilles, ont osé vraiment entreprendre la réhabilitation de sa mémoire. Le crime n’avait-il pas été assez clairement prouvé ? Avait-il manqué quelque chose aux dépositions des témoins ? Les aveux des complices n’avaient-ils pas été assez solennels ? La confession de Gilles lui-même, enfin, avait-elle laissé quelque ombre planer sur sa vie de débauches et d’infamies ? Sa mort n’avait-elle pas eu lieu, comme son procès, sous les yeux d’une immense foule, aux portes d’une grande ville ? Ni les débats n’avaient été secrets, ni les documents de la justice n’avaient été déchirés ou jetés au feu : les juges, les témoins, les parents des victimes, plusieurs complices même vivaient encore : comment osa-t-on s’élever en faux contre tant de preuves ? Certes, l’accusation portée contre le duc, Pierre de l’Hospital et les autres officiers de la justice ducale, était grave, et il ne fallait pas moins que les témoignages, 347dont ils s’étaient entourés, pour se rassurer contre l’issue d’une telle attaque. Mais aussi ces preuves, renouvelées à trois ans de distance, sous les yeux du parlement de Paris, et ces poursuites exercées contre les juges de Nantes, n’ont servi qu’à faire éclater avec plus de lumière et la réalité des crimes et la justice du châtiment.
Peut-être que Prigent de Coëtivy, fier de sa haute fortune, avait cru pouvoir se promettre de triompher, grâce à son crédit ; mais ses espérances furent confondues. Ce procès n’aboutit pas ; ou plutôt il donna raison au tribunal de Nantes dans une cause où les coupables s’étaient faits les accusateurs d’eux-mêmes et où les juges avaient vengé les droits si longtemps outragés de l’humanité, de la faiblesse et de la vertu. Pierre de l’Hospital n’eut sans doute pas de peine à démontrer son innocence ; et, pour grandes que fussent et la faveur et la puissance de la partie adverse, devant tant de preuves encore vivantes et fraîches, le parlement de Paris fut contraint de souscrire aux arrêts de la justice de Nantes. Il n’existe absolument aucun monument, aucune trace qui ait conservé le souvenir de la réhabilitation du maréchal. Parmi les pièces assez nombreuses qui nous restent sur Prigent de Coëtivy et sa femme et où Gilles de Rais se trouve très souvent nommé, aucune allusion ne paraît à un évènement, qui eût été si honorable pourtant.
Le célèbre Mémoire des héritiers lui-même, où se trouvent condensés contre les ducs de Bretagne tous les griefs qu’on put établir ou inventer contre eux, est muet aussi sur une réhabilitation, qui eût été le plus fort argument à opposer à la partie ennemie. Cependant, on ne peut supposer que, si le parlement eût annulé la sentence des juges Bretons et proclamé l’innocence du condamné, sa famille n’eût pas mis à publier ce jugement une ardeur à tout le moins égale à celle que les juges avaient déployée à poursuivre le coupable ; on ne peut croire qu’il ne serait resté d’un acte aussi important aucun souvenir ni dans le peuple ni surtout parmi les historiens. Ni Monstrelet, qui a raconté 348sa mort ; ni d’Argentré, dont le patriotisme eût été si heureux d’enlever cette tache à un nom célèbre de sa chère Bretagne ; ni tous les autres historiens, qui ont tenté de l’excuser par la folie, n’ont jamais eu l’idée que la mémoire de Gilles ait été lavée de ses crimes. Monstrelet même, n’ajoutant au récit de ses forfaits et de sa mort rien qui touche à la réhabilitation de sa mémoire, nous dit assez clairement que ses parents désolés n’avaient pas été consolés et que les efforts de Marie, sa fille, et de Prigent de Coëtivy, son gendre, étaient venus se briser contre la force invincible de la vérité.
Le roi René, duc d’Anjou, dans ses lettres patentes du 10 octobre 1450, datées du château d’Angers, parlant des seigneuries d’Ingrandes et de Champtocé, dit que ces terres lui appartenaient à raison de plusieurs crimes, excès et délits commis et perpétrés par ledit feu Gilles de Rais492
; Charles VII, lui-même, dans les lettres de rémission qu’il accorda à Roger de Bricqueville, le 24 mai 1457, voulant pour ainsi dire excuser sa faiblesse envers l’ancien complice de Gilles de Rais, prend trop de précautions pour ne pas avoir reconnu toute la réalité des crimes ; et plus tard enfin, dans son long Mémoire, René de la Suze, l’héritier de son nom et de ses biens, ne pouvant nier les crimes évidents de son frère, qui avaient amené la confiscation de ses domaines, s’appuyait du moins, pour en revendiquer la propriété, sur ce que la mort avait expié les crimes et levé toute cause de confiscation : cum mortuo reo, disait-il en s’autorisant d’un principe de droit fort douteux lorsqu’il est pris dans un sens trop étendu, exstinguitur crimen et accusationes493. Mais, quand bien même l’or ou la faveur auraient obtenu cette réhabilitation, ni le peuple n’y a jamais souscrit, ni l’histoire ne s’y rendra jamais : rien ne prévaut contre la vérité ; et lorsque les passions ou l’intérêt parviennent à l’obscurcir, ce n’est que pour un moment : il suffit d’un de ses rayons pour dissiper les nuages et les mensonges.
349XIV Après la mort de Gilles de Rais. — Sa famille. — Ses biens.
Que devinrent, après la journée du 26 octobre 1440, les complices et la foule des serviteurs de Gilles de Rais ? Il nous a été impossible de retrouver les traces de la plupart d’entre eux. Au pressentiment de l’orage qui s’amoncelait sur la tête du maréchal, Gilles de Sillé s’était enfui494 ; André Buschet s’était déjà retiré en Bretagne et était passé au service de Jean V ; Robin Romulart et Rossignol étaient morts ; Henriet et Poitou avaient subi le dernier supplice ; Prélati et Blanchet, qui comparurent devant la cour ecclésiastique, ne furent pas cités devant la cour séculière. Furent-ils punis dans la suite ? Gilles de Sillé et ceux qui s’étaient enfuis avec lui, payèrent-ils la juste peine due à leurs crimes ? Aucun document ne nous est parvenu sur ce point et les historiens, d’autre part, n’ont point conservé le souvenir même vague de leur procès. On aime à croire cependant que le châtiment les atteignit et qu’ils n’échappèrent pas, comme Roger de Bricqueville, à la vengeance. Mais celui-ci, par faveur, par habileté, sut éviter la justice humaine, sinon la justice de Dieu, qui n’a point les errements ni les faiblesses de la justice des hommes.
Nous avons dit déjà, que, prudent à l’égal de Gilles de 350Sillé, Roger de Bricqueville s’était enfui avant l’arrestation du maréchal, son complice et son maître. S’il s’était éloigné de Gilles, c’est évidemment qu’il avait entrevu l’abîme où devait fatalement aboutir la voie où il marchait. Que sa fuite ait été commandée par ses propres réflexions ou qu’elle ait été l’effet des menaces de la justice ; il ressort manifestement des documents du procès qu’il était loin de la Tour-Neuve et du Bouffay, lorsqu’on y jugea ses compagnons de crimes et de débauche. Il était, certes, bien naturel qu’il se tint à l’écart de ces grandes assises, au moment où son nom ne pouvait manquer d’être prononcé parmi ceux des plus coupables. Mais, dans sa retraite, il prêtait une oreille attentive à ce que la voix publique lui apportait de Nantes : un jour il entendit le bruit des accusations portées contre lui par Gilles lui-même, les complices et les témoins. Il en fut épouvanté : car il savait qu’en ces temps, non moins qu’aujourd’hui, la justice ne s’endormait pas et qu’un jour où l’autre elle pouvait ressaisir sa proie pour la livrer au bourreau. Dans sa frayeur, il ne connaissait plus le repos : sans cesse effrayé par la conscience de ses crimes et par le souvenir du châtiment, qu’ils avaient attiré sur ses anciens compagnons, malgré les années qui l’en séparaient, il redoutait le même sort. Dans cette extrémité, il rechercha et fit employer tous les moyens nécessaires pour obtenir sa grâce.
Il paraît qu’il était bien vu dans la famille même de Gilles de Rais ; car dans une lettre à son frère Olivier, du 22 mai 1449, nous voyons que Prigent de Coëtivy, marié à la fille unique de Gilles, le prie de le rappeler au souvenir de Roger de Bricqueville495 : Marie de Rais elle-même entourait de toutes ses affections les propres enfants de ce misérable, qui avait tenu entre ses mains le sort et les domaines de la jeune fille. Mais ce n’était point assez ni pour la sécurité ni pour la tranquillité de ses jours : seules des lettres de rémission, émanées de la main même du roi, pouvaient le mettre à 351l’abri de toute poursuite et partant de toute crainte pour l’avenir ; elles rendraient le calme à son cœur troublé et le repos à ses nuits inquiètes : après, il ne lui resterait que les vengeances du remords, et le coupable, une fois à l’abri des vengeances de la justice humaine, se promettait bien de s’arranger avec sa conscience et avec Dieu. On se demande aujourd’hui par quels moyens il put cacher la vérité aux yeux du roi : toujours est-il qu’il obtint, le 24 mai 1456, seize ans après la mort de Gilles de Rais, les lettres de rémission tant convoitées ; elles étaient telles qu’il pouvait le désirer. Les raisons invoquées par Charles VII, sont curieuses à étudier : quels motifs pouvait-il donner à sa clémence après le procès de Nantes, surtout après que le procès de révision avait si misérablement échoué ? Le dévouement de la famille du coupable pour la France, la crainte que lui inspirait Gilles, son maître, les services qu’il avait rendus ou qu’il pourrait rendre à l’avenir à la patrie et au roi. En vérité, il ne faut pas toujours chercher la logique et la pudeur dans les actes des hommes496.
Car il faut bien le reconnaître : rien n’est plus surprenant que ces raisons, apportées évidemment pour donner une couleur de justice à des lettres de rémission aussi complète dans une circonstance aussi grave. Pour nous, qu’une douce compassion pour les victimes a touchés profondément et aux yeux de qui paraissent encore trop doux les rudes châtiments, inventés pour punir de tels forfaits, nous éprouvons une grande surprise, en voyant sur quels motifs Charles VII s’appuie pour gracier un pareil coupable. Sans doute le patriotisme de la famille de Bricqueville qui est mis en avant, la reconnaissance que Roger devait à son maître, le peu de sens et d’entendement du jeune écuyer, la crainte que lui inspirait Gilles de Rais, les services qu’il avait rendus dans la guerre contre les Anglais, le dévouement surtout dont il promettait de si beaux effets à l’avenir, la cause étant moins 352grave, auraient dû faire pencher la balance en sa faveur ; mais ici, toutes ces voix réunies ne devaient pas étouffer les accusations des témoins et des complices, le cri lamentable des enfants et des familles et la voix du sang répandu à flots. Les pièces du procès étaient partout ; les crimes, solennellement prouvés à Nantes, l’avaient été non moins solennellement devant le parlement français : on ne pouvait donc ni les pardonner ni surtout les excuser. Par de semblables considérations, il n’est pas de coupable qui ne pourrait se flatter d’obtenir son pardon et d’être absous ; car il n’en est pas qui ne puisse invoquer ou les services passés de sa famille, ou son peu de jugement, ou mieux encore son dévouement et ses vertus à venir. Le pardon royal enleva les conséquences juridiques du crime, mais il en laissa persévérer toutes les conséquences morales : si la peine du forfait fut remise à Roger de Bricqueville, la faute lui reste, tout entière.
Mais quelle fut la destinée de la foule des domestiques, des flatteurs, bouffons et valets, qu’avaient attirés autour de Gilles la curiosité et plus encore l’ambition ? La nouvelle de son arrestation, de son procès et de sa mort, fut pour tous un coup terrible, même pour les plus innocents. Flatteurs, parasites, bouffons, sorciers, évocateurs, gens suspects de maléfices et d’hérésie, sortis de l’ombre un instant, s’empressèrent d’y rentrer avec précipitation. Mais les officiers, les gens de guerre, les chapelains, les chanoines, les enfants de chœur, toute la chapelle en un mot, la troupe de ses acteurs, que devinrent-ils ? Peut-être qu’effrayés de la triste fin de leur maître, mais assurément épouvantés par la grandeur de ses crimes, plus d’un même craignant de passer pour son complice, ainsi qu’il arrive souvent à ceux qui ont vécu avec les grands coupables, tous se dispersèrent à la hâte ; quand une demeure menace ruine, les habitants en sortent par toutes les issues. Il est certain du moins que les héritiers de Gilles de Rais les remercièrent de leurs services onéreux et les renvoyèrent comme ils étaient venus. Ils avaient vu 353avec trop d’impatience les funestes effets de leurs flatteries, pour être tentés de les conserver comme des serviteurs à gages.
Repoussée par Gilles de Rais alors que ces nouveaux arrivés l’entouraient comme d’un réseau par leurs assiduités et leurs intrigues, c’était à bon droit que sa famille attribuait à leur influence, inconsciente ou préméditée, mais à coup sûr bien funeste, le malheur et la ruine d’une épouse, d’un père ou d’un frère. Aussi Catherine de Thouars, sa femme ; Marie de Rais, sa fille ; Prigent de Coëtivy et André de Laval, ses gendres, et surtout René de la Suze, son frère et le dernier héritier de son nom et de ses biens, avaient conçu d’eux une telle haine, qu’ils ne pouvaient supporter leur vue et qu’elle s’échappe, pour ainsi dire, de toutes les lettres de leurs suppliques. Le Mémoire des héritiers de Gilles de Rais est rempli, en particulier, des expressions les plus indignées contre la tourbe de ces valets, ramassés de tous les points de l’Europe et cause de tant de malheurs. L’on ne saurait donc avoir de doute sur le sort qu’eut, après la mort du maréchal, tout cet essaim de flatteurs : aussi bien, qu’eussent-ils fait dans une demeure ravagée ? Sous l’effort de l’orage, l’arbre sur lequel ils s’étaient abattus de toutes parts étant tombé avec un grand bruit, les frelons s’étaient envolés avec épouvante. Quand ils eurent abandonné une demeure où ils avaient été si longtemps les maîtres, Catherine de Thouars, sa fille et son beau-frère René y rentrèrent et essayèrent d’en réparer les ruines ; mais la secousse avait été trop forte : ébranlée jusque dans ses fondements, elle ne tardera pas à crouler tout entière et à disparaître dans une chute finale. Il convient de dire cependant ce qu’il advint de sa famille : le récit toutefois en sera nécessairement court ; mais, pour être complet, il faut retracer, au moins en quelques lignes, quelles furent les destinées des trois vies si intimement liées à la personne, au nom et au souvenir de Gilles de Rais, et quelle fut la fin rapide d’une maison, qui venait d’être si fortement secouée.
354Dans une vie troublée comme fut celle de Gilles par tant d’évènements divers, la part de Catherine de Thouars fut bien petite et son rôle bien effacé : il est vrai de dire aussi qu’il restait peu de place aux affections légitimes dans une existence dévorée par les affections défendues. Livré comme il l’était aux mains d’indignes flatteurs et en proie à toutes ses convoitises, l’intérêt même conseillait au prodigue d’éloigner de sa personne son épouse légitime ; car elle devenait pour lui un témoin d’autant plus ennuyeux qu’elle était plus intimement mêlée à sa vie. Le Mémoire des héritiers nous dit qu’il ne pouvait souffrir près de lui épouse, fille, frère, parents ou amis, qui l’auraient contrarié dans ses goûts, en essayant de l’arracher au mal par amitié497. Aussi bien, quels plaisirs sa malheureuse femme, honteusement délaissée, en butte aux caprices d’un caractère violent par nature et rendu brutal par passion, aurait-elle pu goûter dans le commerce journalier de cet homme ? La vie commune n’est douce que pour les cœurs qui s’aiment, et, bien loin de souffrir les haines, elle ne peut même pas supporter l’indifférence : mais c’est la pire des choses, lorsque les derniers outrages sont la récompense du plus tendre amour. Il n’y a point, pour une femme, de malheur plus grand et de douleur plus cruelle que l’infidélité d’un époux. Dans l’universalité des maux qui nous désolent, la plus pénible peine est l’abandon ; l’exil même et la pauvreté, quand on les porte à deux, ont de certains charmes, qui en adoucissent l’amertume ; mais les vraies douleurs sont celles qui viennent d’un cœur ulcéré, dévoré dans la solitude par le chagrin. À n’en pas douter un seul instant, ce fut le triste partage de Catherine de Thouars. Unis, jeunes encore, par les liens d’un amour peut-être profond à l’origine, mais vain dans le cœur de Gilles, c’est à peine si nous retrouvons à de rares intervalles l’épouse auprès du mari. Dès le début de leur mariage, les exigences de la 355guerre les séparèrent, car Gilles passa les plus belles années de sa jeunesse dans les camps : ce furent les plus douces encore pour Catherine. Au moins, durant ces années, le maréchal se couvrait de gloire au service de la patrie et le sort de sa femme ressemblait à celui du plus grand nombre de ses compagnes et de ses amies. À cette époque il avait encore confiance en elle et il revenait à Catherine de gérer, dans l’absence de son mari, l’immense fortune commise à ses soins.
M. Paul Marchegay se rappelle avoir lu, dans un document dont il n’a pu retrouver la trace, qu’elle fut chargée, vers ces temps-là, de surveiller et de conduire les réparations du château de Champtocé. Ce fait nous indique quel fut souvent au moyen âge le rôle important des femmes dans les grandes maisons. À l’époque des Croisades et de la guerre de Cent ans, comme les seigneurs étaient souvent entraînés loin de leurs domaines par les hasards de la guerre, c’était ordinairement aux femmes que passait l’administration de la fortune seigneuriale. De la bonne ou mauvaise gérance de ces biens dépendait l’avenir de la maison, et souvent, pendant que le mari moissonnait la gloire au dehors, l’on vit une femme intelligente accroître au dedans la richesse, comme il s’en trouva aussi, ou peu capables ou de mœurs légères, qui ruinèrent, par des dépenses folles, une fortune entamée déjà par les besoins ou les plaisirs du mari. Aux femmes appartenait donc de passer les traités, de faire rentrer les revenus, de signer les contrats ; d’où leur rôle souvent prédominant au sein de la famille. De l’importance de cette mission, qui avait sa source dans la nécessité des circonstances, à la préoccupation de mettre les femmes en mesure de s’en bien acquitter, la conséquence était logique et inévitable. Aussi voyons-nous que l’éducation des filles fut le plus grave et le meilleur souci des grandes maisons, à cette époque où la femme, après la gloire, était tout pour un chevalier. Il suffit, pour montrer ce que furent certaines d’entre elles, de nommer les plus célèbres, les deux Jeannes de Blois et de Montfort, 356Yolande d’Aragon, Jeanne de Laval, et, plus tard, Gabrielle de la Trémoille, veuve du grand la Trémoille, le plus parfait modèle des femmes économes. Quelle fut l’éducation particulière de Catherine de Thouars ? On ne saurait le dire ; cependant il est permis de croire qu’elle ne fut pas bornée à la science de la quenouille et, du fuseau, mais digne de son rang, de sa fortune et de son nom. Gilles se reposa pendant quelque temps sur elle du soin de gérer son immense fortune : l’on peut donc supposer qu’elle en était digne.
Si, après la mort de Jean de Craon, en 1432, et surtout après la retraite définitive de Gilles, en 1435, on ne la retrouve plus à la tête de sa maison, on doit l’attribuer moins à l’incapacité de la femme qu’à la prodigalité dévorante du mari. En nommant Roger de Bricqueville à l’administration de sa fortune, avec pouvoir illimité de vendre, d’aliéner, de changer, d’acheter à son caprice, Gilles laisse entrevoir suffisamment les raisons qui l’y poussèrent. Il est évident que de vives et renaissantes querelles d’intérieur l’avaient lassé d’une économie qui contrariait ses goûts, et que son ambition, faite en tierce partie du besoin de l’or, se flattait d’être mieux servie par le flatteur que par l’épouse. Puisqu’il jouissait des beaux domaines qu’elle lui avait apportés en dot, rien ne pouvait donc l’empêcher de dévorer librement les siens propres. Grande, nous l’avons dit, fut la désolation de sa femme et de tous ses parents, qui voyaient se dissoudre la plus belle fortune peut-être qui fût dans ces temps-là. C’est à sa femme et à René, son beau-frère, qu’il faut attribuer les sollicitations d’interdit qu’ils portèrent jusqu’aux pieds du roi, et l’arrêt qui fut rendu à la suite contre Gilles de Rais498.
À partir de ces tentatives, Catherine disparut de plus en plus et vécut dans l’ombre jusqu’à la mort de son mari. En 1434, on la trouve à Machecoul, durant une partie des mois de janvier et de mai ; à la saint Michel, elle est à Tiffauges ; 357quelque temps après, elle apparaît au château de Champtocé ; puis, enfin, elle va ensevelir sa douleur et sa honte au fond du château de Pouzauges, où son mari ne vient jamais. Avait-elle deviné quelque chose de la triste réalité ? Ou bien cédait-elle à la douleur de se voir abandonnée ? Quelques-uns ont prétendu que son terrible époux la força un jour d’assister à ses orgies499 : mais le fait ne repose sur aucun document connu et ne peut être entendu de certains crimes. Quelque impudente que soit la débauche, il est des excès tels qu’ils demandent l’ombre et le silence, et l’on sait avec quelles précautions Gilles s’enveloppait de mystère pour certaines actions. D’autres ont dit qu’elle avait voulu se soustraire aux brutalités de son époux et ce fait porte en lui une certaine apparence de vrai, qui le rend au moins vraisemblable. Peut-être y eut-il dans les motifs de sa retraite quelque chose de tout cela : il paraît bien difficile, en effet, qu’elle n’ait pas eu quelque soupçon des crimes qui se commettaient dans l’ombre autour d’elle, et qu’elle n’ait pas été en butte aux mauvais traitements du cruel baron ; mais c’était assez pour fuir l’air empesté que l’on respirait auprès de Gilles, que la douleur de l’épouse et les sollicitudes de la mère.
L’épouse délaissée devient ordinairement une mère plus affectueuse : l’amour maternel se nourrit de tout l’amour conjugal dédaigné. Un seul gage de leur première et mutuelle tendresse avait été donné à Gilles et à Catherine, une jeune et douce enfant de huit à dix ans ; ce fut sur elle que Catherine reporta toute son affection. Pour consoler son âme et occuper sa vie, heureusement elle avait des devoirs. L’homme a, pour oublier les soucis de l’intérieur, l’activité et le mouvement des affaires extérieures ; une femme honnête, abandonnée par son époux, n’a pour se consoler que ses souvenirs et ses devoirs, dont le premier est l’éducation de ses enfants : douce tâche qui charme bien des 358ennuis. Mais Catherine devait souffrir, à la pensée que l’unique bien qui lui restait de son premier amour, pouvait lui être ravi, par la volonté d’un père livré aux caprices d’un valet. Ce cher objet de sa tendresse ne lui fut pourtant pas enlevé : sa fille resta près d’elle ; ensemble elles passèrent les dernières années que vécut Gilles ; ensemble, elles assistèrent, témoins attristés, aux dernières péripéties de son procès et de sa mort500.
Demeurées seules après le 26 octobre 1440, que deviendraient-elles ? Leur nom était souillé ; les biens de Gilles étaient aux mains des acquéreurs ; les lambeaux de leur immense fortune partout dispersés : pour défendre contre la convoitise le peu qui en restait encore, ou pour en recoudre ensemble les morceaux, qui prendrait en mains leurs intérêts ? Dans cette extrémité, Catherine résolut de se remarier au plus vite, de marier également sa fille et de se donner ainsi deux puissants protecteurs. La femme et la fille d’un criminel tel que Gilles de Rais aujourd’hui trouveraient difficilement un époux ; chose curieuse ! il n’en fut pas ainsi à cette époque : deux ans ne s’étaient pas encore écoulés, qu’elles avaient épousé, Catherine de Thouars, en 1441, Jean de Vendôme, vidame de Chartres, deuxième du nom ; et Marie de Rais, le 14 juin 1442, Prigent de Coëtivy, amiral de France.
Jean II de Vendôme était fils de Robert de Vendôme et de Jeanne de Chartres et seigneur de Lassay, au pays du Maine. Sa femme lui apporta en mariage son riche patrimoine : Pouzauges, Chabanais, Confolens, Savenay, Grez-sur-Maine et d’autres domaines, dont le plus beau et le plus riche était la baronnie de Tiffauges. Ils moururent en ne laissant qu’un fils, unique héritier de leur fortune et de leur 359nom. Tiffauges resta dans la famille des vidames de Chartres, jusqu’en 1560, où cette famille s’éteignit. Après avoir passé successivement à la branche collatérale par héritage en 1550 ; en 1667, par une première adjudication à Marie de Rieux, veuve de Guy de Scépeaux, comtesse de Chemellier et dame de Mortagne, et par elle, dans le cours du XVIIe siècle à la maison de Gondy et à celle de Cossé-Brissac, il arriva enfin, par une seconde adjudication, le 21 mars 1702, aux mains de la famille Jousseaume de la Bretesche, qui le possède encore aujourd’hui, mais bien différent de ce qu’il fut jadis, à l’époque de Gilles de Rais. Singulières vicissitudes des choses d’ici-bas ! Le temps et les révolutions en ont fait un amas de ruines imposantes : chaque année, au printemps et à l’automne, la charrue trace ses sillons autour du donjon et de la chapelle qui croulent, et les épis mûrissent dans l’enceinte de ces murs, où, prématurément, tant d’enfants ont été moissonnés par le crime501.
À peine un an après le mariage de sa mère, Marie de Rais, âgée d’environ quinze ans502, épousa Prigent de Coëtivy, amiral de France, qui en avait environ quarante503. Prigent, chevalier et chambellan de Charles VII, était seigneur de Coëtivy, de Taillebourg et de Lesparre, et gouverneur de la Rochelle. Il appartenait à une grande et illustre famille de la Saintonge ; son père, lieutenant du connétable de Richemont, avait été tué au siège de Saint-Jean-de-Beuvron en 1425, et son fils, qui l’y avait accompagné, hérita de son nom et de sa charge.
Il serait superflu de rechercher quel fut le mobile, amour ou cupidité, qui poussa Prigent de Coëtivy à demander la main de la jeune Marie : disons seulement que le Mémoire des Héritiers affirme qu’il l’épousa avec la ferme conviction 360que tous les contrats de vente, passés au nom de Gilles de Rais, de droit étaient nuls et sans effets ; d’où l’on peut conclure peut-être sans trop de légèreté ni d’injustice que la dot de la jeune héritière, non moins que sa beauté, fut puissante sur les yeux et sur le cœur du cupide amiral. Il était loin de se douter alors, assurément, que la succession du maréchal de Rais donnerait lieu à des procès interminables, où se consumerait sa vie ; qui se prolongeraient bien au delà de sa mort, et dont les difficultés compliquées, inextricables, font le désespoir de l’historien. Le roi poussait peut-être aussi à cette union ; car c’était donner un rude jouteur pour antagoniste au duc de Bretagne, dont il redoutait la puissance et qui prétendait arrondir ses domaines par les importantes seigneuries d’Ingrandes et de Champtocé. Toujours est-il que la demande et les conditions du mariage furent faites par Jean Le Boursier, seigneur d’Esternay, chevalier et chambellan du roi504, par actes authentiques du 24 mai et du 14 juin 1442. L’accord sur les conditions du mariage eut lieu le 14 juin entre Jean Le Boursier d’une part, et de l’autre, Jean de Vendôme, beau-père de Marie, Catherine, sa mère, et René de la Suze, son oncle paternel.
La première condition, celle qui parut la plus dure à Prigent de Coëtivy, fut qu’il prendrait le nom, les armes et le cri de Rais505 ; la seconde, que si des acquêts avaient lieu pendant le mariage, les héritiers de Prigent de Coëtivy, à défaut d’héritiers naturels, n’en auraient que le tiers et que les deux autres reviendraient aux héritiers de Marie ; enfin, et pour parer aux évènements imprévus de l’avenir, que si l’amiral venait à mourir avant sa femme, elle serait rendue à sa mère ou à son oncle René de la Suze, ou, s’ils étaient morts eux-mêmes, aux plus proches héritiers de Marie. Si dures que lui parurent ces conditions, Prigent de Coëtivy 361les confirma solennellement le jour de la saint Michel suivante, le 29 septembre 1442, comptant bien que le temps, qui est un grand maître, lui fournirait quelque moyen utile pour en adoucir la rigueur.
Le mariage suivit de près ; et aussitôt Prigent de Coëtivy, soit pour améliorer les conditions du contrat, soit pour recouvrer les terres aliénées par Gilles de Rais, soit aussi pour rentrer en possession légale de plusieurs seigneuries injustement détenues par des usurpateurs, manifesta une activité extraordinaire et employa, pour arriver à ses fins, tous les moyens imaginables. Confiscation des terres de Gilles à son profit par le roi (22 avril 1443) ; lettres royales qui l’établissent curateur de la jeune Marie, sa femme (13 août 1443, ancien style)506 ; tentatives de réhabilitation de la mémoire du maréchal (13 janvier 1443, nouveau style) ; modifications apportées, à sa requête, au contrat de mariage (26 juillet 1443)507 ; essais incessants pour obtenir des ducs de Bretagne l’abandon complet des seigneuries de Champtocé et d’Ingrandes ; lettres patentes de Charles VII pour établir le relèvement général des terres de Gilles de Rais aliénées et vendues (13 janvier 1446) ; autant d’actes qui prouvent l’opiniâtre application qu’il mit à reconstituer la fortune délabrée de sa femme. Nous avons signalé plus haut qu’il entreprit même de réhabiliter la mémoire de son beau-père : nous n’avons donc pas à y revenir. Remarquons seulement, en passant, que si l’innocence de Gilles eût été reconnue, rien n’eût mieux servi les intérêts et les vues de l’amiral de Coëtivy, son gendre. On se souvient, en effet, que l’arrêt de 362Pierre de l’Hospital contre Gilles portait la confiscation de ses biens au profit du duc de Bretagne, et s’il faut en croire les lettres de Charles VII si souvent citées, l’arrêt avait sorti son plein effet : les biens, les meubles surtout du maréchal condamné, avaient été enlevés ; des richesses de son père, immenses encore, il n’était rien resté à Marie, sa fille. Mais, si l’accusation portait à faux, cet arrêt était nul, les biens de Gilles revenaient de plein droit à son héritière et, par elle, à l’amiral de Coëtivy ; or, ces biens, meubles et immeubles, représentaient encore des sommes considérables. Mais l’amiral ne put, ne pouvait pas réussir dans son dessein : la mémoire de Gilles était souillée d’une tache que rien ne pouvait laver. Aussi, arrêté sur ce chemin, Prigent de Coëtivy essaya d’arriver à son but par une autre voie.
Plus haut que le duc de Bretagne était placé le roi de France, et les arrêts de la cour de Nantes relevaient du parlement de Paris. Le 22 avril 1443, deux mois seulement après appel du jugement de condamnation, le nouveau baron de Rais se fit donner, par ordonnance du roi :
toutes les terres, seigneuries, châteaux, châtellenies, cens, rentes, revenus, possessions, biens meubles et héritages quelconques, qui furent et appartinrent ou, qui pouvaient ou devaient compéter et appartenir à feu Gilles, en son vivant seigneur de Rays et mareschal de France, quelque part que les choses dessus dites soient assises et situées ; et comment qu’elles soient dites, nommées et appelées, soit par amande, condamnation, droit ou titres de confiscation, tant pour cas, crimes ou délitz, désobéissances faites et commises envers nous et notre royale Majesté par le feu sire de Rays lui vivant, comme par les cas et délitz pour lesquels puis troys ans en ça il a été exécuté, ou autrement en quelque manière qu’il nous puisse être et doive compéter et appartenir508.
Cet acte d’autorité royale implique deux choses : confiscation 363d’une part, donation de l’autre. Était-ce la contre-partie de l’arrêt, qui avait été rendu par la cour de Nantes au profit du duc de Bretagne ? On est tenté de le croire. Cependant, il n’y est pas question de Marie de Rais ; et pourtant il n’était pas possible de la déposséder des biens paternels au profit de son époux. Car, outre que c’eût été une injustice criante, Prigent de Coëtivy, en tout et toujours, n’agit qu’au nom de sa femme. C’est comme héritier de Gilles et non pas comme gratifié de ses biens, qu’il entreprend la réhabilitation du condamné ; c’est comme mari de la fille unique du maréchal, qu’il poursuit le rachat de ses domaines ou qu’il s’efforce de les faire rentrer en sa possession ; c’est au même titre enfin, qu’à la supplication du vidame de Chartres, de Catherine, sa belle-mère, et des autres parents de Gilles, il est nommé par Charles VII, le 13 août 1443, curateur de Marie de Rais, sa femme ; cet acte l’établit au
gouvernement, administration, poursuite et déffence des droitz, biens, procès, besongnes et négoces de ladite Marie, sa femme.
Les biens de Gilles ne furent donc pas véritablement donnés en propre à Prigent de Coëtivy, comme l’indiquerait l’arrêt de confiscation cité plus haut. Mais l’auraient-ils été, que l’effet de cette donation fut complètement nul.
Ne nous étonnons pas d’ailleurs de ces contradictions ; elles sont si fréquentes en ces sortes de querelles, qu’il faut bien croire qu’elles étaient habituelles à cette époque. Tous les actes, émanés des chancelleries du temps, ne sortaient pas leur effet naturel. Dans un siècle où ces diverses chancelleries, comme les provinces auxquelles elles appartenaient, étaient presque indépendantes les unes des autres et où le pouvoir royal lui-même, limité dans son action, ne pouvait donner toujours une entière exécution à ses arrêts, l’historien rencontre une foule d’actes contradictoires, aussi peu effectifs que peu respectueusement acceptés. C’est, sans aucun doute, ce qui arriva pour les lettres de Charles VII, si manifestement contraires aux intérêts des ducs de Bretagne. C’est ce qui eut lieu encore, quelques mois plus tard, 364le 28 août 1443, au sujet des terres de Champtocé et d’Ingrandes, que Gilles de Rais avait vendues au duc de Bretagne, et dont ce prince s’était emparé avec le consentement du roi des Deux-Siciles, duc d’Anjou, malgré l’annulation prononcée par édit royal de toutes les ventes faites par Gilles de Rais ; Charles VII, en lettres datées de Chinon, sous prétexte que Gilles de Bretagne, à qui son père les avait données, avait toujours favorisé l’Anglais et entretenait encore avec lui de nouvelles intelligences509
, les confisqua et les adjugea également bientôt après à l’amiral de Coëtivy ; c’est ce qui arrivera, quelques années plus tard encore, en 1446, pour les lettres où il ordonne à tous les détenteurs des biens de Gilles de Rais d’avoir à s’en dessaisir en faveur de Prigent de Coëtivy, à moins d’en prouver la légitime possession ; c’est enfin ce qui arrivera pour les lettres du roi René, au sujet de ces mêmes terres d’Ingrandes et de Champtocé toujours en litige, le 10 octobre 1450, où le roi René les abandonne au duc de Bretagne, sous prétexte qu’elles ont été confisquées aussi à son profit. Ainsi, dans un pays où la justice était rendue par diverses cours devenues indépendantes les unes des autres par l’indépendance même des provinces, les arrêts étaient souvent vains et inutiles et les luttes, qui naissaient de pareils procès, étaient pour ainsi parler interminables. L’on ne saurait dire quand prirent fin celles auxquelles donna lieu la succession de Gilles de Rais, et, le découvrît-on à force de patientes recherches, que le lecteur n’y prendrait pas d’intérêt.
Dans de semblables affaires, il arrivait le plus souvent que les deux parties ne parvenaient à s’entendre que grâce à des compromis : Prigent de Coëtivy eut souvent recours à ce moyen avec les ducs de Bretagne et surtout avec François II. Par d’habiles transactions mutuelles, il fit si bien qu’il put jusqu’à sa mort jouir assez paisiblement des plus belles terres 365de sa femme et surtout d’Ingrandes et de Champtocé. On nous saura gré de passer sous silence les détails aussi longs qu’ennuyeux des accords qui furent faits, à diverses époques, entre les ducs de Bretagne et le nouveau baron de Rais. La publication de nombreux documents relatifs à Gilles de Rais fournirait sur ce point aux esprits curieux de recherches, tout ce qu’ils peuvent désirer en ce genre. Mais, aux lecteurs qui se sentent moins de goût pour ce genre d’érudition aride et sèche, ils n’offriraient ici que des ennuis. Peut-être même avons-nous déjà excédé la mesure : qu’on nous permette pourtant d’ajouter que, par une dernière transaction passée entre Prigent de Coëtivy et François II, le 23 juin 1448, et dont le duc de Bretagne n’avait pas rempli les conditions, l’amiral entrait de plein droit dans la libre possession d’Ingrandes et de Champtocé, le 24 juin 1450, deux ans plus tard.
Il était alors au siège de Cherbourg et il manifestait souvent sa joie à ses amis, leur disant qu’il était désormais, sans aucune ombre de doute, seigneur de ces deux grandes terres. Mais quatre jours avant l’échéance du jour fixé, le 20 juin 1450, comme il était sur la brèche, un coup de canon l’atteignit : il tomba roide mort510.
Ce fut grand dommage et perte pour le roi, dit l’historien de Charles VII ; car il était tenu des vaillants chevaliers et renommés du royaume, fort prudent et de bon âge511.
Il avait à peine quarante-huit ans. Prigent de Coëtivy était faible de constitution et sa santé ne se soutenait plus qu’à force de soins. Mais, à ses talents militaires, à sa fortune, à son grand nom, à ses charges, il unissait un esprit des plus cultivés de son époque : c’est ce qu’attestent des lettres, en trop petit nombre malheureusement, et son amour des bons et beaux livres. Son goût pour le luxe égalait celui des plus grands personnages du XVe siècle. Mais il fut âpre au gain et à l’argent. Comme la plupart des grands seigneurs, qui avaient été fidèles au roi dans le malheur, il 366profita largement du droit que donne le succès et surtout le succès des armes. Il fut l’un de ceux qui gagnèrent le plus aux confiscations prononcées contre les seigneurs félons qui avaient embrassé le parti de l’Anglais : heureux seulement s’il n’avait pas mérité de l’histoire le reproche plus grave d’avoir été particulièrement acharné à la perte et à la spoliation de l’illustre Jacques Cœur !
Marie de Rais, à peine sortie de la plus tendre jeunesse, se trouvait de nouveau sans appui, abandonnée à la merci de la fortune. Lorsque la nouvelle de la mort de son mari lui arriva, elle était au château de Taillebourg. Elle y fut traitée inhumainement pendant plusieurs mois, retenue qu’elle était, comme prisonnière, par les cupides frères de Prigent de Coëtivy, Christophe, Alain, cardinal d’Avignon, et surtout Olivier, qui prétendaient, tirer de grands avantages personnels de sa triste situation. Ce dernier parvint même à lui extorquer, par ruse et par violence, une procuration qui les autorisait à s’ingérer dans l’administration de ses affaires. Comptant sur les bonnes grâces de Pierre, duc de Bretagne, il ne craignit pas d’abuser du nom de sa belle-sœur en livrant au duc les seigneuries et les places d’Ingrandes et de Champtocé. De son côté, le duc Pierre, se croyant tout permis contre une femme jeune et faible, était venu, au mépris de toutes les conventions passées, mettre le siège devant ces deux places. Ainsi s’apprêtaient, les sires de Coëtivy d’une part et de l’autre le duc de Bretagne, à diviser de nouveau les dernières dépouilles du malheureux Gilles de Rais. Sa famille, justement alarmée de ces manœuvres, eut recours, encore une fois, à l’intervention de Charles VII pour obtenir la délivrance de la jeune veuve. Marie, à peine rendue à la liberté, se hâta d’annuler tout ce qui lui avait été arraché, par ruse et violence, durant sa captivité. Pour se protéger enfin de nouveau contre la rapacité de ses ennemis, elle se hâta de chercher, dans une nouvelle alliance, un puissant appui : elle le trouva dans l’un de ses cousins, André de Laval, amiral et maréchal de France, l’un des compagnons 367d’armes de son père, le second de ces deux héroïques seigneurs de Laval, que nous avons vus si dévoués a la France et si fidèles à Jeanne d’Arc. Il avait quarante ans ; Marie de Rais, sa cousine, n’en avait guère que vingt-quatre encore.
Ce mariage rendit moins arrogants les sires de Coëtivy et le duc de Bretagne lui-même. André de Laval rentra en possession des domaines de sa femme, et tout semblait promettre que le bonheur viendrait enfin, après tant d’infortunes, vers la fille de Gilles de Rais. Cependant, quoique André de Laval fût plus jeune que Prigent de Coëtivy de neuf ou dix ans et que Marie de Rais eût grandi, aucun enfant n’était encore né de leur union, quand le 1er novembre de l’année 1457, Marie, à l’âge d’environ trente-deux ans, mourut au château de Vitré, qui appartenait à son époux. Elle fut inhumée dans l’église de Notre-Dame de cette ville, au fond de la chapelle située derrière le chœur. On lisait sur son tombeau cette inscription :
Ci-gist Madame Marie, dame et héritière de Raiz, jadis espouse de hault et puissant Monseigneur André de Laval, en son temps seigneur de Lohéac, de Lomoux et de Kergorlay, mareschal de France ; laquelle dame trespassa le premier jour de novembre, l’an mil iiij lvii512.
Un compte fort curieux513, tenu par Jean Harsenet, maître d’hôtel de Prigent de Coëtivy, et daté du 6 mars 1450 au 12 janvier de l’année 1451, nous a fourni de précieuses indications sur les habitudes, les goûts, la manière de vivre et par conséquent sur le caractère de Marie de Rais. Jamais différences plus sensibles n’ont séparé un père et un enfant : contrairement au vers du poète, de l’autour était née une colombe. On voit par ce compte, en effet, que Marie était douée d’une grande tendresse pour son époux souvent malade, pour ses serviteurs et surtout pour les petits enfants. 368Son plus grand plaisir était de s’entourer de jeunes filles. Trois surtout, Anne du Boys, Catherine et Jeanne de Bricqueville, filles de ce misérable Roger de Bricqueville, qui avait eu sur son père une si funeste influence et aux mains duquel elle avait été livrée elle-même dans son enfance, étaient les plus aimées de l’aimable groupe qu’elle se plaisait à former autour d’elle, et dont la gentillesse et les débats égayaient sa solitude et adoucissaient, dans son âme, l’amer regret de n’être pas mère514. Contraste vraiment touchant entre Gilles et sa fille ! Par bonté de cœur et tendresse d’âme, Marie s’entoure de jeunes enfants qu’elle environne de toutes les douceurs de la vie, et Gilles fut et demeure encore, par ses cruautés, la terreur des petits, objets malheureux de ses plus grands crimes. Au souvenir des honteux excès de Gilles, son père, que le procès lui avait révélés, l’âme de Marie s’était-elle émue ? avait-elle pris à tâche d’être la joie bienveillante de ces petits, en qui le nom de son père éveillait l’épouvante ? À voir sa sollicitude et sa bonté maternelles pour eux, on est tenté de le croire. Tout ce qu’exigeait leur entretien leur était fourni avec générosité, et, après le nécessaire, l’affection de Marie leur prodiguait encore le superflu. Fins habits, ornements variés, voyages d’agrément, soins assidus et multipliés dans les maladies, il n’était rien qui coûtât à son affection : sa bourse s’ouvrait aussi large que son cœur. Si l’une d’elles se mariait, Marie mettait quelque riche cadeau dans sa corbeille de noce ; s’il arrivait malheur à quelques-uns de ses hommes-liges, elle leur envoyait aussitôt de l’argent. Le compte, dont il est ici question, est plein de ces délicatesses, qui témoignent de la bonté de la fille et qui paraissent avoir eu pour but de faire oublier aux hommes, par des bienfaits, les maux que le père leur avait causés par ses crimes515.
André de Laval, son mari, lui survécut jusqu’en 1486 ; il 369mourut à l’âge de soixante-quinze ans, sans postérité, et plus riche en réputation qu’en biens
, dit un de ses biographes. À la mort de sa femme, tous les biens de Gilles de Rais, son père, étaient revenus de droit à son oncle, René de la Suze, qui prit à son tour le nom et les armes de Rais. Avec lui recommencèrent tous les procès de succession qui avaient troublé la vie de Prigent de Coëtivy et d’André de Laval pendant près de vingt ans. C’est à lui que l’on doit le fameux Mémoire des héritiers de Gilles de Rais, plus intéressant pour l’historien par les détails qu’il lui fournit sur la vie, les mœurs et le caractère de Gilles, que par le pêle-mêle inextricable des contrats, des textes, des arrêts et des consultations dont il est embarrassé. On ne sait quels fruits il en retira pour sa cause : toujours est-il, du moins, que les procès se continuèrent encore après sa mort, qui n’arriva cependant qu’en l’année 1474. Il ne laissait de son mariage avec Anne de Champagne qu’une fille, Jeanne de Rais, qui avait épousé, le 11 avril 1446, François de Chauvigny, prince de Déols516, comte de Châteauroux et vicomte de Brosse. De ce mariage naquit un fils, André de Chauvigny, qui mourut sans postérité en 1502.
Ainsi donc fut éteinte, soixante-deux ans après la mort de Gilles de Rais, une famille qui, avec la gloire d’avoir donné des héros à la France, eut la honte d’avoir produit l’un des plus grands coupables qui aient jamais effrayé les hommes.
Finalement, dit d’Argentré, Dieu, le Créateur, se déplust de ceste maison, qui avoit esté fort grande, tellement qu’il n’en sortit point d’enfants et s’en alla en dissipation, dont il sortit mille et mille procès, qui ont duré de notre vivant517.
Finalement, après des procès sans fin, parmi les biens de la maison de Rais, ceux qui provenaient de la famille de Craon, retournèrent aux héritiers de cette maison. 370La baronnie de Rais échut à la famille de Tournemine, pour tomber au XVe siècle au pouvoir de la maison de Gondy, dont plusieurs personnages, et surtout le trop fameux cardinal de Retz, devaient, sous Louis XIII et surtout sous Louis XIV, donner un nouvel éclat, presque égal à l’ancien, mais moins sombre, au nom de Rais, désormais immortel.
371XV Après la mort. — Gilles de Rais, Barbe-bleue.
Il y a, dans la tragédie ce que M. Saint-Marc Girardin appelle la stabilité de caractères, l’un des charmes de la littérature dramatique. Les héros du théâtre antique et moderne, Hector, Andromaque, Achille, Médée, sont des types invariables que les poètes reproduisent fidèlement : c’est tout au plus s’ils font ressortir un trait particulier de ces figures traditionnelles plutôt qu’un autre. Il en est de même dans les fables de La Fontaine, où les hommes divers, comiquement affublés de la peau et des mœurs des animaux, conservent toujours leur caractère propre. Seulement le fabuliste leur donne, suivant les circonstances, une expression et une contenance particulières qui en font toute la variété. L’unité sert de fond à la diversité : ainsi, tel sujet, par l’idée toujours identique à lui-même, comme la maternité divine, a pris sur la tapisserie ou sur la toile, au gré de l’imagination des artistes, les formes et les dessins les plus variés.
Cette stabilité et ce charme des caractères se retrouvent également dans le conte et la légende : la légende et le conte ne sont-ils pas la tragédie des enfants, pour ne pas dire aussi des hommes, lorsque, fatigués d’être hommes, ce qui n’est pas rare, ils éprouvent le besoin et se font un délicieux bonheur de se sentir encore enfants ? Croquemitaine, Cendrillon, le Petit Poucet, Barbe-Bleue, sont des types tellement 372consacrés par la tradition, que le conteur n’est pas libre de les modifier à son gré. Ainsi, dans l’imagination des nourrices et des enfants, Barbe-Bleue ne sera jamais que l’homme cruel par excellence, et sa sombre figure, apparaissant entre les rideaux qui ombragent les berceaux, aura toujours cet aspect sinistre que lui donne sa barbe d’azur, immortalisée comme son souvenir. Un caprice de l’imagination populaire a fait de cette barbe comme la marque caractéristique du crime et de la cruauté, et cette marque, nul ne pourrait la lui enlever ou même la changer, sans détruire l’idée du personnage lui-même. Point d’enfant, point de nourrice, point d’homme même, qui puisse se représenter un Barbe-Bleue avec les traits d’un jeune seigneur aimable et doux, au menton orné d’une élégante barbe noire, ou uni et blanc comme une boule d’ivoire bien poli. Toujours il sera l’homme farouche de nos rêves et de nos jeunes années, à la voix terrible, au cœur dur et froid comme l’acier, aux yeux secs et méchants, à la barbe d’azur sombre, tel enfin que nous l’ont peint les récits du conte et de la légende.
L’esprit du peuple, quoique très fécond en inventions, a toujours été contenu par cette loi fondamentale que nous venons de dire. Mais, à ce personnage, le plus vivant de tous ceux qui sont nés des créations populaires, le plus dramatique de tous ceux qui piquent la curiosité des enfants, l’imagination, sans jamais altérer cependant le fond du caractère, a donné les contenances et les attitudes les plus variées. J’ai connu un vieillard, comme plusieurs en évoquent dans leurs souvenirs. Qu’il aimait ses petits enfants, lorsque, montés sur ses genoux, ils caressaient sa longue barbe blanche ! et qu’il en était aimé ! Il avait un si doux visage ! une imagination si jeune, si riante et si féconde ! un cœur si plein de condescendances, pour ne pas dire de faiblesses ! Il tombait de ses lèvres plus de légendes et de contes que de cheveux blancs de sa tête, qui tombaient cependant, comme tombent, au vent du soir, les feuilles d’automne dans les bois ; frère, en un mot, du grand-père qu’a chanté le poète, mais 373meilleur, sans fiel pour ce qui ne mérite pas la haine. Sans cesse harcelé par les aimables lutins qui l’environnaient, et pressé avec l’opiniâtreté propre à l’enfance de dire toujours des contes nouveaux ou de répéter les anciens, il n’était pas moins habile à les modifier qu’à les créer tout d’une pièce :
Toujours ces quatre douces têtes
Riaient, comme à cet âge on rit,
De voir d’affreux géants très bêtes
Vaincus par des nains pleins d’esprit.
C’est ainsi qu’il redisait souvent, toujours alerte, toujours intéressant, les dits et gestes de ce vilain Barbe-Bleue, si peu délicat pour ses femmes et si terrible pour les petits enfants ! Sous son mobile pinceau, les circonstances, les traits variaient à l’infini. Mais, avec toutes ses formes, Barbe-Bleue était toujours le terrible seigneur que chacun savait.
Or, l’imagination des peuples est comme celle des grands-pères, féconde aussi à modifier, mais non moins fidèle à conserver le type du cruel personnage. Il ne faut donc voir dans la version de Perrault que l’une de ces variantes nombreuses, identiques dans le fond, diverses par les détails, sortie peut-être de l’imagination populaire, peut-être aussi de la pensée et de la plume de l’aimable écrivain. Un jour lui aussi devint grand-père ; facile et complaisant, c’est lui-même qui le raconte, il ne se fit pas scrupule d’inventer ou de modifier ses charmants récits. Seulement la version qu’il nous a laissée de Barbe-Bleue, confiée à l’écriture, eut désormais une forme durable, et le talent de l’écrivain, s’unissant à l’intérêt tragique du drame, lui a donné l’immortalité. Aussi, dès ce moment, pour les hommes qui lisent, — on verra plus tard le motif de cette restriction, — il n’y eut plus qu’un seul conte de Barbe-Bleue, celui de Charles Perrault. Ce conte est le drame le plus émouvant peut-être de toute notre littérature, et les quatre pages qui le composent sont des mieux écrites de la langue française. Il ira loin dans les âges futurs. Il ressemble aux fables de La Fontaine : on les 374confie à la mémoire des enfants, qui plus tard devient la mémoire des vieillards, le passé et l’avenir. Donc, à n’en pas douter, ce petit conte ira loin dans les âges futurs.
Mais ne pourrait-on pas découvrir s’il vient de loin dans le passé ? pourrait-on savoir si le terrible personnage a vécu ? s’il est mort il y a longtemps ? s’il existe encore des traces de ses châteaux et de ses pas parmi les populations effrayées ? Car, il faut bien le reconnaître, Perrault ne l’a pas créé de toutes pièces et il l’a même singulièrement embelli par les mœurs du XVIIe siècle. Il n’y a pas jusqu’au dramatique dialogue de sœur Anne et de la malheureuse épouse de Barbe-Bleue qu’il n’ait arrangé à sa manière, si l’on en juge par la variante que l’on se transmet de père en fils, dans les campagnes vendéennes, et si cette variante a son origine au delà du XVIIe siècle.
— Il faut mourir, et sur l’heure, dit Barbe-Bleue.
— S’il me faut mourir, dit la pauvre femme, laissez-moi, je vous prie, monter à ma chambre, où sont mes habits de noces ; car je vous demande comme une grâce dernière de les revêtir encore une fois et de mourir ainsi parée.
— Va, dit Barbe-Bleue ; mais presse-toi, car je n’ai pas le temps d’attendre.
La pauvre femme, plus morte que vive, monta dans sa chambre. Aussitôt elle dit à sa sœur Anne, qui s’y trouvait :
— Monte vite sur le haut de la tour et dis-moi si mes frères n’arrivent pas.
Sœur Anne monta rapidement.
— Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
— Hélas ! non, je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.
Cependant Barbe-Bleue criait d’en bas à sa femme :
— Descendras-tu, ou je monte là-haut !
— Mon mari, j’ai encore mon collier de perles à mettre à mon cou !
— Presse-toi ! car je n’ai pas de temps à perdre, répondait Barbe-Bleue.
Puis sa femme répétait d’une voix plus pressante :
— Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
— Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.
— Descendras-tu, ou je monte là-haut ! criait Barbe-Bleue.
— Mon mari, j’ai encore deux bracelets d’or à mettre à mes bras.
— Presse-toi, 375répondit Barbe-Bleue ; car je n’ai pas de temps à perdre.
— Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
— Je ne vois qu’un nuage de poussière que le vent soulève au loin dans la plaine.
— Encore une fois, descendras-tu, ou je monte là-haut ! criait Barbe-Bleue.
— Ah ! de grâce ! lui répondait sa femme, j’ai encore ma coiffure de noce à ajuster ; et en même temps, n’ayant plus rien à lui dire pour rester encore : Anne, ma sœur Anne, criait-elle d’une voix épouvantée, ne vois-tu rien venir ?
— Ah ! j’aperçois, dit sœur Anne, deux cavaliers à l’horizon !
Barbe-Bleue cependant s’impatientait ; sa femme lui dit :
— Je descends, mais laissez-moi chercher encore mon anneau de mariage que j’ai oublié ! Et s’adressant encore à sœur Anne : Anne, ma sœur Anne, demanda-t-elle, viennent-ils de ce côté ?
— Oui, dit sœur Anne, ils viennent au galop de leurs chevaux ; ils sont près et je leur fais signe de se hâter.
À ce moment, en bas de la tour, Barbe-Bleue prit une voix si terrible que sa femme se mit à trembler de tous ses membres, dans la crainte qu’il ne montât jusqu’à sa chambre.
— Je descends ! je descends ! lui cria-t-elle.
Mais elle ne se pressait point ; seulement elle faisait retentir ses souliers plusieurs fois sur la même marche, pour lui faire croire qu’elle se hâtait :
— Descends plus vite, lui dit Barbe-Bleue, car je n’ai pas le temps d’attendre.
Quand elle parut enfin à ses yeux, elle était pâle, tremblante, vêtue des mêmes habits qu’elle avait quand elle était montée ; car son trouble ne lui avait pas permis de les changer.
— Perfide ! traîtresse ! lui dit-il ; c’est ainsi que tu m’as toujours trompé. Mais il ne te servira de rien d’avoir attendu : tu vas mourir.
— Monseigneur ! lui dit-elle en tombant à ses genoux, daignez me pardonner !
Mais lui déjà a levé son coutelas sur sa tête ; il va l’abattre d’un seul coup, quand soudain la porte s’ouvre avec fracas, les frères de l’infortuné s’élancent sur Barbe-Bleue, et le transpercent de leur épée.
Dirai-je ici toute ma pensée ? Je serais surpris, non pas que cette version ait subsisté à côté de celle de Perrault, si elle l’a 376précédée, mais qu’elle ait pu naître après elle, si elle l’a suivie. Remarquons bien d’ailleurs qu’elle est universellement répandue parmi le peuple dans tout le pays vendéen et breton des environs de Clisson et de Tiffauges, où celle de Perrault est inconnue. On cherchera où l’on voudra l’explication de ce fait : dans notre sentiment, cette version curieuse n’existe que parce qu’elle est la forme primitive du conte que Perrault a remanié. Charles Perrault lui a enlevé tous les traits, qu’il jugeait indignes des mœurs du XVIIe siècle, pour lui donner les détails réclamés par le bon ton et la politesse de la société de Louis XIV. Il semble que l’auteur qui prête à Barbe-Bleue des maisons à la ville et à la campagne, des carrosses, de la vaisselle d’or et d’argent, des sofas
, et fait des frères de ma sœur Anne, de l’un un mousquetaire
et de l’autre un dragon
, ait été choqué qu’une aussi grande dame que l’épouse infortunée de Barbe-Bleue, eût, au moment dernier, d’assez puériles préoccupations pour désirer revêtir encore ses habits de noces. Ne devait-elle pas plutôt, en bonne, chrétienne, demander un instant pour prier Dieu ? Charles Perrault l’aura pensé, car il était chrétien ; il appartenait à cette société si profondément religieuse, dont semblent avoir été les deux frères de sœur Anne, l’un dragon
et l’autre mousquetaire.
Mais ce qui s’harmonise si bien avec les idées religieuses et les mœurs du XVIIe siècle, s’accorde moins heureusement avec les idées et les mœurs du conte. Le conte, dans son essence, n’est pas chrétien et il ne le devient que par accident : par les idées, par l’inspiration, par les personnages, par le surnaturel tout particulier dans lequel il se meut, le conte appartient à je ne sais quel monde étrange, imaginaire, très distinct du mythologisme antique, non moins fermé peut-être aux idées chrétiennes, et ne tient que par un lien très caché à l’histoire. Fénelon, qui avait un sens si profond des choses, avait admirablement compris la nature du conte : aucun de ceux qu’il a faits n’est ou mythologique, ou chrétien, ou même historique ; ils sont tous ce que les eût créés 377l’imagination du peuple. Or, le conte de Barbe-Bleue, que nous retrouvons dans nos contrées de l’ouest, comme la plupart des contes bretons et vendéens, appartient certainement à cet ordre si curieux de choses et d’idées : ce qui fait croire que nous avons en lui la forme primitive de Barbe-Bleue. Les teintes de christianisme que Charles Perrault lui a données, aussi bien que les traits de mœurs de la société de Versailles, qui y foisonnent, sont des additions relativement modernes. Il n’y a pas jusqu’à cette fantaisie étrange de désirer mourir dans ses habits de noces, qui ne donne à la femme du Barbe-Bleue vendéen un air d’antiquité, plus conforme aux idées et aux mœurs du conte et plus reculée que le XVIIe siècle : elle est sœur des fées et des Belles au bois dormant. La femme du Barbe-Bleue de Charles Perrault rappelle clairement le XVIIe siècle ; elle a vécu à l’hôtel de Rambouillet ; elle est sœur de Mme de La Fayette ou de Mme de Motteville ; et si Mme de Sévigné eût été menacée de mort par un terrible Barbe-Bleue, son mari, on n’imagine point qu’elle eût demandé comme dernière grâce autre chose qu’un demi-quart d’heure pour se préparer à bien mourir.
Avec ce palais de gourmet délicat, j’allais dire délié, qui le distingue, Charles Perrault a trouvé, ce me semble, au fruit naturel un peu d’âcreur ; comme un jardinier habile, il l’a cultivé, mais au risque de le rendre un peu fade ; il lui a enlevé cette âcreur sauvage, mais en lui ôtant aussi ce je ne sais quoi de très subtil qu’a cette saveur ancienne. En un mot, si le conte vendéen dont nous parlons a précédé celui de Perrault, on s’explique qu’il ait pu subsister à côté de lui ; mais s’il l’a suivi, on ne comprend pas qu’il ait pu naître. Parmi les roses, il y en a une multitude qui sont fort belles ; mais il est vrai de dire pourtant qu’il n’y en a qu’une seule qui soit la vraie, celle de nos haies vives. On s’imagine très bien que toutes ces roses bâtardes puissent provenir, par la culture, de la fleur de l’églantier sauvage ; mais on ne s’imagine pas qu’on puisse tirer l’églantier des rosiers cultivés. Perrault aimait la rose des jardins de Versailles, 378œuvre du célèbre Le Nôtre : son conte de Barbe-Bleue est une rose moderne ; Fénelon, avec son goût si vif des choses simples et naturelles, eût préféré l’églantier primitif qu’on trouve dans nos bocages. Pour conclure, disons donc que le conte ancien et parlé s’est perpétué même après le drame écrit et rajeuni de Perrault, et, ce qui ajoute encore singulièrement de poids à notre opinion, dans la contrée même où fut le terrible Barbe-Bleue. Car on peut indiquer le pays qui l’a maudit, les lieux où il a demeuré, plus encore, l’époque où il a vécu et le nom historique qu’il a porté.
On a beaucoup écrit sur cette question. Le dernier écrivain qui s’en est occupé est M. Charles Deulin. Son article sur Barbe-Bleue se trouve dans la Revue de France du 30 novembre 1876518. Ce travail a cela de précieux qu’il renferme les opinions diverses de ses devanciers, qu’il rejette, avec la sienne propre qu’il appuie de ses raisons : il nous offre donc l’occasion d’apprécier comme lui toutes les opinions qui nous semblent fausses, et d’établir, à notre tour, celle qui nous paraît la vraie.
Aux yeux de M. Charles Deulin, le conte de Barbe-Bleue remonte à l’antiquité la plus reculée, pour ne pas dire jusqu’à l’origine du monde. C’est le système favori d’un grand nombre d’écrivains aujourd’hui, de faire tout découler des sources les plus éloignées : tout nous arrive de l’Inde ; tout nous vient du berceau du monde. Assurément, s’il ne s’agit que de l’idée morale contenue dans le conte de Barbe-Bleue, il vient directement du cœur de l’homme ou de la femme et du paradis terrestre ; car la curiosité de la femme, dont il peint au vif les convoitises impatientes et les conséquences funestes, est née du cœur d’Ève, et, de la sorte, le conte de Barbe-Bleue, comme l’humanité, vient de son sein : avec la 379pomme d’Ève et le regard rétrospectif de la femme de Lot, qui sont plus que des signes d’une idée morale ; la boîte de Pandore, la lampe de Psyché, la question de l’épouse de Lohengrin, la clef de Barbe-Bleue sont des signes représentatifs de la même idée : la curiosité de la femme. Toutes les questions, toutes les démarches, tous les regards indiscrets, qu’a chantés la muse populaire, ont donc un rapport naturel avec Barbe-Bleue. Mais nous persistons à croire que l’on ne saurait, même d’après ce principe, faire sortir le conte du berceau de l’humanité.
Sous tous les cieux et dans toutes les mythologies, nous dit-on, clefs mystérieuses et chambres interdites sont nombreuses. Chambre interdite que celle où sont renfermés les trésors d’Ixion et où nul ne peut pénétrer sans être dévoré, comme Hésionnée, par le feu qui ne s’éteint jamais. Chambre interdite que celle dont Athéné, dans Eschyle, parle aux Euménides, où Jupiter a renfermé la foudre et dont elle seule, de tous les dieux de l’Olympe, connaît les clefs. Chambre interdite que celle où le troisième Calender, dans les Mille et une Nuits, entre avec une clef d’or et dans laquelle il trouve un cheval ailé, qui l’emporte en croupe et se débarrasse de lui, en lui crevant un œil d’un coup de queue. Chambre interdite, où les deux enfants, dans le Chevreuil d’or, un conte de Rechstein, pénètrent et trouvent un chevreuil d’or attelé à une voiture d’or, sur laquelle ils s’enfuient. Chambres interdites dans le Roi Serpent et le Prince de Tréguier, dans Bihonnic et l’Ogre, contes bas-bretons de Luzel ; dans le Roi Noir, conte romain de Busk ; dans le Vigoureux Franck, de l’allemand Mullenhoff ; dans le Fils de la Veuve, du norvégien Asbjørnsen ; dans Mastermaïd, du même ; dans Maria Morewna, conte russe, traduit de Ralston, par Loys Brueyre ; dans l’Histoire de Saktivega, du Kathâsaritsâgara, c’est-à-dire l’Océan des rivières des contes, recueil de Somadeva-Bhatta, du Cachemire, qui date du XIIe siècle ; dans l’Esprit trompé par le Fils du Sultan, conte de Zanzibar, traduction anglaise de Steere ; chambre du ciel 380interdite enfin dans l’Enfant de la Bonne Vierge, une des plus belles légendes des frères Grimm519 : tout cela, en vérité, prouve-t-il que le conte de Barbe-Bleue remonte aux temps préhistoriques ? aux Grecs ? à Eschyle ? qu’il vient de la Perse, du Cachemire, des bords de la Néva ou des rives de Zanzibar ? Qu’il y ait dans les récits de tous les temps et de tous les pays des traits de ressemblance avec ceux de Ma Mère l’Oye ; qu’importe ? On rirait du critique qui mettrait Saturne ou Thyeste parmi les ancêtres de Croquemitaine ; car il y faudrait encore ajouter tous les croquemitaines du nouveau monde. Deux fleuves, qui coulent dans le même sens, ne sortent pas nécessairement d’une même source et peuvent avoir un cours plus ou moins long : ainsi, dans les œuvres de l’esprit humain, certaines choses ont des traits d’analogie qui n’ont pas pour cela la même origine. La Loire et la Garonne coulent à peu, près dans la même direction vers le même océan et viennent cependant, l’une, des Cévennes, et l’autre des Pyrénées. Ainsi donc, clefs magiques et chambres interdites, futilité !
Futilité également toutes les barbes que l’imagination des peuples ou des écrivains a colorées d’un bleu d’azur. Croirait-on qu’on ait pu dire, à l’appui de cette opinion : Mais voyez donc combien sont nombreuses les barbes bleues dans, toutes les mythologies. Le Rig-Véda520 nous montre Indra secouant les poils de sa barbe d’azur ; parmi les monuments figurés de l’antiquité égyptienne, M. Husson cite un dieu Bès à la barbe azurée ; Zeus lui-même, Jupiter, n’avait-il pas la barbe et les sourcils tellement noirs qu’ils en paraissaient bleus comme le plumage des corbeaux ?
Cette grave démonstration a toujours excité un éclat de rire chez tous ceux à qui nous l’avons lue. Risum teneatis, amici ! Songez que le dieu Bès était peut-être l’emblème du Nil Bleu et que l’origine du conte serait singulièrement rehaussée s’il venait des 381sources cachées de ce fleuve célèbre. Songez que tous les dieux de la mer et des fleuves, tous les Protées de l’antiquité païenne, avaient la barbe et le poil bleus, cœruleus Proteus ! et que la tradition non interrompue de Barbe-Bleue est venue jusqu’à Perrault et jusqu’à nous, en passant par Homère et par Virgile. Quelle belle origine ! Mais à ceux que séduit ce beau raisonnement, nous poserons seulement cette simple question : que pensera la critique future (qu’on nous pardonne ce rapprochement) si l’on retrouve après plusieurs siècles, telle petite statue religieuse que nous avons vue naguère et que l’artiste a cru de bon goût d’orner d’une barbe d’azur, d’un bleu plus brillant que l’aile d’un corbeau ? Il n’y a pas de doute : elle continuera dans les âges futurs la tradition dont le dieu Bès est un anneau, et nos arrière-neveux bâtiront sur elle ce raisonnement auquel le dieu égyptien prête tant de force et de lumière.
Les maris terribles à leurs femmes sont encore moins rares, hélas ! que les dieux à la barbe azurée, les chambres mystérieuses et les clefs magiques. Oh ! il n’est pas nécessaire de recourir au conte et à la légende pour en citer des exemples : l’histoire peut fournir plus d’un nom célèbre en ce genre ; mais l’on ne saurait tirer de l’histoire aucune autorité en faveur d’un conte où le caprice peut avoir tant fait. Demeurons donc dans la légende. La légende estonnienne, dont le héros a déjà égorgé onze femmes et dont la douzième, ayant ouvert avec une clef d’or la chambre secrète, est sauvée par une jeune gardeuse d’oies, son amie d’enfance, n’est qu’une variante de la légende française521. Aux yeux d’une critique, qui rejette une opinion, parce que tel personnage n’eut qu’une femme légitime, quoiqu’il en ait tué beaucoup qui ne l’étaient pas, elle ne saurait prouver que celui qui en a tué onze soit le véritable Barbe-Bleue du conte. Perrault ne donne pas, il est vrai, le nombre des victimes : il est certain pourtant que Barbe-Bleue, dans le 382conte populaire, en a mis sept à mort : curieux détail qui se retrouve dans toutes les imaginations et qui ne peut venir que d’une version ancienne, antérieure au XVIIe siècle. Si l’on ne consultait que le nombre des femmes égorgées, quel rang faudrait-il donner au sultan des Mille et une Nuits parmi les ancêtres de Barbe-Bleue ? Le Barbe-Bleue que les frères Grimm avaient admis dans la première édition des Contes des Enfants et du Foyer était si manifestement le même que celui de Perrault, qu’ils l’ont retranché à la seconde. Que sert-il de le confondre encore avec l’Oisel emplumé, des mêmes auteurs, que l’on retrouve fantastique, horrible et puéril à la fois, dans un conte des Highlands, la Veuve et ses Filles, traduit de Campbell, par M. Loys Brueyre, et dans un conte italien, le Roi des Assassins522 ?
Ces deux derniers ressemblent, sauf quelques détails, au conte des frères Grimm, et celui-ci a lui-même des traits d’analogie évidente avec le conte de Perrault. Seulement le terrible seigneur est remplacé par un vilain sorcier, pauvre hère et méchant diable, qui va mendiant de porte en porte, mais qui reçoit moins de morceaux de pain qu’il n’enlève de jeunes filles. Toutefois, que ne manque-t-il pas à ce sorcier pour être un Barbe-Bleue ? De barbe ? il n’en est pas question : la clef ne joue qu’un rôle secondaire : c’est un œuf, dans le conte allemand ; c’est un chat, dans le conte écossais ; c’est un chien, dans le conte italien, qui jouent le rôle de dénonciateur. Le conte français, dit-on, a répudié toutes les fantaisies où se joue l’imagination des peuples voisins ; il n’a conservé de la féerie que juste ce qu’il fallait pour que le récit ne perdît pas son caractère primitif. Mais qu’en sait-on ? et qui nous assure que ces trois contes remontent au delà de celui de Perrault ? Rien, absolument rien. On pourrait aller plus loin encore : on peut admettre que Perrault se soit servi, pour composer son petit drame, des récits allemand, écossais et italien, quoique nous soyons 383persuadés qu’il n’a pas été chercher si loin de lui ; cela ne nous apprend pas de quelle source ces récits eux-mêmes découlent, et, après les clefs mystérieuses, après les chambres secrètes, après les barbes bleues ou noires, après les égorgeurs de femmes, allemands, italiens, écossais, nous en sommes encore à nous demander : quelle est donc l’origine de cette terrible histoire de Barbe-Bleue ?
Car on veut qu’à l’origine de ce conte il y ait un fait historique, dont le fond, remanié au gré du caprice des âges, est devenu si différent de lui-même qu’il en est méconnaissable. Ôtez au héros, dit-on, la couleur de sa barbe et à la petite clef sa vertu révélatrice ; faites que le terrible mari découvre par un moyen naturel la désobéissance de sa femme, et vous aurez encore une histoire très émouvante.
Quel fut donc à l’origine le fait historique, qui donna naissance au conte ? Nous n’espérons pas le découvrir. Aussi bien, pourquoi voudrait-on qu’il ait existé, tel au fond que l’a brodé la main de cette fée capricieuse, qu’on nomme l’imagination populaire ? Un homme n’a-t-il pu se rencontrer, si cruel, si mauvais, si corrompu ; qui épouvanta à tel point les peuples d’une contrée qu’on peut justement appeler la terre classique du conte et de la légende ; un homme qui par ses crimes ait produit sur l’esprit de ses contemporains une telle impression de terreur, que le souvenir en soit resté vivant dans la mémoire de leurs enfants ? un homme auquel l’imagination, troublée pendant des siècles par l’évocation incessante de son spectre effrayant, ait prêté les formes les plus terribles, dont l’une enfin a prévalu sur toutes les autres ? Nous le croyons. On ne saurait mettre le doigt sur la tête, où est éclos le conte recueilli par Perrault ; mais qu’importe cet auteur, nourrice, vieillard ou poète ? Nous pouvons indiquer le pays d’où il s’est répandu dans le monde entier ; nous pouvons nommer l’homme que le peuple a immortalisé par un nom qui ne passera jamais de son souvenir. Dans le pays, en effet, dont il fut la terreur, toutes les autorités, l’histoire, la poésie, c’est-à-dire les traditions écrites, — et surtout les traditions orales, 384qui, seules, doivent faire définitivement foi dans ses matières, — nous affirment, par un témoignage unanime, universel et constant, que le véritable Barbe-Bleue est le héros de ce livre, Gilles de Rais, égorgeur de femmes et d’enfants, jugé pour ces crimes et brûlé à Nantes. Voilà ce qui a survécu même après l’apparition du conte de Perrault et ce que le conte de Perrault a laissé subsister intact ; voilà ce qui remonte bien au delà du XVIIe siècle.
Chose étonnante cependant ! de tous nos vieux auteurs français, trouvères ou troubadours, historiens, moralistes, chroniqueurs, poètes, aucun n’a jamais parlé de la légende de Barbe-Bleue, qui tient pourtant une telle place dans les souvenirs populaires de la France ; aucun n’a prononcé son nom ; aucun n’a fait allusion à ma sœur Anne, avant Charles Perrault. Cet écrivain nous dit cependant que c’est une histoire du vieux temps passé, dont il a pris, dit-on, les détails ou le fond dans les récits populaires. Il est bien extraordinaire qu’étant ainsi répandue parmi le peuple et propagée par les traditions du foyer, il n’en soit resté aucune trace ni chez Rabelais, ni chez Marot, ni chez Montaigne, ni chez, aucun autre écrivain du XVIe siècle, tous si friands cependant des dits populaires. Il semble donc que le conte de Perrault lui donna une nouvelle vie en la revêtant de la forme littéraire, et qu’il l’a fait passer à la lumière en la faisant entrer, du monde des nourrices et des enfants, dans le monde plus éclairé de la littérature. Elle semble donc aussi qu’elle ne remonte pas beaucoup au delà de Perrault, sinon peut-être dans le pays où elle est née. Or, si l’on examine les diverses contrées de la France, il devient facile de reconnaître le sol où elle a naturellement poussé. Interrogez en effet l’histoire et surtout les traditions écrites ou orales ; elle vous répondront que c’est une fleur naturelle de Bretagne, qui s’est propagée sous tous les cieux.
La liste serait longue des historiens, depuis Daru jusqu’à Michelet et à M. Wallon, qui la font naître sur la terre de Bretagne, si féconde et si riche en productions légendaires. 385C’est déjà quelque chose que ce témoignage d’écrivains étrangers à la patrie bretonne ; mais combien il emprunte de force à l’autorité des historiens de la Bretagne, de l’Anjou et de la Vendée ! Tous, hormis deux ou trois dont nous apprécierons bientôt les raisons, s’accordent à dire que le Barbe-Bleue du conte et de la légende fut un seigneur breton, quel qu’il soit pour chacun d’eux. C’est Collin de Plancy, dont M. Ch. Giraud adopte l’opinion, et qui prétend que le conte de Barbe-Bleue est une vieille tradition de la Basse-Bretagne, et le héros, un seigneur de la maison de Beaumanoir. Voici Cambry, qui assure, dans son Voyage du Finistère523, que la Bretagne revendique sur Ma Mère l’Oye524 et sur Perrault les contes de Barbe-Bleue, du Chat-Botté, du Marquis de Carabas et même du Petit-Poucet. En voici, qui, manifestement troublés par une tradition constante, bourdonnant sans cesse à leurs oreilles, lui cherchent une origine bretonne dans la légende de sainte Tréphine. En voici d’autres encore, et ceux-là sont en foule, qui nomment Gilles de Rais, dont la famille fut alliée à celle des Beaumanoir du Maine525. Michelet assure même que, pour l’honneur de sa famille, on a substitué à son nom celui du partisan anglais Blue-Beard. M. Mourain de Sourdeval, résumant dans son affirmation à la fois tous les auteurs bretons et attestant sa propre croyance, assure qu’il a laissé sous le nom de Barbe-Bleue, dans le pays de Rais et même bien au delà, un prestige de terreur que quatre siècles n’ont pas suffi pour effacer.
C’est d’après de telles autorités que M. Wallon, quoique étranger à la Bretagne, a dit lui-même : Il fut le type de Barbe-Bleue ; mais la fiction n’approche pas de la réalité ; le conte est fort au-dessous de l’histoire.
Dans ces témoignages on a entendu Bicher, Daru, Boujoux, Bonnelier, Mellinet, Massé-Isidore, Leboyer, Verger, Pitre-Chevalier, Loudun, Chapplain, Chevas, la Mosaïque de l’Ouest, et toute une foule de publicistes 386bretons, angevins et poitevins. Sous tous les noms qu’ils donnent, il s’agit toujours du même personnage, de Gilles de Rais, né en Bretagne, possesseur de riches domaines en Anjou et en Poitou, et seigneur très redouté dans chacune de ces trois provinces.
Ce témoignage, tiré de l’histoire, est grand assurément : car, pour aucune autre opinion, cet accord des historiens n’existe ; et dans une question, où jusqu’ici tout a paru si vague, cette précision dans le témoignage mérite une attention sérieuse de la part d’un critique. Mais, dans cette matière, l’autorité des historiens emprunte toute sa force à la tradition populaire, dont les historiens ne peuvent être que les échos. L’histoire nous a placés, pour ainsi dire, sur le cours du fleuve ; mais nous ne savons encore d’où viennent les eaux qui l’ont formé ; en le remontant, nous trouverons le cours primitif et, à l’origine, la source. C’est guidés par les indications locales, que nous pouvons aller jusqu’au lieu caché d’où sortent les premiers flots.
Cette tradition, en effet, ne peut être descendue des hauteurs dans les vallons : comme montent, le soir, vers les hautes collines les bruits confus des vallées, ainsi, des humbles foyers où elle se répète depuis des siècles, sous les yeux des vieux parents, autour du manteau de la cheminée et devant la bûche des longues veillées d’hiver, elle s’est élevée jusqu’à l’oreille de l’écrivain méditatif dans son cabinet. Prêtons nous-mêmes l’oreille à ces voix confuses qui montent de nos campagnes. Car, dans ces récits, nés de l’imagination populaire, quand le doute existe, ou même pour mieux établir la certitude, il convient d’interroger le peuple plutôt que les historiens, et d’écouter les choses qui se transmettent de père en fils, aux foyers où elles sont nées, plutôt que ce qui est renfermé dans les livres des érudits. À défaut de l’histoire écrite, ou même avec elle, il faut consulter l’histoire parlée, puisque, dans ces matières, l’histoire proprement dite ne vaut que par la tradition. Les vieux du peuple, qui sont l’histoire vivante d’un pays, l’histoire orale, continuée 387sans interruption de siècle en siècle, en quelques pas nous ramènent en arrière jusqu’à l’origine des faits ; car les vieillards peuvent être considérés comme des siècles et les siècles sont, pour ainsi parler, les années d’une nation. Lors donc qu’ils nous racontent avec précision, avec constance, avec unanimité, un fait dans un ordre de choses où d’ordinaire tout est si confus, si vague, si indécis, on ne peut hésiter plus longtemps : il est clair que ce fait est entièrement certain. Ainsi donc imitons le sage Platon consultant avec respect les vieillards de la Grèce sur les traditions de la religion et de la patrie, dont il les regardait justement comme les dépositaires fidèles. On doit ce respect à la vieillesse de s’incliner quand elle parle : devant les affirmations constantes, unanimes, précises des sénateurs du peuple, la critique timide et incertaine n’a plus qu’à faire taire ses timidités et à quitter ses hésitations. Or, nos anciens, ou par leurs légendes écrites, ou par leurs récits oraux, affirment partout, ils ont toujours affirmé, ils affirment avec unanimité, avec évidence, d’une manière précise, que Barbe-Bleue, pour eux et pour leurs ancêtres, est et fut toujours le même homme que nous avons déjà nommé sur la foi des historiens et des publicistes de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, Gilles de Rais, le cruel et redouté seigneur de Tiffauges, de Pouzauges, de Machecoul et de Champtocé. Écoutons d’abord les légendes populaires.
Car il ne saurait être question plus longtemps de tous ceux, à qui, en Bretagne, on a voulu octroyer plus ou moins le triste honneur de l’immortalité qui demeure attachée au nom et au souvenir de Barbe-Bleue. Qui se rappelle, dans le peuple, le seigneur de Beaumanoir ? qui se souvient même de Cômor, le roi breton de la légende de sainte Tréphine, aussi inconnue dans nos campagnes que le roi Cômor lui-même ? Cependant il faut dire un mot de cette légende et surtout des peintures, qui ont fait croire à quelques-uns que le conte de Barbe-Bleue en découlait directement. Or, la légende n’a presque rien qui ressemble au conte ; les souvenirs 388populaires n’ont jamais confondu en un seul les noms de Cômor et de Barbe-Bleue ; enfin, les peintures elles-mêmes, dont il est question, ne prouvent rien, sinon que la légende de sainte Tréphine s’est modelée, dans la pensée de l’artiste, sur le conte bien connu de Barbe-Bleue, peut-être même sur celui de Perrault. Voyez plutôt le fond de la légende, d’après les Grandes Cronicques d’Alain Bouchard.
Cômor, un roi breton du VIe siècle, avait déjà fait périr plusieurs femmes, et Guérok, comte de Vannes, lui refusait sa fille Tréphine. Vaincu enfin par les instances du roi, il finit parla lui accorder moyennant la promesse, qu’à la requeste du roi Comorus, M. Saint-Gildas lui fait de la bien traicter et de la lui restituer saine et franche, quand il la lui requerrait.
Quelque temps après son mariage, la reine apprend que son mari tue ses femmes, dès qu’il s’aperçoit qu’elles deviennent enceintes, et, craignant de mourir comme les autres, elle s’enfuit vers son père ; mais Cômor, l’ayant poursuivie y l’atteint dans un petit bocage où elle s’était cachée, et lui tranche la tête. Plongé dans la désolation, le comte Guérok, son père, mande Saint-Gildas et le supplie de tenir sa promesse. Le saint se rend aussitôt auprès du cadavre et par ses prières et par ses larmes il obtient du ciel la résurrection de sainte Tréphine.
Même dans les détails, que l’auteur de la Vie des Saints de la Bretagne Armorique526 ajoute au meurtre de la sainte, la légende ne se rencontre que bien vaguement avec le conte de Barbe-Bleue.
Alors la pauvre dame se jette à genoux devant lui, les mains levées au Ciel et les joues baignées de larmes, luy crie mercy ; mais le cruel bourreau ne tient compte de ses pleurs, l’empoigne par les cheveux, lui desserre un grand coup d’épée sur le col, et lui avale la tête de dessus les espaules.
Cette légende se trouve encore, mais sans plus d’analogie avec le conte, dans les œuvres de Dom Lobineau527. Aussi l’on n’aurait jamais 389songé à faire un rapprochement entre le conte et la légende, si l’on n’avait découvert dans une chapelle du Morbihan, il y a quelques années, des peintures à fresques, qui représentent l’histoire de sainte Tréphine et qui ont paru se rapporter à Barbe-Bleue528.
De curieuses fresques du style du XIIIe ou du XVe siècle, dit-on (car le principal tenant de cette opinion, M. Armand Guéraud, n’est pas bien sûr lui-même de la date précise de leur origine), remises au jour en 1850, à la voûte de la chapelle de Saint-Nicolas, près Bieuzy (Morbihan), retracent des scènes, qui, sauf la résurrection de sainte Tréphine, offrent une complète analogie avec celles du conte et concordent, quant au fond, avec ce qu’Albert le Grand et D. Lobineau avancent dans la vie de saint Gildas.
On voit, dans un premier compartiment, la sainte épouser un seigneur breton ; un second nous montre le seigneur prêt à quitter son château et remettant à sa femme une petite clef. Les peintures qui suivent représentent l’épouse au moment, où elle pénètre dans le cabinet, où sept femmes sont pendues ; puis vient l’interrogatoire que lui fait subir son mari, qui la regarde d’un air menaçant ; on la voit plus loin en prière, appelant sa sœur qui se tient à une petite fenètre ; dans le dernier tableau enfin, l’époux barbare pend sa femme infortunée ; mais les frères de la victime accourent avec saint Gildas, qui ressuscite la sainte.
Voilà bien, il faut l’avouer, le conte de Barbe-Bleue : mais y reconnaît-on la légende de sainte Tréphine ? Que l’on compare à loisir ces fresques et la légende : sont-elles plus semblables que l’histoire réelle de Gilles de Rais et le conte de Barbe-Bleue ? et la critique qui s’efforce de nier que Gilles soit le type du terrible héros, sous prétexte qu’il existe entre eux des différences, est-elle plus fondée à le trouver dans Cômor, avec lequel ce même héros a si peu 390d’analogie ? Des deux côtés les dissemblances sont les mêmes : seulement il n’y a que les érudits qui aient imaginé des rapprochements entre l’histoire de sainte Tréphine et le conte de Barbe-Bleue, au lieu que l’étroite liaison, qui existe entre Barbe-Bleue et Gilles de Rais, vient du peuple et se trouve en lui.
Quant à penser que Charles Perrault s’est inspiré de cette légende à la vue des fresques de la chapelle Saint-Nicolas, qui n’étaient peut-être pas alors badigeonnées529
, faudrait-il s’y arrêter, si ces peintures étaient postérieures au conte et même au conteur ? Or, à n’en pas douter, c’est ce qui existe. Que l’on fasse, en effet, attention au peu de certitude de M. A. Guéraud, qui fait remonter ces fresques au XIIIe ou XVe siècle, dit-on.
Il n’en est donc pas très sûr ; et celui qui hésite entre le XIIIe et le XVe siècle n’a peut-être pas beaucoup de raisons de choisir entre le XVe et le XVIe siècle. Mais, comme il veut éliminer à tout prix l’opinion qui fait de Gilles de Rais le type de Barbe-Bleue, il a soin de rejeter ces peintures jusqu’au XVe siècle au moins. Encore convient-il de remarquer que Gilles vécut dans la première moitié de ce siècle ; et rien n’assure que M. A. Guéraud et ses partisans n’aient pas entendu parler de la seconde. Cela suffirait pour ruiner le raisonnement qu’ils prétendent bâtir sur ce fondement peu solide. Aussi bien avaient-ils grandement raison d’hésiter. Car, ceux qui, avec M. Charles Deulin, n’ont pas à cœur, pour le besoin de leur cause, de faire remonter si loin les fresques de Saint-Nicolas, ne font point de difficultés de les ramener jusqu’au XVIIIe siècle, et les dernières recherches des archéologues leur ont donné raison. M. Rosenweig nous dit
que le lambris de la chapelle Sainte-Tréphine, dont les peintures représentent, en plusieurs tableaux, accompagnés de légendes, la vie de cette sainte, fut exécuté en 1704530.
Soutenir que Charles Perrault a puisé, 391dans les souvenirs populaires, je ne sais quelle parodie de la légende, parodie dont les traditions ne parlent même plus, serait, comme nous l’avons dit, peu logique ; mais il serait grotesque de prétendre qu’il a été inspiré par les fresques de Saint-Nicolas qui n’étaient peut-être pas alors badigeonnées
; à moins que le conte ait pu venir de peintures qu’il a précédées de sept ans, et que le conteur ait pu admirer des fresques qui ont été faites l’année d’après sa mort.
Mais si Charles Perrault ne doit rien au peintre breton, le peintre breton ne devrait-il point quelque chose à Charles Perrault ? En 1704, Charles Perrault était mort depuis un an ; depuis sept ans, son Barbe-Bleue était dans toutes les mains et dans toutes les imaginations : est-il si étonnant, dès lors, que la légende pieuse, dans l’esprit de l’artiste, ait revêtu la forme dramatique du conte profane ? J’oserai même dire que c’était naturel dans un pays où tout mari, qui tue sa femme, passe pour un Barbe-Bleue et en reçoit le nom ; à une époque surtout où le conte de Perrault avait une immense vogue ; et il faut convenir qu’ainsi présentée, la légende de la sainte offrait des tableaux plus saisissants, un plus vif attrait par conséquent pour le goût et les pinceaux de l’artiste. Voilà pourquoi, sans doute, par une fantaisie qui reste inexplicable autrement, le peintre, à part le dernier tableau, a tout pris en dehors de la légende véritable des Grandes Cronicques d’Alain Bouchard. Mais, après avoir longtemps exercé son imagination, l’artiste paraît s’être souvenu qu’il était temps de sortir du conte pour rentrer dans la tradition, et, pour ne pas faire une œuvre applicable à toute autre sainte qu’à sainte Tréphine, lui donner la marque de la légende en faisant intervenir saint Gildas. C’est par ce sentiment que, vers la fin, il s’est trouvé tout à coup d’accord avec le pieux récit des historiens, après en avoir été éloigné dès le commencement, et qu’il s’est détaché du conte de Barbe-Bleue, après l’avoir suivi presque pas à pas.
Ainsi donc, pour conclure sur ce point, il y a bien peu de ressemblances entre la légende de la sainte et le conte du 392terrible seigneur ; Charles Perrault n’a pu s’inspirer de cette légende à la vue des fresques de Saint-Nicolas ; enfin, il paraît plutôt vraisemblable que c’est à l’œuvre nouvellement parue de Charles Perrault que le peintre doit l’idée, de la plupart de ses tableaux. De l’erreur que nous avons réfutée, il y a cependant une lumière à tirer : elle nous vient d’un détail curieux que Perrault n’a pas conservé dans le conte et que l’artiste cependant a reproduit dans les fresques : les sept femmes mises à mort par Barbe-Bleue. Si elle était nécessaire, ce serait une preuve nouvelle que Charles Perrault n’avait point vu les peintures de Saint-Nicolas, car il aurait inévitablement gardé ce trait ; mais il n’est peut-être pas moins évident aussi que le seul conte de Charles Perrault n’a point conduit la main du peintre, puisque ce trait ne s’y trouve pas. Il faut reconnaître cependant qu’un détail si précis, ne s’invente pas, et que, fût-il sorti de l’imagination de l’artiste, il ne se serait pas propagé dans le monde entier, comme il l’est. Non, il était dès lors dans tous les esprits ; et voici qu’il nous ramène sur la trace du conte primitif, qui existe encore à côté de celui de Charles Perrault, de ce conte que nous retrouvons partout, à la poursuite duquel nous sommes et dont ce détail est le trait le plus caractéristique et le plus universellement répandu : à tout le monde, le souvenir de Barbe-Bleue rappelle celui de ses sept malheureuses femmes.
Jusqu’ici, comme on le voit, tout est hasardé et bien timide. À ces suppositions, à ces timidités, nous opposons hardiment des traditions constantes, universelles, unanimes, prises aux sources les plus sûres de la vérité, les récits populaires. Car, si Ogée, qui rapporte souvent les traditions locales, ne parle pas du nom de Barbe-Bleue appliqué à Gilles de Rais, mais seulement du souvenir ineffaçable qu’il a laissé dans nos campagnes, il ne faut rien conclure de son silence. Il serait peu logique, en effet, de prétendre sur cette raison, comme M. A. Guéraud, que le peuple ne le désignait pas sous ce nom dès cette époque ; rien ne prouve, 393d’ailleurs, rien même ne porte à croire que ce nom, avec le conte qui s’y rattache, ne sont pas postérieurs à l’historien breton : il n’y a pas même en cela matière à l’étonnement, quand on réfléchit que chez aucun de nos vieux auteurs français, si avides de légendes, si friands d’allusions aux souvenirs du peuple, on ne trouve de traces, avant Perrault, ni de Barbe-Bleue, ni de ses sept femmes, ni de ma sœur Anne, cependant si populaires. Mais si l’historien breton se tait, des témoins plus autorisés ont parlé à sa place. On ne peut citer, dit-on, de Gilles de Rais rien, qui, transmis d’âge en âge, ait un caractère de perpétuité suffisante pour en faire une tradition locale : là est l’erreur manifeste, c’est là que triomphe notre opinion.
Complainte et légende, naïfs récits du foyer, dans toute la Haute-Bretagne, la Vendée, le Poitou et l’Anjou, tout s’accorde merveilleusement à désigner Gilles de Rais comme le vrai Barbe-Bleue. Voici d’abord une complainte bretonne, citée par M. d’Amézeuil et qui offre un trait de ressemblance bien frappante avec l’histoire du procès : elle chante la reconnaissance du peuple pour l’homme qui se leva contre le bourreau pour défendre et venger les victimes. Avec quelle précision elle désigne le vrai Barbe-Bleue, le pays qu’il habita, le vengeur et le juge, chacun pourra s’en convaincre. Elle est d’une naïveté charmante531 :
Un vieillard. — Jeunes filles de Pléeur, pourquoi vous taisez-vous donc ? pourquoi n’allez-vous plus aux fêtes et aux assemblées ?
Les jeunes filles. — Demandez-nous pourquoi le rossignol se tait dans le bocage, et qui fait que les loris et les bouvreuils ne disent plus leurs chansons si douces.
Le vieillard. — Pardon, jeunes filles, mais je suis étranger ; j’arrive de bien loin, de par delà le pays de Tréguier et de Léon532, et j’ignore la cause de la tristesse répandue sur votre visage.
394Les jeunes filles. — Nous pleurons Gwennola, la plus belle et la plus aimée d’entre nous.
Le vieillard. — Et qu’est devenue Gwennola ?… Vous vous taisez, jeunes filles !… Que se passe-t-il donc ici ?
Les jeunes filles. — Las ! hélas ! le vilain Barbe-Bleue a fait périr la gentille Gwennola, comme il a tué toutes ses femmes !
Le vieillard, avec terreur. — Barbe-Bleue habite près d’ici ? Ah ! fuyez, fuyez bien vite, enfants ! Le loup ravisseur n’est pas plus terrible que le farouche baron ; l’ours est plus doux que le maudit baron de Rais.
Les jeunes filles. — Fuir ne nous est pas permis : nous sommes serves de la baronnie de Rais, et corps et âme nous appartenons au sire de Barbe-Bleue.
Le vieillard. — Je vous délivrerai, moi, car je suis messire Jehan de Malestroit, évêque de Nantes, et j’ai juré de défendre mes ouailles.
Les jeunes filles. — Gilles de Laval ne croit pas à Dieu !
Le vieillard. — Il périra de male mort ! je le jure par le Dieu vivant !…
La complainte se termine ainsi :
Aujourd’hui les filles de Pléeur chantent de tout leur cœur et vont danser aux fêtes et aux pardons533. Le rossignol fait retentir le bocage de ses tendres accents ; les loris et les bouvreuils redisent leurs plus douces chansons ; la nature tout entière a revêtu sa parure de fête : Gilles de Laval n’est plus ! la Barbe-Bleue est morte !
Le souvenir de l’enquête secrète ouverte et faite par Jean de Malestroit, évêque de Nantes, apparaît manifestement dans ce petit poème : le nom du vieillard, la manière dont il 395procède auprès des jeunes filles de Pléeur, l’aveu de leur tristesse, l’intervention résolue de Jean de Malestroit pour les venger, tout cela ne permet pas de douter que l’auteur ne fût au courant de l’histoire. L’enlèvement des jeunes filles et des jeunes garçons, qui avait causé un effroi si profond, si durable dans le pays de Rais et d’alentour, n’est-il pas rappelé par la mort de la gentille Gwennola ? Remarquons, en effet, qu’elle n’y est pas présentée comme épouse de Barbe-Bleue et qu’elle ne pouvait pas l’être : elle n’était, comme ses compagnes désolées, qu’une pauvre enfant du pauvre peuple, une des serves de la baronnie de Rais, qui appartenaient corps et âme au sire de Barbe-Bleue ; à qui enfin il n’était pas même permis de fuir. Mais notons surtout qu’il n’y a rien de commun entre cette complainte et le conte de Perrault. En même temps que de Gilles de Rais, c’est bien de Barbe-Bleue cependant qu’il s’agit. Fait très important, qui prouve deux choses : d’abord qu’il ne courait pas sur Barbe-Bleue que l’histoire de ses sept femmes, et que cette complainte est l’une de ces inventions populaires, si nombreuses, comme nous l’avons dit, et parmi lesquelles Perrault a choisi la sienne qu’il a immortalisée par son talent ; ensuite que Barbe-Bleue n’est pas uniquement, pour le peuple breton, un méchant homme qui a tué ses femmes, mais encore, d’une manière plus générale, un seigneur méchant, l’effroi des peuples, en un mot, Gilles de Rais, dont la cruauté envers les femmes qu’on lui donne n’est qu’un trait particulier de sa perversité. L’auteur, savant dans l’histoire, ne l’était pas moins dans les traditions de son pays.
Mais voici une légende plus précise encore ; car elle nous donne l’origine même de la barbe bleue, et toujours de la barbe bleue de Gilles de Rais. Par l’intérêt dramatique, elle n’est pas indigne de figurer auprès du conte de Charles Perrault. La voici dans sa simplicité naïve :
Las de guerroyer contre les Anglais, messire Gilles de Laval s’était retiré dans son château de Rais, entre Elven et Questembert. Tout son temps s’écoulait
en liesse, festins et joyeusetés.Un 396soir passa près du château, se rendant à Morlaix, un cavalier, le comte Odon de Tréméac, seigneur de Krevent et autres lieux ; près de lui chevauchait une belle jeune fille, Blanche de l’Herminière, sa fiancée. Gilles de Rais les invita l’un et l’autre à se reposer et vida avec eux un verre d’hypocras. Cependant les voyageurs avaient hâte de poursuivre leur chemin. Mais Gilles de Rais se montra si pressant et surtout si aimable, que le soir vint sans que l’on songeât à partir.Tout à coup, sur un signe du châtelain, des archers s’emparèrent du comte Odon de Tréméac, qu’ils jetèrent dans un cachot profond ; puis Gilles parla à la jeune fille de l’épouser. Blanche versa d’abondantes larmes, tandis que la chapelle s’éclairait de mille cierges, que la cloche tintait joyeusement et que tout se préparait pour la noce. Blanche fut conduite au pied de l’autel ; elle était pâle comme un beau lis et toute tremblante. Monseigneur de Laval, vêtu superbement, et dont la barbe était du plus beau rouge, vint se mettre auprès d’elle :
— Vite, messire chapelain, mariez-nous.
— Je ne veux pas de Monseigneur pour époux ! s’écria Blanche de l’Herminière.
— Et moi, je veux qu’on nous marie.
— N’en faites rien, messire prêtre, reprit la jeune fille en sanglotant.
— Obéissez ; je vous l’ordonne.
Puis, comme Blanche essayait de fuir, Gilles de Rais la saisit dans ses bras.
— Je te donnerai, dit-il, les parures les plus belles.
— Laissez-moi !
— À toi mes châteaux, mes bois, mes champs, mes prés !
— Laissez-moi !
— À toi mon corps et mon âme !…
— J’accepte ! j’accepte ! entends-tu bien, Gilles de Rais ? j’accepte ; et désormais tu m’appartiens.
Blanche venait de se métamorphoser en un diable bleu d’azur, qui avait pris place aux côtés du baron.
— Malédiction ! s’écria ce dernier.
— Gilles de Laval, dit le démon avec un éclat de rire sinistre, Dieu s’est lassé de tes forfaits ; tu appartiens maintenant à l’enfer et dès ce jour tu en as revêtu la livrée.
En même temps, il fait un signe et la barbe de Gilles de Laval, de rouge qu’elle était, prit une teinte des plus foncées. Ce n’est pas tout ; le démon dit encore :
— Tu ne seras plus à l’avenir 397Gilles de Laval ; tu seras la Barbe-Bleue, le plus affreux des hommes, un épouvantail pour les petits enfants. Ton nom sera maudit dans toute l’éternité et tes cendres, après ta mort, seront livrées aux vents, tandis que ta vilaine âme descendra dans les profondeurs de l’enfer.
Gilles cria qu’il se repentait. Le diable lui parla de ses nombreuses victimes, de ses sept femmes, dont les cadavres gisent dans les caveaux du château. Il ajouta :
— Le sire Odon de Tréméac, que j’avais accompagné sous les traits de Blanche de l’Herminière, chevauche en ce moment sur la route d’Elven, en compagnie de tous les gentilshommes du pays de Redon.
— Et que viennent-ils faire ?
— Venger la mort de tous ceux que tu as tués.
— Alors, je suis perdu ?
— Pas encore ; car ton heure n’a pas sonné.
— Qui les arrêtera donc ?
— Moi, qui ai besoin de ton secours et de ton aide, mon bon chevalier.
— Tu ferais cela ?
— Oui, je le ferai ; car, vivant, tu me serviras mille fois plus que mort. Et maintenant, au revoir, Gilles de Rais, et souviens-toi que tu m’appartiens corps et âme534.
Et le diable bleu disparut dans un nuage de soufre. Il tint parole en empêchant l’intervention des gentilshommes du pays de Redon ; mais, à partir de ce moment, Gilles ne fut plus connu dans le pays que sous le nom de l’homme à la barbe bleue.
Perrault connaissait-il cette légende et cette complainte, comme le dit, sans preuves d’ailleurs, le Grand Dictionnaire du XIXe siècle ? Faut-il admettre que de son temps déjà, comme l’affirme le même ouvrage, des pièces féeriques, qui représentaient l’histoire de Barbe-Bleue, se jouaient avec le secours de ces marionnettes dont raffolait Gœthe et qui tiennent une si grande place dans le Wilheim Meister ? Le rechercher, serait peut-être s’embarrasser dans des questions oiseuses : pour nous, nous n’avons rien à dire de cette légende, sinon ce que nous avons dit déjà de la complainte : 398c’est qu’il n’y a rien de commun entre cette légende et le conte de Perrault. Cependant, c’est bien de Barbe-Bleue toujours qu’il s’agit, c’est bien de Gilles de Rais. D’où il faut conclure encore deux choses : d’abord, que cette légende est une de ces inventions populaires, parmi lesquelles Perrault a pris la sienne ; ensuite, qu’il s’agit toujours, sous le nom de Barbe-Bleue, non pas seulement d’un homme qui a tué ses femmes, mais d’un seigneur cruel et redoutable, le plus affreux des hommes
, de Gilles de Rais, en un mot.
Ainsi la complainte et la légende nomment le personnage historique qui fut Barbe-Bleue ; la légende va plus loin encore : elle donne l’origine de sa barbe bleu d’azur, dont la couleur demeurera toujours si populaire ; enfin, l’auteur y témoigne, en terminant, des croyances de tout un pays535. Nous sommes donc ici loin des chambres mystérieuses, des clefs magiques et des dieux à la barbe azurée ; nous sommes bien loin même de la légende de sainte Tréphine et des suppositions des archéologues. À mesure que nous marchons en avant, le vague et l’indécis se replient devant nous comme des nuages ; la lumière blanchit ; encore quelques pas, et elle paraîtra dans tout son éclat. Remarquons toutefois combien, après l’histoire, la précision des traditions écrites, de la complainte et de la légende, donne de force à notre opinion. C’est beaucoup déjà que cet accord de la poésie et de l’histoire ; il y a cependant quelque chose de plus encore : l’accord de la poésie et de l’histoire avec les traditions orales, multiples, constantes, universelles et unanimes, des peuples de l’Anjou, de la Vendée, du Poitou et de la Bretagne.
Quatre siècles au plus nous séparent des contemporains de Gilles de Rais : les peuples qui ont souffert de ses cruautés se sont succédé sans interruption et sans changement aux lieux mêmes qu’épouvanta cet homme. Ses châteaux détruits s’élèvent en ruines, immenses silhouettes sombres, au-dessus des mêmes campagnes ; son souvenir, comme autrefois son 399ombre maudite, hante les mêmes demeures et se glisse près des berceaux dans l’ombre des mêmes foyers. Quelle mémoire les populations de Tiffauges, de Pouzauges, de Nantes, de Champtocé, de Pornic, de Bourgneuf et de Machecoul, ont-elles conservée de la bête d’extermination ? C’est ce qu’il faut chercher ; voilà les témoins de la tradition qu’il faut surtout écouter : on ne saurait en produire ni de plus sûrs, ni de mieux renseignés, ni surtout de moins prévenus. Or, cette enquête des croyances et des traditions populaires, autant que personne nous étions à même de la faire ; autant que personne, nous ne craignons pas de le dire, nous l’avons faite.
Enfants du peuple vendéen des environs de Tiffauges, nous nous sommes endormis au murmure des vieux récits ; et pour écouter aujourd’hui les voix de ce peuple, il n’est besoin que de nous recueillir et de prêter l’oreille, penchés sur nous-mêmes, aux voix aimées qui chantent au fond de nos souvenirs et qui poétisent notre berceau : elles sont toutes d’accord pour nous dire que Barbe-Bleue, l’effroi de nos jeunes années, était, non pas Gilles de Rais, — ces voix ne sont pas si savantes, mais le terrible seigneur de Tiffauges, — admirez du moins comme ces voix sont précises ! Car de donner, dans le pays vendéen, à ce vautour, une aire qui n’ait pas été la sienne, personne ne s’y trompa jamais : il n’est personne qui dise de lui qu’il était ou le seigneur de Mortagne ou celui de Clisson. Les châteaux de Mortagne et de Clisson cependant dominent la Sèvre de leurs ruines, comme Tiffauges, situé au milieu d’eux, à égale et petite distance de chacun. Et ces souvenirs du jeune âge sont les souvenirs de tous ; ils sont partout les mêmes ; partout ils ont la même précision et la même clarté, non seulement parmi les enfants des environs de Tiffauges, mais encore parmi ceux de la vallée de la Loire que domine Champtocé, et de la plaine marécageuse qui s’étend autour de Machecoul. Il n’est mère ou nourrice, qui, dans leurs récits, se trompent sur les lieux qu’habitait Barbe-Bleue : les ruines des châteaux de Tiffauges, de Champtocé, de la Verrière, 400de Machecoul, de Pornic, de Saint-Étienne-de-Mer-Morte et de Pouzauges, qui tous appartenaient à Gilles de Rais, sont désignés comme les endroits où vécut Barbe-Bleue.
Mais ces souvenirs d’enfance ne sont que le jeune écho des souvenirs de la vieillesse. Après les avoir jadis écoutés, auditeurs émus et tremblants, il nous a plu de les entendre de nouveau, aujourd’hui que nous sommes plus rassurés contre les terreurs d’autrefois. Or, il est étonnant quelle universalité et quelle unité règnent dans toutes les traditions locales. Nombreux sont les vieillards que nous avons interrogés aux environs de Tiffauges, de Machecoul ou de Champtocé ; leurs récits sont unanimes : c’est bien ou le seigneur de Tiffauges, ou le seigneur de Machecoul, ou le seigneur de Champtocé, qui fut et qui est encore pour tous le véritable Barbe-Bleue ; et, les écoutant parler, nous nous disions tout bas, combien il est étrange que des hommes de même âge, séparés par de grandes distances, souvent ignorants pour la plupart des châteaux éloignés avec lesquels leur récit peut avoir quelque rapport, se rencontrent dans une unité qu’ils ne soupçonnent même pas ; nous nous disions combien il est remarquable que leurs souvenirs s’attachent toujours à cet homme, unique et multiple tout à la fois, — unique par sa personne, multiple par les titres qu’il a portés, — qui fut tout ensemble le seigneur de Champtocé, le seigneur de Machecoul et le seigneur de Tiffauges, Gilles de Rais en un mot.
Dans le secret dessein d’ébranler leur conviction et de troubler leur croyance, que de fois nous avons tenté de brouiller leurs souvenirs et de leur faire adopter une opinion qui n’était pas la nôtre ! — Vous vous trompez, disions-nous, Barbe-Bleue n’était ni seigneur de Champtocé, ni seigneur de Machecoul, ni seigneur de Tiffauges.
Aux uns nous disions : Il habitait Mortagne ou Clisson
; aux autres : Champtoceaux
; aux autres enfin, telle ruine bien connue du voisinage. Partout, c’était d’abord la même surprise, suivie bientôt du même air d’incrédulité et de la 401même réponse. Essayez plutôt vous-mêmes, si le hasard vous mène en ces contrées ; dites aux habitants tout ce que vous savez de la vie de Gilles de Rais qu’il n’eut jamais qu’une femme, que cette femme lui survécut, qu’il massacra une multitude d’enfants. Ils vous croiront ; car ils vous regarderont justement comme des savants, qui ont feuilleté de gros livres ; mais il restera une conviction, que toute votre science et toutes vos affirmations n’atteindront jamais : c’est que Barbe-Bleue habita, pour les populations vendéennes, Tiffauges ; pour les populations angevines, Champtocé ; pour les populations bretonnes, Machecoul. Il faut les croire, car ils le savent mieux que personne, mieux que tous les livres, mieux que tous les parchemins : ils l’ont appris de leurs aïeux, qui l’avaient eux-mêmes reçu de leurs pères ; et c’est ainsi qu’ils vous ramènent en quelques pas au XVIe et même au XVe siècles, qui furent si pleins du souvenir de Gilles de Rais et de ses cruautés. La bête d’extermination a laissé de telles traces de son passage parmi ces populations ! Quelle épouvante mortelle avait traversé tous les cœurs ! Les nôtres en ont gardé comme un long frisson de terreur, qui nous a été transmis, d’âge en âge, de père en fils, comme un mal héréditaire. Ainsi, cette tradition identique, universelle, est encore constante.
Nous avons entendu des vieillards plus que nonagénaires : ils nous ont affirmé que leurs récits venaient des vieux d’autrefois. Pour ne parler que du pays de Tiffauges, dont les traditions surtout nous sont familières, le terrible baron y demeure toujours vivant, non plus, il est vrai, avec les traits primitifs de Gilles de Rais, mais avec la physionomie sombre et légendaire de Barbe-Bleue. Un jour, en parcourant les ruines du château, nous avons rencontré, sur la chaussée rompue de l’étang de la Crûme, au pied de la grosse tour, un groupe de touristes assis sur l’herbe : au milieu, une vieille femme du pays y parlait de Barbe-Bleue. Cette femme vit encore ; elle est née dans l’enceinte de la forteresse, où sa famille habita depuis trois siècles jusque vers 1850, 402époque où elle se retira dans la ville. Sa sœur, plus âgée qu’elle encore, a confirmé depuis tous les renseignements. que nous avons appris ce jour-là, même les plus précis. Pour la faire parler, nous avions interrogé la narratrice sur Barbe-Bleue avec cet air d’incrédulité savante et dédaigneuse, qui juge les choses de si haut et qui choque si vivement les gens convaincus. Mais rien n’avait pu ébranler sa croyance : Barbe-Bleue avait bien été le seigneur de ce château ; ses parents le lui avaient toujours dit et sur la foi de leurs propres ancêtres.
— Et tenez, ajouta-t-elle tout à coup, venez que je vous conduise à la chambre même où il égorgeait d’ordinaire les petits enfants.
Elle s’était levée : vivement piqués par la curiosité, nous la suivons. Nous gravissons la colline jadis abrupte, aujourd’hui inclinée par les débris des tours écroulées ; elle nous conduit droit au pied du donjon et nous indiquant du doigt, dans l’encoignure de deux immenses pans de muraille, une petite porte très haut placée :
— Voilà cette chambre, dit-elle.
— Mais, encore une fois, de qui le savez-vous ?
— Mes vieux parents nous l’ont toujours dit, et ils le savaient bien. Autrefois un escalier y conduisait et j’y suis souvent montée quand j’étais jeune ; mais aujourd’hui l’escalier est écroulé et la chambre elle-même, dit-on, est presque comblée par les éboulements des murailles et de la voûte.
Nous nous engageons aussitôt dans l’escalier de granit, qui, partant de la vallée, conduit, dans l’épaisseur du mur, jusqu’à la chambre du donjon. Il mène au-dessus du portail : en le traversant sur une sorte de passerelle étroite, également en pierres de granit, nous remarquons avec surprise que ce portail soutient une chambre carrée, dissimulée habilement entre quatre épaisses murailles, à peine éclairée autrefois par une croisée oblongue et étroite, offrant enfin, chose curieuse ! une vaste cheminée encore bien conservée. Cette chambre s’ouvre par l’escalier, d’un côté sur la vallée de la Crûme, de l’autre dans la direction du donjon.
En sortant de ce lieu, l’escalier écroulé manque tout à coup ; il faut se cramponner au mur avec les pieds et les mains pour 403arriver où il subsiste encore, tournoyant et obscur, jusqu à ce qu’il s’ouvre dans l’endroit désigné comme le lieu terrible. Ce lieu est plus qu’à moitié comblé, en effet, par les éboulements de la voûte et des murailles : au-dessus s’est formée une terrasse naturelle, où poussent les ronces et les arbrisseaux. Cet endroit était admirablement placé pour favoriser le crime. Le donjon, dont il fait partie, également sépare de la porte d’entrée, des bâtiments réservés aux seigneurs et des fortifications du pourtour, se prêtait aux infamies secrètes du maréchal. La chambre cachée, située au-dessus du portail, est exactement à la même place que la chambre où, à Machecoul, d’après le Procès ecclésiastique, l’on brûlait les corps des victimes dans une grande cheminée ; l’escalier enfin, qui du donjon descendait alors, dans l’épaisseur de la muraille, jusqu’au bord de l’étang formé par la Crûme, permettait d’y porter facilement, sans être vu de personne, les restes calcinés des enfants mis à mort. Voilà pourquoi nous avons cru devoir rapporter la tradition conservée par cette femme.
Ces récits d’ailleurs, sont confirmés par une foule de traditions, qui, sans être aussi précises, viennent corroborer notre opinion en se rapportant toutes à Gilles de Rais, mais à Gilles de Rais Barbe-Bleue. C’est ainsi que le peuple vendéen s’imagine que la chambre funèbre, où sont pendues les sept femmes de Barbe-Bleue, existe encore dans un endroit caché du château de Tiffauges ; seulement les marches de l’escalier qui y mène se sont écroulées avec le temps ; et malheur au touriste curieux dont le hasard y conduit les pas ! Soudain il tombe dans un abîme profond où il périt misérablement. Le soir, les gens du peuple évitent ces ruines funestes, hantées, comme aux plus mauvais jours, par l’ombre inquiète et méchante de Barbe-Bleue536. La grosse tour, qui se dresse 404sur la vallée de la Crûme, possède aussi ses légendes ; on y remarque un effet d’acoustique merveilleux qui frappe l’imagination du peuple. Cette tour est elliptique et porte, à son couronnement, sur les créneaux, un chemin de ronde parfaitement conservé. Le cylindre intérieur est plein ; le long de la paroi est disposé un siège de pierre ; en face, la muraille qui cache l’horizon ; au-dessous, l’abîme à travers les créneaux ; et le visiteur doit faire bien attention où il pose le pied, car un faux pas le précipiterait dans le gouffre. Deux personnes, placées aux deux extrémités du banc de pierre, c’est-à-dire à plus de trente pas l’une de l’autre, peuvent converser ensemble sans se voir, très distinctement, à voix basse, si basse que le bruit le plus léger et le moindre souffle, ailleurs, empêcheraient le son d’arriver jusqu’à l’oreille, à deux pas de distance. Or, c’est là, dit le peuple, que Barbe-Bleue aimait à faire conduire ses victimes, afin de surprendre leurs secrets.
Le souvenir du supplice s’est encore conservé ; mais le roman a envahi l’histoire. Voici comment se termine généralement le conte :
Barbe-Bleue fut emmené dans la ville de Nantes, où il fut condamné à mourir ; mais les juges voulurent qu’il fut exécuté au lieu même de ses crimes.
Au sommet du coteau, qui porte les fortifications du nord et d’où l’on voit à ses pieds la tête des aulnes, des peupliers et des chênes qui bordent la Sèvre, l’on fixe encore l’endroit, d’où le coupable, enfermé, comme dans l’adroite Princesse, dans un tonneau garni au-dedans de poignards et de clous aigus préparés pour sa femme, fut lancé, roulant de rochers en rochers jusqu’au fond de la vallée. Quand-il arriva sur le bord de l’eau, il était mort ; et, disent nos récits, on se réjouit grandement à Tiffauges et partout de la mort d’un si 405méchant seigneur.
Sur la colline enfin, qui s’élève en face du château et qui porte la petite ville de Tiffauges, est bâtie l’ancienne église de Saint-Nicolas, aujourd’hui transformée en atelier de charpentier. On y montra longtemps, dans le chœur, une pierre tombale, sous laquelle, disait-on, reposaient les sept malheureuses femmes de Barbe-Bleue. Sur cette pierre de granit, en effet, sont sculptés sept ronds d’égale grandeur : en mémoire des sept femmes du monstre, s’est hâtée de dire l’imagination populaire. La tradition a été consacrée, pour ainsi dire, par la science ; car cette pierre funéraire a été transportée au musée archéologique de Nantes : preuve nouvelle de la croyance de tous il Gilles de Rais, type de Barbe-Bleue. Non loin de Nantes enfin, sur les bords enchantés de l’Erdre, au château de la Verrière, qui appartenait à Gilles de Rais, on montre encore une petite chapelle autour de laquelle s’élèvent sept arbres magnifiques : ils furent plantés, dit-on, en souvenir des sept femmes de Barbe-Bleue ; et cette tradition a été le point de départ des preuves que Richer apporte pour établir que Barbe-Bleue est bien réellement le même homme que Gilles de Rais.
Partout il en est ainsi. Une tradition, fort ancienne, attribue à Barbe-Bleue la construction de l’aqueduc de la fontaine Bonnet, à Arton, au centre des possessions de Gilles de Rais. Une jeune fille du bourg d’Arton lui avait dit qu’elle pourrait bien l’aimer, s’il amenait l’eau de la fontaine jusqu’au bourg, situé à trois kilomètres de là ; Barbe-Bleue construisit l’aqueduc en une seule nuit. À Nantes, le petit monument expiatoire qui fut élevé par la piété de Marie de Rais, sur le lieu du supplice de son père, n’était connu et désigné que sous le nom de monument de Barbe-Bleue. Des vieillards des environs de Clisson nous ont raconté qu’en passant dans leur enfance devant ce petit édifice, leurs parents leur disaient : C’est ici que fut brûlé Barbe-Bleue
; ils ne disaient pas : Gilles de Rais.
Preuve évidente que Richer, en 1820, ne lui donna pas le premier ce surnom, et qu’il existait longtemps avant lui, dans les récits et les souvenirs du peuple, où 406Richer l’avait trouvé. Les empocheurs de Barbe-Bleue sont encore célèbres dans la ville et les environs de Nantes, perpétuant le souvenir de ces disparitions subites d’enfants, dont l’imagination du peuple avait été frappée : le peuple nantais ne redoute pas moins les empocheurs de Barbe-Bleue que les farfadets et les nains. Machecoul, comme Nantes et Tiffauges, est plein des mêmes traditions. Avant la Révolution, on y montrait encore l’épée de Barbe-Bleue : c’était une lame longue, large et pesante, qu’on pouvait à peine soulever avec les deux mains. Les habitants de Champtocé vous feront voir, dans la crevasse d’une cheminée de la grande tour, entre le ciel et la terre, une pierre qui a la forme d’une tête de mort et qu’on appelle le crâne de Barbe-Bleue. Ce peuple n’est pas encore revenu de ses anciennes terreurs, et le poète a chanté les craintes que donnent toujours le nom et les souvenirs de Barbe-Bleue :
Vous, vous étiez heureux, quand vous étiez enfants ;
Vos ris sonnaient alors chacun de vos instants ;
Car la vie et le jour ont tous deux une aurore,
Vive, fraîche, riante et sans nuage encore ;
Et les pleurs des enfants fondent comme les pleurs,
Que laisse la rosée au calice des fleurs.
Pour moi, mes jours d’enfant ont été des jours sombres ;
Au milieu des Vivants, j’étais avec des ombres !
Toujours un spectre affreux traversait mes plaisirs ;
Dans mes cris, dans mes chants, se glissaient des soupirs !
Ni de mon cœur naïf la tremblante prière,
Même le croiriez-vous ? ni la voix de ma mère,
Qui près de mon berceau chantait pour m’endormir,
De l’âpre vision ne pouvait me guérir :
Un géant brandissait sa hache meurtrière,
Une femme faisait sa dernière prière,
Et j’entendais ces mots avec un long soupir :
Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ?
Ah ! vous, c’est dans un livre à fine reliure,
Que vous avez appris le nom de Barbe-Bleue ;
Encore, à cette page où l’on voit sa figure,
N’est-ce pas, mes amis, vous frissonniez un peu ?
Moi, je suis du pays de cet homme tragique,
Et les maudites tours de son croulant château,
407Ont fait (que Dieu me garde !) ombre sur mon berceau !
Je suis un échappé de ce drame authentique ;
J’ai foulé le chemin encor rouge de sang ;
Je n’ai connu d’oiseaux que ces hiboux funèbres,
Que l’ogre nourrissait de chairs dans les ténèbres ;
Et j’ai vu de frayeur se signer le passant !
Mon soleil éclaira la hache meurtrière,
La femme qui faisait sa dernière prière ;
Et j’ai respiré l’air où vibra ce soupir :
Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ?
Et tout me retraçait l’épouvantable histoire !
Souvent, sur l’étang morne, à l’eau profonde et noire,
Qui dort au pied des tours, plus joyeux que le vent
Qui soufflait, frais lutin, sur ma barque bercée
Je glissais… mais soudain je pâlissais tremblant.
Horreur ! n’était-ce pas en cette onde glacée,
Que la pauvre sœur d’Anne, au regard indiscret,
Craignant de Barbe-Bleu le courroux formidable,
Pour effacer le sang qui toujours renaissait,
Trempait, trempait la clef de l’antre impénétrable,
Que lui seul, son époux, se réservait d’ouvrir ?
Et je voyais briller la hache meurtrière ;
Une femme faisait sa dernière prière ;
Et les roseaux disaient avec un long soupir :
Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ?
La nuit, que de terreurs ! Quand les coups de l’orage,
Soulevant notre toit, faisait trembler mon lit,
Je sentais son haleine effleurer mon visage ;
Ses bras, qui m’emportaient dans son château maudit !
Si parfois, au reflet des vacillantes flammes,
Les ombres, en dansant, s’allongeaient sur le mur,
Je me croyais couché parmi les corps de femmes,
Suspendues au plancher du cabinet obscur !
Secouant sur mon front leurs fantômes livides,
Leurs longs cheveux tombant sur leurs membres rigides,
Elles disaient en chœur en poussant un soupir :
Enfant, c’est Barbe-Bleu qui nous a fait mourir !
Car sept fois avait lui la hache meurtrière ;
Sept fois l’ogre avait dit : Femme, fais ta prière !
Mais ces mortes n’ont pas murmuré ce soupir :
Anne, ma sœur, ne vois-lu rien venir.
Quel bonheur de courir dans les vertes prairies,
De poursuivre en son vol le papillon léger,
408Dans les champs, dans les airs, tout remplis d’harmonie,
De voir s’ouvrir la fleur et l’oiseau voltiger !
Moi, je songeais toujours au soleil qui poudroie ;
Le frais gazon n’était que l’herbe qui verdoie ;
Et comme Anne autrefois au sommet de la tour,
Épiant du salut l’espérance dernière.
Au loin, si quelque vent soulevait la poussière,
Des cavaliers trop lents je hâtais le retour :
Car Barbe-Bleu levait sa hache meurtrière ;
Il criait en grondant : Trop longue est ta prière !
Et je n’entendais plus avec un long soupir :
Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ?
Il était temps : déjà sur sa femme éperdue.
Le géant abaissait sa hache toute nue !
Les nobles cavaliers arrivent à l’instant,
Fondent sur Barbe-Bleu, le renversent à terre.
Et sans lui donner temps de faire sa prière,
Percé de mille coups, le baignent dans son sang.
Barbe-Bleu cependant revit dans la ruine ;
Cet homme au cœur si dur est devenu rocher ;
Dans les murs mutilés sa face se dessine ;
J’ai vu trembler sa barbe et ses yeux flamhoyer !
Sa main brandit encor la hache meurtrière ;
Le vent dans les créneaux murmure une prière,
Et parfois l’on entend avec un long soupir :
Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ?
537
409Ainsi donc, tout concourt à démontrer que Gilles de Rais est vraiment le type de Barbe-Bleue, et l’histoire, et la poésie, et les traditions écrites, et les traditions orales. Mais, dira-t-on peut-être, Gilles de Rais ressemble bien peu au Barbe-Bleue de Perrault ? Il faut en convenir, en effet. Mais pourquoi veut-on que le conte et la légende soient d’accord avec, l’histoire ? Pourquoi la figure fantastique, sortie grimaçante et terrible du crayon populaire, doit-elle avoir les mêmes traits que le visage tracé par le burin de l’histoire ? D’après cette règle, le vrai Barbe-Bleue serait Henri VIII, roi d’Angleterre ; car, encore bien que Charles Perrault ne donne pas sept femmes à son mari, il est certain que le conte véritable, transmis dans le peuple, a consacré ce nombre. Mais raisonner ainsi, c’est sortir de la légende, de 410l’œuvre de l’imagination. M. Renan a dit des créations légendaires du peuple une parole d’un grand sens : Les célébrités du peuple, écrit-il quelque part, sont rarement celles de l’histoire ; et quand les bruits des siècles reculés nous sont arrivés par deux canaux, l’un populaire, l’autre historique, il est rare que ces deux formes de la tradition soient complètement d’accord l’une avec l’autre.
Il ne faudrait donc pas dire, en comparant le Barbe-Bleue de la légende avec le Gilles de Rais de l’histoire, qu’ils ne sont pas deux figures différentes d’un même personnage. L’histoire nous le présente tel qu’il fut devant ses juges ; la tradition tel qu’il apparaît aux yeux du peuple. Il suffit de se rappeler ce que nous avons déjà dit en passant : qu’il n’est pas qu’un portrait de Barbe-Bleue, l’homme cruel par excellence, non seulement pour le peuple, mais encore pour les historiens, et qu’auprès de celui qu’a tracé le crayon habile et capricieux de Perrault, il en existe bien d’autres, dûs au crayon fécond du peuple, des mères, des vieillards et des nourrices.
Capricieux, le crayon de Perrault ? Oui ; et c’est sur son propre témoignage que nous le disons. Il nous assure, en effet, qu’il modifiait sans scrupule, au gré de son imagination, les récits populaires : Ce n’est pas ainsi qu’on me les racontait, quand j’étais enfant, dit-il ; le récit en durait au moins une bonne heure.
Sous sa plume, tout se transforme et l’on ne saurait découvrir ce qu’il a reçu d’autrui ou tiré de lui-même : Je vous avoue que je l’ai brodée, dit-il de l’Adroite Princesse, et que je vous l’ai contée un peu plus au long ; mais quand on dit des contes, c’est une marque que l’on n’a pas beaucoup d’affaires… d’ailleurs, il me semble que les circonstances font le plus souvent l’agrément de ces histoires badines.
Qui dira maintenant ce que la tradition lui apporta de Barbe-Bleue ? Le récit lui-même tout entier ? un nom ? les sofas, les carrosses, la vaisselle d’or et d’argent ? les miroirs où l’on se voyait depuis les pieds jusqu’à la tête ? Fugitive création que la sienne ! elle se serait perdue comme bien d’autres, s’il ne l’avait produit avec un pinceau 411admirable sur cette petite toile, que nous connaissons et qui lui assure une immortelle durée, parce qu’elle est un chef-d’œuvre. Pour ceux qui lisent, il n’y eut bientôt d’autre conte de Barbe-Bleue que celui de Perrault ; mais parmi les foyers où on ne lit pas, il a toujours circulé une multitude d’autres récits.
Car, même après celui de Perrault, le conte se présente à l’imagination du peuple avec des traits différents du sien ; le héros lui-même s’offre autrement que sous les traits d’un égorgeur de femmes. Que de fois avons-nous entendu des hommes de tout état, instruits ou ignorants, demander : On dit qu’il égorgeait ses femmes ; qu’il en a tué sept : est-ce vrai ?
Il n’est personne, qui, n’ayant pas étudié spécialement la question, ne fasse cette demande ; et quand on répond qu’il n’eut jamais qu’une femme qui lui survécut, Barbe-Bleue n’en subsiste pas moins dans l’esprit de chacun, mais tel qu’il est véritablement aux yeux du peuple, avec les traits de l’homme cruel par excellence. Ne serait-ce pas même la signification du nom mystérieux de Barbe-Bleue ? Ne serait-ce pas le sens caché du nombre sept, plus curieux encore ? Ce nombre est sacré et fatidique :
Qui numerus rerum omnium fere nodus est538.
Il joue, ce semble, dans les souvenirs et les récits populaires, pour peindre et préciser la cruauté de Barbe-Bleue, le rôle d’un véritable superlatif.
Comme ce nombre, en effet, frappe l’imagination du peuple ! Il lui rappelle une foule de souvenirs, les plus effrayants comme les plus doux. D’abord, si l’on me pardonne ce rapprochement du religieux et du profane, et pour ne citer que les principaux souvenirs auxquels il est attaché, il y a, — dans la religion, les sept solennités du Judaïsme, les sept branches du chandelier d’or, Tobic, le septième époux de Sara, les sept fils Machabées, les sept dons du Saint-Esprit, les sept douleurs de la Vierge, les sept Sacrements, les sept démons de l’Évangile, les sept Diacres, les sept sceaux de l’Apocalypse, 412les sept péchés capitaux, les sept vertus ; — au profane, les sept Âges du monde, les sept jours de la semaine, les sept couleurs du rayon lumineux, les sept planètes du système solaire, les sept notes de la musique, les sept collines de Rome, les sept merveilles du monde ; — et parmi les contes français et bretons, les sept frères du Petit-Poucet, les sept fées de la Belle au Bois Dormant, les sept filles de l’Ogre, les sept femmes du Géant, la Fille et ses sept frères, les Sept garçons et leur sœur et la barbe de Frédéric Barberousse enroulée sept fois autour de la table où repose sa tête endormie, et tant d’autres souvenirs encore ! Qui numerus rerum omnium fere nodus est.
Dans le conte et la légende de Barbe-Bleue le nombre sept est donc un nombre de prédilection, mystérieux, qui fait sur l’esprit une impression vague qu’un autre ne produirait pas, : il donne au crime une nouvelle énormité. Cela est si vrai que ce nombre n’est pas nécessaire à l’action : pour conserver au drame ce qu’il a d’horrible au fond, il suffit que le cruel seigneur ait tué plusieurs femmes, qu’elles soient suspendues au mur du cabinet noir ; que les corps puissent s’y refléter dans le sang, et la clef magique, en y tombant, en demeurer souillée : c’est ce qu’a fait Charles Perrault. Mais le peuple est plus précis que l’écrivain ; il ne sépare jamais Barbe-Bleue de ses sept femmes, et ce nombre ajoute encore à son effroi539.
Pour conclure enfin, le conte de Perrault n’est pour nous que l’un des récits bretons si multiples par la variété des circonstances, si identiques quant à l’idée qu’ils expriment. Récit breton : ce conte l’est assurément ; et même il a conservé comme une marque de son origine et un souvenir de son berceau. Anne est le nom breton par excellence ; il rappelle tous les souvenirs et toutes les gloires de la patrie et de la religion. Ce nom éclaire l’histoire du conte de Perrault d’une lumière qui se projette si loin, si loin sur son origine, 413qu’elle rend moins sombre la nuit répandue autour de sa naissance. Il n’y a pas jusqu’à cette répétition tragique du cri de la pauvre femme : Aune, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
qui ne vienne fortifier notre induction : rien n’est si fréquent, en effet, parmi les contes de la Bretagne que ces répétitions mélancoliques des mêmes mots ; mais il n’y en a aucune qui soit si émouvante et si dramatique.
Barbe-Bleue vient donc de la Bretagne. Son vrai nom, ses crimes, y sont perpétués par une tradition unanime, universelle, constante, qu’on trouve nulle part ailleurs. Toutes les autres traditions sont vagues : vague la légende de sainte Tréphine ; vagues les légendes de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Écosse, de la Perse, de Cachemire et de Zanzibar ; vagues et souvent ridicules, toujours fortuites, les analogies qu’on a imaginées, les rapprochements qu’on a faits entre le conte de Barbe-Bleue et les clefs mystérieuses, les chambres interdites, les barbes azurées et les maris terribles des diverses littératures. Où trouvera-t-on, ailleurs qu’en Vendée, en Anjou, en Poitou et en Bretagne, l’accord que nous avons signalé dans ces contrées, entre les historiens, les traditions écrites et surtout les traditions orales, la vraie, la seule autorité qui fasse définitivement foi en matière légendaire ? Où rencontrera-t-on une croyance aussi identique, aussi universelle, aussi constante, il faut dire même quelque chose de plus aussi entêtée ? Oui, l’on ira plus loin : on dira, si l’on veut, malgré tant de raisons de croire le contraire qu’il y eut avant Gilles de Rais, un Barbe-Bleue primitif, dont les traces sont effacées : que nous fait aujourd’hui ce Barbe-Bleue préhistorique ? Aujourd’hui et depuis longtemps, pour le peuple de l’Anjou, du Poitou, de la Vendée et de la Bretagne, il n’y a qu’un véritable Barbe-Bleue, Gilles de Rais, ou pour mieux dire, le seigneur de Champtocé, de Tiffauges, de Pouzauges et de Machecoul. De ce Barbe-Bleue 414le souvenir est resté vivant à nos foyers ; nos mémoires en sont pleines : c’est l’homme cruel, méchant, redoutable entre tous les hommes. Les affirmations contraires à cette tradition, quelque savantes qu’elles puissent être, ne feront jamais prévaloir une croyance opposée chez des peuples, qui ont reçu les choses de si loin et de si bonnes sources. Lorsque les choses du vieux temps leur viennent, selon le mot de M. Renan, par deux canaux, celui des traditions locales et celui des critiques savantes, et qu’elles sont différentes entre elles bien que se rapportant à un même objet, ils n’hésitent pas à faire leur choix : les étrangers après la famille, les historiens nouveaux-venus après les vieux conteurs du foyer ! Et, faisant ainsi, ils se conduisent en fils respectueux et en hommes sensés.
Notes
- [473]
Pantagruel, l. IV, chap. XLVIII.
- [474]
Petit de Julleville, Hist. du théâtre français, t. I, p. 162 :
De la femme que Nostre-Dame garda d’être arsée.
- [475]
D. Lobineau, Armand Guéraud, Désormeaux. l. c. I. 126.
- [476]
Jean Chartier, l. c.
- [477]
Wallon, Hist. de Jeanne d’Arc, II, p. 337.
- [478]
Éd. 1532, p. 168.
- [479]
Hist. de Nantes, I, p. 539.
- [480]
In-4°, 1837, t. I.
- [481]
De la Démonologie, 1570. Ce livre est dédié à l’historien de Thou.
- [482]
D’Argentré, in-folio, p. 790.
- [483]
D’Argentré, l. c., p. 795.
- [484]
D. Lobineau, p. 219.
- [485]
Hist. de France, t. XV.
- [486]
Des portraits de Gilles de Rais, il n’existe que deux aujourd’hui. Le premier, qui remonte peut-être au XVe siècle, se trouve dans les Antiquités françaises de Dom Montfaucon : Gilles y est représenté en guerrier. Malheureusement les traits du visage sont bien imparfaits. Ce que ce portrait a de curieux consiste dans les détails de l’armure. Gilles est représenté à cheval, couvert de toutes ses armes de bataille, l’épée à la main, s’élançant à l’ennemi ; son casque balance un plumet ondoyant ; le cheval est caparaçonné aux armes de Rais et de Laval. Antiq. franç., t. III, p. 277.
Le second fait partie de la fameuse galerie des maréchaux de France, à Versailles. C’est une œuvre moderne et d’imagination. Il fut peint par Féron et gravé par Lerouge.
- [487]
Michelet, l. c.
- [488]
Pline, Hist. nat., VII, 6.
- [489]
Hist. de la maison de Montmorency, t. I, p. 125.
- [490]
Monstrelet, l. c.
- [491]
Lettres d’adjornement en cas d’appel [du procès du mareschal Gilles de Rays] adroissantes au duc [de Bretagne].
Original en parchemin jadis scellé sur queue simple, tiré du chartrier de Thouars.
- [492]
Acte de cession de Champtocé et d’Ingrandes, par le roi René an duc de Bretagne, v. Du Paz, p. 220, etc.
- [493]
Mémoire des Héritiers, f° 27, r°.
- [494]
Jean Chartier, éd. in-fol, 1661, p. 107.
- [495]
Marchegay, Documents relatifs à Prigent de Coëtivy, p. 30.
- [496]
Lettres de rémission accordées à Roger de Bricqueville.
- [497]
Voir aussi et surtout les Lettres patentes de Charles VII, 13 janvier 1446, Chartrier de Thouars ; Cartul. de Rais, n° 258.
- [498]
Lettres patentes de Charles VII, 13 janvier 1446.
- [499]
Proc. civ., f° 319, r°, Armand Guéraud l’affirme et sur la foi des Procès ; or, il n’y a rien, absolument rien, dans les deux Procès, qui fasse même soupçonner cette brutalité.
- [500]
Quant à prétendre, comme d’autres, que Gilles respecta sa femme comme un chevalier du temps de Dunois respectait sa dame, c’est une assertion absolument fausse, à laquelle on peut opposer et le caractère de Gilles, et ses passions cruelles, et l’éloignement où il tenait tous ses parents, et les démarches enfin qu’ils firent contre lui et dont l’effet excita en lui tant de colères. — V. les Lettres patentes de Charles VII du 13 janvier 1446.
- [501]
Prével, Hist. de Tiffauges, p. 150.
- [502]
Les lettres patentes de Charles VII, du 13 janvier 1446, donnent à Marie l’âge de 4 ou 5 ans à la mort de son père : mais cet âge est invraisemblable : il y a évidemment une faute de copiste.
- [503]
Du Paz se trompe en disant que Marie était mariée du vivant de son père. Du Paz, p. 226.
- [504]
Documents relatifs à Prigent de Coëtivy, p. 47.
- [505]
Les armoiries de Prigent, qui avaient les mêmes émaux que celles de Rais étaient :
fascé d’or et de sable de six pièces.
V. plus bas les modifications apportées à cette clause. - [506]
D’après le P. Anselme, Prigent de Coëtivy aurait épousé Marie de Rais en 1441
le roi estant à Limoges, allant à Tortas
: mention qui prouve que ce chiffre vient d’une faute d’impression. V. du reste pour la journée de Tortas la Chronique de Monstrelet, VII, 51. - [507]
Accord avec la famille de Rais, du 26 juillet 1443, par lequel Prigent de Coëtivy, est autorisé, mais seul, à l’exclusion de ses héritiers collatéraux, à porter les armes de sa femme, écartelées avec celles de Coëtivy. Documents relatifs à Pr. de Coëtivy, p. 58, 59, 60, 61, 62 ; copie contemporaine sur papier. — Biblioth. de Nantes, mss, n° 57,750. — Trés. des chartres de Bretagne, arm. P, cass. E, inv. 39.
- [508]
Bl. mant., vol. 48. — B, f° 25.
Pièces concernant la Bretagne.
— 1440-1460, Orig. tiré des archives du château de Blois. Vu et collat. confor. au texte de la Bibliothèque. — L. Paris. - [509]
Pièces concernant la Bretagne et la maison de Rohan, II, 1448. — 1450. — 24 août 1443. —
Vu, collé et certifié conforme au texte de la Bibl. imp.
— Coll. des Bl. mant., vol. 48 B, f° 33. — Louis Paris. - [510]
Cart. des sires de Rais, n° 316 ; Rev. des Prov. de l’Ouest, t. III, p. 755.
- [511]
J. Chartier.
- [512]
L’auteur anonyme d’une méchante histoire des seigneurs de Laval (Foucault), prend ici le change et rapporte cette inscription à Marie de Rais,
malheureuse femme de Gilles de Laval
, c’est-à-dire de Rais. - [513]
Tiré des Archives de Thouars, par M. P. Marchegay.
- [514]
M. Marchegay.
- [515]
Marchegay, Documents relatifs à Prigent de Coëtivy, p. 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44. — 1450, 1451, du 6 mars au 12 janvier. Extrait d’un compte intitulé et original, qui forme un cahier de 20 feuillets eu papier.
- [516]
Déols est une ancienne ville, aujourd’hui bourgade, à une demi-lieue de Châteauroux (Indre).
- [517]
D’Argentré, Hist. de Bret., p. 795.
- [518]
T. XX, p. 973. — Ce travail comprend six pages et n’a d’autre mérite que celui d’une érudition rare. M. Deulin a indiqué tous les contes divers qui offrent quelques rapports avec Barbe-Bleue. Les conséquences qu’il en tire sont loin d’être incontestables, comme la suite de ce travail le fera voir.
- [519]
Ch. Deulin, l. c., p. 976.
- [520]
Traduction Langlois, t. IV, p. 170.
- [521]
De Gubernatis, Mythologie zoologique, t. I, p. 182.
- [522]
Mythologie zoologique, t. II, p. 36.
- [523]
P. 155 ; Éd. Souvestre ; Brest, 1835.
- [524]
Il prend Ma Mère l’Oye pour un auteur.
- [525]
Abel Hugo, France pittoresque, 1885, in-4°, t. II, p. 165.
- [526]
Vie des Saints de la Bretagne Armorique ; Rennes, 1680, in-4°, p. 16.
- [527]
D. Lobineau, Hist. de Bretagne, in-fol., p. 75. — Alain Bouchard, Grandes Cronicques, in-fol., Nantes, 1531, p. 52.
- [528]
Écho du Morbihan du 19 janvier 1850, et Bulletin archéol. de l’Association bretonne, 1850, 2e vol., p. 133.
- [529]
Ar. Guéraud, l. c.
- [530]
Statistiques archéologiques de l’arrondissement de Pontivy ; article : Napoléonville. — Assertion communiquée par l’auteur.
- [531]
Le texte est en breton.
- [532]
Jean de Malestroit avait été d’abord évêque de Saint-Brieuc.
- [533]
Sur les pardons, V. Hersart de la Villemarqué, Barzaz-Breiz. — Chants populaires de la Bretagne, p. LXXVII et suivantes de l’introduction. C’étaient des fêtes religieuses, populaires, originales, que cet auteur a curieusement dépeintes.
- [534]
On a vu que c’étaient les deux seules choses dont Gilles se réservait toujours la propriété.
- [535]
C’est ce qu’il y a de plus important dans cette légende.
- [536]
En ce moment même se publie dans les Échos du Bocage Vendéen, revue illustrée, un article sur le château de Tiffauges, de Gilles de Rais, surnommé plus tard Barbe-Bleue, par M. Mignen, docteur-médecin à Montaigu. Je lis dans la même revue ces deux vers d’un sonnet du Dr Hébert, de Tiffauges, parlant du château de Barbe-Bleue :
Longtemps les pèlerins, au cours de leur voyage,
Craintifs, se sont signés en entendant ton nom.
- [537]
Si nous en croyons l’autorité d’un homme, qui fait foi en matière d’antiquités, il n’est pas jusqu’à la peinture qui n’ait consacré le souvenir de Barbe-Bleue, confondu avec celui de Gilles de Rais. M. Benjamin Fillon, si versé dans les antiquités poitevines et vendéennes, atteste avoir vu jadis, dans la chapelle du manoir d’Asson, situé entre Montaigu et Tiffauges, d’anciennes peintures murales représentant l’histoire de Barbe-Bleue. Souvenir précieux : les d’Asson, en effet, sont issus de la famille de Laval. Ce souvenir atteste donc les traditions de la famille de Gilles de Rais lui-même. Nous avons visité l’humide chapelle hélas ! je ne sais quel artiste en a fait badigeonner les murs à la chaux blanche. Cependant on devine encore qu’ils étaient peints : la voûte de bois représente l’azur du ciel, illuminé de nombreuses étoiles d’or. Or, on sait que, dans toutes les églises et les chapelles de ce genre, qui sont encore assez nombreuses dans nos contrées, quand la voûte était peinte, les murailles l’étaient également. Sans vouloir tirer du témoignage de M. Benjamin Fillon une preuve décisive, puisque les peintures n’existent plus, son nom, sa science, l’exactitude scrupuleuse qu’il apportait dans ses recherches, ne permettent pas cependant de rejeter complètement son autorité.
Citons enfin comme dernière preuve de nos traditions locales, un témoignage inattendu, apporté par les édiles d’une petite ville où rien n’est étranger de tout ce qui regarde la tradition de Barbe-Bleue. Voici ce qu’on lisait au mois de septembre 1882, dans toutes les communes de la Vendée et de la Bretagne qui avoisinent dix lieues à la ronde la petite ville de Montaigu.
Ville de Montaigu
(Vendée)
Dimanche, 24 septembre 1882
Cavalcade historiqueVisite de Charles VII et de la reine Marguerite d’Anjou, sa femme, à leur sœur, Marguerite de Valois et à leur beau-frère, Jean de Belleville, son mari, seigneur et dame de Montaigu, et à la petite reine Odette.
Charles VII, dit le Victorieux ou le Bien-Servi, est accompagné de la Pucelle d’Orléans (!) et de ses grands capitaines : Dunois, La Trémoille, Xaintrailles, La Hire, Gilles de Rais, dit Barbe-Bleue, seigneur de Machecoul, de Pouzauges et de Tiffauges.
Marguerite d’Anjou est suivie des demoiselles de sa cour, entre autres d’Agnès Sorel, sa dame d’honneur, amie intime de Madame de Belleville.
Jacques Cœur, argentier du roi, apporte les 20,000 agnels ou moutons d’or promis à Madame de Belleville pour sa dot.
On suppose que les organisateurs de cette cavalcade historique ne s’étaient guère préoccupés de se mettre d’accord avec l’histoire. Mais qui songe à leur reprocher quelques minces anachronismes, quelques maigres invraisemblances ? Une fête publique n’est pas un cours d’histoire et la foule ne se présente point comme des étudiants pointilleux et chagrins. Personne, même parmi les plus savants, n’a poussé la pédanterie jusqu’à rire de cette science historique ; mais personne non plus, ni parmi les lettrés ni dans le peuple accouru de tous côtés, n’a contredit à Gilles de Rais, produit aux yeux émerveillés comme le Barbe-Bleue d’autrefois et admiré comme tel par la foule ébahie.
- [538]
Cicéron, Songe de Scipion.
- [539]
On se souvient de cet homme, de Tiffauges qui, venu à Machecoul à la recherche de son fils, disait
que pour un enfant disparu au pays de Machecoul, il y en avait sept aux environs de Tiffauges.
- [b]
Tombeau de François II de Bretagne par Michel Colombe (1430-1515) :
(Cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul à Nantes)