Texte : Chapitres 9-12
246IX Procès de Gilles. — Les juges. — Les documents.
Gilles de Rais, remis entre les mains de la justice, fut renfermé dans une des chambres supérieures du château de la Tour-Neuve de Nantes, où il demeura pendant toute la durée du procès. La plupart des historiens et des biographes, les traditions populaires sur le château de Nantes, désignent la tour Mercœur comme ayant été la prison du maréchal de Rais, durant les débats judiciaires. Chaplain lui-même410 est tombé dans l’erreur commune. Il est vrai qu’il a étudié les documents avec une étrange légèreté, dont il y a partout dans son travail de nombreuses et curieuses traces : un peu d’attention cependant lui eût suffi pour éviter cette erreur. Les détails, en effet, que le procès nous fournit sur les lieux, où se passèrent les débats ecclésiastiques, démontrent clairement que le maréchal de Rais ne fut pas mis aux prisons communes, avec les prisonniers de bas étage411. Tous ses complices avaient été traités sans ménagements ; Blanchet, Poitou, Henriet et Prélati lui-même avaient été jetés sans distinction dans les cachots ordinaires aux criminels. Mais la haute position de Gilles, seigneur de Rais et maréchal de France, peut-être aussi l’ancienne amitié de ceux qui étaient devenus ses juges, lui valurent d’être traité 247avec des égards particuliers : on lui assigna pour prison, dans le château de la Tour-Neuve, une chambre haute, où l’air et la lumière entraient librement. Il y resta pendant plus d’un mois entier que durèrent les débats. C’est là qu’il prenait ses repas et son sommeil ; c’est là aussi qu’il fit ses premiers aveux devant l’évêque de Saint-Brieuc et Pierre de l’Hospital, président de Bretagne, délégués à cet effet par l’évêque de Nantes et par le vice-inquisiteur.
Cette chambre ne ressemblait nullement à la sombre prison de la tour Mercœur, où furent, dit-on, enfermés Gilles de Rais, surnommé Barbe-Bleue, et, après lui, le duc de Mercœur et l’homonyme du maréchal, le fameux cardinal de Retz ; car un mot indique suffisamment que cette chambre était en rapport avec l’illustre personnage qui l’habitait : condecenti. Elle était élevée ; car, pour se rendre de cette chambre dans la salle où attendent les juges, l’évêque de Saint-Brieuc et le président de Bretagne sont obligés de descendre. Or, la tour Mercœur n’avait pas d’étage. Située au nord-ouest du château, elle était baignée autrefois par les eaux de la Loire ; des deux larges fenêtres qui l’éclairaient, aujourd’hui l’une est murée ; la croix traditionnelle, qui en partage l’ouverture, est réunie aux murs des deux côtés par d’énormes grilles de fer ; l’entrée en est défendue par une porte également de fer ; la salle, spacieuse et sombre, se recourbe sur la tête en voûte inébranlable de granit, aux nervures puissantes : rien n’autorise donc sur ce point les dires des biographes, des dictionnaires et des romanciers ; et s’il y a quelque fondement à la tradition populaire, on ne peut le rencontrer nulle part : tout au plus pourrait-on admettre que Gilles de Rais, jugé et reconnu coupable, y fut renfermé l’espace d’une nuit, entre sa condamnation et sa mort, au retour du Bouffay, où fut rendue la sentence qui le livrait aux flammes du bûcher. Il est vrai que rien ne s’oppose à cette supposition ; et l’histoire laisse un libre champ à l’imagination sur un sujet, qui n’offre d’ailleurs d’intérêt qu’aux visiteurs du château de la Tour-Neuve de Nantes.
248Pour le double procès qui allait s’ouvrir, les juges étaient désignés d’avance et par l’enquête qui avait été faite et par les droits inhérents à la charge de chacun d’eux. Deux tribunaux s’organisèrent : l’un, ecclésiastique, pour juger les crimes qui étaient du for de l’Église ; l’autre, civil, pour juger ceux qui relevaient de l’État. Il ne faut donc pas dire avec Vallet de Viriville :
L’Inquisition s’adjoignit au juge séculier. Gilles de Rais fut ainsi déféré au Grand Juge de Bretagne, assisté de l’évêque diocésain et du vicaire du Saint Office.
Encore une fois, ce fut l’évêque, qui ouvrit le procès ; le juge séculier le suivit ; et d’Argentré est plus dans le vrai lorsqu’il dit :
Son procès fut fait par le juge d’Église… assistant le juge séculier, comme étant plusieurs desdits crimes de la connaissance de l’un et de l’autre412.
Jean de Malestroit, ancien évêque de Saint-Brieuc, évêque de Nantes depuis 1419, était d’une illustre famille de Bretagne, en qui la grandeur du nom se trouvait encore rehaussée par l’éclat des charges. Depuis vingt ans déjà, il était évêque de Nantes, lorsque se présenta la cause célèbre à laquelle son nom demeurera éternellement attaché413. Proche parent, chancelier et principal conseiller du duc de Bretagne, sa parenté et sa haute situation lui donnaient le pouvoir d’agir avec efficacité sur l’esprit de Jean V ; enfin, comme il était placé par sa charge épiscopale au-dessus de toute haine particulière, il avait, pour agir avec fermeté contre le maréchal, toute la liberté et l’énergie que donne l’indépendance. Aussi l’histoire se plaît à lui rapporter l’initiative de ce grand procès, et cette initiative est toute à sa louange. Alors que tout le monde hésite encore autour du maréchal, l’évêque juge provoque en secret une enquête sévère sur la vie du puissant et terrible baron ; ce qu’il y déploie d’activité et de précautions est extraordinaire ; ni les visites épiscopales, ni les interrogatoires, ni l’étude des dépositions faites par les 249témoins, ni l’envoi de commissaires et de procureurs spéciaux dans toutes les parties du diocèse, ni tous les devoirs qui lui incombent en raison de son triple devoir de juge, de pasteur et de père, rien n’est omis ; la voix de l’amitié, l’éclat de la puissance ne l’arrêtent pas414 ; en l’espace de quelques mois, toutes les pièces à l’appui de l’accusation sont réunies ; le coupable est arrêté ; à partir de ce moment, le juge siège presque tous les jours à son tribunal, et, sans se laisser plus toucher par les menaces que par les larmes du coupable, il déchire impitoyablement le voile épais qui recouvre huit années de crimes, sans vouloir s’arrêter qu’il n’ait rempli tout son devoir et vengé Dieu, la foi, la nature, la faiblesse. Car l’indulgence envers les coupables est une trahison envers l’innocence.
Cette énergie toutefois à poursuivre le crime n’a rien de farouche, et la rigueur inflexible du juge est tempérée par la compassion du prêtre. Rien ne saurait lui arracher ce grand coupable ; mais il tâche d’amollir cette nature endurcie et de transformer par un sincère repentir cette âme défigurée par le mal. Le salut du coupable compte pour beaucoup dans sa sévérité et l’adoucit par une charité manifeste ; il frappe le criminel, mais pour l’amener à repentance ; le meurtrier mourra converti à Dieu et à la vertu, s’il ne tient qu’aux exhortations et aux prières de son juge. Aussi, quand, dans le cours de ce procès, l’accusé, de hautain et de dédaigneux qu’il a paru dans les premiers jours, se fait humble et soumis, et que du rocher jaillissent tout à coup les larmes ; quand Gilles tombe à genoux, demandant pardon et miséricorde, le prêtre prend la place du juge, le relève, panse ses plaies, lui rend, au nom de la sainte Église, place parmi les fidèles, en le rétablissant par une sentence solennelle dans la pleine possession de ses privilèges perdus. Quand plus tard encore, à la veille de sa mort, après avoir confessé ses péchés au tribunal de la Pénitence et avoir reçu la sainte 250Eucharistie, Gilles obtient une dernière grâce, une procession solennelle du clergé et du peuple de Nantes pour lui mériter le pardon de ses grands forfaits, on sent que le père s’émeut, que son cœur s’ouvre à la joie causée par un changement si inespéré ; que son âme, enfin, par ce repentir si spontané, est consolée des amertumes inévitables de semblables débats415.
Dès le 19 septembre, l’évêque de Nantes s’adjoignit, mais du consentement même de Gilles416, un juge dont les pouvoirs et le rôle furent considérables à côté de ceux de Jean de Malestroit417. C’était frère Jean Blouyn, de l’Ordre des Frères-Prêcheurs, du couvent de Nantes. En l’année 1426, il avait été délégué par le grand inquisiteur de France, Guillaume Mérici, comme vice-inquisiteur pour la ville et le diocèse de Nantes. Jean Blouyn était âgé de quarante ans et remplissait les devoirs de sa charge avec une modération, une fermeté, une droiture et un jugement dignes de tout éloge et appréciés de tout le monde.
Comme promoteur, dont la charge était analogue à l’office de notre ministère public, l’évêque nomma Guillaume Chapeillon, curé de Saint-Nicolas de Nantes, qui déjà avait partagé, avec Jean de Malestroit, tous les soucis de l’enquête secrète : homme de talent et d’énergie, en lui toute autre qualité fut dominée par une ardeur étonnante à poursuivre le crime et une fermeté inébranlable au milieu même des plus violents emportements de l’accusé. Les principaux assesseurs furent Guillaume de Malestroit, évêque nommé du Mans, Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc418, Denis de la Lohérie, évêque de Saint-Lô419, Jacques de Pencoetdic, official 251de l’église de Nantes ; Pierre de l’Hospital, président de Bretagne, qui dirigea les débats civils, assista comme témoin dans les Procédures ecclésiastiques et joua un rôle assez important dans les interrogatoires de Gilles et de ses complices ; Robin Guillaumet enfin, notaire public, remplit l’office d’huissier ; et quatre autres notaires, l’office de greffiers : c’étaient Jean Delaunay, Jean Petit, Guillaume Lesné et Nicolas Géraud.
Voilà donc le tribunal ; tout s’y fait sous les ordres de l’évêque, et l’évêque lui-même est aux ordres de la justice. L’ouverture des débats est ainsi préparée pour le 19 septembre, cinq jours après l’arrestation du maréchal au château de Machecoul. Mais, avant que le procès se déroule devant nos yeux, il importe d’examiner de plus près la valeur des documents, dont le texte inédit est la principale source de cette histoire.
Les deux procès du maréchal de Rais n’ont jamais été publiés ; ils sont racontés très sommairement dans le recueil des Causes célèbres, et indiqués seulement dans les diverses Histoires de France : Michelet est le seul écrivain qui ait donné rapidement une idée des crimes du cruel baron. Les pièces originales de ce procès célèbre forment deux parties bien distinctes, comme les procédures dont elles contiennent les débats : l’une, écrite en latin, est la relation officielle du procès ecclésiastique ; l’autre, écrite en français, est la relation officielle du procès civil420.
252Telles sont donc les grandes sources de cette histoire. Elles remontent aux jours mêmes du double procès fait au maréchal de Rais. Mais sont-elles aussi pures qu’authentiques ? Comme nous l’avons dit, trois greffiers. furent spécialement attachés à la rédaction des procès-verbaux des séances : ce furent, pour les procédures ecclésiastiques, Jean Delaunay, Jean Petit et Guillaume Lesné ; un quatrième, Nicolas Géraud, leur fut plusieurs fois adjoint. Ensemble ils assistaient aux débats, prenant note des délibérations, des questions et des réponses ; ensemble aussi, le soir, et le plus souvent à la requête du promoteur, ils collationnaient leurs notes et donnaient au procès-verbal sa dernière forme, sous les yeux de l’évêque, de l’inquisiteur et surtout du promoteur, auquel 253ils en remettaient une ou plusieurs copies421. L’enquête et le procès civils eurent des rédacteurs différents : le plus connu et celui qui reparaît le plus souvent dans l’enquête civile, non publique, a nom Jean de Touscheronde, commissaire du duc de Bretagne en cette matière422
. Il eut parfois comme assesseurs, dans les interrogations faites aux témoins, Nicolas Château, Michel Éveillard et Jean Coppegorge ; mais c’est toujours lui qui préside les audiences ; c’est de lui surtout que vient à ce document son autorité. Tels furent les rédacteurs des deux procès-verbaux. Aucun document particulier ne nous assure de leur véracité, dont il est pourtant impossible de douter un seul instant. Telle est, en effet, la nature 254de la cause ; il y a dans le récit des crimes et des débats tant de marques de sincérité ; les faits ont été mis dans une telle lumière, exposés aux yeux d’une foule si nombreuse ; le caractère des personnes mêlées aux procédures est si respectable ; la famille de l’accusé était si intéressée à ne pas laisser triompher le mensonge, que l’on ne peut pas plus douter de la véracité des scribes que de l’authenticité de leur œuvre. Rien, dans toutes les formes requises par le droit et la jurisprudence alors en vigueur, n’a manqué à ce procès.
Dans une semblable cause, il fallait mettre au jour les antécédents de l’accusé et ouvrir une enquête sur sa réputation parmi les populations, ses victimes : cette enquête avait été faite, et rien n’avait manqué, ni en prudence, ni en activité, dans ces démarches nécessaires. Prévenue par des autorités très graves avant l’arrestation du maréchal, la cause fut plus appuyée encore durant le cours des débats : les preuves se multiplièrent, palpables comme le fer, évidentes comme la clarté du jour ; la vérité enfin s’était illuminée aux aveux de Gilles et de ses complices. Bien plus, et comme pour couper court à toute objection, l’abandon où fut laissé le coupable ne permet pas même d’élever un soupçon sur ce point. Riche et puissant comme il l’était, maréchal de France, conseiller de Charles VII, ami de Jean V, duc de Bretagne, ami de Richemont, si fidèle aux siens, si jaloux de la justice, on ne peut croire, qu’innocent, tant de titres à la protection du pouvoir civil ne l’eussent pas défendu ; on ne peut croire que sa famille, déshonorée par la honte de sa vie et de sa mort, n’aurait rien fait pour le sauver du supplice. Aurait-elle été impuissante à éteindre les flammes du bûcher, elle eût plutôt, après sa mort, pour venger son innocence, vendu jusqu’au dernier lambeau de terre qui fût resté des prodigalités de Gilles ; et ce n’eut pas été acheter trop cher la réparation de l’honneur souillé par le souvenir d’une pareille condamnation. Monstrelet a dit de sa mort :
Pour la mort dudit seigneur de Rais, grand-partie de nobles dudit pays de Bretagne, et espécialement ceux de 255son lignage en eurent au cœur très grant douleur et tristesse423.
Douleur et tristesse bien fondées, puisqu’ils ne purent le sauver ; et croit-on qu’ils ne l’auraient pas fait, s’ils l’avaient espéré, ou du moins s’ils l’avaient pu ? Car sa famille, s’il faut en croire un document nouvellement publié et que nous retrouverons plus tard, osa un instant, dans le temps même où l’on commençait à s’agiter autour de la réhabilitation de Jeanne d’Arc, concevoir l’espérance d’une réhabilitation de la mémoire de Gilles de Rais. Mais la justice d’un prince, quelques jours seulement avant le supplice, l’ami le plus fidèle du maréchal, en unissant ses coups à ceux de la justice de l’Église, justifiait les juges ecclésiastiques ; et cette justice elle-même mettait Jean V à l’abri de tout soupçon d’animosité contre le maréchal. Les débats avaient eu lieu au grand jour, les aveux des coupables avaient été publics ; la cause portée à la connaissance de tout le peuple ; l’illusion ou l’espérance de la famille de Gilles fut de courte durée. Bien timides d’ailleurs avaient été ces tentatives, dont les traces sont presque effacées : il en est de Gilles de Rais comme de certains personnages ; la honte dont ils sont couverts est telle, si infamante est la tache qu’ils portent imprimée au front, qu’ils ne sauraient sortir à la lumière sans provoquer l’indignation ; ils se hâtent de rentrer dans l’obscurité, car ils se sentent maudits : Gilles de Rais est du nombre de ces hommes-là. L’évidence de ses crimes a tellement frappé les yeux des historiens, qu’ils en ont tous parlé en termes violents : Crimes tellement étranges, dit M. Henri Martin, que cet âge de fer, qui semblait ne pouvoir s’étonner de rien en fait de mal, en avait été frappé de stupeur ; l’imagination la plus monstrueusement dépravée n’avait sans doute jamais rêvé ce que révélèrent ces débats.
Ces forfaits font pousser à Michelet des cris d’horreur, et M. P. Lacroix a pu écrire en toute vérité qu’il n’y a qu’un homme au monde qui ait égalé, sinon surpassé 256le maréchal de Rais en fait de dépravation morale, le marquis de Sade
; encore faut-il craindre que l’histoire ne soit ici bien au-dessous de la vérité.
Un dernier mot est ici nécessaire avant d’achever ce que nous avions à dire des juges et des procès. L’étude de ces documents fait ressortir, aux yeux même des moins attentifs, la prudence, la modération et la justice du tribunal ecclésiastique, qui jugea le maréchal de Rais. Sans examiner si, dans ce procès, par considération pour un homme si haut placé, le tribunal dérogea aux règles ordinaires de la justice ecclésiastique, il est bon cependant de faire remarquer que rarement, à cette époque, les juges n’accordèrent mieux la faveur avec la justice, la fermeté avec la modération, les sévérités de l’accusation avec les droits de la défense. Du commencement de ce procès jusqu’à la fin, on voit se déployer un luxe de précautions qui fait le plus grand honneur à la justice : les séances sont fréquentes, les interrogatoires multipliés ; tout se passe, non point dans l’ombre d’un palais ducal, comme à Venise, mais dans la pleine lumière du jour, sous les yeux de la foule ; bien loin d’en appeler à des personnes infâmes
, comme aux seuls témoins entendus par les tribunaux d’alors
, c’est des personnes les plus honorables qu’on recueille les dépositions ; ces plaintes, au lieu d’être cachées à l’accusé, lui sont communiquées publiquement et lues plusieurs fois en latin et en langue vulgaire ; il est lui-même confronté avec les coaccusés, ses complices, appelés comme témoins, et dont plusieurs ne sont pas autre chose en réalité424 ; non-seulement on lui 257permet de combattre les conclusions prises contre lui, mais on emploie même les prières, et lorsque les prières ne produisent pas leur effet, on se fait des plus graves menaces un motif pour l’obliger à présenter sa défense ou à s’avouer coupable. Bien plus encore, on le laisse libre de poser lui-même les questions aux témoins ; l’excommunication enfin est lancée contre lui, uniquement parce qu’il refuse de se défendre ; on ne décide rien, en un mot, on ne s’arrête à aucune résolution, que tout n’ait été placé dans une pleine et pure lumière. De violence, nulle part ; la question même n’est qu’une menace, même contre ses complices, quels qu’ils soient, même contre Henriet et Poitou, exécutés avec lui, deux misérables de bas étage425. On délibère longtemps pour 258savoir si on la lui appliquera ; et, quand on s’y est arrêté, il suffit à Gilles d’une prière, il suffit qu’il promette de parler enfin et d’avouer ses crimes pour obtenir un délai ; en tout cas, si la torture lui doit être appliquée, ce ne sera qu’après avoir entendu tous les témoins et déchiré tous les voiles. La passion donc n’apparaît nulle part dans ces débats ; partout, au contraire, règnent la justice, la prudence, la modération. Si tout n’est pas encore parfait dans cette procédure, tout non plus n’y est donc pas mauvais426.
Pour conclure, disons donc que les procès-verbaux de 259cette cause célèbre portent en eux les caractères d’authenticité et de vérité qu’on est en droit d’attendre de la justice. On doit donc en recevoir tous les renseignements sans défiance et sans prévention, avec une foi entière ; car, ainsi que l’a dit un ancien, si la prévention n’y voit guère, l’aversion n’y voit goutte.
Le procès du maréchal de Rais est en toutes choses le contre-pied de celui de Jeanne d’Arc. Tous deux composent les procédures des deux plus célèbres causes du moyen âge et peut-être aussi des temps modernes ; mais celui de Jeanne d’Arc fut une œuvre de passion et de mensonge, l’œuvre d’un parti haineux, longtemps vainqueur, qui se vengeait enfin cruellement de ses défaites427 ; celui de Gilles de Rais, le compagnon d’armes de la Pucelle, fut une œuvre de calme, de vérité, l’œuvre du parti de la justice au service de la faiblesse, qui se vengeait enfin de ses souffrances et de ses larmes.
260X Procès de Gilles. — Procédures ecclésiastiques. — Les premières séances. — L’accusation.
À proprement parler, les procédures ne commencèrent que le 14 octobre ; toutefois, il y eut avant cette date plusieurs séances, où Gilles de Rais et les témoins comparurent. La première, à laquelle assistèrent seuls l’évêque, le promoteur et deux autres personnes ecclésiastiques, eut lieu, le 19 septembre, qui était le jour fixé par l’assignation, dans la grande salle du château de la Tour-Neuve. C’était la première fois que Gilles de Rais se trouvait en présence de ses juges. Le promoteur, Guillaume Chapeillon, rappela l’assignation, qui avait été faite à l’accusé, au moment de son arrestation, par Robin Guillaumet, clerc de l’église de Nantes et notaire remplissant l’office d’huissier, et la renouvela lui-même devant l’évêque ; puis il porta contre le baron plusieurs chefs d’accusation qui touchaient le crime d’hérésie. C’était peut-être une habileté, aux ruses de laquelle Gilles de Rais se laissa prendre. Car il est à remarquer que le promoteur ne fait pas même allusion aux crimes commis sur les enfants, et qui constituaient, on s’en souvient, le premier et principal chef d’accusation dans les lettres du 13 septembre 1440. Aussi, en entendant les crimes articulés contre lui, Gilles s’empressa de déclarer qu’il consentait volontiers à comparaître 261devant l’évêque de Nantes comme devant son juge : Il reconnaissait d’avance, ajoutait-il, tout autre juge ecclésiastique et il se faisait fort de se laver de telles accusations en présence de n’importe quel inquisiteur.
Par un défi si plein d’assurance, le maréchal manifestait une fermeté, qui, sans aucun doute, n’était pas au fond de son cœur ; mais, en affectant de se dire innocent, il espérait en imposer à ses juges par une tranquillité apparente. Encore quelques jours, en effet, et ce calme dont il fait parade, au trouble de son âme s’évanouira, aussi bien dans ses paroles que dans ses actes : celui qui paraît aujourd’hui si soumis à ses juges deviendra un révolté, aussi dédaigneux de leur juridiction qu’il avait été empressé à la reconnaître. Dans cette occasion, Jean de Malestroit, se rendant à ses désirs, appela vers lui comme juge auxiliaire, frère Jean Blouyn, de l’Ordre des Frères-Prêcheurs, vice-inquisiteur de la foi pour le diocèse de Nantes ; puis il renvoya au 28 septembre l’audition des témoins pour les deux parties428.
Le mercredi, 28 septembre, le tribunal se réunit de nouveau au complet dans la chapelle du manoir
épiscopal de l’évêque de Nantes. Devant l’évêque, Jean de Malestroit, le vice-inquisiteur, et les quatre notaires, greffiers de la cour ecclésiastique429 comparurent les témoins à charge. Michelet a fait, en quelques traits, le tableau saisissant de ces dépositions douloureuses, nous montrant
une foule de témoins, pauvres gens, qui venaient à la file, pleurant et sanglotant, raconter avec détails comment leurs enfants avaient été enlevés430.
Leurs larmes et leurs gémissements ajoutaient encore à l’horreur des crimes qu’ils venaient dévoiler, et l’étendue de leur malheur se mesurait à celle de leur peine. 262Aussi, quand, de larmes fatigués, mais non pas rassasiés de vengeance, ils supplièrent les juges de prendre en main leur défense et d’apporter un prompt remède (celeriter) à de si grands maux, tous les assistants, émus jusques aux larmes, depuis longtemps étaient gagnés à leur cause ; la prière de ces infortunés était exaucée. D’ailleurs, les neuf témoins nantais, qui parurent dans cette circonstance431, n’apprirent rien aux juges que ceux-ci ne savaient déjà : on se souvient, en effet, que la plupart d’entre eux ont déjà été nommés dans les lettres d’assignation du 13 septembre. Mais, au 28 septembre et devant le tribunal, leurs déclarations prenaient un caractère d’authenticité et d’importance qu’elles ne pouvaient avoir, faites en secret, même par-devant l’évêque de Nantes ou ses commissaires : voilà pourquoi ces dépositions avaient été renouvelées publiquement.
À ces réclamations pressantes contre le maréchal, les juges, très visiblement émus par les paroles, les malheurs et les larmes des témoins, déclarèrent hautement qu’ils ne pouvaient laisser de tels crimes impunis, et ils ordonnèrent à l’huissier, Robin Guillaumet, d’assigner aussitôt et définitivement Gilles de Rais à comparaître devant leur tribunal, le samedi suivant, 8 octobre, afin de répondre, en leur présence 263et en présence du promoteur désigné pour cette cause, aux accusations portées contre lui en matière de foi432.
Le samedi, 8 octobre, de nouveaux témoins comparurent devant l’évêque et le vice-inquisiteur, dans l’une des salles basses du château de la Tour-Neuve. Ni les noms de ces nouveaux témoins ni les détails de leurs plaintes ne sont consignés au procès-verbal qui nous reste : mais les crimes dénoncés sont les mêmes que précédemment ; et si l’on remarque quelque chose de particulier dans ces nouvelles dépositions, on le trouve moins dans la diversité des paroles que dans un surcroît de larmes, de cris et de sanglots qui les accompagnèrent. Si, pour juger de la violence des sentiments qui se firent jour dans cette occasion, il faut s’en rapporter aux termes qui les expriment, on doit croire que la douleur des pères et des mères éclata avec d’autant plus de violence qu’elle avait été plus longtemps comprimée par la crainte.
Ce nouvel interrogatoire avait eu lieu, comme nous venons de le dire, dans une salle basse du château de la Tour-Neuve. Aussitôt qu’il fut terminé, les juges remontèrent dans la grande chambre haute, où le tribunal se trouva réuni au complet vers l’heure de tierce433. L’attente était générale parmi les assistants ; car, après les témoins à charge, le maréchal devait comparaître devant l’évêque et le vice-inquisiteur, et les évènements, qui venaient de se passer, avaient piqué au vif la curiosité des juges et du public. Gilles parut bientôt : à sa vue, dans toute l’assemblée des assesseurs, des témoins et de la foule, qui se pressaient dans la salle des délibérations, il y eut une vive et profonde émotion. Depuis le 13 septembre, c’était la première fois que le maréchal de Rais paraissait en public : on se figure quels durent être les 264sentiments du peuple, en voyant, sur le banc des accusés, traité comme un criminel, l’homme qui lui avait pris son sang, ses plus douces, espérances ; l’homme qui depuis si longtemps était l’objet de tant de haines et le sujet de tous les entretiens. Car, bien que pendante encore, la cause, dans l’esprit du peuple, était jugée : pour lui, l’accusé était certainement le coupable. Pour les juges, il n’était encore qu’accusé ; lui, cherchait à se faire passer pour innocent. Si l’on veut savoir quelle fut l’attitude de Gilles devant ses juges, il parut la tête haute, avec un regard dédaigneux, comme aux jours de sa puissance, fort encore de l’excès de son pouvoir passé et du prestige évanoui de son nom.
Ce déploiement de dédain fut inutile. D’abord l’huissier exposa aux juges qu’il avait cité Gilles à comparaître en personne pour ce jour même, 8 octobre. Immédiatement après lui, le promoteur, séance tenante, reprit en son propre nom l’assignation faite par l’huissier et articula contre Gilles, de vive voix, tous les chefs d’accusation, se réservant, bien entendu, de les lui donner par écrit en temps et lieu convenables. Ainsi mis en demeure de répondre à l’accusation formelle portée contre lui, le maréchal de Rais brise ouvertement avec les engagements solennels qu’il avait pris le 14 septembre ; il déclare, mais seulement de vive voix et non par écrit, qu’il en appelle de l’évêque de Nantes et du vice-inquisiteur. Lors même qu’elle l’eût voulu, la justice ne pouvait se montrer faible. Sur-le-champ, ses juges lui répondent qu’un appel de cette nature, fait de vive voix et non par écrit, dans une semblable cause, est de droit nul et frivole
.
Dans une cause si grave, en effet, l’appel de Gilles était nul. Si l’on voulait faire droit à la plainte lamenteuse
des parents, on devait passer sur ses récriminations et ses colères : la justice envers les victimes exclue les faiblesses envers le bourreau. Il était évident pour les juges que l’accusé cherchait à se soustraire au tribunal, devant lequel il était légitimement cité : c’eût été s’associer à ses ruses que 265d’accéder à sa demande. Il n’aurait pu d’ailleurs en appeler qu’au pape, dont il ne prononça pas le nom ; car de songer à se soustraire à la justice de l’Église, aux mains de laquelle il était tombé, il ne pouvait avoir l’idée, si ce n’est pour échapper du même coup au châtiment. Or, si les formes du droit ne doivent jamais être supprimées, c’est quand elles offrent des garanties de justice pour les victimes et de sévérité pour le coupable. Enfin l’appel de Gilles était encore nul et frivole
parce qu’il avait déjà solennellement reconnu et accepté la juridiction de l’évêque et du vice-inquisiteur. Par conséquent, qu’il ne compte point sur un délai : une telle cause n’en souffre pas. Cependant les juges protestent qu’ils ne l’accusent point par esprit d’animosité et qu’ils ne le chargeront en quoi que ce soit par malice ou par haine. Si Michelet ose avancer, sur ce point, qu’on ne pouvait nier que ses juges ne fussent ses ennemis, et que, pour ce motif ; il les récusa434
, c’est qu’il en croit plus volontiers son imagination que la vérité. Ses ennemis, rien ne le fait supposer ; bien au contraire, l’ensemble du procès contient à l’endroit de l’accusé des ménagements, qui prouvent bien que ses juges obéissaient à tout autre sentiment qu’à celui de la haine. Si Gilles en appelait du tribunal ecclésiastique, c’est qu’il espérait sans doute échapper à la juridiction des juges de l’Église et se faire, contre la justice prête à le frapper, un abri de sa fortune, de sa famille et de son crédit. En rejetant cet appel comme frivole
et non avenu, les juges cédèrent, non pas à la haine, mais au sentiment de la justice, impérieusement réclamée par les témoins et les familles en larmes.
À la fin cependant, en présence de l’état de son esprit et devant cette rébellion publique, l’évêque et le vice-inquisiteur lui accordèrent quelques jours de répit, pour lui permettre de réfléchir sur son cas et d’aviser à répondre aux accusations si précises du promoteur. Gilles reprit alors :
— 266Rien n’est vrai dans tous les articles qu’on vient de porter contre moi : j’excepte pourtant deux choses : le baptême que j’ai reçu, et le renoncement que j’ai juré au démon, à ses pompes et à ses œuvres : j’ai toujours été et je suis encore un vrai chrétien.
À cette réplique si fière, le promoteur, piqué, se lève et fait serment de dire la vérité et d’éviter toute calomnie sur tous et sur chacun des articles de l’accusation ; puis, fort de cette déclaration solennelle et résolu à pousser le maréchal dans tous ses retranchements, il demande que Gilles de Rais fasse le même serment entre les mains de l’évêque et du vice-inquisiteur. Mais c’est en vain qu’on le presse ; une fois, deux rois, trois et quatre fois même, on le supplie ; on le menace même de l’excommunication : Gilles refuse avec opiniâtreté. Chose bien étrange en vérité ! Cet homme, qui ne s’était rien refusé de mauvais ; qui avait foulé aux pieds les sentiments les plus sacrés et les plus saintes lois de la nature ; qui s’était joué avec tant de cruauté des lois de la morale et de la pudeur ; en qui l’on pouvait croire que rien de bon ne subsistait encore ; cet homme avait cependant le respect de quelque chose. Quelques orages qu’on ait traversés et si dévasté qu’ait été un cœur, il est rare qu’il ne s’y trouve pas toujours, en certains recoins cachés, quelques-uns de ces bons sentiments, qu’aucun vent ne peut déraciner. En Gilles de Rais, ce sentiment était le respect du serment : il n’osait tromper Dieu et mentir en prenant son nom à témoin de ses paroles ; il aurait eu peur de mourir. Le serment faisait encore sur son âme une impression profonde. Comme nous l’avons dit plus haut, le seul crime dont il croyait ses complices incapables, était aussi le seul qu’il n’osait regarder sans pâlir et devant lequel il reculait comme à la vue d’un spectre : preuve nouvelle de cette foi vive, qui résistait à tout, même au crime, même à la crainte de mourir435.
267De guerre las enfin, les juges fixèrent le mardi suivant, 11 octobre, pour permettre au promoteur de déposer juridiquement et de soutenir l’acte d’accusation, et à Gilles de lui répondre. Mais, ce jour arrivé, la cause fut renvoyée au surlendemain, 13 octobre ; car, le 12 tout entier, les juges furent occupés à entendre et à interroger de nouveaux témoins, hommes et femmes, qui, venus de tous côtés, se pressaient dans la salle basse du château de la Tour-Neuve. D’un côté, donc, la séance du 8 octobre n’avait abouti qu’à des dénégations de la part de Gilles de Rais et à l’excommunication, dont il avait été frappé pour avoir refusé de répondre aux griefs formulés contre lui par le promoteur ; de l’autre, le promoteur n’avait porté l’accusation que de vive voix : au début même du procès, les délibérations avaient été arrêtées court. Cet état de choses ne pouvait se continuer, et puisque l’appel du maréchal avait été rejeté comme frivole et de nul effet, il était indispensable de passer outre, sans plus tenir compte ni de ses dédains ni de ses colères. Aussi, dans la séance du 13 octobre, nonobstant les appels réitérés de Gilles, le procès fut définitivement lancé et l’on entra résolument dans les débats. Comme le maréchal avait nié hautement la juridiction de ses juges, en appelant publiquement de leur tribunal à celui d’un juge supérieur, il devait entendre la démonstration publique de leurs droits, établis sur des preuves irréfragables, d’où découlait l’obligation inévitable de se soumettre à leur autorité. L’accusation écrite et méthodiquement raisonnée, entourée de toutes les preuves et de toutes les autorités et faite avec le plus grand soin, ne pouvait plus être éludée ; avec quelque habileté que s’enveloppât le coupable, il allait en être frappé : aussi, désormais, bien loin de s’appuyer sur le droit pour en appeler encore, comme au 8 octobre, le maréchal, chassé hors de ses dernières espérances, 268épouvanté par l’énormité de l’accusation qui pèse sur lui de tout son poids, va se jeter sur les injures et se faire effrontément l’accusateur de ses juges. Cette tactique n’est pas inconnue de la justice, qui n’en est pas émue : elle prouve seulement que dans le coupable la sérénité des premiers jours a fait place au trouble et que la crainte a chassé l’assurance.
Cette séance mémorable eut lieu dans la grande chambre supérieure du château de la Tour-Neuve. Elle s’ouvrit en présence des juges et du promoteur ; parmi les assesseurs, qui étaient fort nombreux, on distinguait Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc, Pierre de l’Hospital, président de Bretagne, Robert de la Rivière, Guillaume de Grantboays, Jean Chauvin, Régnaud Godelin, licenciés ès lois, et Guillaume de Montigné, avocat à la cour séculière de Nantes ; autour d’eux enfin et dans toutes les parties de la vaste salle, une foule toujours croissante de témoins et de curieux, qu’attiraient, de la ville de Nantes et de tout le pays, la renommée de l’accusé, l’étrangeté de la cause et le récit des incidents, qui avaient marqué la séance du 8 octobre. La séance s’ouvrit à l’heure de tierce, à laquelle Gilles fit son entrée dans la salle, au milieu de ses gardes.
Toute la suite de l’affaire, depuis le mois de juillet jusqu’à ce jour ; les enquêtes secrètes faites au nom de l’autorité épiscopale, les dépositions des parties civiles, les procès-verbaux consignés dans les registres de l’évêché et les procès-verbaux des séances antérieures ; les interrogatoires, la composition du tribunal, ne formaient, à vrai dire, que l’instruction préalable du procès. Le jeudi, 14 octobre, en présence des juges réunis en séance, devant Gilles de Rais, devant la multitude accourue de toutes parts, le procès lui-même s’ouvrit solennellement par la lecture à haute voix de l’acte d’accusation. Cette lecture fut d’abord commencée par le promoteur, puis continuée par un aide, qui lui fut adjoint sur l’ordre du tribunal. Les divers articles de l’accusation avaient été rédigés avec soin par le promoteur lui-même ; et cette rédaction, sans aucun doute, ainsi que cela avait toujours 269lieu avait été faite sous les yeux de l’évêque et du vice-inquisiteur, qui en avaient approuvé la teneur. Cet acte n’était, en effet, que le résumé et l’exposé des crimes attribués aux coupables par les témoins, pleurés par les parents, entendus et recueillis jusque-là par l’évêque ou par les officiers de la justice ecclésiastique.
Le promoteur commença par déposer l’acte écrit d’accusation, en disant qu’après les enquêtes faites sur sa vie et les interrogatoires précédents, le maréchal de Rais était là pour répondre à tous et à chacun des articles contenus dans cet acte ; que son devoir, à lui promoteur, était d’en affirmer la vérité, et, dans le cas où elle serait niée, de la démontrer par des preuves irréfragables. Pour procéder avec ordre, il demanda donc que chaque article fût lu à Gilles de Rais en langue vulgaire, c’est-à-dire en français, de point en point, lentement, à haute et intelligible voix, par Jacques de Pencoetdic, official de l’église cathédrale de Nantes, l’un des prêtres les plus honorables du diocèse ; après avoir fait serment de dire la vérité, Gilles y répondrait immédiatement, ou, s’il en exprimait le désir, les juges fixeraient un jour pour lui permettre de développer sa défense. Tels étaient les moyens de réfutation que l’on offrait à l’accusé. On voit ici, pour le dire en passant, quelles facilités dans la réplique cette législation accordait à l’accusé et de quelles précautions elle avait soin d’entourer la justice. Les exemples de ce respect que l’on avait pour l’accusé sont nombreux, répandus partout dans ces procédures, et prouvent que le tribunal ecclésiastique de Nantes mérite les approbations de l’histoire. On peut le dire : même de nos jours, le respect de la défense n’a guère plus de délicatesses, unies à plus de force et d’énergie. Toutefois, ces condescendances avaient et devaient avoir une mesure et une fin : dans le cas où Gilles refuserait encore de répondre à ses juges, le promoteur demanda qu’il fût déclaré contumace et excommunié ; il termina en suppliant les juges de le seconder dans l’accomplissement pénible de sa lourde tâche.
270L’acte d’accusation contenait quarante-neuf articles renfermant tous les crimes dont était chargé Gilles de Rais. Jamais plus terrible poids ne pesa sur la tête d’un homme : il était formé de tous les forfaits dont nous avons vu la suite dans cette histoire. L’accusation se trouvait partagée en trois parties : les crimes sur les enfants ; les crimes de magie et de sorcellerie ; la violation enfin des immunités ecclésiastiques. Un préambule étendu et méthodique en ouvrait la longue et lamentable série.
Dans ce préambule (de l’art. I à l’art. XIV), le promoteur établit la compétence du tribunal ecclésiastique dans ce grave procès. Après avoir démontré, que, depuis un temps immémorial, la ville et l’Église de Nantes ont formé un diocèse régulièrement fondé dans la province ecclésiastique de Tours (art. I) ; après avoir prouvé que l’évêché de Nantes, avec ses bornes bien déterminées, jouit du droit de juger au spirituel le peuple renfermé dans ses limites (art. II), il arrive à l’élection de Jean de Malestroit, qui depuis vingt ans gouverne ce diocèse, et jouit par conséquent de tous les privilèges spirituels et temporels qui appartiennent à l’Église de Nantes (art. III). Ensuite, pénétrant dans le détail de ces droits, il démontre que l’évêque de Nantes a le devoir de veiller au maintien de la foi, de poursuivre et d’extirper l’hérésie et tous les crimes, d’en excommunier les auteurs, de les frapper de peines salutaires, et enfin, d’après l’énormité des crimes et l’exigence des circonstances, de les livrer au bras séculier (art. IV). C’est ainsi qu’ayant solidement établi le droit de l’évêque dans une cause de cette nature, il passe aux preuves sur lesquelles repose celui du vice-inquisiteur, appelé, du consentement de Gilles lui-même, par Jean de Malestroit comme juge auxiliaire dans ces graves débats. Rien ne manque à ces preuves : ni la délégation du Souverain Pontife en faveur de Guillaume Mérici, comme grand inquisiteur de France (art. V), ni son âge, ni sa profession, ni les hautes qualités qui le rendent propre à ce difficile emploi (art. VI) ; ni l’exercice d’un droit fondé sur la législation 271et sur la coutume, soit collectivement par l’évêque de Nantes et l’inquisiteur, soit séparément, par chacun d’eux, à l’encontre de tous les crimes qui relèvent de leur tribunal (art. VII) ; ni le droit non moins incontestable de Guillaume Mérici de déléguer quelque religieux de son ordre pour l’aider dans l’exercice de sa charge (art. VIII). Après avoir ainsi posé, pour ainsi dire, sur le roc les droits de l’évêque et de l’inquisiteur sur toute l’étendue du diocèse de Nantes, le promoteur passe aux preuves qui font que l’accusé est et demeure responsable de ses actes devant le tribunal. Gilles de Rais, en effet, est né dans la paroisse de la Trinité de Machecoul, au diocèse de Nantes (art. IX), et, par conséquent, il est soumis à l’autorité judiciaire de l’évêque de son diocèse pour les crimes dont on l’accuse (art. X) ; le château de Machecoul et celui de Saint-Étienne-de-Mer-Morte sont situés dans les limites de deux paroisses, dont les habitants relèvent pour la justice de l’évêque de Nantes et de l’inquisiteur de France (art. XI) ; enfin, et pour compléter ces preuves, sur lesquelles sont établis et les droits de l’évêque et de l’inquisiteur, et le devoir de Gilles de reconnaître leur juridiction et de s’y soumettre, dans les articles suivants (art. XII et XIII), le promoteur prouve que Jean Blouyn a été délégué comme vice-inquisiteur par Guillaume Mérici, et que les pouvoirs nécessaires lui ont été conférés par les lettres du grand-inquisiteur, en date du 26 juillet 1426 (art. XII) ; il démontre d’ailleurs que, du consentement de tous, ce religieux est propre à bien remplir tous les devoirs de sa charge (art. XIII) ; enfin, se résumant en quelques mots, l’accusateur public couronne cet exposé en affirmant hautement que toutes les choses qu’il vient d’exposer sont vraies, notoires, manifestes, connues de tous et de chacun
(art. XIV).
Suit immédiatement l’énoncé des faits les plus graves, les crimes commis sur les enfants. Toutes les preuves qui les appuient, et qui ont amené l’instruction de la cause, y sont énumérées, et il semble que la voix de l’accusateur public, jusque-là froide et sèche, s’émeut, s’échauffe et s’humecte, 272pour ainsi dire, de larmes, à mesure qu’il avance dans son récit. Calme encore en parlant des rumeurs publiques et de l’enquête secrète, à laquelle les bruits populaires ont donné lieu dans la ville et le diocèse de Nantes, et qui fut faite par l’évêque, ses commissaires et le promoteur lui-même, son style s’élève tout à coup, et dans un latin énergique, encore que peu élégant, il reproduit bientôt dans ses paroles jusques aux cris (clamosa), jusques aux lamentations (lamentabile), jusqu’à l’immense douleur (plurimum dolorosa) des insinuations accusatrices de la foule ; il montre les innombrables personnes de tout sexe et de toute condition, tant de la ville que du diocèse de Nantes (præcedentibus vocibus quam plurimarum personnarum utriusque sexus) qui, sous le poids de la douleur et de l’effroi, ont poussé vers la justice et vers le ciel des hurlements (ululantium), et sont venues se plaindre ensemble, le visage baigné de larmes (conquerentium et plangentium), de la perte de leurs fils et de leurs filles, apportant ainsi à la suite de l’évêque, des commissaires et du promoteur, l’autorité de leurs larmes et de leur douleur à l’appui des paroles de l’accusateur. Et quels sont donc les crimes et les coupables ? Les coupables sont Gilles de Rais, Roger de Bricqueville, Henriet Griart, Étienne Corillaut, surnommé Poitou, André Buschet, Jean Rossignol, Robin Romulart, un nommé Spadin, Hicquet de Brémont. Les crimes ? ce sont des meurtres d’enfants, égorgés, tués, démembrés, brûlés et traités sans humanité comme sans pudeur ; c’est l’immolation damnable de leurs corps au démon par Gilles de Rais, ce sont des évocations de démons ; ce sont des sacrifices offerts en leur honneur ; plus que tout cela encore, ce sont sur les enfants, tant durant leur vie que pendant les lenteurs calculées de leur mort et même après leur trépas, des traitements odieux, des abominations effrayantes, une brutalité mélangée d’une débauche innommable et d’une luxure que l’accusateur s’épuise à qualifier par les termes les plus indignés qui soient dans la langue latine. Tels sont les crimes portés contre l’accusé par les 273autorités que le promoteur vient d’invoquer ; mais à son tour il les affirme solennellement en son propre nom ; il se fait fort de prouver au besoin que, depuis quatorze ans, sous le pontificat de Martin V, de douce mémoire, et d’Eugène IV, actuellement régnant ; sous celui de Philippe, archevêque de Tours, et celui de Jean, évêque de Nantes ; sous le règne de Jean, duc de Bretagne, Gilles de Rais, possédé de l’esprit malin et oublieux de son propre salut, a commis tous les crimes énoncés sur des enfants des deux sexes, par les soins des serviteurs accusés avec lui, en quelque lieu qu’il portait ses pas, et dans ses châteaux et dans les hôtelleries (art. XV). Tel est l’ensemble des crimes ; en voici maintenant le détail.
L’accusateur commence par la magie et les évocations de démons. Ici la pensée et le style s’émeuvent : un passage d’une vraie éloquence ouvre cette accusation particulière :
— Convient-il à des chrétiens, qui nourrissent le désir d’être unis un jour au chœur des anges, de faire leur pâture de la débauche ? s’écrie le promoteur ; convient-il à leurs yeux, illuminés par la foi catholique et consacrés par ses lumières, de tourner leurs regards vers les vaines choses d’ici-bas ? à leurs cœurs de se porter vers les jouissances de la terre ? Combien plutôt ils doivent mettre leur espoir en Dieu, leur Seigneur ! et d’un cœur ardent et d’un mouvement de l’âme excitée par l’amour, fixer leurs regards sur son divin visage ! C’est ce que nous apprend David, quand il dit :
Bienheureux l’homme dont le nom du Seigneur fait toute l’espérance et qui ne regarde pas en arrière aux vaines et folles jouissances de la terre : Beatus vir, cujus est nomen Domini spes ejus et non respexit in vanitates et insanias falsas436.
C’est ce qu’il nous annonce encore par ce cri et cet appel pressant :
Ô enfants des hommes, à quelle profondeur votre cœur appesanti aime-t-il la vanité et recherche-t-il le mensonge ? O filii hominum, usquequo gravi corde diligitis 274vanitatem et quæritis mendacium437 ?
Et voilà cependant que Gilles de Rais, sanctifié par les deux sacrements de baptême et de confirmation, qu’il a reçus en signe de vrai chrétien ; après avoir, en les recevant, renoncé au démon, à ses pompes et à ses œuvres ; après avoir confessé et embrassé fermement la foi catholique et l’Église, une, sainte et apostolique ; après les avoir, dis-je, confessées et embrassées pendant quelque temps, voilà que Gilles de Rais s’est livré à toutes les pratiques des évocateurs des démons !
Sur ces paroles, qui résumaient éloquemment la pernicieuse ambition, principe de tous les crimes de Gilles de Rais, le promoteur spécifie les lieux divers où se firent ces évocations coupables, et la salle basse du château de Tiffauges, et les bois avoisinants qui furent les témoins de sacrilèges tentatives, et le temps que durèrent ces évocations, et les complices de Gilles : l’italien Prélati et le lombard Antoine de Palerne ; et les signes, les cercles, les caractères cabalistiques tracés sur le sol, et le nom des démons invoqués : Barron, Orient, Belzébuth et Bélial ; et l’encens, la myrrhe, l’aloès, et les divers autres parfums ; et les cierges allumés en leur honneur, les génuflexions, les adorations, les sacrifices, les pactes passés entre les démons et Gilles ; et les espérances qu’il mettait en leur secours pour obtenir science, puissance et richesse (art. XVI). Les pactes avec les démons, leurs conditions (art. XVII), les évocations particulières de Prélati et de Poitou, à quelque distance de Tiffauges, sur la route de Montaigu (art. XVIII), celle de Josselin (art. XIX), celle de Bourgneuf, dans le couvent des Frères-Mineurs (art. XX), les cédules que Gilles écrivit de sa propre main et signa de son propre sang (art. XXI, XXII), tout est énuméré, appuyé sur le bruit public (art. XXIII). Suivent les noms de ses complices dans ces arts magiques et défendus ; les voyages de Gilles de Sillé dans les diverses 275contrées de l’Europe, pour y chercher au profit de son maître des savants qui puissent lui donner, à volonté, les richesses et les honneurs, les villes et les châteaux qui exciteront sa cupidité (art. XXIV) ; le voyage de Blanchet en Italie, d’où il amena François Prélati (art. XXV) ; les différentes évocations qui eurent lieu à l’hôtel de la Suze, à Nantes, à Orléans, à l’hôtel de la Croix-d’Or, jointes à celles de Machecoul et de Tiffauges, viennent clore (art. XXVI) le chapitre de la magie. Aujourd’hui, ces accusations et ces détails piquent la curiosité plus qu’ils n’excitent l’horreur. Il n’en était point ainsi au XVe siècle, où l’on voyait avec raison des crimes abominables dans ces actes sacrilèges, souvent accompagnés de meurtre et de débauche ; mais de nos jours, comme dans ces temps plus reculés, les accusations et les détails qui suivent causent dans les âmes une surprise pleine d’effroi.
Le promoteur y développe les attentats sur les enfants, commis à Champtocé, à Machecoul, à Tiffauges, à Nantes, à Vannes. Cent quarante enfants, peut-être davantage, dit Guillaume Chapeillon, ont été lâchement, inhumainement égorgés avec cruauté par Gilles de Rais et ses complices : péché horrible et contre nature, qui appelle la vengeance divine ; car, dit Hermogène, chaque fois qu’un homme usurpe les droits du Créateur, en tuant une créature humaine, les vertus du ciel ne cessent de crier à la face du divin Juge jusqu’à ce que vengeance soit tirée du meurtrier, destiné aux flammes éternelles. Et cependant ces meurtres sanglants n’ont rien de comparable aux crimes qui les précèdent, les accompagnent et les suivent ; à ces crimes qui souillent l’air que l’on respire (aerem fœdans), et qui étaient terminés invariablement par la crémation des victimes, dont les cendres, jetées aux vents, dans les douves des châteaux ou dans des lieux cachés, étaient les derniers vestiges habilement détruits par les meurtriers. Et le nombre des victimes, reprend le promoteur, s’élève à cent quarante et peut-être davantage !
(art. XXVII). Les articles suivants contiennent les détails de ces horreurs : les complices, hommes ou femmes, qui 276s’étaient faits les pourvoyeurs de Gilles ; leurs menées, leurs habiletés auprès des enfants et des parents (art. XXVIII) ; les meurtres commis à Bourgneuf, dans le couvent des Frères-Mineurs, où Gilles demeurait d’ordinaire en passant par cette ville (art. XXIX), les orgies de tables destinées à donner du piquant et du vif à la débauche ; (art. XXX) l’oblation faite au démon de la main, des yeux, du cœur et du sang d’enfants mis à mort (art. XXXI) ; la profanation sacrilège de l’office de tous les Saints, chanté en l’honneur des esprits maudits, et les aumônes faites en leur nom (art. XXXII) ; les espérances de Gilles uniquement placées dans ces évocations ; ses meurtres, ses débauches (art. XXXIII) ; ses conversations avec les évocateurs ; le commerce qu’il avait avec eux, l’étude de leurs livres prohibés, pendant quatorze ans la protection qu’il accorda à leurs personnes et à leurs œuvres (art. XXXIV et XXXV) ; le travail secret qui eut lieu dans Champtocé et à Machecoul, quand il reprit ces deux places sur sa famille pour les livrer au duc de Bretagne (art. XXXVI) ; le concours de ses complices et de ses serviteurs (art. XXXVII) ; les remords du coupable, ses résolutions frivoles de changer de vie et de faire pénitence de ses fautes (art. XXXVIII) ; ses rechutes, qui font de lui un relaps, dans ces crimes qui amènent sur le monde les tremblements de terre, la famine et la peste
(art. XXXIX) ; toutes choses universellement connues du peuple dans toute la contrée (art. XL), forment la suite trop longue, hélas ! et bien effrayante des attentats du baron de Rais : Voilà, conclut l’accusateur, voilà des crimes qui font de Gilles de Rais un infâme, un hérétique, un idolâtre, un apostat et un relaps
(art. XLI).
Il reste cependant un dernier crime à signaler et qui forme comme le troisième chef d’accusation établi contre le maréchal : c’est l’invasion à main armée du baron de Rais et de ses complices dans l’église paroissiale de Saint-Étienne-de-Mer-Morte ; la violence faite à un clerc de la sainte Église, Jean Le Ferron, au mépris de toutes les immunités ecclésiastiques déterminées et reconnues par le droit et les statuts 277des conciles de la province de Tours (art. XLII). Tels sont les crimes de Gilles de Rais ; telle est son audace qu’elle l’a poussé jusqu’à s’en vanter publiquement, en présence de témoins dignes de foi (art. XLIII) ; il les a commis, répète l’accusateur, dans chacun des lieux plus haut énumérés (art. XLIV) ; aussi, tant dans les paroisses de Machecoul, de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, de Saint-Cyr-en-Rais, et de Sainte-Marie de Nantes, que dans la majeure partie de la Bretagne et dans les provinces limitrophes, l’opinion commune et la voix publique dénoncent Gilles de Rais comme hérétique, relaps, sorcier, sodomite, invocateur des esprits malins, devin, meurtrier d’enfants, pratiquant les arts magiques, apostat, idolâtre, sorti et pensant mal de la foi catholique, aruspex et areolus
(art. XLV) ; telle est l’opinion des gens graves et vertueux sur le baron de Rais ; tels sont les soupçons violents que l’on a sur sa conduite et sur sa vie dans toute la contrée (art. XLVI) ; or, tous ces crimes causent le plus grand dommage à la foi catholique, à la sainte Église, notre mère, et au bien de l’État : ils sont, en effet, un exemple pernicieux pour beaucoup et un danger des plus graves pour le salut de Gilles lui-même (art. XLVII). Voilà pourquoi, reprenant enfin tout ce qu’il a dit sur les bruits qui couraient dans le peuple de la culpabilité du maréchal, et affirmant de nouveau avec énergie que toutes les choses susdites sont vraies, manifestes, au point qu’elles ne peuvent ni être cachées ni être niées, et que l’aveu de Gilles lui-même est venu sur quelques points fortifier le bruit populaire (art. XLVIII), le promoteur termine en assurant, que, par de tels crimes, de tels excès, de tels délits, l’accusé a encouru la sentence d’excommunication et toutes les autres peines portées contre de tels coupables, les aruspices, les aréoles, les donneurs de mauvais sorts, ceux qui évoquent ou conjurent les esprits malins, leurs fauteurs, leurs hôtes, leurs fidèles, leurs défenseurs, tous ceux enfin qui se livrent à la magie et aux arts prohibés ; qu’il est tombé dans l’hérésie, qu’il est relaps ; qu’il a offensé la majesté de Dieu, plus 278encore respectable que celle du prince, et encouru par conséquent le crime de lèse-majesté divine ; qu’il a contrevenu aux préceptes du Décalogue et aux lois de l’Église ; qu’il a semé parmi les fidèles chrétiens une erreur des plus dangereuses ; qu’enfin il s’est rendu coupable de crimes aussi énormes que honteux, dans les limites où s’exerce la juridiction de l’évêque de Nantes (art. XLIX).
Aussi, le promoteur supplie les juges de rendre sur cette cause un jugement définitif et de déclarer Gilles de Rais deux fois coupable et deux fois excommunié, avec toutes les peines déterminées par la loi : d’abord comme évocateur des démons, hérétique et apostat ; et ensuite comme sodomite et violateur des immunités de l’Église ; il demande qu’il en soit puni et corrigé selon les prescriptions du droit et les décisions des saints canons et il implore humblement pour lui-même l’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur. Car tout ce qu’il vient de dire, il l’a dit en bonne forme et conformément au droit, autant du moins qu’il lui a été possible et qu’il en avait l’obligation rigoureuse : il ne demande maintenant que d’être admis à faire la preuve de ce qu’il avance, et il le fera, il le promet, sans longueur ni superfluité ; ne se réservant que le droit d’ajouter, de corriger, de changer, de diminuer, d’interpréter, de mieux rédiger et de produire de nouvelles choses, s’il est nécessaire, en temps et lieu convenables.
Deux choses surtout sont à remarquer dans ce long réquisitoire : d’abord, il n’y est jamais parlé d’alchimie, ce qui prouve qu’on ne faisait pas un crime à Gilles de Rais de l’avoir pratiquée ; ensuite l’accusateur, en demandant à la fin l’application des peines dues à ces crimes, retranche tout ce qui a trait aux tortures et aux meurtres de ses victimes : preuve que ces crimes n’étaient pas du ressort du tribunal ecclésiastique et relevaient directement du chancelier de Bretagne. Apostat, relaps, évocateur des démons, sodomite, et violateur des immunités de l’Église, voilà ce qu’est l’accusé aux yeux du promoteur : sur ces crimes particuliers seulement 279portent l’excommunication et les autres peines déterminées par le droit canonique.
Voilà l’accusation dressée contre Gilles de Rais, maréchal de France : c’est la plus terrible, encore une fois, qui ait été élevée au XVe siècle, sans même excepter celle qui fut portée contre Jeanne d’Arc, aussi fausse que celle-ci est vraie, aussi peu solide que celle-ci est bien fondée, aussi haineuse que celle-ci est modérée. Trouverait-on même, dans les annales judiciaires de l’humanité, un réquisitoire plus lourd à la charge d’un homme ? Quelques hommes, il est vrai, ont paru si coupables, qu’on leur a donné ce nom de monstre si prodigué, et avec tant de raison, à Gilles de Rais par les historiens et les romanciers : mais leur vie a été brisée par un orage ; un vent subit les emporta ; le poison, le fer, leurs propres mains les ont fait disparaître de la scène du monde qu’ils avaient ensanglantée ; ils sont morts, mais dans un marais, dans un combat, au fond d’un palais, loin des regards de la foule. Autant que nos souvenirs nous rappellent le passé, jamais si grand coupable, devant un tribunal siégeant pour le juger, en présence d’une foule avide, où se pressent et s’agitent autour de lui tant de victimes, n’entendit pareille voix s’élever pour le maudire, ne vit dresser contre lui une telle accusation, ne porta un tel poids de crimes : le monde est moins lourd que le fardeau d’une telle vie.
Aussi, sous le poids qui l’écrase, cet homme s’agite : il sent que c’est celui de toutes les vengeances divines et humaines, que c’est la mort, et plus que la mort, la honte éternelle. Comme le mal demeure encore en son sein et que le crime l’habite, sans que le repentir, entré à la suite du remords, l’en puisse chasser encore, l’orgueil, mais un orgueil mêlé de crainte et de honte, le fait regimber contre le châtiment qui l’atteint ; il trouve dure la main qui le frappe. Si l’on en juge par la fureur où le fit entrer l’acte d’accusation, la lecture en fut souvent interrompue par ses dénégations et ses injures. Aussi, quand l’évêque et le vice-inquisiteur lui demandèrent s’il voulait répondre aux différents chefs de 280crimes établis contre lui, s’il voulait les rejeter tous ou en excepter seulement quelques-uns, par écrit et de vive voix, il éclata en injures, et répondit avec hauteur et fierté qu’il n’avait rien à dire sur de telles choses, que d’ailleurs l’évêque et le vice-inquisiteur n’étaient pas ses juges et qu’il en avait appelé de leur tribunal. Ce langage était rempli d’une insolence et d’un mépris habituels chez un homme impatient de tout frein, accoutumé plus à commander qu’à obéir : même sous le pied qui l’écrase, le dangereux reptile se redresse et cherche à mordre. Bientôt, ne pouvant ni cacher ni contenir la colère qui l’agite, il se répand en injures et en paroles grossières : il s’écrie que ni l’évêque, ni l’inquisiteur, ni les autres ecclésiastiques ne sont ses juges ; il a honte (ô pudeur !) de paraître devant eux :
— Simoniaques ! ribauds ! s’écrie-t-il, vous, mes juges ? plutôt que de répondre à de tels ecclésiastiques et à de tels juges, j’aimerais mieux être pendu par le cou à un lacet !
En vain Jacques de Pencoetdic, official de Nantes, en vain Geoffroy Pipraire, doyen de l’église Sainte-Marie de Nantes, délégué par les juges pour aider le promoteur, lui relisent et lui exposent quelques-uns des articles de l’accusation : Gilles les fatigue l’un après l’autre par ses emportements et ses insultes ; à toutes les assertions, il oppose les démentis les plus outrageants ; à chaque mot qu’ils disent, il redouble de fureur. De guerre las enfin, il s’adresse à l’évêque de Nantes et lui dit en langue vulgaire :
— Je ne ferois rien pour vous comme evesque de Nantes.
À cette scène violente, un grand tumulte s’élève dans la salle : mais le promoteur demeure impassible sous ces éclats de colère ; il insiste avec énergie ; il prie les juges, pour la seconde fois, de demander au baron s’il veut répondre à l’accusation de vive voix ou par écrit, et s’il désire qu’il lui soit assigné un jour pour présenter sa défense :
— Je vous dis encore une fois, réplique le maréchal, que je n’ai rien à répondre.
Pour forcer cette obstination orgueilleuse, le promoteur redouble ses attaques autour de lui : les juges le somment 281de parler ; ils l’interpellent par son nom à quatre fois diverses et le requièrent, sous peine d’excommunication, de répondre enfin aux différents articles de l’accusation, qui lui sont de nouveau exposés, lus et répétés en français. À toutes ces injonctions, à toutes ces menaces, mêmes refus, mêmes démentis, mêmes colères, même hauteur dans le langage :
— Est-ce que je ne connais pas parfaitement la foi catholique ? s’écrie-t-il ; ceux qui m’accusent de l’avoir trahie, ignorent-ils donc qui je suis ? Je suis parfait chrétien et bon catholique. J’avoue et je confesse que si j’avais commis les crimes que l’on vient d’énoncer contre moi, j’aurais directement été contre la foi catholique ; je m’en serais écarté ; je m’en écarterais encore : sur tous ces points-là, je ne prétends, en aucune façon, bénéficier d’une ignorance qui n’existe pas.
Quelques instants après, il ajoute :
— Je ne veux être enchaîné par aucun privilège ecclésiastique ; et je m’étonne, dit-il en interpellant le chancelier de Bretagne, Pierre de l’Hospital, je m’étonne que vous, chancelier de Bretagne, vous laissiez des juges ecclésiastiques se mêler des crimes portés contre moi et que vous souffriez même que l’on m’accuse de telles infamies.
Dans cette lutte désespérée contre les étreintes du châtiment qui l’enlace de toutes parts, son intention est manifeste, il veut faire traîner les choses en longueur, employer son crédit, corrompre peut-être ses juges, tout au moins gagner du temps : un délai peut-être sera la vie. L’insensé ! auprès de juges si bien éclairés, par caractère et par devoir si indépendants, ses amis de la veille, il est vrai, alors que l’on ignorait encore ses crimes, mais aujourd’hui intègres représentants de la justice, il croit encore, par une dernière et folle illusion, que ses paroles et ses déclarations peuvent compter pour quelque chose. Mais l’espoir même de trouver plus de condescendance ou plus de faiblesse dans la justice séculière devait s’évanouir ; avec sa puissance, tout s’était écroulé, son crédit avec le reste : le chancelier de Bretagne lui répondit en affirmant la compétence du tribunal de l’évêque, et lui conseilla, s’il n’était pas 282coupable des crimes dont on le chargeait, de répondre à l’accusation : car son intérêt était même de demander que la lumière fût faite dans une cause, où il ne s’agissait avant tout que de son honneur et peut-être de sa vie.
Innocent, Gilles de Rais eût embrassé cet avis comme le naufragé une planche de salut : l’innocence n’espère qu’en une chose, la vérité ; elle ne réclame qu’une seule chose, la lumière. C’est ce que redoute le plus un coupable, qui ne veut échapper à la justice qu’à la faveur de l’erreur et des ténèbres. Jusqu’à ce qu’un repentir sincère ait amené à sa suite le désir de l’expiation et le mépris de la vie, Gilles se révoltera contre le conseil du chancelier de Bretagne. Aussi, comme il persévérait dans son obstination et dans ses refus, l’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur, à la requête de Guillaume Chapeillon, le déclarèrent manifestement contumace, l’excommunièrent par acte écrit et firent proclamer devant la foule la sentence qui le frappait. Toutefois, toujours sur la demande du promoteur, ils décidèrent en même temps que l’on passerait outre et que l’on poursuivrait le cours des débats. Toujours de vive voix et non par écrit, le maréchal en appela encore de cette sentence d’excommunication et de ses juges ; mais ce nouvel appel fut, aussi bien que le premier, rejeté comme frivole par Jean de Malestroit et Jean Blouyn. Les crimes de Gilles de Rais étaient de ceux sur lesquels le pardon des victimes et de Dieu peut descendre, mais non pas la clémence des juges. Aussi, eu égard à la nature extraordinaire du procès, vu surtout la grandeur, le nombre et l’énormité des crimes dont l’accusaient les témoins et le promoteur, les juges déclarèrent hautement et pour la dernière fois, que le baron ne pouvait en appeler de leur tribunal à un tribunal supérieur, et, pour ces causes, refusèrent même de différer de quelques jours la poursuite des procédures : cette sévérité s’accordait avec la justice, car le droit ne leur permettait pas d’interrompre le procès sur un simple appel. C’était procéder sagement, conformément au bon sens et à la raison : tout énergumène, qui agirait aujourd’hui de la 283même façon que Gilles, serait traité de la même manière par nos tribunaux contemporains : pour entraver la marche de la justice, le moyen serait trop facile, s’il suffisait à l’accusé de récuser ses juges. Contre de tels appels, autrefois comme aujourd’hui, la loi fortifiait la justice, et il serait déraisonnable de faire un crime aux juges de Nantes d’une action qu’on serait tout disposé à louer dans les juges d’une cour d’assises. Cependant, pour permettre au baron d’assister à l’acceptation de l’acte d’accusation par le tribunal, et au promoteur de produire les témoins à charge, les juges fixèrent la prochaine séance au samedi suivant, 15 octobre ; les témoins y seraient reçus à prêter serment en présence de Gilles et le baron lui-même admis de nouveau à présenter la défense.
La séance, qui durait depuis plusieurs heures déjà, au milieu des sentiments les plus divers des assistants, fut close par la lecture des lettres de pouvoirs, accordées par Guillaume Mérici, grand inquisiteur de France, en faveur de Jean Blouyn, comme vice-inquisiteur de la foi dans la ville et dans le diocèse de Nantes. Les droits de l’évêque étaient clairs aux yeux de tous, et même de l’accusé ; ceux du vice-inquisiteur ne l’étaient pas moins. Gilles cependant, qui, au 19 septembre, avait d’abord déclaré qu’il acceptait pour juge tout inquisiteur de la foi, quel qu’il fût, venait de forfaire hautement à sa parole en rejetant la juridiction de frère Jean Blouyn. Avant de passer outre, il convenait que cette autorité légitime fût mise avec évidence dans son jour et que tout soupçon d’illégalité fût écarté avec le plus grand soin. Les lettres patentes du grand inquisiteur de France furent donc produites devant la foule. Elles étaient écrites en latin, sur parchemin, munies du sceau de Guillaume Mérici sur cire rouge, appendu au papier par une queue également en parchemin. En voici le texte dans son entier : nous le donnons ici, car c’est la pièce la plus importante qui nous soit restée sur le second juge de Gilles de Rais.
Guillaume Mérici, de l’Ordre des Frères Prêcheurs, 284professeur de théologie sacrée, par autorité apostolique grand inquisiteur de l’hérésie dans le royaume de France, à notre bien-aimé frère en Jésus-Christ, Jean Blouyn, au couvent de notre Ordre, dans la ville de Nantes, salut, en l’auteur de notre foi, Notre-Seigneur Jésus-Christ.
L’hérésie, nous dit l’apôtre, est un mal, qui, pour n’être pas coupé jusque dans sa racine par le fer de l’Inquisition, se propage comme un chancre en secret, et dans l’ombre porte la mort aux âmes simples. Aussi, afin d’agir, dans l’intérêt même de leur salut, contre les hérétiques, leurs fauteurs, les gens malfamés pour cause d’hérésie, ou suspects de ce crime ; contre ceux qui s’opposent à l’Inquisition, ou qui en troublent le libre exercice, il faut de grandes précautions et une rare prudence. Nous avons pleine confiance en le Seigneur que vous êtes doué de la capacité et de la compétence voulues pour exercer cette haute charge : voilà pourquoi, du conseil de plusieurs d’entre nos frères, dont la sagesse est reconnue de tous, nous vous avons fait, établi et créé, et aujourd’hui encore, par les présentes lettres, nous vous faisons, nous vous établissons, nous vous créons, dans toutes les formes et avec les conditions requises par le droit, et du mieux qu’il est entre nos mains, notre vicaire dans la ville et le diocèse de Nantes. Par ces lettres donc et par concession, toute puissance vous est donnée contre les hérétiques et contre les coupables désignés plus haut, quels qu’ils soient d’ailleurs. Ainsi, enquêtes, citations, entrevues, interrogatoires, vous pouvez contre eux tous ; vous pouvez les faire saisir, les retenir prisonniers, procéder contre eux en justice, de toute manière que vous jugerez convenable, même jusqu’à la sentence définitive inclusivement ; vous pouvez enfin tout ce qui, par coutume ou de droit, appartient à la charge d’inquisiteur : car, en tout cela, aussi bien par la force du droit commun que grâce aux privilèges spirituels dont jouit l’Inquisition, nous vous donnons, autant qu’il est en nous, tous nos pouvoirs. En témoignage de quoi, nous apposons notre sceau à ces lettres patentes.
Donné à Nantes, le 26 juillet 1426.
G. Mérici.
285Ces lettres anéantissaient jusqu’aux dernières objections de Gilles de Rais. Elles furent lues et publiées en sa présence par les juges. Lorsque la lecture en fut achevée, Jean de Malestroit et Jean Blouyn demandèrent encore à l’accusé s’il avait quelque chose à dire sur ces lettres de pouvoir, et s’il voulait, par écrit ou de vive voix, en retrancher quelque chose ou leur opposer quelques raisons :
— Non, répondit Gilles avec hauteur.
Sur cette réponse, les marques particulières, la signature, la suscription et le sceau des lettres de Guillaume Mérici furent mis sous les yeux de personnes dignes de foi, toujours en présence de Gilles de Rais, et les juges, après cette épreuve, les déclarèrent suffisamment reconnues et authentiques. Enfin, avant de se retirer, le promoteur demanda aux notaires plusieurs copies du procès-verbal, et la séance fut levée. Gilles, la colère dans le cœur, le dédain répandu dans tous les traits de sa figure et dans sa démarche, fut reconduit à la chambre qui lui avait été assignée comme prison ; la foule, tout émue encore par les sentiments divers qu’avaient excités en elle des débats si passionnés, se dispersa de plus en plus curieuse de ce que réservait l’avenir.
Tels furent les incidents de cette mémorable journée, qui tient une place si importante dans les procédures de cette cause. Gilles parut à tous les yeux avec une fierté hautaine et laissa échapper, par ses gestes et dans ses paroles, tous les signes de son caractère violent et emporté. Mais sous ce flot d’injures et de paroles grossières, dans ces appels réitérés, l’on devrait dire désespérés, à un tribunal supérieur, et sous ce masque d’innocence dont il cherche vainement à voiler ses crimes, un œil exercé pouvait entrevoir les troubles secrets de son âme et ses inquiétudes de l’avenir. Il s’était naturellement présenté à son esprit de se soustraire à la juridiction de juges, qu’il savait incorruptibles et qu’il devinait bien avoir pénétré tous les secrets de sa vie ténébreuse ; de faire traîner au moins le procès en longueur, pour permettre à la fortune, à l’argent, à l’influence et à l’amitié, à tous 286ces auxiliaires réunis peut-être, de le sauver des mains de la justice ; et, pour arriver à son but, il n’est moyens qu’il n’avait mis en œuvre. Mais ses juges furent aussi peu touchés de ses appels qu’insensibles à ses outrages et à ses colères ; ses emportements vinrent se briser contre leur fermeté ; le temps était passé où tout tremblait devant lui. En sentant inébranlable le roc, où, victime durant plus de huit années d’un orage qui avait englouti tant de ses enfants, il avait jeté toutes ses ancres, le peuple releva la tête vers le ciel, y aperçut luire un signe de salut, et, à cette vue, un rayon d’espérance et de joie vint éclairer son visage obscurci par le deuil : c’était la justice de Dieu qui venait ; on allait lui livrer sa proie438.
287XI Procès de Gilles. — Procédures ecclésiastiques. — La soumission. — Les aveux. — La condamnation.
La journée du jeudi, 13 octobre, ne permettait pas d’espérer en Gilles de Rais un esprit plus traitable le surlendemain. Un seul jour pourtant suffit pour faire tomber tout ce dédain : le samedi, 15 octobre, Gilles, que nous avons vu si fier, parut devant le tribunal aussi soumis à ses juges, qu’il avait paru grossièrement révolté contre eux l’avant-veille. Cependant la séance, au début, ne faisait pas prévoir le changement subit qui se manifesta à la fin. En effet, lorsque, à la prière du promoteur, l’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur lui demandèrent s’il avait enfin résolu de répondre aux divers articles de l’accusation, comme l’avant-veille, Gilles riposta qu’il n’avait rien à dire. Les juges alors lui posèrent cette question :
— Reconnaissez-vous que nous sommes ici vos juges légitimes ?
À cette demande, Gilles de Rais, (était-ce sincérité ? était-ce habileté de sa part ?) répondit :
— Oui, je reconnais comme mes juges monseigneur l’évêque de Nantes, l’inquisiteur Guillaume Mérici et le vice-inquisiteur Jean Blouyn, par lui délégué ; et je reconnais de plus que j’ai commis les crimes, qui me sont imputés, dans les limites de leur juridiction.
Puis, entrant dans des sentiments de regret et d’humilité et versant des torrents de larmes, il demande pardon à l’évêque de Nantes, au vice-inquisiteur 288et aux autres ecclésiastiques de leur avoir parlé la surveille en termes si injurieux et d’avoir prononcé contre eux des paroles sinistres
. Une telle soumission après une telle fureur serait faite pour étonner, si l’on ignorait que les âmes mobiles sont sujettes à ces contradictions. Peut-être aussi faut-il voir dans cette transformation, qui fut encore incomplète, un effort de ce cœur abaissé par le mal, mais cherchant à se relever vers le bien.
Non moins charmés que surpris de ce changement aussi subit qu’inespéré, l’évêque et le vice-inquisiteur lui déclarèrent que, par amour pour Dieu, ils lui pardonnaient volontiers les excès auxquels il s’était porté contre eux. De son côté, le promoteur se hâte de profiter des heureuses dispositions de l’accusé afin de l’engager par ses propres serments : il demande et il obtient que l’on passe à la discussion et aux preuves de l’acte d’accusation. Gilles déclare qu’il y consent volontiers ; il fait même le serment de ne rien cacher de la vérité. L’évêque de Saint-Brieuc, Jean Prigent, lui donne lecture en latin de tous les points de l’accusation et les lui expose ensuite en français l’un après l’autre. Il n’avait pas fini que le maréchal déclara spontanément que plusieurs de ces articles étaient certains et qu’il en reconnaissait toute la vérité.
— Il est vrai, dit-il, que l’Église de Nantes a son église cathédrale et son évêché bien délimité ; il est vrai que, depuis vingt ans, Jean de Malestroit en occupe avec honneur le siège épiscopal ; il est vrai que je suis justiciable de son tribunal dans les choses spirituelles et que les châteaux de Machecoul et de Saint-Étienne-de-Mer-Morte sont situés dans les limites de son diocèse ; il est vrai aussi que j’ai reçu le baptême et renoncé au démon, à ses pompes et à ses œuvres.
Jusque-là, comme on le voit, le maréchal ne s’engageait pas beaucoup : la suite prouve qu’il était loin encore de faire des aveux complets, car elle diffère singulièrement de ce qui précède.
— Mais que j’aie ou invoqué moi-même ou fait invoquer par d’autres les esprits malins, s’écrie-t-il ; que je leur aie offert ou fait offrir des sacrifices, 289rien n’est plus faux. Pour tout dire, à la vérité, j’ai bien reçu autrefois, à Angers, d’un soldat jeté en prison pour cause d’hérésie, un livre qui traitait de l’alchimie et de l’évocation des démons ; plus que cela, je l’ai lu à plusieurs reprises et je l’ai fait connaître à plusieurs personnes d’Angers ; j’ai même eu avec ce soldat plusieurs entretiens sur l’alchimie et sur l’évocation des démons : mais tout s’est borné là ; quelques jours après, je lui ai remis le livre que je lui avais emprunté.
Ainsi, l’attente des juges et de la foule est encore une fois trompée : tout ce qui est de nature à ne pas le faire juger coupable et condamner sévèrement, et ses tentatives d’opérations alchimiques, et ses déceptions, et ses espérances toujours vivantes, Gilles avoue toutes choses : quant au reste, qui constitue véritablement l’accusation et le crime, il nie qu’il soit véritable :
— Non, je n’ai jamais évoqué le démon, affirme-t-il, et si, par ses témoins, aux dépositions desquels je déclare ajouter foi et m’en rapporter, mon accusateur peut prouver que j’ai ou invoqué moi-même ou fait invoquer par d’autres les malins esprits, que j’ai fait ou fait faire avec eux un pacte quelconque, que je leur ai offert ou fait offrir des sacrifices et des oblations, eh bien ! dans ce cas, je m’offre à être brûlé vif !
Défi superbe ! L’imprudent ! il croit, il espère encore qu’il pourra tromper ses juges : il compte, sur les dénégations de ses complices.
— Vous pouvez, dit-il en effet au promoteur, vous pouvez produire contre moi tous les témoins que bon vous semblera ; vous pouvez les interroger sur les différents chefs de l’accusation et sur toute autre chose que vous voudrez : je reconnais d’avance toute la valeur de leurs dépositions.
Graves engagements, bientôt suivis d’amères déceptions.
Un grand point cependant était acquis : Gilles reconnaissait l’autorité de ses juges ; on allait procéder sans retard à l’audition des témoins. Mais avant, le promoteur demande qu’ils soient admis, Gilles et lui, à prêter serment sur les saints Évangiles, et les juges le lui accordent. Ils s’avancent donc l’un après l’autre, l’accusateur et l’accusé, et font entre les 290mains de l’évêque et du vice-inquisiteur, la main droite appuyée sur les feuillets sacrés, le serment de dire toute la vérité sur les articles de l’accusation. À peine cette cérémonie est-elle achevée, que les différents témoins, et particulièrement les complices de Gilles, sont introduits dans la salle des séances, en présence du maréchal, jadis leur compagnon de débauches et d’orgies, aujourd’hui leur compagnon de captivité : ce sont Henriet Griart, Étienne Corillaut, dit Poitou, François Prélati, de Monte-Cativo, Étienne Blanchet, de Saint-Malo, Théophanie ou Étiennette, veuve de Robin Blanchu, et Perrine Martin, surnommée la Meffraye. Ils ont tous été assignés devant le tribunal par Robin Guillaumet, huissier de la cour ecclésiastique ; ils sont tous témoins à charge ; tous ont été appelés par le promoteur. Comme Guillaume Chapeillon et Gilles de Rais, ces témoins prêtent serment entre les mains de Jean de Malestroit et de Jean Blouyn : ni la faveur, ni le ressentiment, ni la crainte, ni la haine, ni l’amitié, ni l’inimitié n’auront aucune part dans leurs paroles et ils mettront de côté tout esprit de parti et toute affection personnelle, pour n’avoir d’égards que pour la vérité et la justice. En même temps, Gilles, de son côté, renouvelle ses promesses et dit qu’il s’en tiendra aux dépositions des témoins, mais sans renoncer cependant à son droit de les contrôler439. Sur quoi, ses juges lui dirent alors :
— Voulez-vous poser vous-même les questions, et les témoins y répondront ? Si tel est votre désir, nous y consentons volontiers, et, afin de vous laisser plus libre, nous vous donnons tout ce jour et toute la journée de demain pour y penser.
— Non, répondit Gilles ; je m’en rapporte en tout à la conscience des témoins.
Sur ces paroles, ceux-ci furent emmenés dans une salle voisine pour y être interrogés l’un après l’autre par les greffiers du tribunal.
Il se produisit alors un fait sans précédent dans ces débats. Aussitôt qu’ils sont sortis, Gilles tombe à genoux au milieu 291de l’assemblée ; de profonds soupirs s’échappent de sa poitrine ; une vive douleur se manifeste sur son visage par des larmes abondantes ; il prie et supplie humblement l’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur de l’absoudre de nouveau, mais par écrit, de la sentence d’excommunication qu’il a encourue pour avoir refusé de répondre aux accusations portées contre lui. L’évêque se rendit volontiers à sa prière ; tant en son nom qu’au nom du vice-inquisiteur, il leva par écrit l’excommunication qui pesait sur le maréchal, et, après lui avoir imposé une peine proportionnée à sa faute, l’admit à la participation des sacrements et le rétablit dans l’unité des fidèles chrétiens et de l’Église catholique : la sentence en fut annoncée publiquement au peuple, dans la salle du tribunal. Après quoi, les juges fixèrent au lundi suivant, 17 octobre, l’audition de nouveaux témoins assignés par le promoteur et la poursuite du procès440.
Après cette séance, eut lieu par-devant Delaunay, Lesné et Petit, huissiers, l’interrogatoire des témoins, qui avaient été admis à prêter serment. Serviteurs et complices des débauches du maître, leurs aveux devaient avoir le plus grand poids contre Gilles de Rais, une importance d’autant plus indiscutable qu’ils fournissaient des armes contre eux-mêmes. En s’en rapportant avec un tel air d’assurance à leurs déclarations et à leur conscience, le maréchal avait-il espéré qu’ils cacheraient la vérité à ses juges ? Illusion qui s’évanouit bien vite, si elle habita son âme. Car les aveux de Prélati, de Blinchet, de Poitou et d’Henriet, furent complets, spontanés, de leur franche volonté, sans torture ni question aucune441
; leurs dépositions furent écrasantes pour Gilles de Rais et donnèrent à penser ce que l’on devait croire de ses aveux ou de ses dénégations. Les dépositions des autres 292témoins ne nous ont pas été conservées ; on ne peut trop le regretter. La Meffraye, en particulier, dut fournir sur les crimes, auxquels son nom demeurera désormais attaché dans nos campagnes, des détails aussi intéressants que terribles. Mais la perte de ces aveux, qu’elle soit due au hasard ou à la négligence des scribes, ne rend que plus précieux les aveux des autres complices. Toute la suite des crimes de Gilles de Rais, qui forment une si longue chaîne, s’y trouve déroulée à nos yeux : évocations, sacrifices, offrandes sanglantes au démon, meurtres d’enfants, détails des raffinements apportés dans l’art de faire souffrir les innocentes victimes, peinture d’une débauche qui fait frémir : rien ne manque au sombre tableau de ces huit années de crimes inouïs ; et, parmi tous ces détails, une lumière répandue, qui force la conviction dans les esprits. Pas une contradiction, non seulement dans les paroles d’un même témoin, mais encore dans les dépositions de tous ; ce sont les mêmes faits, rapportés aux mêmes dates, reproduits avec les mêmes détails ; on dirait que ces hommes, qui viennent séparément témoigner de la vérité, avant de se présenter devant les interrogateurs, se sont entendus entre eux dans leur prison pour dire les mêmes choses. Il n’y avait donc plus de raisons de douter encore ou des crimes ou des coupables : les bruits publics, les plaintes des pères et des mères, leurs accusations réitérées, se trouvaient tout à coup justifiées par des preuves irréfutables. Si Gilles de Rais, de la pièce voisine qui lui servait de prison, avait pu entendre ses amis parler, il aurait senti qu’il était perdu. Cependant, quelques jours encore, et des preuves, sinon plus concluantes, plus émouvantes du moins, parleront contre lui et jetteront dans sa vie ténébreuse, comme une dernière lumière plus éclatante que toutes les autres : elle jaillira des propres paroles du coupable, qui mieux qu’aucun homme connaît les replis tortueux de cette vie ; ce sera Gilles lui-même, qui établira contre lui-même, dans une entière, effrayante et libre confession de tous ses crimes, la plus terrible des charges.
293Les séances du lundi, 17 octobre, et du mercredi, 19, furent entièrement employées à la production de nouveaux témoins. Avant d’être entendus, ces témoins prêtèrent comme les autres serment sur les saints Évangiles, entre les mains des juges. Le 17, comparurent les témoins des sacrilèges qui avaient été commis à Saint-Étienne-de-Mer-Morte : c’étaient le marquis de Ceva, Bertrand Poullein, Jean Rousseau, Gilles Heaume et frère Jean de Lanté, bénédictin, prieur de Chéméré, au diocèse de Nantes442. Le 19, comparurent des témoins pour les crimes commis sur les enfants : c’étaient Jean de Pencoetdic, professeur utriusque juris, Jean Andilanrech, André Seguin, Pierre Vimain, Jean Orienst, Jean Brient, Jean Le Veill, Jean Picard, Guillaume Michel, Pierre Drouet, Eutrope Chardavoine, Robin Guillemet, chirurgien443, Robin Riou, Jacques Tinnecy et Jean Letourneur. Comme les premiers, tous ces hommes firent le serment de dire la vérité, sans considérer ni prières, ni récompense, ni affection, ni la crainte, ni la faveur, ni la haine, ni le ressentiment, ni l’amitié, ni l’inimitié. Au 19 comme au 15 octobre, les juges mirent le maréchal à même de poser lui-même les questions, et lui offrirent encore deux jours complets pour y penser à loisir ; mais, ainsi que la première fois, Gilles refusa toute faveur déclarant qu’il s’en rapportait complètement à la sagesse des greffiers de même qu’aux dépositions et à la conscience des témoins. Quant à lui, quoique invité de nouveau vers la fin à fournir sa défense, il répondit qu’il n’avait rien de plus à dire que ce qu’il avait dit déjà444.
Les témoins dont nous venons de parler, furent interrogés 294et entendus après chaque séance par les greffiers du tribunal ; et sur l’affaire de Saint-Étienne-de-Mer-Morte comme sur les autres crimes de Gilles de Rais, leurs dépositions furent ce qu’avaient été les précédentes, unanimes et uniformes : la cause était donc suffisamment instruite ; il ne restait plus qu’à tirer de Gilles des aveux personnels. Car le jeudi, 20 octobre, les juges ne siégèrent que pour entendre la lecture faite par Guillaume Chapeillon de tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des débats, et pour demander à l’accusé ce qu’il avait à dire sur cet ensemble ou à opposer aux conclusions du promoteur. Gilles répondit encore qu’il n’avait rien à ajouter à ce qu’il avait déjà dit. Sur quoi, les juges lui répliquèrent :
— Voulez-vous que nous assignions un jour pour donner lecture des paroles et des dépositions des témoins ?
— La chose n’est pas nécessaire, repartit le maréchal, attendu les aveux que j’ai déjà faits et ceux que j’ai l’intention de faire encore.
— Voulez-vous, au moins, que les paroles et les dépositions des témoins soient rendues publiques ?
— Oui, répondit Gilles.
Alors, sur son consentement, l’évêque et le vice-inquisiteur, firent donner lecture de ces dépositions. Quand elle fut terminée, s’adressant à l’accusé, ils ajoutèrent :
— Avez-vous quelque chose à dire et contre les témoins et contre leurs dépositions ? voulez-vous en retrancher quelque point ?
— Non ! dit spontanément le maréchal.
À cette parole, le promoteur se lève ; il s’écrie que cet aveu de Gilles donne aux témoins et à leurs paroles une autorité qui démontre assez la réalité des crimes et la personne du coupable. Cependant, pour que la lumière soit plus complète encore et découvrir toute la vérité, il fait instance pour que le baron soit soumis à la torture ou à la question. La demande était grave, dit le procès ; et l’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur demandèrent sur ce sujet l’avis des assesseurs : ce fut uniquement sur leur conseil qu’ils décidèrent d’appliquer la torture à l’accusé445.
295Le lendemain, vendredi, 21 octobre, vers l’heure de tierce, les juges se rassemblèrent dans la salle basse du château de la Tour-Neuve. Ils avaient fixé, dirent-ils, le samedi, 22, pour entendre la défense de Gilles ; mais puisque la veille ils avaient décidé que la question lui serait donnée, ils allaient procéder immédiatement à l’application de la torture. Aussitôt ils firent venir Gilles de Rais devant eux. Il arrive fort pâle, bouleversé par les inquiétudes, épouvanté à l’idée du supplice qu’il va subir ; il tremble, il supplie humblement ses juges de différer la torture jusqu’au lendemain, qui lui a été assigné pour sa défense. Pendant ce temps-là, dit-il, il délibérera en lui-même sur les crimes dont il est chargé ; il contentera ses juges, si bien qu’il ne sera pas même nécessaire d’avoir recours au supplice ; pour entendre sa confession enfin, il les prie de désigner Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc, pour la cour ecclésiastique, et Pierre de l’Hospital, président de Bretagne, pour la cour séculière, s’offrant de faire devant eux des aveux complets, mais loin de la salle où la torture est préparée. Sur ces instantes prières, Jean de Malestroit et frère Jean Blouyn accédèrent à ses désirs ; ils nommèrent pour l’entendre l’évêque et le président que Gilles avait lui-même demandés ; ils reculèrent aussi la torture jusqu’à deux heures de l’après-midi et lui déclarèrent enfin, que, dans le cas où il voudrait faire des aveux, par amour pour lui
, ils ne le soumettraient pas à la question avant le lendemain.
À deux heures de l’après-midi, l’évêque, le vice-inquisiteur et le promoteur revinrent dans la salle basse du château446. Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc, et Pierre de l’Hospital, président de Bretagne, spécialement députés par les juges ecclésiastiques pour entendre les aveux de Gilles, se rendirent dans sa chambre. Ils étaient accompagnés, l’évêque, 296par un des greffiers de la cour ecclésiastique, nommé Jean Petit, auquel nous devons la relation qui en fut faite au tribunal de l’Église ; et 297le président de Bretagne, par Jean de Touscheronde, qui nous a laissé la relation du procès civil. En leur compagnie étaient encore, Yvon de Roscerff, écuyer de Jean Labbé, le capitaine breton qui avait arrêté le maréchal de Rais à Machecoul ; Robert d’Espinay, Robert de la Rivière, Jean de Vennes et plusieurs autres personnages appelés pour servir de témoins. La chambre qu’habitait Gilles était située, comme nous l’avons dit, dans la partie supérieure du château de la Tour-Neuve et aménagée avec le luxe qui convenait pour un si grand personnage. Dans une pièce voisine, la torture était préparée, mais cachée aux regards du maréchal. Lorsque tout le monde fut introduit, Gilles prit la parole et, librement, sans ombre même de violence ou de menace, il entra de lui-même dans le récit de ses crimes.
Le président de Bretagne l’interrogea d’abord sur l’enlèvement et le meurtre des enfants ; sur les crimes qu’il avait commis avec eux et les détails de la mort qu’il leur faisait subir ; enfin sur les évocations des démons, les offrandes, les promesses et les sacrifices sanglants offerts en leur honneur. Le baron, visiblement rempli de douleur, avoua à Pierre de l’Hospital et aux autres assistants qu’il avait commis tous les crimes dont on parlait :
— Où et depuis combien de temps avez-vous commencé ? lui demandèrent l’évêque et le président de Bretagne.
— Au château de Champtocé, dit Gilles, mais j’ignore depuis combien de temps : ce que je sais du moins, c’est que j’ai commencé l’année où mourut mon aïeul Pierre de Craon, seigneur de la Suze.
— Et qui vous donna l’idée de commettre ces crimes ? demanda Pierre de l’Hospital.
— Personne, répondit Gilles ; mon imagination seule m’y a poussé ; la pensée ne m’en est venue que de moi-même, de mes rêveries, de mes plaisirs journaliers et de mon goût pour la débauche : je n’ai jamais eu en tout cela que l’intention d’assouvir mes désirs.
Et comme le président de Bretagne s’étonnait de lui entendre dire qu’il avait eu de lui-même la pensée de pareils crimes, et qu’il le pressait, tant pour le soulagement de sa conscience que pour obtenir plus facilement son pardon de notre Sauveur très clément
, de lui avouer le motif qui l’avait poussé à ces excès et le dessein qu’il s’était proposé en les commettant, le baron, comme indigné en quelque sorte
de l’insistance de Pierre de l’Hospital et du soin minutieux qu’il mettait dans ses questions, lui dit en français :
— Hélas ! Monseigneur ! vous vous tourmentez et moy avecques !
— Non, lui répondit également en français le président de Bretagne, je ne me tourmente point ; mais je suis moult esmerveillé de ce que vous me dites et ne m’en puis bonnement contenter ; ainczois je désire et vouldroye par vous en savoir la pure vérité, pour les causes que je vous ay jà souventes foiz dictes.
— Vrayment, lui répondit Gilles, il n’y avait autre cause, fin, ne intention que ce que je vous ai dit ; je vous ay dit de plus grans choses que n’est cest cy, et assez pour faire mourir dix mille hommes.
Gilles disait la vérité et avait raison : puisqu’il avouait ses crimes, il importait peu de savoir le motif qui les lui avait fait commettre et il n’appartenait qu’à la curiosité de le rechercher. Il est vrai que Pierre de l’Hospital ne pouvait croire au motif avoué par l’accusé, et la curiosité ou plutôt l’étonnement l’avait porté à insister. Cependant, devant l’affirmation réitérée de Gilles, il ne poussa pas plus avant et laissa le maréchal tranquille sur ce point.
Mais il fit alors amener dans la chambre de Gilles de Rais son ami et son complice, François Prélati, qui, au rapport de l’évêque de Saint-Brieuc, avait déjà confessé avoir offert au démon le sang et les membres d’un petit enfant. Lorsque Prélati fut arrivé et mis en présence de Gilles de Rais, le président de Bretagne, devant tous les assistants, leur demanda s’ils avaient vraiment accompli les évocations et les sacrifices qu’ils avaient avoués :
— Oui, répondirent-ils.
Et François Prélati ajouta qu’il avait fait plusieurs évocations 298des démons, de Barron en particulier, par ordre de Gilles de Rais, tant en sa présence que durant son absence :
— J’ai moi-même, reprit Gilles là-dessus, assisté à deux ou trois évocations, en particulier à mon château de Tiffauges et à Bourgneuf-en-Rais ; mais je n’ai jamais vu ni entendu aucun démon, bien que j’aie transmis à Barron, par le ministère de maître François447 une cédule écrite de ma propre main, signée de mon nom avec mon propre sang : je m’y obligeais envers lui, comme son fidèle sujet, à faire toutes ses volontés, mais à la condition toutefois que je fusse à l’abri de tout danger et pour mon âme et pour ma vie ; en même temps je lui promettais les mains, les yeux et le cœur d’un enfant.
Interrogés de nouveau d’une manière plus précise sur ce fait particulier, les deux coupables avouèrent, ainsi que Prélati l’avait déjà confessé, qu’ils avaient offert au démon ce sanglant hommage. Enfin, Prélati déclara que pour lui il s’en rapportait à ses propres aveux. Après ces mots, le président de Bretagne donna l’ordre de ramener François Prélati dans sa prison. Alors Gilles de Rais, pleurant et sanglotant, se tourna vers son ami, et, le regardant avec tristesse, il lui adressa ces paroles, les dernières qu’il lui ait dites :
— Adieu ! Françoys, mon amy ! jamais plus ne nous entreverrons en cest monde ; je pri à Dieu qu’il vous doint bonne patience et cognoissance ; et soyez certain, mais que vous ayez bonne pacience et esperance en Dieu, que nous nous entreverrons en la grant joye de Paradis : priez Dieu pour moi et je prieray pour vous !
Et, disant ces mots, il embrassa tendrement Prélati, qui se retira. Ainsi finit cet interrogatoire : Gilles de Rais y fit des aveux complets et librement, sans torture, quoi qu’en aient dit les historiens448. Lorsque François Prélati fut sorti, l’évêque de Saint-Brieuc et le président de Bretagne quittèrent eux-mêmes la chambre de Gilles de Rais et descendirent vers les juges ecclésiastiques 299leur rendre compte de leur mission. Pour le maréchal, n’ayant plus d’espoir du côté des hommes, son cœur, peu à peu touché par le repentir, se retourna tout entier vers Dieu449.
Le mouvement de retour vers le bien allait enfin s’accomplir. Dès ce moment, en effet, cet homme coupable parut totalement changé : et ce changement doit être remarqué soigneusement. Sans lui, la fin étonnante de Gilles de Rais ne se comprendrait pas.
Au lieu des emportements des premiers jours, qui avaient fait paraître une âme si hautaine, il va manifester une soumission complète aux coups de la justice qui le frappe. Désormais plus de restrictions dans ses paroles ; il confessera même ses crimes avec des détails que ne lui demanderont pas ses juges ; et les larmes, qui accompagneront ses paroles, ne permettront pas de douter plus de la vivacité de son repentir que de la véracité de ses aveux. C’est que le malheur qui l’a touché, lui fait mesurer toute la profondeur de l’abîme où il est tombé ; et, à la suite du malheur, les remords, qu’aux jours de sa fortune prospère les plaisirs et les passions ont endormis, se réveillent dans son cœur. Jusque-là, il avait lutté avec quelque espoir pour la vie contre la mort ; désormais il ne cherche plus à conserver ses jours : l’espérance de la vie n’habite plus son âme. Mais, à ce moment même, une lutte involontaire, plus féconde, s’engage en lui, entre le bien qui revendique hautement ses droits et le mal qui les a usurpés. Par un effet naturel du malheur, qui n’est pas sans exemple dans l’histoire du crime, au milieu d’angoisses croissantes, la foi assoupie se ranime au souffle d’un double sentiment, la honte et le repentir. Des émotions profondes, qu’il n’a jamais ressenties, même au milieu des tourments du remords, le secouent violemment et le tirent de cette torpeur morale où il s’est engourdi : comme une fleur, appesantie par la boue, se relève peu à peu sous la pluie du ciel, cette âme lourdement abaissée vers la terre, lavée par ses larmes, se releva lentement 300vers Dieu ; et, si souillée qu’elle avait été par la fange, quelque chose de sa beauté originelle reparut dans ses traits. L’histoire nous l’a montrée, telle que l’avaient faite le crime et la débauche ; l’histoire lui doit aussi cette justice de la faire voir maintenant, telle qu’elle apparut, aux derniers jours de la vie mortelle, devant Dieu et devant les hommes : devant Dieu, assez repentante pour faire croire qu’elle obtint de lui miséricorde et pardon ; devant les hommes, assez soumise au malheur et à la justice pour mériter qu’ils mêlassent la pitié à la haine, à la vengeance la prière.
Le samedi, 22 octobre, avait été fixé pour la prochaine audience. L’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur savaient ce qui s’était passé dans la chambre du maréchal : ils ouvrirent la séance en offrant à Gilles de se défendre contre ce qui avait été fait dans le procès ; le maréchal leur répondit qu’il n’avait rien à dire. Puis, tout à coup, sans nulle contrainte, sans provocation d’aucune sorte, son visage se décompose ; la douleur se peint sur tous ses traits ; l’amertume de son âme s’y reflète ; d’abondantes larmes coulent de ses yeux ; il s’écrie que tout ce qu’il a confessé la veille dans sa chambre, en présence de Pierre de l’Hospital et de l’évêque de Saint-Brieuc, tout ce qui est contenu dans les divers articles de l’accusation, est l’expression de la pure vérité ; il demande même qu’on lui donne lecture des aveux qu’il a faits la veille ; car il veut les compléter et corriger au besoin les erreurs qui ont pu s’y glisser ; puis, sans même attendre cette lecture, il pousse plus avant que jamais dans la voie des aveux et confesse avec larmes qu’il a commis, depuis sa jeunesse, contre Dieu et contre le Décalogue, plusieurs crimes plus grands, plus énormes encore que ceux dont on l’accuse. À ces révélations, la foule émue et curieuse, s’agite autour de lui : une horreur profonde s’est emparée de toutes les âmes ; mais l’émotion redouble encore quand le maréchal s’écrie :
— Si j’ai tant offensé Dieu, mon Sauveur, je le dois, hélas ! à la mauvaise direction que j’ai reçue dans ma jeunesse : j’allais, les rennes sur le cou, au gré de tous mes 301plaisirs, et je m’adonnais sans retenue au mal.
Là, s’adressant aux pères et aux mères qui étaient dans la foule :
— Ô vous, leur dit-il très affectueusement, qui avez des enfants ; je vous en prie, instruisez les dans les bonnes doctrines, dès leur enfance et leur jeunesse, et menez-les avec soin dans le sentier de la vertu.
Quand il eut cessé de parler, on lui donna, à haute et intelligible voix, lecture des aveux qu’il avait faits la veille. Gilles, les ayant écoutés attentivement, voulut que le souvenir en restât dans la mémoire des hommes. Aussi, pour mieux les y graver, bien loin de rien retrancher aux choses qu’il avait dévoilées en secret, il voulut leur donner comme une nouvelle force en demandant que sa confession fût rendue publique en langue vulgaire. Parmi les assistants, en effet, qui se pressaient dans la salle du tribunal, la plupart ignoraient le latin, et son désir était qu’ils eussent connaissance de ses crimes :
— Par ces aveux, dit-il en commençant ; par la déclaration que je veux faire ici des fautes dont je suis coupable ; par la honte qui monte à mon visage, j’espère obtenir plus facilement de Dieu grâce et rémission de mes péchés ; j’espère qu’ils seront plus facilement oubliés par sa miséricorde. Ma jeunesse entière s’est passée dans les délicatesses de la table ; marchant au gré de mes caprices, rien ne me fut sacré, et tout le mal que je pus faire, je l’accomplis : en lui je mettais toutes mes espérances, toutes mes pensées et tous mes soins ; tout ce qui était défendu, tout ce qui était déshonnête, m’attirait ; et, pour l’obtenir, il n’est moyens que je n’employais, si honteux qu’ils fussent. Pères et mères qui m’entendez, reprit-il encore une seconde fois, et vous tous, amis et parents de jeunes gens que vous aimez, quels qu’ils soient, je vous en prie, veillez sur eux ; formez-les par les bonnes mœurs, les bons exemples et les saines doctrines ; nourrissez-en leurs cœurs et surtout ne craignez pas de les corriger de leurs défauts : car, élevés, hélas ! comme je l’ai été moi-même, ils pourraient peut-être glisser, comme moi, dans le même abîme !
302Ces graves paroles, tombant d’une telle bouche et prononcées avec cette autorité que donne un grand exemple, firent sur la foule et sur les juges la plus profonde impression : c’était pitié de voir ce jeune homme de trente-six ans défiguré par le vice. L’émotion ne fit que s’accroître encore, quand, après la lecture en français des aveux qu’il avait faits la veille, le malheureux reprit lui-même, avec des larmes dans la voix et la rougeur au front, le triste et lamentable récit de tous ses crimes. Il parla longtemps au milieu d’un silence profond, que coupaient seulement par moments des frémissements de surprise : meurtres des enfants, tortures qu’on leur faisait subir dans une mort lente et calculée avec art ; ses infamies et celles de ses complices, orgies dont celles de Caprée n’éveillent pas l’idée ; évocations des démons ; cérémonies ou sanglantes ou ridicules qui les accompagnaient, il dit tout, et ses espérances, et ses lassitudes, et ses remords, et les demi-réveils de sa conscience endormie.
Telle fut cette confession, que ceux qui l’entendirent, juges ou prêtres, habitués à recevoir les aveux des crimes, frémirent d’apprendre tant de choses inouïes et se signèrent… Ni les Néron de l’Empire ni les tyrans de la Lombardie n’auraient eu rien à mettre en comparaison ; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la Mer-Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient des enfants450.
Quand il eut terminé, un profond silence, mélangé d’étonnement et de pudeur, régnait dans toute la salle ; Gilles lui-même, écrasé sous le poids de la honte, avait baissé la tête. Bientôt, cependant, il la releva et le chrétien repentant apparut dans le criminel :
— Ah ! dit-il, si je n’ai pas sombré au milieu de tels périls pour mon âme, j’en suis redevable, je le crois, à la clémence de Dieu et aux suffrages de la sainte Église, en qui j’ai toujours mis mes espérances et mon cœur et qui m’ont secouru avec tant de miséricorde ! Vous tous, peuple qui m’entendez, et 303vous surtout, prêtres et clercs de l’Église451, aimez toujours notre sainte mère l’Église ; révérez-la ; entourez-la des plus grands respects ; car, si je n’eusse mis en elle mon cœur et mon affection, je n’aurais jamais échappé aux mains du démon. Oui, la nature de mes crimes est telle, que, sans la protection de l’Église, le démon m’eût étranglé et eût emporté au fond des enfers et mon âme et mon corps !
Et pour la troisième fois s’adressant aux pères de famille :
— Gardez-vous, leur dit-il, gardez-vous, je vous en prie, d’élever vos enfants dans les délicatesses de la vie et les douceurs funestes de l’oisiveté : car des excès de la table et de l’habitude de ne rien faire naissent les plus grands maux.
Terribles enseignements, en vérité, que de telles paroles à la fin d’une telle vie ! Démonstration, tristement éloquente, de la parole de l’Esprit-Saint : L’oisiveté est la mère de tous les vices !
— L’oisiveté, reprit-il comme pour donner plus de poids à ses paroles, l’oisiveté, les mets délicats, l’usage fréquent des vins chauds, sont les trois causes de mes fautes et de mes crimes. Ô Dieu ! mon créateur et mon bien-aimé Rédempteur ! je vous demande miséricorde et pardon ! Et vous, parents et amis des enfants que j’ai mis si cruellement à mort ; vous, qui que vous soyez, contre qui j’ai péché et à qui j’ai pu nuire, présents ou absents, en quelque lieu que vous soyez, comme chrétiens et comme fidèles de Jésus-Christ, je vous en prie à genoux et avec larmes, accordez-moi, ah ! donnez-moi le secours de vos pieuses prières !
Telle fut la confession de Gilles ; telles furent ses dernières paroles et ses larmes : de ce moment, l’âme de Gilles s’est complètement relevée ; elle a obtenu sa stabilité dans le bien : son repentir, jusqu’à la fin, ne se démentira pas un seul instant. Parmi les auditeurs, les sentiments les plus divers agitaient les âmes : la surprise, l’horreur, la miséricorde, la pitié ; et l’assemblée tumultueuse ressemblait à une mer bouleversée par des vents contraires.
304Tout à coup l’attention redouble : le promoteur, Guillaume Chapeillon, s’est levé pour prendre la parole. Il dit qu’après une confession aussi spontanée, après toutes les autres preuves établies contre le coupable, les juges n’ont plus de raisons de différer encore leur sentence définitive. Il demande donc qu’à cet effet un jour soit fixé à l’accusé, quoi qu’il pût dire contre ces conclusions. À la prière du promoteur et du consentement de Gilles de Rais, l’évêque de Nantes et le vice-inquisiteur fixèrent le mardi suivant, 25 octobre ; et l’assemblée se sépara, chacun emportant dans son cœur et à son foyer les émotions profondes qui l’agitaient et le souvenir des graves enseignements qu’il avait entendus452.
Ainsi que le promoteur l’avait dit le samedi, 22 octobre, après ce qui venait d’avoir lieu et l’examen complet de la cause, il ne restait plus qu’à clore les débats. Que pouvait-on désirer encore ? Les témoins avaient été entendus : leurs dépositions étaient identiques ; les complices de Gilles, plus ou moins coupables eux-mêmes, selon qu’ils avaient pris une part plus ou moins grande à ses fautes, avaient fait des aveux complets et circonstanciés, qui ne laissaient planer aucune ombre de doute et sur la nature des crimes et sur la personne des coupables ; Gilles enfin, par une confession aussi solennelle que détaillée, avait ajouté une lumière nouvelle à ces clartés si vives déjà ; la justice la plus sévère ne pouvait raisonnablement demander que la vérité fut entourée de plus de preuves et mise dans un plus grand jour. Il est à croire, en outre, qu’on avait fait des fouilles dans les endroits où avaient eu lieu les crimes : plusieurs écrivains l’assurent ; mais les Procès n’en parlent pas. Sur ce point, il serait bon de savoir en quel endroit l’auteur de l’article sur 305Barbe-Bleue453, place le château de Rais, où, dit-il, l’on découvrit des ossements de petits enfants.
Malgré les affirmations précises de Vallet de Viriville, nous ne pouvons rien dire que ce que nous avons trouvé dans les textes originaux. Les détails que cet historien nous fournit sur les découvertes que l’on fit en divers lieux pendant la durée du procès, ressemblent fort à des textes mal traduits. Voici cependant ce qu’il, raconte :
L’information trouva, aux domiciles du prévenu, des appareils alchimiques454 et tout le matériel de la sorcellerie : un pied de fer, une main de cire, une estrapade, qui servait à asphyxier les jeunes victimes, une immense lame ou bracquemart pour les décapiter. À Machecoul, l’un de ses châteaux, on découvrit les cadavres réunis de quatre-vingts enfants horriblement mutilés455.
Tous ces détails nous paraissent pris d’une lecture des Procès faite à la légère, si même elle a été faite. Mais les juges n’avaient pas besoin de ces preuves matérielles. Aussi, quand le promoteur, le mardi, 25 octobre, demanda la clôture des débats, l’évêque et le vice-inquisiteur y mirent fin sans hésiter, sans que Gilles de Rais même élevât la moindre protestation. Guillaume Chapeillon demanda ensuite que les juges rendissent leurs sentences définitives contre l’accusé, et l’évêque et le vice-inquisiteur se rangèrent à son avis, sans que Gilles y fit plus d’opposition que pour la clôture des débats.
Sous les yeux du maréchal, les deux juges ecclésiastiques reprirent donc toutes les pièces du procès et les examinèrent attentivement l’une après l’autre : lettres épiscopales, procès-verbaux de l’enquête secrète, dépositions des témoins, confessions de Gilles et de ses complices, tous les divers documents de la cause furent revus avec soin, pesés et mûrement examinés de nouveau par les juges. Cependant, non contents de 306voir les choses par eux-mêmes, ils s’adjoignirent les évêques présents, les docteurs en droit, les jurisconsultes, les professeurs d’Écriture sainte, les praticiens les plus célèbres, des hommes enfin dont la probité inspirait à tous pleine confiance. Séance tenante, Jean de Malestroit et Jean Blouyn leur firent une relation complète et fidèle de toute la cause ; et, après les plus mûres réflexions de ces conseillers, de leur avis et de leur consentement, d’après les actes du procès, les dépositions des témoins et les aveux de Gilles, ils portèrent, ensemble ou séparément, selon le droit particulier de chacun, leurs sentences définitives. L’official de l’église de Nantes, Jacques de Pencoetdic, les lut en leur nom, à haute et intelligible voix. Elles étaient écrites sur papier : la première était rendue collectivement par l’évêque et le vice-inquisiteur, sur les faits qui relevaient de leur juridiction commune. Voici quels en étaient les termes :
Le saint nom du Christ invoqué, Nous, Jean, évêque de Nantes, et frère Jean Blouyn, bachelier en nos saintes Écritures, de l’Ordre des Frères-Prêcheurs de Nantes, et délégué de l’inquisiteur de l’hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en séance du tribunal et n’ayant devant les yeux que Dieu seul ; de l’avis et du consentement de Nos Seigneurs les évêques, des jurisconsultes, des docteurs et des professeurs d’Écriture sainte ici présents ; après avoir examiné les dépositions des témoins à charge, appelés en notre nom et au nom du promoteur, député par nous, contre Gilles de Rais, notre sujet et notre justiciable ; après avoir fait rédiger exactement ces dépositions par écrit ; après avoir entendu sa propre confession, spontanément faite en notre présence ; après avoir bien pesé et considéré toutes les autres raisons qui ont agi sur notre détermination, nous prononçons, nous décidons, nous déclarons que toi, Gilles de Rais, cité à notre tribunal, tu es honteusement coupable d’hérésie, d’apostasie, d’évocations des démons ; que pour ces crimes tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes les autres peines déterminées par le droit ; et qu’enfin tu dois être puni et corrigé, ainsi que le veut le droit et que l’exigent les saints canons, comme hérétique, apostat et évocateur de démons.
Ces trois crimes, l’hérésie, l’apostasie, les évocations de démons, tombaient sous les coups de l’inquisition ; mais les autres n’étaient pas de son ressort : voilà pourquoi l’évêque porta seul la sentence suivante :
Le saint nom du Christ invoqué, Jean, évêque de Nantes, en séance du tribunal, et n’ayant devant les yeux que Dieu seul, après avoir vu et connu par nous-même les débats du procès en matière de foi, qui a lieu devant nous au nom du promoteur, spécialement député par nous à cet effet contre toi, Gilles de Rais, notre sujet et notre justiciable, accusé en matière de foi ; attendu les dépositions des témoins appelés en notre nom et au nom de notre promoteur ; attendu que les dépositions de ces témoins, admis au serment et examinés avec le plus grand soin, ont été fidèlement rédigées par écrit ; attendu même tes propres aveux, faits judiciairement devant nous avec entière liberté et devant tout le peuple ; toutes choses, d’ailleurs, ayant été étudiées et examinées avec soin ; en vertu de tout ce qui peut nous pousser à agir au point de vue canonique ; du conseil enfin de nos Révérends Pères, des maîtres en sainte théologie et des jurés consultés, par cette sentence définitive que nous portons dans ces lettres, nous décrétons, prononçons et déclarons que toi, Gilles de Rais, tu as honteusement commis le crime contre nature avec des enfants de l’un et de l’autre sexe ; que tu as commis un sacrilège et violé les immunités de l’Église ; que par ces crimes tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes les autres peines fixées par le droit, et que tu dois par conséquent en 307être puni et corrigé pour ton salut, ainsi que le veulent et l’exigent et le droit et les saints canons.
Quand la promulgation de ces deux sentences fut achevée, l’évêque et le vice-inquisiteur de la foi demandèrent à l’excommunié :
— Voulez-vous maintenant, détestant vos erreurs, vos évocations et vos autres crimes, qui vous ont fait sortir 308de la foi catholique, être réincorporé à l’Église, notre mère, en revenant à elle ?
— Je n’ai jamais su, répondit le maréchal, ce que c’était que l’hérésie et je ne savais pas que j’eusse commis ce crime en tombant dans mes erreurs. Cependant, puisque, d’après mes aveux et d’après les autres preuves qu’elle en a, l’Église aujourd’hui m’indique que mes crimes m’ont entraîné dans l’hérésie ; pour cela, dit-il en tombant à genoux avec de profonds soupirs et de grands gémissements, je vous supplie de me remettre au sein de l’Église, notre mère.
Sa prière fut aussitôt exaucée, et l’évêque et le vice-inquisiteur lui rendirent tous les droits spirituels qu’il avait perdus par l’hérésie. Le maréchal ne put s’en contenter : toujours à genoux, toujours pleurant, il demanda humblement à ses juges de lever toute excommunication portée contre lui par leurs sentences définitives et qu’il avait encourue par ses crimes et ses injures contre Dieu, contre l’Église et contre eux. Cette prière fut encore entendue, et, par amour pour Dieu, les juges le relevèrent de toute excommunication dans la forme usitée par l’Église, l’admirent à la participation des sacrements et le firent rentrer dans la communion des fidèles catholiques. Gilles demanda ensuite avec instance un prêtre pour entendre sa confession et pour recevoir de lui, avec une pénitence salutaire, l’absolution de tous ses péchés : ses juges désignèrent pour ce ministère frère Jean Juvénal, de l’Ordre des Carmes de Ploërmel, au diocèse de Saint-Malo ; enfin la séance fut levée456.
Les procédures ecclésiastiques avaient commencé le 17 septembre ; elles furent terminées le 25 octobre, après un mois et huit jours de débats mémorables. Au soir du 25 octobre 1440. si la conscience d’avoir fait son devoir, protégé 309les faibles, vengé la vertu et l’innocence, ne laisse pas insensible le cœur d’un juge, une bien douce jouissance dut émouvoir l’âme de Jean de Malestroit, évêque de Nantes et du vice-inquisiteur de la foi, Jean Blouyn. Les témoins des grandes scènes de la Tour-Neuve purent méditer les sévères leçons qu’une telle cause portait en elle-même. Aux foyers désolés des familles, si les pleurs ne cessèrent pas de couler au souvenir des enfants si tristement ravis à la tendresse paternelle, les consolations de la justice, si longtemps et si impatiemment attendue, mais enfin arrivée, entrèrent et dans la bouche des pères, des mères et des amis, il y eut, parmi les sanglots, des paroles de bénédictions pour les juges et des actions de grâces à Dieu, père des malheureux et des faibles. Enfin, heureux effet du repentir ! aux derniers jours de sa vie et dans le fond de son âme où elles étaient demeurées cachées, le prodigue seigneur, le sectateur maudit du démon, le meurtrier terrible, avait retrouvées vivantes la foi en Dieu et les espérances chrétiennes.
310XII Procès de Gilles. — Procédures civiles. — La condamnation à mort. — Le supplice.
Parmi les crimes, qu’avaient révélés les débats ecclésiastiques, il s’en trouvait plusieurs, qui, par leur nature, relevaient de la justice de l’État. L’évêque et le vice-inquisiteur avaient prononcé leur jugement sur les évocations des démons, sur les crimes qui les avaient précédées, accompagnées ou suivies, sur les crimes contre nature, et enfin sur la violation des immunités ecclésiastiques. Tous ces crimes, l’Église les avait frappés de ses foudres : mais l’excommunication n’entraînait pas la peine de mort457. Gilles de Rais ne pouvait cependant éviter le dernier supplice : si la peine de mort n’avait pas existé dans la société, c’est pour de semblables crimes qu’on l’aurait inventée. Les enlèvements des enfants et les meurtres dont Gilles était coupable, l’avaient cent fois et dix mille fois
, selon ses propres paroles, rendu digne du gibet et du bûcher ; mais c’était aux juges civils à prononcer au criminel, et le procès du maréchal devait se produire devant le président de Bretagne. D’ordinaire, les juges ecclésiastiques, au terme de leur mission, envoyaient au coupable cet adieu : Va en paix ! l’Église ne peut plus te défendre : elle te livre au bras séculier
; et en même temps elle réclamait, au 311moins dans les formes, la clémence de la justice humaine en faveur du coupable. À Nantes, rien de semblable ne se passa.
Le bras séculier n’avait-il pas déjà saisi sa proie ? pouvait-on, sans outrage pour la faiblesse et sans inhumanité, implorer, même dans la forme, la clémence des juges civils pour un homme souillé par de tels crimes ? Il n’y avait pas même lieu de prolonger plus longtemps les débats : la cause était déjà jugée ; car elle avait été suffisamment instruite sous les yeux mêmes et par les soins des juges séculiers : aussi, entre la dernière séance du tribunal ecclésiastique et la condamnation à mort par le tribunal civil, il ne s’écoula pas un jour entier.
En effet, parallèlement aux procédures ecclésiastiques, avaient marché l’enquête civile et l’instruction de la cause pour le compte du président de Bretagne. Plusieurs historiens, sans donner d’ailleurs de leurs paroles d’autres preuves que leurs affirmations et des probabilités, ont avancé que le duc de Bretagne, naguère encore protecteur si résolu de Gilles de Rais, fut particulièrement animé à sa perte. Mézeray dit en propres termes :
qu’il fut bien aise d’avoir sujet de venger son offense en vengeant celle de Dieu458.
Un autre va plus loin encore, puisqu’il affirme
qu’il fut d’autant plus ravi de frapper sur les Laval, que le roi venait d’ériger la baronnie de Laval en comté (1431), et que les Laval, issus des Montforts, avaient formé une opposition toute française, qui aboutit à livrer la Bretagne au roi, en 1488459.
Désormeaux enfin va jusqu’à dire :
Non seulement le duc de Bretagne, dont il était le lieutenant et le frère d’armes, l’abandonna ; mais ce fut lui qui l’abandonna avec le plus de rigueur. Le maréchal, dans les ventes insensées qu’il avait faites de ses terres au duc, avait stipulé qu’elles lui seraient rendues pourvu qu’il remboursât la somme en six ans. Était-ce la crainte d’être remboursé ou l’horreur des excès de Rais qui excitait le 312zèle de Jean V460 ?
Ces deux motifs sont probables ; mais il convient, croyons-nous, d’ajouter un troisième motif plus particulier encore au duc de Bretagne.
Si l’avarice, dont l’accusent généralement les historiens, pesa sur ses déterminations, la crainte de passer pour avoir protégé trop longtemps un pareil coupable, fut certainement pour beaucoup dans l’ardeur qu’il mit enfin à le poursuivre, dès qu’il fut une fois condamné par la justice ecclésiastique.
Les crimes de Gilles de Rais venaient d’être manifestés au grand jour : or, on s’en souvient, le duc avait redoublé ses bienfaits envers la personne du coupable au moment où celui-ci multipliait ses forfaits ; les peuples n’avaient pas oublié qu’il s’était fait le protecteur de Gilles contre la famille de Rais et contre le roi de France ; et comme la foule s’en prend naturellement à tous ceux, qui, de près ou de loin, concourent à ses malheurs, il était à craindre, dans l’état d’exaspération où étaient les esprits, que les accusations les plus graves ne s’élevassent, du milieu du peuple, jusqu’aux oreilles du duc lui-même. Le meilleur et même l’unique moyen d’étouffer tous ces soupçons, était de faire justice à la multitude en pressant la punition du coupable : tel fut, selon nous, le principal motif qui engagea Jean V à donner l’ordre, aussitôt après les sentences de l’évêque et du vice-inquisiteur, de poursuivre activement le maréchal : cet ordre fut exécuté avec une rare promptitude. Quant aux affirmations des historiens modernes, elles ont pour elles la vraisemblance des faits, la nature même et la marche des procédures civiles ; mais, de ces seules raisons, l’histoire ne forme pas une démonstration rigoureuse. Seulement, s’il est vrai que les craintes personnelles, la cupidité ou la vengeance ont agi plus puissamment sur Jean V que l’amour de la justice et l’horreur du crime, encore qu’il aurait réussi à étouffer les soupçons naissants du peuple, à venger ses injures et à garder les terres qu’il avait acquises 313de Gilles, à coup sûr, il ne saurait éviter les justes sévérités de l’histoire.
Si l’on a pu discuter sur les motifs qui déterminèrent Jean V à agir, on ne peut nier toutefois cette intervention, ni méconnaître qu’elle fut efficace. Mais, il faut dire ici quels furent véritablement, dans le procès de Gilles de Rais, le rôle de la justice ducale, ses lenteurs, ses hésitations, ses ménagements.
Dans les poursuites exercées contre le maréchal de Rais, nous avons vu que le duc s’était laissé prévenir par l’évêque de Nantes : il était presque inévitable qu’il en fût ainsi, vu le caractère de Jean V et surtout les liens qui l’attachaient à Gilles de Rais. Les ménagements dont il usa envers le maréchal, ont laissé des preuves manifestes. Au même moment où l’évêque de Nantes terminait l’enquête secrète commencée contre Gilles, après l’attentat de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, au mois de juillet 1440, peut-être pour régler les amendes pécuniaires dont le baron révolté avait été frappé, Jean V le recevait publiquement à Josselin461. Il semble que, par crainte ou par politique, le duc n’ose agir contre un tel personnage, ou qu’il redoute de mécontenter les grands de Bretagne. Il faut que l’évêque marche devant lui : l’enquête civile ne commence qu’après l’arrestation du maréchal et quand est finie l’enquête ecclésiastique ; elle sort des habitudes de la justice séculière ; elle n’est pas faite au grand jour ; elle a les allures de l’enquête secrète faite par l’évêque ; elle est tronquée, par morceaux, incohérente dans la forme et dans la marche ; elle contient des restrictions à l’avantage de l’accusé ; on s’en rapportera surtout à la cour ecclésiastique : mais, sans plus attendre, la justice ducale n’hésite pas à frapper immédiatement Henriet et Poitou, deux vilains, deux misérables sans doute, moindres coupables pourtant que Gilles, leur maître. C’était, ce semble, une habitude en Bretagne, au temps de Jean V, que les comparses fussent punis 314pour les coupables, que les petits fussent sacrifiés aux grands. En songeant à la condamnation de Henriet et de Poitou, on se rappelle involontairement le procès fait aux assassins de Gilles de Bretagne, les moins coupables punis de mort, et le plus criminel, Guillaume de Montauban, épargné, parce qu’il était puissant, et bientôt archevêque de Bordeaux, parce qu’il était habile. Cette même justice, en effet, en même temps qu’elle condamne, sans tant de précautions, Henriet et Poitou au feu, remet à plus tard la cause de Gilles, sous prétexte que l’Église lui fait aussi son procès : elle attendra que l’évêque et le vice-inquisiteur aient prononcé sur la culpabilité de l’accusé ; en un mot, le duc semble heureux de se mettre à couvert derrière l’évêque : aux yeux des grands, qui, d’après Monstrelet, furent si affligés de la mort du maréchal, Jean V a son excuse toute trouvée : elle est dans le procès intenté et conduit par l’évêque de Nantes. Tout aussitôt, en effet, que la justice ecclésiastique aura prononcé, la condamnation à mort par la cour séculière sera proche.
Dans le cours du procès ecclésiastique, on a vu que le président de Bretagne, Pierre de l’Hospital, sénéchal de Rennes et juge universel du pays, assista à la plupart des séances. C’est à lui que Gilles s’adresse, le jour où, hautain et intraitable, il en appelle de l’évêque et du vice-inquisiteur à son autorité pour échapper aux mains de ses juges ecclésiastiques ; c’est lui qui préside à l’interrogatoire de Gilles, dans la chambre de la Tour-Neuve qui lui sert de prison ; le lendemain et les jours suivants, il assiste à la confession publique du maréchal ; il est présent, enfin, lorsque les juges ecclésiastiques prononcent contre l’accusé leurs sentences définitives : ainsi, sous les yeux et par le ministère même du président de Bretagne, s’instruisait l’affaire pour le compte de la justice séculière. Pierre de l’Hospital fit plus encore : en même temps que les témoins étaient interrogés au nom de l’évêque et du vice-inquisiteur, il multipliait, par le ministère des greffiers de la cour civile, les interrogatoires et les enquêtes. Neuf témoins, appelés des divers points du pays, avaient déjà 315comparu, le 18 septembre, devant Jean de Touscheronde et Jean Thomas ; quatre autres furent entendus le 24 du même mois ; trente-deux, le 28, le 29 et le 30 septembre ; vingt, le 4 octobre ; deux, le 8, et quinze enfin, le 10 du même mois ; et telle était la complaincte lamenteuse
de ces témoins, selon le mot énergique du procès civil, que les interrogateurs en étaient émus de pitié et pleuraient avec eux. Ces enquêtes et ces informations avaient été faites par le commandement du duc de Bretagne. Quand les parties intéressées virent que la justice séculaire elle-même prenait enfin leur défense, elles élevèrent de tous côtés la voix,
suppliens doloreusement lesditz complaignans o (avec) grand pleours et clamours de ce raison et justice leur estre faicte selon l’exigence des cas462.
Devant la justice civile, l’accusation porta sur deux points, principaux : les rapts d’enfants et les meurtres commis sur eux ; les violences exercées sur le capitaine de Saint-Étienne-de-Mer-Morte et sur les autres officiers du duc de Bretagne :
Combien que du commandement de Dieu et de sa loi, dit le procureur, il est défendu de non estre homicide de son presme et semblable, aincois ait commandé l’aymer comme soi-mesme, ce néantmoins celui sire a pris et fait prandre plusieurs petits enfans ; non pas seulement dix ne vingt, mais trente, quarante, cinquante, soixante, cent, deux cents et plus ; et tant que bonnement l’on ne pourroit faire la déclaracion en nombre… les a meurtriz et fait meurtrir, et occire inhumainement et mis à mort ; et après, avoir faict ardre leurs corps et convertir en cendres.
Après avoir exposé le récit de sa révolte contre le duc, son suzerain, et de ses violences sur les officiers de Jean V, le procureur concluait enfin en demandant un arrêt de mort contre Gilles et la confiscation de tous ses biens au profit du duc de Bretagne : on le voit, tout en prenant en main la cause de Dieu, de la justice et de la faiblesse, comme le dit Mézeray, 316Jean V n’avait garde d’oublier ses intérêts particuliers.
Le maréchal reconnut qu’il avait, en effet, levé une troupe armée sans la permission du duc, son souverain ; les mauvais traitements qu’il avait fait subir à Jean Le Ferron à Saint-Étienne-de-Mer-Morte et à Tiffauges, et enfin son refus réitéré de réparer ses offenses envers le duc : Il serait heureux, dit-il, d’en faire aujourd’hui à sa volonté et ordonnance
; mais il nia obstinément les excès commis sur les officiers du duc de Bretagne et sur les enfants. En présence de ces dénégations, le procureur demanda à fournir ses preuves, et pria Gilles de vouloir bien s’en rapporter à ses serviteurs Henriet et Poitou :
Je ne recevais dans ma maison et à mon service, répartit Gilles, que des gens honnêtes : si je les avais connus mauvais, j’aurais été le premier à y mettre la main : je n’ai pas à débattre ici qu’ils soient témoins ou non463.
Sur ces paroles, l’on conclut à son assentiment.
Tout ceci se passait devant les juges civils, dans le même temps où, par ses emportements et ses violences, il outrageait si insolemment ses juges ecclésiastiques. Enfin, le 19 octobre, comme nous l’avons vu plus haut, par délibération entre les assesseurs, les avocats et autres personnes sages
, la torture fut décidée. Gilles, poussé à bout, se soumit, fit des aveux complets à Pierre de l’Hospital et s’en rapporta complètement à ses juges. En même temps, Henriet et Poitou, par leurs déclarations, corroboraient ses propres aveux. Remarquons ici en passant que trois coupables seulement comparurent devant le tribunal civil : Gilles, Henriet et Poitou, alors que devant les juges du tribunal ecclésiastique avaient été cités Eustache Blanchet et François Prélati. Mais, comme par la nature de leurs fautes et leur caractère ces deux derniers relevaient seulement du for de l’Église, la cour séculière ne fut jamais mêlée à leur procès. D’ailleurs, il n’apparaît nulle part que les autres complices de Gilles, même ceux qui étaient en prison, comme la Meffraye, aient 317été cités autrement qu’en qualité de témoins : on aime à croire pourtant qu’ils n’ont pas échappé à la peine due à leurs crimes. Le 20 octobre, Gilles, comme nous l’avons vu déjà plus haut, reprit et compléta, dans la grande salle du château, sa confession secrète464.
Comme ces aveux solennels et publics contenaient des crimes qui
ne concernaient aucunement le fait de l’Église, fut dit par mondit seigneur le président et commis que la cour de l’Église de Nantes ferait premièrement son procès à l’encontre du dit sire ; lequel fait, qu’on conclurait le procès de la cour séculière, selon que par bon advisement au cas devait appartenir.
Le procès civil fut donc suspendu jusqu’au 25 octobre465. Mais, pendant que la cause de Gilles se poursuivait devant la cour ecclésiastique, celle de Henriet et de Poitou s’acheva devant la cour séculière. Ces deux complices de Gilles de Rais n’avaient pas, en effet, à comparaître devant l’évêque de Nantes et devant le vice-inquisiteur, puisque leur cause était toute civile, leurs crimes n’étant pas du nombre de ceux que l’Église frappait de ses censures. Voilà pourquoi, pendant que le maréchal était encore aux mains des juges ecclésiastiques, ses deux serviteurs étaient menés au Bouffay, où siégeait la cour séculière et qui s’élevait, il y a peu d’années encore, à moins de deux portées d’arbalète du château de la Tour-Neuve. Le jugement, prononcé contre eux, fut rendu le 23 octobre. Le procureur, par l’organe de son lieutenant, rappela les faits établis, contre les deux coupables et les crimes qu’ils avaient eux-mêmes confessés quelques jours auparavant, et il en demanda justice et punition. Henriet et Poitou, convaincus, repentants, persévérèrent dans les bonnes dispositions qu’ils avaient montrées les jours précédents ; ils renouvelèrent librement leurs aveux ; sans y être contraints en aucune façon
, ils reconnurent qu’ils étaient coupables de tous les crimes relevés par le procureur. 318Ils confessèrent, entre autres choses, que depuis le jour où, pour la première fois, ils avaient livré un enfant à leur maître, ils lui en avaient, à tous deux, fourni plus de soixante, selon qu’ils pouvaient croire ; Henriet même ajouta que, lors de son dernier voyage à Josselin avec Gilles de Rais, il en avait occis
trois de sa propre main ; mais que Poitou, malade au départ du maréchal, n’avait pu l’accompagner. La culpabilité de ces deux hommes était manifeste : Pierre de l’Hospital, qui présidait le tribunal, se leva, demanda conseil aux avocats et aux assesseurs qui composaient la cour, et, sur leur avis, prononça qu’Henriet et Poitou, en punition de leurs crimes, seraient pendus et brûlés vifs. Mais l’exécution de cette sentence fut retardée de quelques jours, jusqu’à ce que le président de Bretagne eût définitivement conclu contre Gilles de Rais lui-même : ils avaient été unis dans le crime ; on ne crut pas devoir les séparer dans le châtiment, et les deux serviteurs furent reconduits dans les prisons du château de la Tour-Neuve466.
L’expiation ne se fit pas longtemps attendre. Deux jours après, en effet, la cour ecclésiastique rendait son arrêt contre le maréchal, et le jour même, 25 octobre, dans la soirée, il était conduit du château de la Tour-Neuve au Bouffay. La nouvelle de sa condamnation par les juges ecclésiastiques s’était rapidement répandue dans la ville de Nantes ; elle avait bientôt été suivie par la nouvelle que Gilles devait comparaître devant la cour séculière le jour même. Durant les derniers jours du procès surtout et à mesure que la cause avançait vers sa fin, Nantes s’était peuplé non seulement par la multitude des témoins, des parents et de leurs amis, mais encore par une foule curieuse accourue de toutes les parties de la Bretagne et des provinces voisines. Selon la plupart des historiens, le duc avec toute sa cour était alors dans les murs de Nantes ; parents, étrangers, amis ou ennemis de Gilles de Rais étaient dans l’impatience de ce qui allait se 319passer. Non que l’issue du procès fut douteuse : les crimes, qui avaient été prouvés, et surtout la sentence de mort prononcée contre Henriet et Poitou, ne laissaient aucune espérance d’acquittement ou de pardon en faveur du principal coupable ; cependant, malgré la certitude que l’on avait de la destinée du maréchal, au fond de toutes les âmes il y avait cette vague inquiétude, mélange de curiosité et d’émotion, qui précède toujours un grand évènement. Aussi, dès la matinée du 25 octobre, une foule énorme se porta sur le Bouffay et l’envahit à tel point qu’elle regorgeait sur la place et dans les rues avoisinantes.
Pour arriver jusqu’à la salle où siégeait le tribunal, le maréchal dut traverser, en criminel, cette multitude qu’il avait jadis éblouie par son faste. La séance s’ouvrit au milieu de la curiosité et des rumeurs de l’assemblée. Lorsque le procureur eut fini de dresser l’accusation, le président de Bretagne, s’adressant à Gilles de Rais, l’engagea à renouveler à plein
ses aveux devant toute la foule, l’assurant que la honte qu’il en éprouverait, servirait à l’allégement de sa peine. Les sentiments de repentir et de résignation, où Gilles était depuis quelques jours, ne se démentirent pas dans ces derniers moments et devant les derniers juges. En présence de tous les assistants émus, étonnés, il recommença tout au long cette confession publique qu’il avait déjà faite devant les juges ecclésiastiques. Mais il appuya particulièrement sur les fautes qui l’amenaient devant la cour séculière. C’est ainsi qu’il avoua, en la déplorant du fond du cœur, sa funeste révolte contre le duc, son suzerain ; l’emprisonnement de Jean Le Ferron et les violences exercées sur les officiers et les gens du duc de Bretagne. Mais sa douleur et son repentir éclatèrent surtout, et sur son visage et dans ses paroles, quand la suite de son récit l’amena aux crimes commis sur les enfants. Ses pleurs, qui n’avaient cessé de couler depuis qu’il parlait, redoublèrent et, plus que ses paroles, prouvèrent la sincérité de ses regrets.
Toute la vérité apparaissait dans la lumière de ces derniers 320aveux : il n’y avait plus aucun motif de retarder encore la condamnation. Lorsque Gilles eut cessé de parler, Pierre de l’Hospital, se tourna vers son conseil
et demanda le sentiment de chacun des assesseurs. L’avis unanime fut que Gilles méritait la mort ; mais tous ne s’entendirent pas sur le genre de supplice qui devait expier de pareils crimes. Longtemps, sur ce point, les avis furent partagés ; enfin, après mûre délibération, le président de Bretagne déclara que l’accusé avait encouru les peines pécunielles
, dont il avait été menacé pour sa félonie, c’est-à-dire l’amende de cinquante mille livres, et que cette somme serait acquise au duc de Bretagne ; quant à la peine due à ses autres crimes, il prononça que Gilles serait pendu et brûlé vif au gibet de la Biesse467. Puis, s’adressant au condamné :
— Criez merci à Dieu, lui dit-il, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grand repentir d’avoir commis de tels crimes ! Demain, à onze heures, la sentence portée contre vous sera exécutée.
Gilles de Rais fit une réponse pleine de foi et d’émotion, De ce moment, aux yeux de sa foi chrétienne, la mort entrait dans l’ordre de l’expiation. Il commença par remercier Dieu et le président de Bretagne de lui avoir notifié l’heure de sa mort ; puis il ajouta en s’adressant à son juge :
— Puisque Henriet et Poitou, mes serviteurs, et moi, nous avons commis ensemble les crimes énormes et affreux pour lesquels nous sommes condamnés à mort, qu’il vous plaise, Monseigneur, que nous en subissions la peine ensemble et que nous soyons exécutés à la même heure. Je suis la cause et le principe de leurs fautes ; je puis les soutenir dans la mort et les avertir de leur salut, à l’heure du trépas ; je puis surtout leur montrer l’exemple de bien mourir. Car, s’il en est autrement, si mes serviteurs ne me voient pas mourir, ils pourront tomber dans le désespoir ; ils pourront s’imaginer que je resterai impuni, moi, la cause de leurs crimes ; donnez-moi donc cette faveur, 321car j’espère de la grâce de Notre-Seigneur, qu’après avoir été la cause des fautes qui ont amené leur mort, je serai, par mes paroles et par mes exemples, la cause de leur salut.
Cette touchante prière avait ému tous les cœurs, même ceux qui étaient le plus animés à sa perte : quelque horreur, en effet, qu’on ait conçue du coupable à la pensée et à la vue de ses crimes, il est impossible de rester insensible à la vue et à la pensée de pareils sentiments de repentir. Cette âme secouait ses ailes souillées de fange et de sang, et, peu à peu, s’élevait vers les hautes et sereines régions de la foi et de l’expiation ; le cœur, purifié par de généreux sentiments, redevenait noble ; l’homme primitif, qui avait précédé la chute, apparaissait de nouveau avec toute son élévation morale : c’est en quoi Gilles de Rais, qui fut un monstre de crimes, se distinguera toujours des autres hommes mauvais, qui ont fait souffrir leurs semblables. Car ce grand pécheur a été changé en un homme nouveau par le malheur et par la grâce ; la pierre d’achoppement, par une métamorphose merveilleuse, est devenue un apôtre et un prosélyte.
De semblables dispositions étaient propres à lui concilier l’esprit de ses juges : le président de Bretagne exauça sa prière. Bien plus encore, pour récompenser son repentir, non content de lui accorder la grâce qu’il demandait de mourir le même jour que ses deux serviteurs et sous leurs yeux, il lui donna cette dernière et suprême consolation, que son corps ne serait pas réduit en cendres, mais qu’on le retirerait du feu avant qu’il fut embrasé ; qu’il serait mis dans une châsse
et enterré dans la ville de Nantes et dans l’église qu’il plairait à Gilles de choisir. Le procès dit expressément que cette faveur était accordée à son grand repentir. Michelet parle autrement : il assure que ce fut par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général.
Qui a raison, de l’historien ou du procès ? Il n’y a pas à hésiter. Il est possible que la puissance d’une grande famille et de la noblesse en général ait été pour quelque chose dans cette faveur insigne : Michelet l’assure ; mais le 322procès, qui n’en dit rien, l’attribue uniquement au repentir du coupable. Or, le procès est contemporain des évènements et l’expression de la pensée des juges. Quoi qu’il en soit, Gilles avait assez de foi et une idée trop vraie de la honte dernière que son supplice entraînait après lui, pour ne pas apprécier la grandeur d’une telle grâce : il en remercia vivement le président de Bretagne et demanda que son corps fût inhumé en l’église du moustier
des Carmes de Nantes :
de quoy fut content mondit seigneur le président.
Encouragé par les faveurs qu’il venait d’obtenir, Gilles osa en demander une troisième à Pierre de l’Hospital : ce fut d’intercéder pour lui auprès de l’évêque de Nantes et des gens de son église
pour que demain, avant que ledit Gilles et ses ditz serviteurs fussent exécutez, ils voulseissent faire procession générale pour prier Dieu pour ledit Gilles et ses ditz serviteurs, de les tenir en ferme créance à leur salut.
Pierre de l’Hospital promit d’user de son influence auprès de l’évêque pour lui obtenir cette dernière grâce. Ainsi se terminèrent les longs débats de cette cause à jamais mémorable dans les annales de la justice. Le condamné fut ramené dans sa prison, et la foule, silencieuse ou bruyante, s’écoula lentement du Bouffay, livrée à mille sentiments divers. Aussitôt les préparatifs de l’exécution furent commencés468.
L’histoire ne raconte pas de quels sentiments fut remplie la dernière nuit de Gilles de Rais ; mais si l’on peut quelquefois consulter utilement la vraisemblance, on s’imagine facilement ce que furent les derniers moments du maréchal dans sa prison, après surtout ce qui venait d’avoir lieu. En tout homme qui garde à la dernière heure la libre jouissance de toutes ses facultés, il est des choses qui reviennent inévitablement remuer le cœur, en se présentant, vives et animées, à l’imagination surexcitée, chacune apportant à l’âme bonheur ou tristesse, joies ou remords, selon que la vie a été bonne ou mauvaise. Le passé, la famille qui nous fut chère, nos 323amis, notre nom sans tache ou souillé, les lieux qui ont été les témoins joyeux ou attristés de nos vertus ou de nos vices, tous nos souvenirs s’arrêtent autour de nous comme un peuple d’ombres qui nous a suivis dans la route. À la veille du supplice et durant la dernière nuit, l’on ne peut douter que Gilles, en pleine possession de ses souvenirs et de son imagination, n’ait reporté sur sa vie, dont la trame allait être si brusquement coupée, le long regard mélancolique de l’adieu et du regret. Penché sur le bord de l’abîme de corruption où il était tombé et d’où l’ont retiré le repentir et la foi, il y replonge un regard effaré, se demandant si c’est bien lui, qui, par ses crimes, l’a peuplé des monstres qui l’habitent. Le malheur a cela d’excellent qu’il brise les résistances, abat les passions, amollit les cœurs les plus durs et ploie, comme une faible tige, les plus indomptables natures. Pourtant, parmi tous ces motifs de désespoir, son âme ne se découragea pas : car c’est une grandeur, après tout, de se sentir misérable ; le sentiment que l’homme tombé a de ses misères le secoue et peut lui imprimer un mouvement qui le relève. Ne comptant plus sur les hommes, Gilles établit son espérance en Dieu et se confessa au religieux désigné par l’évêque pour entendre ses péchés. Son espoir dans la miséricorde divine fut inébranlable à tous les assauts : quels qu’aient été le soir et la nuit qui précédèrent son exécution, la matinée du lendemain où il mourut, nous le montre jusqu’au trépas tel qu’il nous a paru dans les derniers jours du procès : pécheur plein de repentir et chrétien rempli d’espérance et de courage. Cet homme qui avait si mal vécu, sut bien mourir.
Sa dernière prière avait été portée à Jean de Malestroit par Pierre de l’Hospital, et l’évêque s’était rendu facilement à ses désirs. La nouvelle se répandit aussitôt dans la ville de Nantes que le lendemain, vers neuf heures du matin, une procession solennelle et générale du clergé et du peuple, en foule immense469
aurait lieu à travers les rues de la 324ville pour le salut de l’âme du baron de Rais et de ses serviteurs, condamnés à mort avec lui. Alors on vit une chose sans exemple peut-être dans l’histoire. Étranges mœurs de cette époque, qui montrent à quel point était puissant l’empire de la foi sur les âmes ! Par un changement qui nous semble inouï, ce même peuple que nous avons vu si terrible dans ses revendications, si impitoyable pour le coupable, devient tout à coup suppliant pour le chrétien et ne voit plus, dans son mortel ennemi, qu’un pauvre frère égaré, dès qu’il se repent sincèrement de ses crimes. À la nouvelle de la procession qui doit avoir lieu, chacun oublie ses haines et fait taire sa douleur ; on s’assemble de toutes parts ; moines, prêtres, marchands, nobles et gens du peuple sont confondus dans une même supplication. Vers neuf heures du matin, on vit toute cette grande multitude quitter les églises et parcourir, chantant et priant, les rues de la ville de Nantes. De sa prison Gilles put entendre ces voix, naguère entrecoupées par les pleurs, et qui s’élevaient à ce moment vers le ciel pour implorer Dieu en sa faveur. Quelques historiens ont dit que le maréchal et ses deux complices venaient à la fin de l’immense foule, qui s’avançait en longues spirales vers la prairie de la Madeleine : assertion plus que vraisemblable, si l’on se rappelle que l’exécution devait avoir lieu à onze heures du matin, et que deux heures à peine séparèrent le supplice et le commencement de la procession, qui le précéda. Il est certain du moins que tout le peuple se trouva réuni dans la prairie de la Biesse, sur le lieu de l’exécution, avant l’arrivée des trois condamnés ; plusieurs même ajoutent que le duc s’y trouvait en personne avec les seigneurs de sa cour : s’il faut en croire Monstrelet, il était alors à Nantes, ce qui rend très probable sa présence dans la prairie de la Biesse. Les juges s’y trouvaient aussi.
Trois gibets avaient été dressés sur trois bûchers, au-dessus des ponts de Nantes, mais à peu de distance de ces ponts, presqu’en face du château de la Tour-Neuve et du Bouffay, à peu près à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’Hôtel-Dieu. Pour 325y arriver, le cortège traversa les deux bras de la Loire, que forme en cet endroit l’île Feydeau et qui séparent la prairie de la Madeleine du reste de la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant de la colline. À mesure qu’on s’éloigne du pied du coteau, la ville qui le couvre se déroule aux regards avec ses monuments. Gilles put donc encore avant de mourir porter ses yeux sur Nantes, sur le château où il avait été l’objet de célèbres débats, sur sa maison de la Suze, théâtre de ses crimes ; mais cette vue fut rapide : d’autres soins, d’autres pensées occupaient son âme. La foule, le prêtre, les chants, les bûchers lui disaient qu’il allait mourir ; et, dans la pensée de ses crimes et des jugements de Dieu, qui allaient succéder bientôt aux jugements des hommes, il n’avait plus qu’une seule préoccupation, celle de son propre salut et de celui de ses deux complices. Pendant tout le temps de la marche funèbre, il ne cessa de prier Dieu, la Vierge et les Saints, et d’encourager Henriet et Poitou par des paroles pleines d’espoir.
Quand ils furent arrivés sur le lieu de l’exécution, et pendant qu’on achevait les préparatifs de leur mort, ses prières et ses exhortations redoublèrent. Il leur disait de penser au salut de leurs âmes, d’être forts et vertueux
contre les tentations diaboliques, d’avoir grand déplaisance et contrition de leurs méfaits
, sans se défier toutefois un seul moment de la miséricorde de Dieu : Il n’est pas, leur disait-il avec une exactitude théologique qui montre combien il était instruit des vérités chrétiennes, de si grands péchés qu’un homme puisse commettre, que Dieu, dans sa bonté et sa
; et il ajoutait bénignité
paternelles, ne pardonne, pourvu toutefois qu’il en ait déplaisir et contrition au cœur, et qu’il lui en demande pardon avec bonne espéranceque Dieu est plus prêt de pardonner et de recevoir le pécheur à miséricorde, qu’on est de pardon lui demander.
Puisait-il de si hauts sentiments dans son cœur, ou les avait-il entendus lui-même de la bouche de Jean Juvénal, son confesseur ? — Remerciez Dieu, leur disait-il encore, 326remerciez Dieu de vous avoir montré un signe manifeste de son amour, en ce qu’il a voulu que nous mourrions en notre force et bonne mémoire, sans avoir souffert que soudainement nous fussions punis de nos maléfices ; aimez Dieu ; ayez un regret de vos crimes au point de ne pas craindre la mort de ce monde, qui n’est qu’un petit trépas sans lequel on ne peut voir Dieu en sa gloire.
Après de tels crimes à expier, cette assurance en l’avenir est peut-être ce qui surprend le plus dans une vie si étonnante. — Que nous devons désirer, disait-il enfin, que nous devons désirer être hors de ce monde, où il n’y a que misère, pour aller en gloire perdurable : ensemble nous avons péché tous trois, mais incontinent que nos âmes seront séparées de nos corps, tous les trois nous entreverrons en gloire avec Dieu au paradis. Pour cette gloire du ciel, je vous en prie, ne faiblissez pas ; persévérez encore un peu : l’espace ne sera pas long désormais ; ne perdez pas cette gloire qui vous attend et qui ne vous manquera jamais.
Ainsi parlait cet homme quelques instants avant de mourir : à de telles paroles, si pleines d’espoir, de courage et d’émotion, je ne sais si je me trompe, il n’est pas de cœur si dur qui ne soit touché. Il tenait parole : après avoir été la cause de la mort de ses complices, il était, autant qu’il dépendait de lui, celle de leur salut.
Henriet et Poitou, avec des sentiments de vive contrition et de profonde douleur de leurs crimes, remercièrent Gilles, leur maître, des bons conseils et des avertissements qu’il leur donnait pour le salut de leurs âmes, l’assurant qu’ils avaient la mort de ce monde bien agréable, pour le grand désir et confiance qu’ils avaient de la miséricorde de Dieu, et d’aller en paradis avec leur maître
. Mais faites pour vous-même, lui dirent-ils, ce que vous nous conseillez pour notre propre salut !
Les martyrs devaient ainsi converser entre eux en allant au supplice.
Après les avoir ainsi enortés
et reçu leurs propres encouragements, Gilles, en présence de toute la foule attentive et émue, à la vue du duc de Bretagne et d’un grand 327nombre de grands seigneurs et autres nobles hommes, tant séculiers que clercs470
, se mit à deux genoux, les mains jointes et priant Dieu de lui faire miséricorde :
— Seigneur, dit-il, ne me punissez pas selon mes crimes ; mais, puisque vous êtes miséricordieux, daignez m’accorder mon pardon, vous, en la miséricorde duquel je mets ma confiance.
Puis s’adressant au peuple qui l’entourait :
— Je suis votre frère chrétien, dit-il aux spectateurs ; ô vous tous qui êtes présents ! ô vous surtout dont j’ai fait mourir les enfants ! par la Passion de Notre-Seigneur, je vous en supplie, priez Dieu pour moi ; de bon cœur pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, ainsi que vous désirez vous-mêmes de Dieu merci et pardon.
Ensuite il s’adressa à Monseigneur Saint Jacques, en qui toujours il avait eu sa singulière affection, et se recommanda enfin à saint Michel, — (Jeanne d’Arc l’invoquait aussi sur le bûcher de Rouen) — le suppliant qu’à cette heure et dans une telle nécessité, ils voulussent bien le secourir, l’aider et prier Dieu pour lui, bien qu’il ne leur eût pas obéi comme il le devait :
— Quand mon âme sortira de mon corps, dit-il à saint Michel, en se souvenant d’une prière de l’office des morts et des prières de l’agonie, daignez la recevoir et la présenter devant Dieu ; et vous, Seigneur, encore une fois, prenez-la dans votre miséricorde, sans la punir selon ses fautes.
Et, en même temps, Gilles disait de belles oraisons et faisait d’autres belles prières à Dieu, en lui recommandant son âme. Rien n’apparaît plus en lui de l’homme déchu : le relèvement moral est achevé ; il ne lui reste plus qu’à monter sur le bûcher : le feu va compléter la purification. Comme il l’avait dit, afin de montrer le bon exemple à ses serviteurs, il s’avança pour mourir le premier : avec l’exemple de bien mourir qu’il voulait leur donner, il y avait un motif de désespoir qu’il voulait leur enlever : il craignait qu’en mourant après eux, ils ne vinssent à penser qu’il avait été gracié à cause de son nom et de sa naissance, et qu’ils ne tombassent dans le désespoir.
328Il ne paraît pas qu’il y eut, avant l’exécution, ni sermon ni lecture de la sentence, comme cela avait lieu ordinairement. Le moment terrible était donc venu. On plaça sous les pieds de Gilles un escabeau ; une corde fut passée à son cou ; on retira l’escabeau qui le soutenait ; le maréchal de Rais fut lancé dans l’espace au-dessus du bûcher, et l’on mit le feu au bois amassé au-dessous de lui. L’agonie fut courte : quelques instants avant la mort, Henriet et Poitou lui parlèrent encore : C’est l’heure, lui disaient-ils, d’être fort et vaillant chevalier en l’amour de Dieu ; souvenez-vous de la Passion, qui eut lieu pour nous racheter.
Échange touchant de bonnes paroles et d’encouragements ! Peu après, au milieu de l’émotion et du silence de la foule, Gilles expira dans cette repentance
. Le feu s’éleva autour de lui ; la corde, qui le soutenait au milieu des flammes, à demi-consumée, se brisa et le corps tomba sur le bûcher. Mais avant qu’il pût être consumé ou même ouvert par le feu, aucunes demoiselles de son lignage
, dit Monstrelet, et de grand état
, selon Jean Chartier, se précipitèrent sur le feu, tirèrent le corps des flammes, l’arrosèrent de leurs larmes, le lavèrent avec soin, et, aidé de quelques religieuses, disent encore Jean Chartier et après lui d’Argentré, elles le mirent dans une châsse, pour être enseveli, selon que Gilles l’avait demandé, dans l’église des Carmes de Nantes. Quand il fut mort, Henriet et Poitou furent également pendus et brûlés vifs, à tel point qu’ils furent réduits en poudre : leurs cendres furent jetées aux vents. Mais les vœux de Gilles furent exaucés : ses deux complices montrèrent une vive douleur et un profond repentir, où ils persévérèrent jusqu’au dernier moment. Ainsi moururent Gilles de Rais et ses deux serviteurs ; ainsi furent expiés ici-bas et pardonnés là haut, par l’aveu, les larmes et les flammes, les crimes les plus inouïs qu’aucune langue ait jamais racontés471. Ce supplice honteux fut la légitime 329expiation de ces huit dernières années, qui avaient été les saturnales de la débauche472.
Nous n’avons pu interrompre ce simple et touchant récit. En terminant, il nous sera permis de dire que nous n’imaginons rien de plus dramatique ni de plus émouvant que la catastrophe, qui termine une vie si singulière. Il nous est arrivé souvent, dans le cours de cette histoire, de voir surgir, à côté de Gilles de Rais, la figure de Néron, avec qui il offre des traits visibles de ressemblance. Jusque dans leur mort, leur vie offre une analogie frappante ; car les coups imprévus et terribles qui mettent un terme à leurs excès, sont des plus étonnants qui aient jamais atteint de grands coupables. Mais la fin de Gilles de Rais l’emporte en grandeur et en émotion sur les derniers instants du César. Qu’on lise l’inimitable et tragique récit de Suétone ; qu’on suive Néron jusqu’à la demeure marécageuse de son esclave Phaon, où il pénètre seul, sans témoins, rampant à travers les ronces et les roseaux ; qu’on assiste à ses velléités et à ses craintes de mourir : sa lâcheté n’émeut pas, et son dernier mot, resté si célèbre : Qualis artifex pereo ! Quel artiste meurt en moi !
fait sourire de pitié pour ses préoccupations vaniteuses. Gilles de Rais, marchant avec courage au supplice, acceptant l’expiation comme moyen de se purifier de ses souillures, parlant à ses compagnons de repentir et de regret de leurs crimes, mourant le premier pour leur apprendre à le faire sans faiblesse, criant miséricorde à Dieu et demandant pardon aux hommes, remettant son âme à son Juge suprême, affermi qu’il est dans son espérance par la certitude qu’il a de la bonté divine ; en présence enfin de tout un peuple qui ne se souvient de ses larmes que pour pardonner à celui qui les a fait couler : voilà un spectacle qui n’a point d’égal dans l’histoire.
Notes
- [410]
Ancien directeur de la bibliothèque publique de Nantes, qui écrivait, à ce qu’il prétend du moins, sur les originaux mêmes des procès conservés aux archives de la Loire-Inférieure. (Notice sur Gilles de Rais, publiée par le Breton, du 30 juillet au 14 août 1832.)
- [411]
Proc. ecclés., f° 53.
- [412]
D’Argentré, Hist. de Bretagne, l. c.
- [413]
Proc. ecclés., Acte d’accusation, art. II, III, IV ; fos 18 et 19.
- [414]
Loc., cit.
- [415]
Jean de Malestroit, appelé, dans la Gallia christiana, Jean de Châteaugiron, mourut trois ans après Gilles de Rais, en 1443.
- [416]
Proc. ecclés., Séance du 19 sept. 1440.
- [417]
Proc. ecclés., Acte d’accusation ; art. XIII ; f° 21.
- [418]
J. Prigent, évêque de Saint-Brieuc. D’après du Paz, Hist. générale de Bretagne, il n’aurait été élu qu’en 1444, et d’après la Gallia Christiana, en 1450. On voit qu’il l’était en 1440. Il mourut en 1462.
- [419]
Il est assez difficile d’établir quel fut le siège épiscopal de Denis de la Lohérie. Le texte porte Laodicensis et Laudicensis ; et les divers sièges épiscopaux qui se rapprochent de ces noms, étaient occupés alors par d’autres titulaires : Liège par Jean Hinsberg, Laon par Guillaume de Champeaux. Peut-être faut-il lire Saint-Lô ?
- [420]
Plusieurs exemplaires de ces deux procédures existent encore aujourd’hui, à la bibliothèque publique de Carpentras, à la Bibliothèque nationale (N° 10,334. I. A. Ancien fonds français), et aux Archives de la Loire-Inférieure. Ce dernier, le plus important de tous, est l’original même du procès ecclésiastique ; c’est sur lui qu’a été faite la copie exacte dont on s’est servi pour la composition de cet ouvrage. Sous le second Empire, collation fut faite du texte original de Nantes avec l’un de ceux de la Bibliothèque nationale et certifié conforme à ce texte (Vu et collationné certifié conforme au texte de la Bibl. Impériale. Am. f. fr. vol, 10,334. I. A. — Le directeur du Cabinet historique. Signé : Louis Paris, avec le cachet du Cabinet historique.) par M. Louis Paris, directeur du Cabinet historique. Il est également conforme avec celui de la bibliothèque de Carpentras ; mais, preuve plus décisive, encore de l’autorité irréfragable de ce document, il est aussi d’accord en tout point avec celui qui porte aujourd’hui le nom de Manuscrit de Thouars.
Ce précieux manuscrit, longtemps ignoré, a son histoire. C’est un petit in-folio carré, en papier, nouvellement relié en parchemin. Il compte 420 feuillets anciens, en tête desquels M. Paul Marchegay en a ajouté un pour remplacer celui qui était perdu. Le procès latin va jusqu’au folio 303 ; les 108 dernières pages comprennent l’enquête et la procédure civiles, en français. Mais les folios 419 et 420 ne contiennent que les deux vers latins qui suivent :
Egidi ! celebris nuper baro Radesiarum,
Fine sub octobris luis, heu ! furcis et in igne !
Est-ce quelque lecteur obscur qui a écrit ces vers ? Est-ce le copiste lui-même, qui, arrivé à la fin de son travail, a laissé échapper cette exclamation douloureuse ? ou quelque descendant de la famille de Rais, qui, après avoir lu les tristes pages d’une vie, qui aurait dû lui être chère, s’est laissé aller à ce mélancolique regret :
Ô Gilles, naguère célèbre baron de Rais, tu expias tes forfaits au bout d’une potence et sur un bûcher !
Cette copie importante remonte à l’année 1530. Elle fut faite le 18, le 19 et les jours suivants du mois de juillet, à la requête de Gilles de Laval et de son épouse, Françoise de Maillé, dame de Loué et de Maillé, par Yvon Le Bœuf, leur fondé de pouvoirs, et tiré du trésor des Chartes du château de Nantes, sous les yeux de Gilles Le Rouge, chevalier et conseiller ordinaire du roi de France ; de Pierre Laurens, seigneur de la Noue, trésorier et conservateur des chartes du château de Nantes ; du procureur général du duché de Bretagne, et enfin de Jacques Meauce, fondé de pouvoirs des sires de la Trémoille. Cette copie contenait
les procès, les enquêtes et les informations
, dont la reproduction occupe les 411 feuillets que nous possédons. Munie du seing de Gilles Le Rouge et de Christophe Pélerin, secrétaire du roi au pays de Bretagne, elle fut reproduite sous les yeux des mêmes témoins et avec les mêmes précautions ; et de ces deux copies, la première fut donnée à Yvon Le Bœuf pour le sire de Laval, et la seconde, authentique et complète comme la première, à Jacques Meauce pour les sires de la Trémoille. La copie qui avait été délivrée à la famille de Laval a disparu, très probablement pendant la révolution française ; mais celle des sires de la Trémoille est restée, et c’est elle que nous devons aux savantes recherches de M. Paul Marchegay. Demeurée longtemps au château de Thouars, auquel elle a emprunté son nom, elle en fut tirée, avec la plupart des richesses qui s’y trouvaient, à l’époque où ce château devint propriété nationale, et fut transportée, au milieu d’innombrables et précieux documents entassés pêle-mêle dans des chariots de transport, au château de Serrant, en Anjou, qui appartenait à un Walsh-Serrant, marié à une demoiselle de la Trémoille. C’est au milieu de documents de toutes sortes entassés en monceaux, que M. Paul Marchegay, alors archiviste de Maine-et-Loire, aussi honnête qu’infatigable travailleur, la découvrit dans la poussière et en fit connaître la richesse au public et au descendant des sires de la Trémoille. M. le duc de la Trémoille ne fut pas moins sensible à cette découverte que le monde savant lui même, et connaissant, par ce trésor et par plusieurs autres non moins précieux, quelles richesses il a en sa possession, il emploie depuis lors son temps, son or et ses soins à dépouiller lui-même ou à faire dépouiller par quelques savants le beau Chartrier de Thouars ; noble emploi de ses loisirs et de sa fortune, qui lui vaut la reconnaissance des lettres et qui l’honore aux yeux de ses concitoyens.Le manuscrit des archives de la Loire-Inférieure porte la cote E 189.
Il existe enfin un double de la sentence définitive de l’évêque, au Trésor des Archives de Bretagne. Arm. L. Cass. E. inv. 23.
Ce texte ne se trouve pas dans le manuscrit de Thouars.
(P. Marchegay.) Il y a quelque différence de mots et d’orthographe entre les deux exemplaires de Nantes. Elle fut faite le 21 mars 1456. V. l’authentique de cette pièce qui commence ainsi :Le vingt unième jour de mars 1456, fut délibéré, etc.
- [421]
Le promoteur avait grand soin de se faire remettre plusieurs copies du procès-verbal, après chaque séance.
- [422]
Enq. civ. du 18 sept. 1440, f° 309, r°.
- [423]
Monstrelet, l. c.
- [424]
(Conc. Later. 24, de Acc. V. I).
Debet igitur esse præsens is, contra quem facienda est inquisitio, nisi se per contumaciam absentaverit, et exponenda sunt ci illa capitula de quibus fuerit inquirendum, ut facultatem habeat defendendi se ipsum. Et non solum dicta, sed etiam nomina ipsa testium sunt ei, ut quod et a quo sit dictum appareat, publicanda, nec non exceptiones et replicationes legitimæ admittendæ ne per suppressionem nominum infamandi, per exceptionum vero exclusionem deponendi falsum audacia præbeatur.
Sur la procédure criminelle de l’Église, ou peut consulter Biéner : Beiträge zu der Geschichte des Inquisitions-Processes, p. 16-78 ; — Du Boys, Histoire du droit criminel en France, p. 74-85 ; — Faustin-Hélie, Traité de L’instruction criminelle, t. I, ch. XI, nos 181-214 (Édit. 1866) ; — Fournier, Les officialités au moyen âge, p. 233 et suivantes.
- [425]
La procédure suivie dans les débats de Nantes est conforme aux règles de la procédure ecclésiastique alors en vigueur ; nous en reconnaissons facilement les traits, tels qu’ils nous sont tracés par M. A. Esmein (Histoire de la procédure criminelle en France, et spécialement de la procédure inquisitoriale depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours. Paris, in-8°, 1882.)
Les règles de cette procédure furent aisément fixées ; en réalité, ce n’était qu’une modification de l’ancienne poursuite, qui conduisait l’infamatus au serment purgatoire. (Concil. Later. 1215, C. 24, X, de Accus., v. 1.) En premier lieu, il faut qu’il y ait une infamatio contre celui qu’on veut poursuivre
inquisitionem debet clamosa insinuatio prævenire
(C. 31, X, de Sim., v. 1.) ; et pour bien établir ce point, le juge commence par faire une enquête secrète, inquisitio famæ (cc., 19, 24, X, de Accus., v. I.) Alors, l’inquisitus est cité et doit être présent. Avant tout, on lui communique les chefs d’accusation, capitula, sur lesquels porte l’inquisition ; on lui communique ensuite les noms des témoins entendus par le juge et le contenu des dispositions recueillies par écrit. L’inculpé pouvait présenter toutes les exceptions et les dépenses qu’il jugeait utiles de produire (cc. 21, 24, 26, X, de Accus., v. 1).Les textes n’indiquent pas que la procédure fut autrement secrète, et ils assurent, on le voit, la liberté de la défense. Cependant certains caractères révèlent une forme rigoureuse du procès : l’écriture joue un rôle prépondérant et le débat oral disparaît ; l’inquisitus doit prêter serment de dire la vérité lorsqu’il est interrogé sur les capitula (C. 17, 18, X, de Accus., v. i) ; enfin, il est assez vraisemblable que la torture était employée.
En note l’auteur ajoute :
Un seul texte, il est vrai, semble indiquer d’une façon précise l’emploi de la torture (C. 7, 10, de Reg. juris., v. 41 : Tormenta indiciis non præcedentibus inferenda non sunt). Quum in causæ contemplatione (et infra) in ipso causæ initio non est a quæstionibus inchoandum.
(Voy. Biéner, Beiträge, p. 55.)
L’usage de la question par les tourments, autrefois inconnu dans les tribunaux ecclésiastiques…, s’y est introduit depuis environ cinq cents ans…, mais les officiaux n’en usent plus en France.
Fleury, Institution au droit ecclésiastique (Édit 1771, t. II, p. 126.)Le procès de Gilles de Rais montre que la torture était employée en fait, sinon en droit. Bien qu’elle n’ait pas été appliquée au coupable, on peut croire qu’elle n’était pas toujours une menace vaine. Enfin, il faut remarquer que le procès de Gilles eut lieu selon les règles de l’inquisition ecclésiastique commune, profondément distincte de la procédure d’inquisition appliquée envers les hérétiques et spécialement confiée à des commissaires particuliers, qui devinrent en fait indépendants des évêques : inquisitio hæreticæ pravitatis ; inquisitio delegata. Bien que le vice-inquisiteur ait été appelé, par l’évêque de Nantes et du consentement de Gilles, à jouer un rôle dans les débats, ce rôle n’est qu’un rôle effacé. On ne voit rien dans la procédure suivie envers Gilles de Rais, qui rappelle les rigueurs de la procédure inquisitoriale employée contre les hérétiques,
hæereticæ pravitatis.
Dans cette procédure, en effet,en premier lieu, les dépositions des témoins continuèrent à être communiquées à l’accusé, mais sans les noms de ceux de qui elles émanaient :
V. Esmein, p. 66-78.Ne testium nomina signo vel verbo publicentur
, dit un concile de Narbonne de l’an 1235. En fait, les dépositions étaient même démembrées et communiquées par pièces et par morceaux, afin que l’accusé n’en pût connaître l’auteur. La torture devint aussi un moyen ordinaire d’instruction.La liberté de la défense était donc considérablement amoindrie. Dans le procès fait à Gilles de Rais, on ne rencontre aucune de ces rigueurs fâcheuses. Si tout n’est pas parfait encore dans cette procédure, si on accorde trop à l’écriture et pas assez à la parole, elle marque cependant un grand progrès sur la procédure contemporaine des tribunaux civils, où le débat oral avait un rôle prépondérant ; et on trouve un exemple frappant quand on compare les deux procès faits à Gilles de Rais. Dans l’un, en effet, l’enquête est sérieuse, rédigée avec soin, les noms des témoins communiqués à l’accusé avec leurs dépositions recueillies par écrit, la défense assurée ; dans l’autre, l’enquête est rapide, tronquée, rédigée à la hâte, avec une négligence déplorable ; nulle confrontation de témoins, une accusation sans réplique, la défense considérablement compromise.
- [426]
Proc. civ., f° 372.
- [427]
Voyez le second volume de l’Histoire de Jeanne d’Arc, de M. Wallon (disponible en version électronique aux éditions Ars&litteræ).
- [428]
Proc. ecclés., séance du 19 septembre, p. v. Étaient présents, outre les juges, maître Olivier Lesou, curé de Bouvron, et Jean Durand, curé de Blain.
- [429]
Delaunay, Jean Petit, Géraud et Lesné.
- [430]
Michelet, l. c. — Proc. ecclés., Enq. du 28 sept., f° 4 :
Quæ (personæ) eisdem domino episcopo et vicario inquisitoris predicti exposuerunt lacrimabiliter et dolorose consquestæ fuerunt de perdicione filiorum et nepotum…
- [431]
Les témoins étaient :
- Agathe, femme Denis de Le Mignon, de Sainte-Marie de Nantes : elle avait perdu son neveu, fils de Guillaume Avril, au mois d’octobre 1439 ;
- La veuve de Régnaud Donete, de Sainte-Marie de Nantes : elle avait perdu son fils à la saint Jean 1438 ;
- Jeanne, femme Guibelet Delit, de Saint-Denis de Nantes : elle avait perdu son fils pendant le Carême 1440 ;
- Jean Hubert et son épouse, de Saint-Vincent de Nantes : ils avaient perdu leur fils à la saint Martin 1438 ;
- Jeanne, femme de Jean Darel, de Saint-Similien, près de Nantes : elle avait perdu son fils à la saint Pierre 1439 ;
- La veuve d’Yvon Kerguen, tailleur de pierre, de Sainte-Croix de Nantes : elle avait perdu son fils entre Pâques et l’Ascension 1440 ;
- Théophanie, femme Éonnet Le Charpentier, boucher, de Saint-Clément, près de Nantes : elle avait perdu, en 1438, son neveu, fils de Éonnet Dagaie ;
- La femme de Pierre Couperie, qui avait perdu ses deux fils, l’un de huit ans, l’autre de neuf ans ;
- Jean Maguet, qui avait perdu son fils.
- [432]
Les assesseurs étaient : Jacques de Pencoetdic, official de Nantes, docteur utriusque juris ; Jean Blanchet, bachelier ès lois, avec plusieurs autres personnes appelées comme témoins. Proc. ecclés., Enq. du 28 sept, fos 4, 5, 6, 7 et 8.
- [433]
Vers neuf heures du matin.
- [434]
Michelet, Hist. de France, t. I, p. 210.
- [435]
Proc. ecclés., Séance du 8 oct., fos 9, 10, 11, 12. Étaient présents : Jean Prigent, év. de Saint-Brieuc ; Pierre de l’Hospital, président de Bretagne ; Robert de la Rivière, licencié in utroque jure ; Hervé Levy, du diocèse de Saint Pol-de-Léon, sénéchal de Quimper-Corentin ; Jean Chauvin, de Nantes ; Geoffroy Pipraire ; Gacien Ruitz ; Guillaume Groyguet, licencié in utroque jure ; Olivier Lesou ; Jean de Châteaugiron, chanoine de l’église de Nantes ; Robert Pipraire, sénéchal ; Jean Guiole ; Jean de la Grangière, licencié ès lois, et une foule immense d’auditeurs appelés comme témoins.
- [436]
Ps. XXXIX, v. 6.
- [437]
Ps. IV, v. 3. Toute la leçon morale, qui se dégage de la vie de Gilles de Rais, est contenue dans ces paroles du promoteur.
- [438]
Pour tous les détails, v. Proc. Ecclés., depuis le f° 12 jusqu’à 38.
- [439]
Proc. ecclés., f° 42.
- [440]
Proc. ecclés., fos 32 à 44.
Étaient présents : Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc ; Pierre de l’Hospital ; Regnaud Godelin, licencié ès lois ; Guillaume de Grantboays ; Jean Chauvin ; Guillaume de Montigné ; Robert de la Rivière, avec une foule immense de témoins spécialement cités par les juges.
- [441]
Proc. civ., f° 372.
- [442]
Proc. ecclés., fos 44, 43.
Assistaient : Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc ; Pierre de l’Hospital ; Robert de la Rivière, Regnaud Godelin, Jean Chauvin, Hervé Lévy, Guillaume de Montigné, Guillaume Desprez, curé du diocèse de Rennes ; Olivier Lesou, chanoine de Nantes, avec une multitude d’autres personnes, spécialement requises comme témoins.
- [443]
Peut-être y avait-il eu une sorte d’enquête de médecine légale.
- [444]
Proc. ecclés., fos 46, 47.
Étaient présents : Jean Prigent, Pierre de l’Hospital, Robert d’Espinay, chevalier ; maître Gilles Lebel, Robert de la Rivière, Raoul de la Moussaye, curé de Guérande ; Regnaud Godelin, Jean Guyole, etc., etc.
- [445]
Proc. ecclés., fos 48, 49, 50.
Étaient présents : Jean Prigent, Robert d’Espinay, Hervé Lévy, Robert de la Rivière, Jean Durand, curé de Blain ; Guillaume Péron, Michel Mauléon, curé d’Ancenis, et une foule énorme d’autres personnes.
- [446]
Proc. ecclés., fos 50, 51, 52.
Étaient présents : Robert d’Espinay, Yvon de Rocerff, Robert de la Rivière, Pierre Juete, Jean de Vennes, avec une foule très considérable de témoins et de curieux.
- [447]
Prélati confirma ce fait.
- [448]
Vallet de Viriville, Hist. de Charles VII, l. c.
- [449]
Proc. ecclés., fos 53 à 56.
- [450]
Michelet, Hist. de France, t. V, l. c.
- [451]
Ils étaient là en très grand nombre.
- [452]
Proc. ecclés., fos 56 à 72.
Étaient présents : l’évêque de Saint-Brieuc, Pierre de l’Hospital, Robert de la Rivière, Robert d’Espinay, Yvon de Rocerff, Yvon Goyer, Jean Morel, Gracien Ruitz, Guillaume Groyguet, licencié in utroque jure, Jean de Châteaugiron, Pierre Avril, Robert Viger, Geoffroy de Chevigné, Geoffroy Pipraire, Pierre Hamon, Jean Guérin, Jean Vardie, Jean Simon, Hervé Lévy, Guillaume de la Lohérie, avocat à la cour civile, etc., etc., avec une foule immense.
- [453]
Dans le Grand Dictionnaire universel, de Larousse.
- [454]
Nous ne croyons pas, nous le répétons, qu il ait été poursuivi comme alchimiste.
- [455]
Ce dernier trait est également faux, puisque Gilles de Sillé les avait brûlés.
- [456]
Proc. ecclés., fos 73 à 79.
Étaient présents : Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc ; Denis de la Loherie, évêque ; Guillaume de Malestroit, évêque nommé du Mans ; Pierre de l’Hospital ; Robert de la Rivière ; Robert d’Espinay ; Yvon de Rocerff ; Jean de Châteaugiron ; Robert Mercier ; Guillaume Ausquier, recteur de l’église de Sainte-Croix de Machecoul ; Jean Guyole ; Guillaume de la Loherie ; Olivier et Guillaume les Grimaux et une multitude immense.
- [457]
Wallon, Hist. de Jeanne d’Arc, t. II, p. 347.
- [458]
Mézeray, Abrégé de l’Histoire de France.
- [459]
Michelet, Hist. de France, l. c.
- [460]
Désormeaux, Histoire de la maison de Montmorency, t.I, p. 126.
- [461]
Proc. ecclés., f° 88.
- [462]
Enq. civ., f° 309, r° a 413, r° ; Proc. civ., f° 366, r°.
- [463]
Proc. civ., f° 369, r°, 1 à 372, v°.
- [464]
Loc. cit.
- [465]
Proc. civ., fos 371, v° ; 372, v° ; 403, v° ; 406, r°.
- [466]
Proc. civ., fos 372, v°, à 392, r° ; 406, r°, à 407, v°.
- [467]
Ou de la Bièce. La Biesse était une prairie située au-dessus des ponts de Nantes.
- [468]
Proc. civ., f° 408. r°, au f° 413, r°.
- [469]
Proc. civ., f° 413, v°.
- [470]
Monstrelet.
- [471]
Proc. civ., f° 413, r° à la fin, f° 414.
- [472]
Il est curieux de lire le récit de l’exécution de Jeanne d’Arc en comparaison avec le récit de la mort de Gilles de Rais. V. M. Wallon, Hist. de Jeanne d’Arc, II, p. 284, etc.