J.-P. Brès  : L’Héroïne du quinzième siècle (1808)

Tome I

Tome I

1Avertissement

Le personnage pour lequel j’ai entrepris ce travail, est un de ceux sur lesquels les écrivains, les gens de guerre et les hommes d’État se sont le plus exercés, ceux-ci pour s’assurer des moyens par lesquels on peut remuer les cœurs en faveur de la patrie ; ceux-là pour juger du pouvoir de l’enthousiasme sur les opérations guerrières ; les autres, pour chanter les louanges d’une 2femme dont l’apparition fut un prodige, la vie publique un éclair, la mort un événement si étrange, qu’il faut connaître toute la férocité des Anglais pour y ajouter foi.

Du surnom de Pucelle

Le nom de Pucelle d’Orléans qui fut donné à cette Héroïne, a fait croire, à plusieurs que l’opinion de son temps fut que ses succès dépendaient de sa virginité. Il n’en est rien. On lui donna le surnom de Pucelle d’Orléans, comme aujourd’hui on donnerait à semblable personnage celui de Demoiselle d’Orléans.

Il n’est pas de nom qui ait 3plus varié en France que celui que l’on donne à une personne du sexe, non mariée. La pudeur du langage a successivement repoussé les dénominations que des mœurs dépravées avaient avilies.

Au nom de garce, dont on se servait pour une demoiselle, comme de garçon pour un jeune homme, succéda celui de pucelle ; et lorsque Gabrielle de Bourbon, femme de la Trémouille, composa un Traité d’éducation pour les personnes de son sexe, elle l’intitula : Instruction pour les jeunes Pucelles.

4Les plaisanteries que l’on se permit dans la suite, retraçant quelque chose qui convenait peu à plusieurs de celles qui le portaient, firent changer le nom de pucelle en celui de fille.

Mais cette troisième dénomination ayant encore perdu de sa pureté par l’usurpation des femmes qui n’en ont pas, n’est plus employée pour une jeune personne, que lorsqu’on l’unit à quelque qualité ou à quelque vertu qui puisse l’ennoblir.

Un jour, lorsque les filles, voulant s’honorer d’une dénomination 5peu faite pour elles, prendront celle de demoiselle, la politesse et la pudeur françaises imagineront un nom nouveau qui n’ait pas été profané.

L’on m’objectera que si l’opinion d’alors n’avait pas été que la virginité de Jeanne d’Arc influençait sa valeur, comme la chevelure de Samson sa force et son courage, ses juges n’auraient pas ordonné des visites sur sa personne pour s’assurer de sa vertu. Mais, par le procès de cette Héroïne, on voit, que Bedfort ne trouvant en elle que de la grandeur 6d’âme, de la piété et des exploits, voulut savoir s’il n’y trouverait pas aussi des preuves de son inconduite dans les camps.

Ces auteurs qui maltraitent Jeanne, faute de pouvoir la nier

Des écrivains du siècle dernier, ne pouvant nier l’existence de Jeanne d’Arc, comme l’avait fait autrefois du Bellay et plusieurs autres après lui, ont tenté de prouver que ce fut un mannequin dont les généraux se servirent pour réveiller la valeur française assoupie ; mais, sans chercher à démontrer que les monuments de l’histoire sont trop nombreux pour révoquer en 7doute les talents et les vertus de cette Héroïne, je dirai que le phénomène serait plus grand à le considérer comme une illusion que comme une réalité. Pour produire une telle femme au milieu de la cour et de l’armée, il eût fallu imaginer une chose inimaginable, et trouver une chose introuvable : ce serait vraiment le cas de dire que l’inventeur eût été le héros ; mais cet inventeur, que l’on imagine, qui fut-il ? Pourquoi resta-t-il caché à son siècle comme à la postérité ? Pourquoi, après avoir su inspirer tant de vertus à ce mannequin 8ne sut-il lui-même en avoir assez pour se faire connaître ? L’on ferait une foule de questions de ce genre, toutes aussi concluantes, mais toutes aussi inutiles que celles-là.

De l’attachement des Français à l’honneur, et de leur amour de la patrie

Jeanne d’Arc n’a été maltraitée par tant d’écrivains que parce qu’ils voulaient plaire aux Anglais. Le siècle dernier leur paya un tribut d’admiration que l’esprit national aurait dû proscrire. On leur attribua la méditation, l’éloquence, l’industrie, la liberté, les talents, la valeur, l’amour de la patrie ; et, comme il fallait bien nous laisser quelque chose, 9pour talents on nous accorda la frivolité, et pour vertu l’honneur. Mal guéris de ces préjugés, nous y applaudissons encore, et lorsqu’au théâtre on répète ce vers :

Dieu créa la vertu, l’homme créa l’honneur,

la salle retentit d’applaudissements. Nous aimons donc à nous persuader que la seule vertu qui nous reste est une vertu factice, une vertu inerte et de convention, quoiqu’en effet l’honneur soit la première de toutes les vertus, puisqu’il commande le désintéressement le plus parfait et les plus grands 10sacrifices. L’honneur est au héros ce qu’est la pudeur à la beauté. Il est le lustre de son nom, auquel il doit tout sacrifier ; or, comment un sentiment qui exige dans un mortel toutes les vertus, n’en serait-il pas une lui-même ? Et c’est le Français, à qui l’on accordé l’honneur par excellence, qui applaudit lui-même à l’erreur, qui en fait une vertu factice ! Appelez honneur et non vertu, si vous voulez, le sentiment qui fait qu’un Français sacrifie sans murmure à son pays, sa fortune, son sang, son repos ; appelez seulement honneur 11le sentiment par lequel un Français aime mieux la mort qu’une prospérité qui nuirait à sa gloire ; d’un autre côté, appelez amour de la patrie et vertu le sentiment par lequel on trouve tout moyen légitime, s’il contribue à la richesse du pays qui nous vit naître, je sens, non d’après mes préjugés, mais d’après mon cœur, chef-lieu de la conscience des humains, que l’honneur, tel que le conçoit un Français, est préférable à l’amour de la patrie, tel que le conçoit un Anglais.

Un Français, a dit un écrivain 12célèbre, mais souvent en délire, ne peut aimer la patrie, il n’en a point, il n’a qu’un pays. Comme si l’existence de la patrie dépendait de celui qui gouverne et non de ceux qui sont gouvernés ! Qu’est-ce que ma patrie ? le pays qui m’a vu naître, et les humains dont il est peuplé. Que j’y suppose un tyran, c’est y supposer un fléau ; ce fléau fait souffrir ma patrie ; donc elle existe. Vous n’avez qu’un pays, me dira-t-on ? Oui, si je renie les mortels que j’y ai laissés. Mais ma patrie n’en vit pas moins encore pour moi, c’est moi qui 13ne vis plus pour elle. Faut-il, pour que la patrie existe, qu’elle soit heureuse et libre ? J’aimerais autant qu’on me dît : Pour que celui qui te donna le jour soit ton père, il faut qu’il soit joyeux et bien portant. Les Grecs crurent avoir une patrie, et la tyrannie fût constamment chez eux à l’ordre du jour ; les Romains crurent avoir une patrie ; et ils eurent leurs décemvirs, leurs triumvirs et leur sénat pour les opprimer ; les Anglais disent que seuls ils en ont une et ils ont eu leurs Pitt et leurs Cromwell.

Ce n’est point la forme d’un 14gouvernement qui rend un peuple libre, c’est la probité de celui qui fait exécuter les lois. La démocratie d’Athènes, n’empêcha pas plus l’asservissement des Athéniens sous Périclès et Critias, que la royauté de Sparte n’empêcha la liberté des Lacédémoniens ; et si la république des Romains eut ses Sylla et ses Marius, la monarchie française eut ses Louis XII et ses Henri IV. Henri IV ! cet homme si bon et si grand, que, fît-on le tour du monde et dans le cercle de tous les âges, on ne trouverait pas un chef de peuples dont le front glorieux 15pût soutenir l’éclat du sien.

Du devoir d’honorer ses héros

N’avilissons donc point nos lois ni les personnages qui ont figuré dans notre histoire ; ne rabaissons point nos vertus nationales pour élever au-dessus de nous un peuple rival qui, par la haine qu’il nous porte, semble avouer notre supériorité. Les Anglais ont encore bien des siècles à parcourir avant de fournir à l’histoire cette liste de grands hommes que nos aïeux lui ont déjà fournie. Quel Français voudrait être né du sang d’un autre peuple ? Quand tous les humains 16honorent notre nation, serons-nous les seuls à l’avilir ? La modestie, qui, dans un particulier, lorsqu’il s’agit de lui-même, est une vertu, devient ingratitude lorsqu’il s’agit de la patrie. Nos grands hommes doivent nous être chers. Proclamer leurs destins devant la calomnie, c’est remplir un devoir dont tout homme de bien doit s’honorer.

Puisse la tâche que je me suis imposée être accueillie par les Français ! Puissent les vertus de l’Héroïne que je présente à son souvenir, n’avoir rien perdu sous ma plume de 17l’idée glorieuse que les historiens et les monuments de son siècle nous en ont laissée !

Un ouvrage éminemment historique

Quoique le lecteur trouve dans cet Ouvrage les formes du Roman, je le prie de penser que je n’y ai rien dit sur l’Héroïne, ni sur les événements de l’histoire, qui n’ait été recueilli dans les historiens ; et la licence que je me suis donnée est semblable à celle du père Berruyer dans son Histoire du Peuple de Dieu. En suivant le texte de l’histoire, je me suis représenté comment les choses s’étaient passées, et je les ai dépeintes suivant qu’il 18m’a semblé qu’elles avaient eu lieu.

Mon Ouvrage n’est donc point un assemblage confus de mensonges officieux et de vérités ; il n’y a pas dans toute cette histoire de Jeanne d’Arc une seule situation qui n’ait été tracée par quelque historien.

19Livre premier

La France en passe d’être entièrement conquise par l’Anglais

Un monarque insensé, Charles VI, une reine odieuse, Isabeau de Bavière, une cour divisée par des haines et par des spéculations contraires à ses intérêts les plus chers, à l’honneur surtout, vertu constamment 20adorée des Français, avaient jeté la France dans une guerre d’autant plus pénible à son roi, qu’il se vit forcé de compromettre, sans repos, la vie de ses sujets pour combattre un usurpateur étranger, et des Français rebelles qui, s’étant adonnés au monarque insulaire, opposaient et l’insulte et le fer, aux tendres empressements d’un roi légitime, qui ne leur demandait l’obéissance, que pour leur assurer la paix et le bonheur.

Déjà, les deux tiers de la France obéissaient à Henri, jeune roi d’Albion, et ce potentat, gouverné lui-même parle duc de Bedfort, commandait à toutes les villes et provinces arrosées par la Seine, la Marne, la Garonne, et par toutes 21les rivières qui sont entre la Loire et l’Océan.

Opprimé par la cour de Charles VI et par le duc de Bourgogne, qui souvent y recueillit les suffrages à la tête de soixante mille hommes armés, Paris s’était soumis à l’Angleterre, et la capitale de l’empire voyait les princes de son sang la forcer d’obéir à un prince étranger.

Orléans seule résiste encore

De toutes les villes situées sur les rives boréales de la Loire, Orléans seule, étrangère à cet asservissement odieux, se rappelant les vertus de ses ancêtres, avait résolu de n’obéir qu’à ses rois, et tous avaient fait le serment que leur ville n’offrirait plus que cendres et cadavres lorsque l’Anglais y marcherait en 22souverain. Ses remparts, donnant l’exemple d’une fidélité sans bornes, devaient être le cordon où viendraient s’anéantir toutes les contagions de la discorde. Assiégée par les Anglais et par les Français rebelles, elle n’avait pour se défendre que le courage de ses habitants, la valeur de quelques guerriers qui volontairement s’étaient jetés dans la place, et leur amour inébranlable pour la patrie.

Dunois se rend auprès du roi pour obtenir des renforts

Du nombre de ces guerriers, était le jeune Dunois. Enfant de l’amour, il en avait l’audace et la sensibilité. Touchant à peine à la vingt-troisième année de son âge ; ne portant d’autre titre, d’autre nom que celui de bâtard, nom toujours cher et célèbre, lorsqu’on parle de 23Dunois ; il était l’émule des plus fameux guerriers, l’encouragement, la consolation de tout son parti, et l’espoir de tous les Français ; car pour éviter désormais de répéter ce qui est à la honte de mon pays, j’appellerai Français ceux qui tenaient pour le parti de leur nation, et Anglais, les Anglais eux-mêmes, et les Français qui s’étaient placés volontairement sous leur domination. Je recommande seulement à mon lecteur de se souvenir que toutes les fois que les Anglais paraissent sur la scène, ils sont accompagnés des Français traîtres à leur patrie.

Sorti des murs d’Orléans, Dunois s’était rendu auprès du monarque 24Français, et lui avait tenu ce discours :

— Sire, la bonne volonté de vos fidèles sujets ne peut suffire à la conservation de vos états, si vous ne volez promptement à leur secours. Orléans, quoique au centre du royaume, en est devenue la frontière par la conquête de l’étranger et la trahison inconcevable de vos sujets. Depuis six mois, cette ville est assiégée : tout y manque, hormis le courage, l’honneur et l’amour de la patrie. Cependant, si Orléans succombe, Bedfort, à la tête de son armée victorieuse, passe la Loire, et soumet d’autant plus aisément le reste, de vos états, que vos sujets murmurent de ce que vous n’employez point, au salut de 25la patrie, leur fortune, leur sang, et jusqu’au dernier souffle de leur vie.

Pourquoi ce découragement ? Craignez-vous tant l’Anglais ? Avez-vous oublié que s’il fit des conquêtes, il les dut moins à sa valeur qu’à la perfidie d’une reine coupable, qui entraîna une foule de grands seigneurs dans son parti ? La gloire du vainqueur appartient donc entièrement au courage des vaincus. Les ducs de Bretagne, de Bourgogne, du Brabant, une foule de princes et de grands du royaume, unissant leurs armés à celles de l’usurpateur, ont seuls triomphé de la France ; c’est de leurs mains qu’ils ont forgé ses odieuses chaînes ; c’est de leur sang qu’ils ont cimenté le 26trône où s’assied un mortel que nous ne reconnaîtrons jamais pour souverain. Si des Français perfides ont opéré de si grandes choses, que ne pourront point des Français vertueux, embrasés de l’amour de la patrie ? Vous êtes son chef ; la valeur doit donc être innée en vous : mais s’il pouvait entrer un sentiment timide en votre âme, je vous dirais : les dangers d’un monarque ne sont pas dans la sanglante mêlée des batailles, mais dans la mollesse inactive de son palais. Le trône est une citadelle, où mille ambitieux aspirent à monter ; malheur au commandant qui ne sait point repousser leur audace !

Vainement nous nous sommes jetés un petit nombre de braves dans 27Orléans. Sans vivres, sans munitions, résisterons-nous éternellement ? Nous n’avons point le don des miracles, et nous ne pouvons triompher de la nature. Jamais cependant plus de dévouement et de valeur ! Une intrépidité constante s’est manifestée, même dans le sexe qui semble n’avoir reçu que la faiblesse en partage. Dans les derniers assauts, livrés à la place par l’Anglais, nous avons vu les femmes, pour nous encourager à défendre ses murs, s’exposer, comme nous, au fer et au feu de l’ennemi. Combien de fois j’ai vu leur sein d’albâtre percé d’un trait rapide, se couvrir de la pourpre de leur sang, et leur visage inaltéré sourire au trait fatal qui les faisait expirer pour la patrie ! 28Sommes-nous occupés sur les remparts à culbuter dans les fosses les assassins qui veulent porter un pied hardi sur nos créneaux ? Allumant les feux, embrasant le bitume, portant d’immenses chaudières enflammées, elles les versent du haut des murs, et brûlent les échelles qui tombent, avec un horrible fracas, sous le faix de nos ennemis ; d’autres chargées de cendres ardentes, armées de gros quartiers de pierre, ou démontant les portes, les croisées, arrachant même les poutres de leurs propres habitations, les lancent avec fureur sur les assaillants, qu’elles abîment dans les fossés ; plusieurs, ne quittant point nos rangs, volent avec un courage plein d’attendrissement 29vers les blessés ; expriment sur la plaie des sucs salutaires, et la comprimant avec des linges d’une blancheur éclatante, les mettent à même de recommencer le combat. D’autres encore, se couvrant de l’armure des guerriers qui ne sont plus, la pique et la hache à la main, se placent à nos côtés ; et leur front, qui jusques là fut l’asile des grâces et de la candeur, maintenant resplendissant d’airain, répand la terreur et l’effroi dans les rangs ennemis.

Les seuls vieillards des deux sexes préparent et portent les aliments, réparateurs des forces des mortels ; et le sommeil, cette image de la mort, mais la source perpétuelle de l’activité de la vie, vient-il 30exiger quelques moments de tribut, l’enfance veille sur les remparts ; et le jour triomphant de la terreur, on la voit, avec une attitude guerrière, solliciter la faveur d’être admise au nombre des braves et s’y ranger quelquefois malgré nos justes refus.

Faut-il sur nos murailles réparer les brèches causées par les béliers et le bronze fulminant ? Les bras des femmes les plus délicates, s’unissent à ceux des guerriers pour traîner les pierres destinées à de nouveaux remparts ; ou, la truelle à la main, on les voit relever dans son travail l’ouvrier, endurci aux travaux, mais opprimé par la fatigue.

Réponse et refus de celui-ci

Dunois avait fini de parler, et le 31jeune monarque lui prêtait encore une oreille attentive. Quant à la belle Agnès enflammée par ce récit, elle portait envie à la gloire de ces Françaises et se reprochait en secret de n’avoir rien fait pour son pays. Cependant Charles, rompant le silence, parla ainsi :

— Tu viens, ô généreux bâtard, me demander des secours, et tu sais que les deux tiers de mon empire obéissent à l’étranger ! Presque tous les domaines de la couronne sont entre ses mains ; ce qui m’en reste suffit à peine à l’entretien de ma maison. Mettrai-je des impôts sur la partie du peuple qui m’est restée fidèle ? C’est l’opprimer en récompense de ses vertus.

— Non, Sire, vous ne connaissez 32pas les Français ; ils craignent les impôts, mais ils abhorrent la servitude. Prononcez-vous pour ne vouloir être que leur roi, ils courront au-devant de tous les sacrifices pour vous servir. Le peuple murmure moins contre les impôts que contre l’emploi qu’on va en faire ; ils sont, toujours légers lorsqu’ils affranchissent de la tyrannie. En voulez-vous une preuve ? Bornez-vous à faire un appel à la générosité des Français.

— Bâtard, reprit le monarque, ta prudence et ta valeur me sont connues. Tu m’en as donné des preuves lors du siège de Montargis. Le connétable t’y envoya avec Lahire pour y faire entrer des munitions de bouche et de guerre, et 33tu surpassas son attente. Tu culbutas l’ennemi partout, et la place fut délivrée.

— Sire, je fis mon devoir devant Montargis, mais Lahire y fit encore mieux le sien ; ce fut à ses exploits que nous dûmes la victoire. Comme je visitais les postes un moment avant l’action, je vis Lahire aux prises avec son chapelain. Confessez vos péchés, disait celui-ci à Lahire, ou je ne vous donne point l’absolution. Moi, confesser mes péchés ! disait Lahire, en ai-je le temps ? Voyez le bâtard qui va livrer le combat. — Vous n’aurez donc point l’absolution ? — Tu la garderas. J’ai fait mon devoir en te la demandant ; j’ai satisfait à l’humilité chrétienne. — Je ne la garderai 34pas, car vous allez la recevoir. À ces mots, Lahire se met à genoux, lève les bras et les yeux vers le ciel ; le prêtre tend une main qui plane sur la tête du guerrier, et celui-ci, élevant la voix, fait ainsi sa prière : Dieu, je te prie de faire pour Lahire aujourd’hui autant que tu voudrais que Lahire fît pour toi, s’il était Dieu et que tu fusses Lahire.

Je ne pus m’empêcher de rire en entendant cette prière, que je répétai cependant dans le fond de mon cœur. Je donnai mes derniers ordres à ce vaillant chevalier, me rendis à mon poste, et, le combat s’étant livré avec le succès que nous avions demandé à l’Éternel, les Anglais furent battus et Montargis 35fut délivré. Mais vainement Lahire et moi, dans les murs d’Orléans, avons renouvelé cette prière, les Anglais sont de plus en plus triomphants.

— N’importe, répondit Charles, j’attends tout de votre valeur. Au premier jour on viendra m’apprendre que vous avez passé sur le ventre à l’ennemi, et qu’Orléans respire en liberté.

— Sire, la confiance contribue au succès lorsqu’on se livre à de généreux efforts ; elle y nuit lorsqu’on vit dans une coupable inactivité. Si vous ne venez au secours d’Orléans, elle tombera, et, ce qui m’afflige amèrement, vous tomberez avec elle.

Ces derniers mots déplurent au 36monarque. Dunois s’en aperçut, en fut fâché, mais ne s’en repentit pas. Une respectueuse et noble indignation est quelquefois bien expressive dans le regard d’un mortel. Un coup d’œil, lancé sur le monarque et sur son amante, fut le dernier trait de son discours, et voyant que, pour défendre les états de son prince, il ne devait s’en rapporter qu’à lui-même, il quitta son souverain, méditant de nouveaux projets pour sauver son pays du joug honteux dont il le voyait menacé.

Agnès, maîtresse du roi

Cependant Charles et la belle Agnès furent reconnaissants de la démarche du guerrier ; le roi fit un appel à la générosité de son peuple, et bientôt il vit accourir quelques 37milliers de soldats et plusieurs députés de villes capitales qui lui apportaient des subsides, et qui en annonçaient de nouveaux de la part des provinces.

Agnès saisit cette occasion pour encourager son royal amant à seconder les dispositions héroïques d’un peuple toujours vaillant et généreux. Attachée à la vertu de son sexe, plutôt par une noble fierté que par les sentiments d’un rigoureux devoir, elle se promettait d’en faire le sacrifice à son roi, moins comme la récompense de son amour que comme le prix de ses belliqueux travaux. Elle n’avait jamais perdu de vue la prédiction qui lui avait été faite jadis par un de ces mortels doués d’un sens exquis, 38d’une perception suprême, d’une pénétration en quelque sorte surnaturelle, qui leur font apercevoir les choses les plus cachées et même celles plus secrètes encore qui sont dans les incertitudes de l’avenir.

Cet homme avait dit à Agnès : Vous verrez un jour à vos pieds le plus grand monarque du monde. Charles tombant bientôt à ses genoux, elle crut la prédiction accomplie ; mais le voyant insensible à l’envahissement de ses états, elle voulut, par l’amour, inspirer à son maître des actions dignes d’un héros français.

Portrait de Dunois

Dunois était du même âge que son roi. Fils naturel du duc d’Orléans, il perdit son père dès l’âge 39le plus tendre. Ce prince tomba sous les coups du duc de Bourgogne, qui le fit impunément assassiner dans les murs de Paris. Le jeune bâtard, en grandissant, apprit à regretter l’auteur de ses jours, et fit le serment de le venger. Destiné d’abord à l’église, parce qu’il était sans fortune, il vit ses deux frères, vaincus, emmenés prisonniers en Angleterre. Le malheur de sa famille fit le bonheur de la France. La duchesse d’Orléans, ayant perdu ses enfants et son époux, sentit le plus tendre intérêt pour ce jeune bâtard, qui, par ses vertus naissantes, faisait oublier l’affront qu’elle en avait reçu par sa naissance. Il vengera tous les miens, disait-elle en veillant 40elle-même à son éducation guerrière. En effet, elle vit mettre son pupille au rang des héros à l’âge où les autres commencent à désirer de le devenir. Bien fait et d’un port majestueux, sans fierté, Dunois, rempli de grâces et d’éloquence, avait une physionomie sage, réfléchie, et qui, lorsqu’elle s’animait, exprimait à la fois l’audace, l’esprit et la bonté.

Il va trouver la reine solliciter le renfort nécessaire

En quittant le monarque, Dunois, avant de partir pour Orléans, fit demander une audience à la reine ; cette jeune princesse, déjà mère de plusieurs enfants, avait alors vingt-deux ans, et, dès sa neuvième année, elle avait été l’épouse du monarque français ; célèbre par sa beauté, elle ne l’était 41pas moins par sa douceur et sa modestie, vertus qui faisaient le plus heureux contraste avec sa majesté et son courage. Secondées par un grand fond d’humanité, ces vertus donnaient à toutes ses actions, à tous ses discours, un esprit de force, et de sagesse qui l’environnait du respect affectueux de tous les Français. Voyant son époux la délaisser comme amante, mais la chérir, l’admirer comme épouse, elle ne s’offensait pas de ses infidélités ; et n’ayant de passion que la prospérité de l’état, son appartement était le rendez-vous de tous les guerriers célèbres, que le plus noble des sentiments appelait à la défense de la patrie. Née Française, son cœur était tout 42français ; et sa tendresse pour ses enfants donnait à ses sentiments patriotiques une vigueur, une activité qui ne le cédaient en rien à ceux de ses bons sujets d’Orléans. Quelle joie, quel empressement éclatèrent sur tous ses traits, lorsqu’elle vit encore une fois ce noble bâtard qui déjà faisait le plus solide espoir de l’empire !

S’y trouve Berwick, chevalier écossais, alias Évelina, secrètement éprise de Dunois

La reine avait en ce moment chez elle une jeune princesse qui mérite d’être connue. Écossaise de nation, elle s’était rendue en France avec le comte de Duglas, à la tête de cinq cents Écossais, qui venaient au secours de Charles VII. Orpheline dès son enfance, elle avait été contrainte de conquérir ses états, qui avaient été usurpés ; et se couvrant 43d’une armure, elle avait prouvé à l’Europe entière, que la valeur est, comme la tendresse, une des vertus de la beauté.

La renommée de Dunois, autant que le désir de secourir Charles VII, l’avait engagée à partir avec le secours que le roi d’Écosse envoyait au monarque français. Évelina, c’est le nom de l’héroïne, n’avait confié son secret qu’à Duglas, qui déjà n’était plus. Passant pour un guerrier aux yeux mêmes de tous les siens, elle avait pu tromper les Français sur la nature de son sexe. Dunois, la prenant pour un chevalier écossais, avait admiré et maudit sa valeur ; mais il n’avait fait qu’entrevoir sa figure, parce que Évelina, qui, dans l’armée, portait 44le nom de Berwick, avait des raisons pour dérober ses traits à Dunois. Elle avait voulu voir le héros avant de se laisser voir elle-même ; elle avait voulu s’assurer que ses talents, son courage et ses autres vertus répondaient à sa renommée.

Dès la première fois qu’elle avait vu ce guerrier, son cœur, jusqu’alors étranger à l’amour, en avait connu le pouvoir. Deux fois, ayant combattu à côté de Dunois, elle avait volé au-devant des coups qui lui étaient portés, et le héros, ignorant les motifs qui faisaient agir le chevalier écossais, tout en admirant sa valeur, s’en était offensé, parce qu’il y avait vu une espèce d’affront fait à son courage.

45Évelina cependant brûlait de savoir si elle ferait sur le héros français l’impression qu’il avait faite sur elle. Cette jeune princesse avait demandé un entretien à la reine, l’avait rendue confidente de ses secrets ; et, sensible à l’inquiétude d’Évelina, cette souveraine lui avait promis de favoriser une entrevue entre elle et le héros. Évelina l’avait vu d’Orléans, en était sortie peu de moments après, et s’était rendue chez la reine. Je ne doute point, lui avait dit cette princesse, que Dunois ne demande à me parler. Vous prendrez un de mes vêtements, et, paraissant devant ce jeune prince, vous ne tarderez pas à vous assurer de ses sentiments pour vous.

Rencontre entre Dunois et Évelina

46Évelina se trouvait donc dans la chambre de l’auguste souveraine, lorsque Dunois y fut introduit.

— Grande reine, lui dit le guerrier en l’abordant avec tout le respect dû à sa majesté, pardonnez aux discours peu joyeux d’un soldat qui, en vous abordant, devrait n’être occupé que des charmes et des vertus qui sont l’étonnement, le respect et l’amour de tous les Français. Mais j’ai vu votre royal époux ; il oublie que la couronne est un immense et glorieux fardeau ; c’est donc à vous à vous en souvenir, Madame, à vous qui réunissez à tous les charmes de votre sexe les plus éminentes vertus du nôtre. Orléans, si bientôt la main de son roi ne vient le secourir, tombe sous 47les coups de ses nombreux, et, je ne rougis point de le dire, de ses victorieux ennemis. La famine au dedans, le fer et le feu au dehors, assiègent également ses remparts. Ils n’ont pas encore succombé, mais…

Il poursuivait ainsi son discours, lorsque ses regards se rencontrèrent avec ceux d’Évelina. Cet aspect inattendu paralysa pour ainsi dire ses lèvres qui balbutiaient en voulant reprendre son attitude et sa voix ; un second coup-d’œil acheva de le troubler. Évelina, sensible elle-même aux traits lancés par les regards du héros, rougit, baissa, la paupière, et inclina sa belle tête sur une poitrine rivale des lis, et tendre asile des amours. 48Dunois y porte un regard furtif, et tant d’attraits achèvent de le subjuguer.

La reine, témoin de cette scène muette, connut l’embarras du guerrier, et s’en applaudit. Elle aimait trop Évelina et le héros que cette princesse adorait, pour ne point se réjouir de l’intérêt que ces amants éprouvaient l’un pour l’autre. Elle n’avait jamais connu l’amour. Épouse à l’âge où la nature n’a pas encore développé l’organe de ce sentiment, elle en avait goûté les jouissances sans en avoir soupiré les désirs. La chaste amitié est le seul sentiment qui l’appelle au lit de l’hymen. Ce fut peut-être le motif pour lequel cette princesse se permit sans scrupule la jouissance qu’elle éprouvait 49en ce moment. Elle n’apercevait, dans le sentiment qu’elle voyait naître, que l’heureux précurseur d’un légitime hyménée, et l’espoir d’un bonheur en tout semblable au sien.

Cependant l’honneur et le devoir ayant triomphé de cette première attaque de l’amour, Dunois prit de nouveau la parole, et, évitant de se troubler encore par des regards si dangereux, il fit à la reine un tableau rapide de tous les malheurs de l’État. Il exposa à sa souveraine la nécessité de conserver Orléans, et la conjura d’employer tout son ascendant sur l’esprit et sur le cœur de son auguste époux, pour l’aider à sortir de l’espèce d’oubli 50de lui-même, dans lequel il paraissait être tombé.

La reine, après avoir témoigné au héros toute sa reconnaissance pour les services qu’il avait déjà rendus à l’État, lui promit de tout mettre en œuvre pour lui envoyer les secours qu’il était venu solliciter. La conversation, qui s’était établie entre Dunois et la reine, n’avait pas empêché les regards du héros de chercher ceux d’Évelina. Quelquefois même, prenant part à l’entretien, celle-ci avait hasardé son avis, et Dunois, pouvant alors la contempler à loisir, n’avait pas été moins frappé de la douce mélodie de son organe, de la sagesse de ses discours, de la noble audace 51de ses pensées que du pouvoir enchanteur de tant d’attraits. Non, se disait-il à lui-même, il ne saurait y avoir rien de plus intéressant, rien de plus beau sur la terre. Quelle est donc l’impulsion secrète qui m’entraîne tout entier vers cette jeune beauté ? Que la vie serait un présent cher à mon cœur, s’il m’était permis de l’employer toute entière à chérir cet objet, et à le rendre heureux de mon bonheur ! Quelle physionomie à la fois sentimentale et réfléchie ! quel regard spirituel et tendre ! que de grâces ! que de sagesse ! que d’intrépidité dans cette bouche céleste ! Heureuse la mère qui, dans ce chef-d’œuvre de grâces et de beauté, peut s’applaudir de l’avoir formé 52de son essence ! Plus heureux mille fois encore le guerrier qui, la voyant lui sourire, en recevra le premier baiser de l’amour !

Ainsi parlait le héros, en contemplant la tendre Évelina. Elle n’était point à ses yeux une belle personne douée de tous les attraits et de mille vertus, mais un objet sacré, un être tout divin, qui désormais occuperait toutes ses pensées, remplirait tous ses vœux, dirigerait tous ses desseins. Ses regards, presque toujours fixés sur elle, s’entremêlant avec les siens, lui disaient tout ce qui se passait dans son âme ; ceux d’Évelina ne décelaient pas moins le secret le plus vrai, le plus doux qui soit dans la nature, celui de deux amants 53vertueux. Goûtant ainsi une des jouissances les plus parfaites que l’Éternel ait créées pour les humains, ils ne s’apercevaient pas que les heures s’écoulaient ; la reine même prenait plaisir à prolonger cette entrevue de deux héros, dont tout le sang lui était dévoué, lorsqu’on vint dire à Dunois qu’un messager, arrivé d’Orléans, demandait à lui parler.

Un messager apporte de mauvaises nouvelles d’Orléans ; Dunois annonce son départ ; Évelina lui offre son écharpe

La reine l’ayant invité à aller s’informer du sujet de ce message, il quitta pour un moment S. M., apprit que les Anglais, profitant de son absence, avaient fait de nouveaux progrès ; qu’ils s’étaient emparés des ruines d’un immense faubourg ; qu’ils y pratiquaient de redoutables retranchements, et que 54si les assiégés voulaient maintenant en chasser l’ennemi, ils auraient à faire contre lui tous les travaux d’un siège, et à en surmonter tous les dangers.

Il en eût fallu beaucoup moins pour décider Dunois à partir sur-le-champ. Il rentra chez la reine, et, lui disant les mauvaises nouvelles qu’on venait de lui apporter, il vit les yeux si tendres de la belle inconnue s’enflammer d’une bouillante ardeur ; elle semblait rougir de l’affront fait à la gloire du héros. Dunois, voyant cette noble émotion, s’en applaudit. Que n’est-elle libre, se dit-il en lui-même ! voilà le cœur qui conviendrait à mon cœur ; le génie qui conviendrait à mon génie. Sensible et belle, 55elle aime sa patrie ! Quelle compagne pour mes jours ! Que me resterait-il à désirer ? Combien de fois, voyant nos belles Orléanaises témoigner tant d’ardeur contre nos ennemis, n’ai-je point souhaité que mon cœur pût s’attacher à l’une d’elles ? Ô divinité céleste, adorable inconnue ! puissiez-vous être libre, et ressentir pour moi la vive émotion dont vous m’avez agité !

Telles furent les pensées de Dunois, en voyant dans les yeux de cette belle personne, le feu de la valeur qu’il prit pour une noble indignation. Il était loin de penser que cette charmante inconnue fût ce chevalier dont il avait maudit la valeur. Son cœur, palpitant de l’amour de son pays, autant que de 56celui que lui inspire la beauté, semble éprouver un nouveau degré de courage ; en effet, le sien s’accroît de tout celui qu’il vient d’exciter. Il annonce son départ. La reine sourit à sa résolution ; mais elle s’aperçoit que le bras du guerrier n’est décoré d’aucunes couleurs, et lui en témoigne son étonnement.

— Vous connaissez Madame, mes sentiments pour vous et pour mon roi, lui répondit le héros ; ceux de l’amour, pour me captiver, ne doivent pas être moins parfaits ; je ne porterais donc point les couleurs d’une femme que je ne pourrais pas adorer.

— Ainsi donc, reprit la reine, Dunois, le vaillant Dunois passera pour être 57insensible aux charmes de la beauté.

— Dunois insensible aux charmes de la beauté, reprit le guerrier ? Qui peut, en vous voyant, ne pas éprouver le sentiment le plus parfait qui soit dans la nature ! Vous adorer est donc un devoir, et j’atteste la terre et les cieux, que jamais mortel ne s’en acquitta mieux que moi ; mais l’attachement inviolable et sacré que j’éprouve pour ma souveraine, n’est point celui pour lequel un jeune guerrier se pare des couleurs de la dame pour laquelle son cœur est épris. Le respect impose au sentiment un caractère de grandeur épurée, qui le dépouille de tout ce qu’il a de mortel.

— Soit, dit encore la reine ; j’accepte avec reconnaissance ces 58témoignages d’attachement dont je ne saurais douter sans la plus noire ingratitude. Mais le cœur de Dunois ne serait-il susceptible d’aucun autre attachement ?

— J’avoue que jusqu’à ce moment le mien s’était défendu de celui de l’amour.

Pendant ce court entretien, Évelina jouait, comme sans intention, avec les glands d’une écharpe d’un riche et beau tissu d’or et de soie. De temps en temps, levant un œil plein de douceur sur le héros, elle jetait sur lui un regard timide, baissait aussitôt la paupière, et tout son maintien annonçait l’inquiétude de quelqu’un qui désire qu’on le devine, et qui craint de ne l’être pas.

Dunois, de son côté, ne laissait pas échapper une occasion de regarder 59la belle inconnue, et, voyant cette écharpe entre ses mains, il se disait à lui-même : je-donnerais toute ma gloire passée pour avoir mérité, pour avoir obtenu cette écharpe.

La reine, qui ne perdait rien de cet entretien muet, et qui voyait l’embarras de cette offre indécise, s’approcha d’Évelina, et lui dit :

— Mademoiselle, cette écharpe ne pouvait s’offrir à mes regards plus à propos ; permettez-moi d’y jeter un coup-d’œil.

À ces mots Évelina rougit, et, d’une main tremblante, déroule le précieux tissu, dont la richesse du métal et le fini du travail reposent sur un fond de blancheur éclatante. Une jeune Amazone, qui vient 60d’être blessée par un trait de l’Amour, est debout vers une extrémité de l’écharpe ; elle porte une main sur sa blessure, mais pour s’en applaudir ; sa physionomie exprime ensemble la langueur, l’incertitude et la joie. Dans le milieu est le dieu des combats, Mars, sur le point d’être couronné par l’Amour ; mais cet immortel repousse avec fierté le trait ailé lancé par le, dieu de Cythère. Vers l’autre extrémité est un guerrier au sein d’une bataille ; l’Amazone, le couvrant de son boucher, combat à ses côtés, et, négligeant sa propre défense, ne s’occupe que de celle du héros.

Toutes ces peintures, que l’aiguille a formées, sont d’une composition 61admirable, et d’une perfection si accomplie, qu’on ne peut s’imaginer que la main d’une mortelle les ait exécutées. C’est cependant celle d’Évelina qui, lorsqu’elle déposait le glaive de Mars, usait ainsi des crayons de l’Amour.

La perfection de ce travail émouvait peu Dunois. Évelina s’en aperçut, et son cœur en fut troublé, parce qu’elle ne voyait pas que sa présence était seule cause du peu d’attention qu’il portait à ce riche tissu. Incertaine encore du succès de sa démarche, elle frémissait de crainte, et ne laissait pas cependant de se réjouir intérieurement de toute la vivacité de son amour.

— Regardez, disait la reine à Dunois, 62la richesse et la beauté de cette composition.

— Oui, répondit le héros, je sens que tout ici est parfait.

Ses yeux se portèrent en même temps sur Évelina. Enhardie par ce peu de mots, celle-ci lève ses beaux yeux sur le guerrier ; leurs regards se rencontrent ; leurs âmes, qui semblent s’épancher avec eux se touchent, se communiquent un sentiment mutuel ; le plus parfait accord s’établit entre elles, et ces nouveaux amants jouissent de ce moment d’extase, le premier et peut-être le plus grand bienfait de l’amour.

— Je pense, dit la reine à Évelina, que votre dessein, lorsque vous composâtes cet ouvrage, fut d’en décorer un guerrier.

— Je ne 63saurais le nier, Madame.

— Eh bien ! qu’attendez-vous pour recueillir le fruit de vos travaux ?

— Que vous m’indiquiez celui que vous croyez le plus digne de porter ce faible produit de mes soins.

— Ah ! Mademoiselle, reprit vivement Dunois, quel que soit le prix qu’un guerrier puisse mettre au suffrage d’une reine, digne, par sa beauté, ses grâces, sa vertu, d’être mise au rang des immortelles, songez que recevoir cette écharpe de votre cœur, est plus glorieux que tous les exploits qui pourraient la mériter.

— Eh ! pourquoi, reprit Évelina en rougissant et baissant le ton de sa voix, pourquoi penseriez-vous que votre souveraine, en faisant un 64choix, en fît un qui fut étranger à mon cœur ?

À cette réponse, la reine, prenant l’écharpe, dit à Dunois :

— Recevez donc ce présent de nos deux cœurs.

Elle dit, et ses belles mains et celles d’Évelina, s’éloignant et se rapprochant tour-à-tour, passent l’écharpe à Dunois, et s’appliquent à la nouer avec grâce.

Dunois, rempli d’un trouble heureux, est au plus beau moment de sa vie ; il manque d’expression pour dire sa reconnaissance et son bonheur ; mais son embarras est d’un charme flatteur pour ces belles princesses. L’écharpe est nouée de telle façon, qu’on y lit, sur la gauche, l’amour à la vaillance ! et, dès que Dunois se montre à la cour avec 65cette parure, toutes les voix applaudissent à l’inscription ; et chacun, tout bas, disait et répétait à son voisin : C’est la reine qui a décoré Dunois de ce présent. Ce fut l’ouvrage d’une inconnue, ajoutait-on, que la reine honore de son amitié.

À ces mots tous les esprits s’agitaient pour savoir le nom de cette amie de la reine, et cette incertitude ajoutait un nouveau prix à cet incomparable ouvrage, le plus riche et le mieux tissu qui fût sorti de la main des mortels : mais la reine seule était dans le secret d’Évelina, et Dunois, même après en avoir reçu ce don, ignorait encore et le nom et les aïeux de celle dont il était épris.

Départ de Dunois pour Orléans

Cependant le héros partit de 66Chinon, où était la cour, et, dès la nuit suivante, monté sur un superbe coursier, il prit le chemin d’Orléans. Il avait déjà fait une lieue lorsqu’il fut joint par un courrier qui, de la part de la reine, le pria de revenir sur ses pas pour prendre avec lui deux jeunes chevaliers et quelques écuyers, qui voulaient aller avec lui partager les dangers et les fatigues des combats.

— Dites à la reine, répondit Dunois, que je ne saurais perdre un moment lorsqu’il s’agit du salut de son empire. Si ces chevaliers ont du courage, ils sauront pénétrer dans Orléans, affrontant les ennemis comme je vais les affronter moi-même ; s’ils n’en ont point, ils ne 67méritent ni de me servir d’escorte, ni d’être escortés par moi.

Ô Dunois, quel refus ! tu ne soupçonnes pas quel est l’un de ces chevaliers, objets de tes dédains !

Le courrier rapporte à la reine la réponse du héros.

— Je l’avais prévue, dit Évelina.

— Vous voyez, reprit la reine, qu’il ne m’appartient pas de commander aux héros ; mais vous, qui en êtes un vous-même, pourquoi ne lui avez-vous point fait la demande d’aller combattre à ses côtés ? Croyez que l’impression que vous souhaitiez est faite, et que vous êtes chérie autant que vous aimez.

— Rien ne saurait me déterminer, Madame, à me faire connaître de Dunois, tant que je devrai combattre à ses côtés. L’armure, 68qui couvre le corps d’un guerrier, le casque qui dérobe nos traits à l’œil le plus perçant lorsque nous sommes au combat, et qui en cache une si grande partie lorsque nous sommes dans le repos, favoriseront mon déguisement à ses yeux. Il m’a vue deux fois sous l’armure, cependant il ne m’a point reconnue ici ; j’espère, qu’après m’avoir vue une fois dans les habits de mon sexe, il me reverra impunément sous l’armure d’un guerrier. D’ailleurs je mettrai le plus grand soin à me dérober à ses regards. Si cependant je venais à être reconnue par le héros, j’ose espérer, Madame, que vous daignerez attester que Dunois n’eut pas en ma personne une amante déguisée seulement aux yeux de l’armée, 69mais que je le fus également aux yeux du héros.

— Eh ! pourquoi persister dans votre déguisement à l’égard de Dunois ?

— Si j’étais connue de ce guerrier, je serais contrainte d’abandonner votre service, ou je craindrais que Dunois, trop souvent inquiet sur mon sort, ne donnât pas entièrement ses soins au commandement, source de votre sûreté et de votre gloire.

— Eh bien ! j’approuve votre projet de rester cachée, s’il est possible, aux yeux de votre amant. Mais l’œil du cœur est si pénétrant, que je ne puis m’imaginer que celui de Dunois ne parvienne à vous reconnaître bientôt. Le son de votre voix va vous déceler ; et n’y eût-il, pour vous dévoiler à ses yeux, que cette heureuse 70sympathie qui vous unit déjà… Oui, ma chère Évelina, qui déjà vous unit.

— Quoi ! vous penseriez, Madame, que pour un moment…

— Ah ! c’est ce moment, c’est ce coup-d’œil inattendu, cette impression vive et indépendante de nous-mêmes qui fait cet amour délicat et impérissable, qui nous accompagne jusqu’au tombeau. Vous venez de l’inspirer à Dunois, j’en ai la certitude. Dorénavant l’aurore n’entrouvrira plus la paupière du guerrier, et le silence de la nuit ne viendra plus l’inviter au sommeil, que la sensible Évelina n’occupe son souvenir. Dans ses courses, dans ses combats, votre image le poursuivra de tout l’éclat de sa beauté. Il souhaitera par-dessus tout 71de terminer une guerre de sang et de haine, pour goûter avec vous quelque repos dans les bras d’un amour éternel. Tant que vous voudrez vous revêtir en secret des habits de notre sexe, les miens seront à votre service. Puissiez-vous captiver le beau Dunois pour la vie ! La beauté, jointe à la vertu, est le seul prix digne du guerrier qui, combattant pour son pays, n’a d’autre ambition que de le bien servir.

Charles VII songe à fuir

C’était ainsi que s’entretenaient ces deux princesses, unies par les doux liens de l’estime et de l’amitié, tandis que Charles, effrayé des discours que Dunois lui avait tenus vers le commencement du jour, formait en secret le timide projet de fuir loin d’Orléans, de rappeler les 72restes de ces guerriers renfermés dans les murs de cette place, de passer avec eux eu Provence, d’y rassembler une armée et de revenir ensuite sur ses pas défendre les provinces situées au-delà de la Loire, et que les Anglais s’efforceraient infailliblement de conquérir.

Artinville, son perfide conseiller, vendu à son ennemi Bedfort, et convoitant son amante Agnès

Cette résolution était le résultat d’un conseil que la perfidie avait donné, et que le découragement croyait devoir accepter. Artinville, méchant homme, qui, à force d’or et de bassesses, était venu à bout d’obtenir une charge à la cour, Artinville s’était vendu à Bedfort. Il avait capté la bienveillance de Charles en affectant ses passions, en y donnant des éloges perfides, en approuvant comme mesure de 73grande résolution et de courage ce qui n’était que bassesse et pusillanimité, et pour démontrer à son roi le désintéressement qu’il mettait dans ses conseils, il les accompagnait toujours de quelque somme qu’il prêtait habilement comme provenant du produit de quelque terre vendue, tandis que ce n’était qu’une partie de l’or que l’Anglais faisait verser dans ses mains, tant pour se maintenir dans un lustre honorable à la cour que pour s’y faire des amis par des largesses. Son zèle apparent, sa générosité trompeuse l’avaient insinué auprès de Charles ; il en apprenait les secrets de l’État, suggérait des projets perfides, et donnait avis de tout à Bedfort qui en profitait pour accabler son ennemi.

74Charles, donc, en cédant aux conseils d’Artinville, accédait à tous les désirs de Bedfort, son concurrent et son vainqueur ; mais, passionné pour Agnès, il obéissait aussi aux jalouses inquiétudes que lui causait son amour ; et parfois Artinville ne se trouvant point d’accord avec la belle Agnès parce que le cœur de celle-ci ne se dirigeait pas par d’autre intérêt que celui du bien public, il voyait ses perfides insinuations céder aux conseils d’une femme. Combien de dois il essaya, par des présents ou par des générosités ingénieuses de gagner le cœur de cette amante et de subjuguer avec de l’or son amour pour sa patrie ! Vains efforts ! Restant inébranlable dans ses résolutions, elle 75n’inspira jamais à son amant que des sentiments dignes d’un héros et d’un roi ; et le jeune monarque, entraîné tour-à-tour par les conseils timides d’un homme et par les discours véhéments d’une femme, flottait dans une incertitude qui perpétuait son inaction. Artinville se servait du souvenir des anciennes défaites de Charles pour le frapper de terreur, et la belle Agnès, lui rappelant la valeur de ses aïeux, lui faisait voir que l’Anglais devait ses conquêtes en France non à son courage, mais à celui des Français assez pervers pour le faire triompher contre leur propres intérêts et contre celui de leur roi. L’inaction de Charles était donc une source continuelle de terreurs et de remords.

76Hélas ! se disait-il, me serais-je abusé ? Le rang où l’Éternel m’a fait monter, ne serait-il que celui de l’opprobre et de tous les ennuis ? le diadème seul ne suffit donc point à notre gloire, et ne sert qu’à avilir, si nous ne savons nous livrer à tous les dangers que commande la valeur ! Les plaisirs, qu’on dit être faits pour les rois, sont-ils environnés de mille assaisonnements pleins d’amertumes ? Combien de simples particuliers, au sein d’une honnête aisance, jouissent d’un bonheur sans nuage ! Et moi, tourmenté par mille inquiétudes, je suis encore à connaître le plaisir ! Peut-être la félicité d’un roi se compose-t-elle de toute autre chose que de ce qui convient à celle d’un particulier ? peut-être 77les jouissances ordinaires de la vie ne sont-elles qu’un faible accessoire à notre prospérité ; et que, pour en avoir une solide, il nous faut nous occuper uniquement du bonheur des États qui nous sont confiés ? En effet, ajoutait-il, ne sens-je pas, que si mon peuple était heureux, je le serais moi-même ? et que si mes lois régnaient paisiblement en France, rien ne manquerait à ma félicité ? Mais comment règne-raient-elle ces lois, puisqu’un usurpateur étranger domine la plus grande partie de mes États ? et pour le chasser, cet usurpateur, que de dangers à surmonter ! que de fatigues à souffrir ! que de travaux à terminer ! Il n’est donc que trop vrai qu’un monarque, pour être 78heureux, doit être essentiellement guerrier.

Rencontre entre Charles VII et le génie de la France, sous les traits d’un inconnu de la forêt

Telles étaient les réflexions de Charles ; mais les flatteries et les conseils de ses courtisans l’empêchaient de les mettre à profit. Le perfide Artinville et les siens cherchaient à plonger le monarque dans la mollesse, à ne lui inspirer que des vues timides et à lui persuader que la fuite était le seul moyen de résister avec succès.

Le jeune potentat persistait dans ces résolutions funestes, lorsque le lendemain du départ de Dunois et dès l’aube du jour, il monte un superbe coursier. Les piqueurs l’ont précédé dans la forêt, et déjà les échos sont réveillés par les clameurs des chiens, qui flairent sur l’herbe 79encore parée des pleurs de l’aurore, les vapeurs laissées par le timide chevreuil, lorsque paissant l’herbe tendre, il a été contraint de laisser, dans l’empreinte de ses pas, la partie la plus déliée de son aérienne substance. Ils poussent des hurlements affreux et poursuivent l’animal qui, frappé d’épouvante, bondit avec légèreté, parcourt d’abord un espace immense, laisse au loin la meute en fureur, mais revient après une course agile dans les contours de la forêt qui l’ont vu naître. Les vapeurs invisibles, qui ont décelé son gîte du matin, s’échappent encore de son pied délicat, servent de guide à la troupe féroce que le seul odorat conduit, et deviennent ainsi les instruments de sa mort.

80Charles, en entrant dans la forêt, se met sur les traces de la bête. À peine a-t-il fait quelques pas, qu’il se trouve en un site écarté qu’il ne reconnaît pas. Il s’en étonne, car tous les détours de ces cantons lui sont familiers. D’énormes rochers s’élèvent perpendiculairement, et leur tête sourcilleuse se perd dans la chevelure des chênes les plus élevés. Forcé, par la barrière qui s’élève devant lui, de suspendre ses pas, il admire cette architecture antique de la nature ; elle plaît à ses yeux et répand dans son âme une religieuse terreur, dont il est doucement agité. Son coursier, immobile, dresse l’oreille, lance des regards inquiets, balance sa tête superbe ou secoue son frein en battant 81d’un pied armé de fer, l’herbe broyée sous ses meurtriers efforts.

Tandis que Charles contemple cet asile silencieux, un homme assis au pied de l’un de ces rochers, les reins appuyés contre l’un des chênes superbes qui portent leur tête dans les nues, regardait le monarque avec le plus vif intérêt. Celui-ci l’aperçoit, s’en approche, l’inconnu se lève. Une majesté divine est dans son maintien, une sérénité pleine de douceur est dans ses regards ; il a le sourire de l’aménité, et tout en lui annonce la confiance qui l’anime et celle qu’il doit-inspirer. Son vêtement simple est d’une belle tenue ; sa blancheur a l’éclat du lys argenté, s’épanouissant aux premiers rayons du soleil. 82Ses pieds nus reposent dans ses brodequins d’une merveilleuse élégance, et qui, composés de cordons d’un riche métal, tissus de soie d’un écarlate éblouissant, laissent apercevoir les formes élégantes d’une jambe forte, mais dessinée par les grâces. Sa tête n’est couverte que des flots d’une chevelure ondoyante, qui tombe en boucles sur ses larges épaules. Son menton dépouillé, mais légèrement bruni, fait ressortir avec plus d’éclat les roses de son, teint martial.

Le monarque, à l’aspect de cet inconnu, éprouve une confiance, un respect, un commencement d’amitié qui, jusqu’à ce moment, avaient été étrangers à son cœur.

— Noble mortel, lui dit-il, je m’égare 83dans une forêt où je suis venu cent fois, où je ne vis jamais ces rocs entassés ni ces végétaux prodigieusement élevés qui s’offrent tout-à-coup à mes regards.

— Seigneur, lui répondit l’inconnu, l’égarement est facile en toutes choses. La mémoire perd souvent les bonnes traces qui lui furent indiquées ; elle va même quelquefois jusqu’à perdre celles de la nature.

— Qui êtes-vous ? reprit le monarque avec le ton sévère du commandement, et pourquoi, sans qu’on vous en fasse la demande, dispensez-vous des moralités inutiles ?

— Ces paroles n’étaient pas inutiles puisqu’elles ont pu vous émouvoir.

— Quoi ! votre dessein serait de 84m’offenser !

— Moi, vous offenser ! non certes ! mais vous n’avez pu croire que j’en eusse le dessein, qu’en vous imaginant que, dans ma réponse, il entrait quelque chose de relatif à votre situation, et c’est assez pour que je m’applaudisse de l’avoir fait.

— Voilà une hardiesse telle que je n’en vis jamais.

— Votre Majesté en voit tous les jours de plus grandes encore dans la valeur et le triomphe de ses ennemis. Les calamités de votre empire, votre langueur inconcevable auprès d’une personne, intéressante il est vrai, mais qui ne devrait point absorber toutes les pensées d’un grand roi, les tourments de votre esprit, les regrets de votre cœur, vos projets inconsidérés et peut-être coupables d’abandonner 85vos peuples livrés au fer de l’étranger ; votre facilité à prêter une oreille toujours persuadée à vos courtisans, et votre habitude de la fermer aux invitations si nobles de vos fidèles sujets, auraient dû vous porter à des réflexions plus pénibles que le peu de mots qui vous ont offensé.

— Tu sais donc qui je suis ?

— Oui, Sire.

— Tu connais les tourments de mon cœur et l’opprobre dont je suis menacé ?

— Et quel mortel a pu les ignorer ? La France, l’Europe entière ont les yeux sur vous ; vous seul ne vous regardez jamais. Vos sujets, affligés de votre indifférence, ne trouvant en vous aucun appui, courbent péniblement leur front sous un joug étranger ; quelques-uns, animés d’un 86immortel courage, rougissant de bonté et de fureur de voir l’étranger régner dans leurs murs, trament en votre faveur des conspirations vertueuses ; vous les laissez sans secours marcher à l’échafaud qui, pour leur front glorieux bientôt couvert de sang et de de poudre, devient un trône plus honorable que celui sur lequel ils ont voulu vous maintenir. Quelques autres, la flamme et le fer à la main défendent vaillamment vos remparts, et votre œil n’est point encore allé applaudir à leur courage. Dans cette foule de combats cependant, quel dévouement héroïque ! quelle sage intrépidité ! quelle vertu sans borne ! quel amour intarissable pour la patrie ! Dépourvus en quelque 87sorte de chef, puisque vous languissez dans l’inaction si loin d’eux, quel zèle religieux ne leur a-t-il pas fallu pour agir avec cette unité de force et de valeur qui seule assure la victoire !

— Ne leur ai-je pas donné pour chef unique le duc de Richemont, mon connétable ?

—Le Français, brave par essence, veut un roi de sa nation, et ne l’estime jamais tel, s’il manque de valeur. Pourquoi, lors de votre naissance, mit-on une épée nue sur votre berceau ? c’était pour vous apprendre que vous êtes identifié avec les combats ; et que si mille vertus s’acquièrent par une éducation soignée, la valeur doit être innée dans le chef des Français.

Le monarque, en toute autre occasion, 88eût réprimé l’audace de ce mortel ; mais, frappé malgré lui d’un saint respect, il lui répond sans s’émouvoir :

— J’avais cru que la valeur, chez un roi, n’était qu’une vertu secondaire, et que par sa justice plutôt que par son courage, il faisait le bonheur de ses sujets.

— Pour faire le bonheur de ses sujets, un roi doit s’appliquer d’abord à les conserver ; or, il n’a des sujets que par sa valeur, puisque sans elle la souveraineté lui échappe. La valeur donc est la première qualité d’un roi : mais elle est si nécessaire à sa propre conservation, chaque Français même est tellement doué de cette vertu, qu’il ne croit point devoir s’en honorer plus que de la faculté de se 89mouvoir. Mais, Seigneur, il n’en est pas de même de la sagesse, dont on doit savoir gré à celui qui sait la pratiquer.

Charles, à ces mots, inclina son front, réfléchit un moment, et, descendant de son coursier, il s’assit sur le rocher aux pieds duquel était l’inconnu. Le monarque le fit asseoir auprès de lui, et, tenant les rênes de son coursier, il parla ainsi :

90Livre II

Dialogue entre Charles VII et l’inconnu

— Qui que tu sois, esprit incréé ou mortel, dit le monarque, il me semble que je dois t’honorer. J’éprouve, à ton aspect, un sentiment d’admiration et de plaisir qui me pénètre d’une confiance absolue pour les paroles qui sortent de ta bouche. Jamais ministre ne prit sur mon cœur l’ascendant de la persuasion comme toi. Livrons-nous donc à un entretien familier, sur tout ce qui concerne ma situation. Écoute.

91Élevé, dès mon enfance, pour le trône, je vis la foule des courtisans, tombant à mes genoux, m’élever, par des discours pompeux, au-dessus de tous les princes mes égaux, au-dessus de l’humanité même. Depuis que le sort m’a persécuté, depuis que j’ai vu mes sujets fuir loin de moi, et l’héritier de mon père me poursuivre à outrance dans le dessein de faire courber mon front dans la poussière, j’ai reconnu, mais trop tard, que je n’étais qu’un simple mortel, que j’étais même beaucoup moins puissant que plusieurs de mes sujets qui, par leurs talents et leur valeur, sont en effet bien au-dessus de moi.

— Il est une vérité, répondit l’inconnu, que les grands ne sauraient 92trop rappeler à leur souvenir, c’est qu’un flatteur ne fut jamais un ami ; les rois n’aiment cependant que les flatteurs. Si vous ne pouvez aimer ceux qui vous disent des vérités désespérantes, estimez-les du moins. Vous ne pouvez douter que leur amour ne soit plus grand que leurs intérêts. Ils savent que vous flatter serait s’élever en vous abaissant ; ils aiment mieux s’abaisser en vous élevant. Sachez-leur gré d’un sacrifice qui est tout en votre faveur, et repoussez le plaisir que vous fait un flatteur qui, s’élevant par vos bienfaits, vous rabaisse chaque jour par la sécurité qu’il vous donne. Plus le trône s’élève, plus le précipice est profond. Si le monarque s’y endort lorsque ses égaux veillent, 93il court le danger de ne se réveiller que pour tomber dans l’abîme. Je le répète, jamais le flatteur d’un roi ne fut son ami.

— Eh bien ! toi, donc, reprit le monarque, qui, sans nul intérêt personnel, veux bien t’entretenir avec moi, ô étranger ! dis-moi, sans déguiser aucune des vérités que tu croiras propres à ma gloire, dis-moi ce qui te paraîtrait le plus utile à la conquête comme à la prospérité de mes États. Ménage cependant ma sensibilité, tu sais que je suis roi.

— Si vous sentez l’importance de votre dignité, l’orgueil ne saurait avoir d’accès sur votre âme. L’orgueil est l’arme du sot pour conquérir une considération qu’il ne mérite pas. Être orgueilleux, c’est afficher 94qu’on manque de vertus et qu’on ne veut pas être considéré de près, de peur qu’un œil observateur ne découvre en nous trop d’imperfections. L’orgueil est à l’homme sans vertus ce qu’est un riche habillement à l’homme sans fortune qui, affectant l’opulence, veut emprunter et faire des dupes autour de lui. Vous voyez donc qu’un roi ne saurait être orgueilleux.

— Votre conséquence n’est pas déduite de ses principes. Un roi ne peut-il pas être un homme nul, et…

—Jamais. La loi le place au-dessus de tous. Qu’a-t-il besoin de s’élever encore ?

— Mais ses vices ne peuvent-ils pas le mettre au-dessous de ses sujets ?

— Ses vices, s’il en a, nuiront à sa gloire, à la prospérité de son peuple, 95à sa propre félicité ; mais il sera toujours environné de l’éclat du trône. J’excepte de ces mortels, l’usurpateur qui n’a pour lui que les crimes par lesquels il s’est élevé. L’éclat du trône ne sert qu’à montrer la laideur de son âme. Je parle des rois appelés légitimement à régner. La beauté du rang qu’ils occupent cache les défauts de l’homme ; ainsi ma proposition conserve toute sa vérité. D’ailleurs, il est si difficile à un roi d’être vicieux et de n’être pas doué de mille vertus !

— Ton âme est facile à séduire, ô étranger, ou ton cœur est bien éloigné de ta bouche.

— Ni l’un ni l’autre, Sire. Les vices et les vertus d’un particulier, ne sont pas les vices et les vertus d’un roi. Un 96monarque peut être digne de la couronne et la porter avec majesté, quoique son âme soit souillée de quelques défauts qui perdraient un simple citoyen ; comme aussi la majesté, l’autorité, la splendeur, du trône peuvent s’affaiblir dans un roi qui n’aurait que les vertus d’un citoyen. Les rois ont des avantages à cet égard, que les autres hommes n’ont pas. Les lois sont leurs vertus. Il leur suffit de contraindre leurs lieutenants à faire exécuter le Code de l’empire. Quel qu’il soit, ce Code, s’il est bien exécuté, suffira au bonheur de l’empire, et la terre enchantée bénira le pouvoir de celui par lequel elle est gouvernée. Combien d’efforts et de travaux, combien de passions à vaincre et 97d’intérêts à négliger, pour qu’un homme soit vertueux ! Un monarque a toutes les vertus s’il s’abstient du mal ; le bien qu’on lui demande se fait de lui-même par la sagesse des lois. Il lui suffit donc, pour avoir toutes les vertus, de n’avoir point de vices. Or, pourquoi aurait-il des vices ? Contre qui les exercer ? Pour être méchant, un roi a besoin d’être en délire. N’a-t-il pas tout à gagner en laissant agir la loi, tout à perdre en comprimant ses ressorts ? Pour être puissant, il faut que ses États prospèrent ; il est donc le plus intéressé de tous au bonheur de ses sujets. Leur conservation est son trésor. Il en est qui pensent être riches parce qu’ils ont beaucoup d’or ; la richesse 98d’un roi est la population de son empire ; son coffre-fort est la bourse de ses sujets. Un monarque peut-il manquer d’or, si ce métal abonde dans son empire ? Ses sujets lui donneront de l’or ; l’or ne lui donnera point de sujets : au contraire, celui qu’il thésaurise suspend la prospérité du commerce, par conséquent de l’agriculture et de tous les arts. De là la misère, de là la mortalité dans l’enfance qui n’est pas suffisamment nourrie, de là la ruine absolue de l’État. La richesse donc, d’un monarque, n’est pas dans le nombre de ses pièces d’or, mais dans celui de ses sujets. Celui qui pense autrement est semblable au propriétaire d’un immense pâturage qui, transformant ses troupeaux 99en or, se trouverait dès ce moment sans revenus. Vous voyez donc, Seigneur, que la seule prospérité d’un roi est celle de ses sujets ; qu’il doit exiger partout la sévérité des lois, et que jamais il ne peut avoir avec eux un intérêt même apparent de blesser la justice. Ce qui n’est pas toujours de même lorsqu’il traite avec les princes ses voisins.

— C’est ici le pas glissant, répliqua le jeune monarque, plus glissant il est vrai pour les autres souverains que pour moi, qui, ne régnant qu’à demi sur quelques provinces, ne saurais avoir des prétentions sur les monarques mes rivaux.

— Le pouvoir, que vous n’avez point, peut vous arriver au premier jour. Pourquoi ce découragement ? 100Ne serait-il point la cause secrète de la mollesse dans laquelle on vous voit languir ? L’espoir, lorsqu’il ranime le courage d’un particulier, n’est qu’un simple encouragement des cieux : mais il est une vertu sublime dans le sein de l’homme sur lequel repose le sort de son pays. Rappelez-vous le décret du sénat romain, remerciant son général Varron, après la bataille de Cannes, de ne point avoir désespéré du salut de la république. Ce décret eût-il été rendu, si l’espoir dans les calamités n’était pas une vertu ? L’espoir, dans le malheur, donne à l’esprit un ressort nouveau, au cœur un généreux dévouement, au génie un développement inattendu. L’infortune, en 101quelque sorte, est un bien ; elle nous apprend à éviter les accident par lesquels on tombe dans mille calamités, et le mal passé devient pour le sage, le garant d’un bonheur à venir. L’adversité seule donne à la jeunesse l’expérience de l’âge mûr. Elle apprend aux rois à discerner les vrais talents, à apprécier dans leurs sujets, les vertus qui font le bonheur des empires.

Jetez un coup-d’œil sur l’histoire. Vous y verrez que les plus grand rois ont été ceux qui ne furent pas appelés au trône dès leur enfance, ou ceux qui, par leur naissance, y étant appelés, ont eu de grands obstacles à surmonter. Louis IX fut grand parce que, montant sur le trône à l’âge de douze ans, il fut contraint 102de soutenir des guerres sanglantes contre les grands vassaux de la couronne et contre les ennemis éternels de la France, les Anglais. Ces obstacles le forcèrent à s’apercevoir qu’il n’était qu’un faible mortel, et à développer tous les moyens du génie pour sa défense, et toutes les ressources du désintéressement et de la valeur pour réparer de grandes calamités. Philippe-le-Hardi, en lui succédant, dégénéra peu de son père, parce qu’il l’avait vu dans les fers du musulman, et que lui-même ne monta sur le trône que par la catastrophe du malheur. Vainqueur de la nature et des Africains, il rentra dans ses États le cœur devenu fort par les calamités. Charles V, votre aïeul, quoique 103destiné au trône dès sa naissance, fut un grand roi, parce que, jeune encore, il vit et la défaite et la captivité de son père. Ses États, dont il prit la régence, se soulevèrent contre son pouvoir. Contraint de soumettre ses peuples vaincus pour résister à l’étranger vainqueur, sa jeunesse fut abreuvée de cent mille amertumes, et votre père, qui lui succéda paisiblement, régna sans gloire et prépara tous vos malheurs1.

104Vous devez reconnaître, dans ce que je viens de vous dire, que 105le titre de roi n’est pas un présent du ciel pour mener l’homme aux 106plaisirs de la terre ; mais un glorieux fardeau qu’il voulut bien vous 107imposer. Vous n’êtes point roi pour vous, mais pour le peuple Français. Ne soyez sur le trône que pour vous livrer à vos passions, il vous en faudra bientôt descendre. Qui fait du trône un lit de plaisir, n’y trouve bientôt que des calamités ; et même le plus méchant des hommes, c’est Dieu qui l’a voulu, ne peut être heureux, étant souverain, que du bonheur de ses sujets.

108Soyez vaillant, infatigable et juste, votre règne vous fera donner le surnom de victorieux. Mais gardez-vous, après des conquêtes légitimes, de tenter le renversement des états voisins ; ce serait vous préparer des calamités sans nombre ; et les races présentes et futures, même en les admirant, maudiraient vos exploits. L’éclat d’un peuple vaincu est celui d’un mortel en captivité. Il brise ses fers, ou meurt dans les efforts qu’il fait pour recouvrer la liberté. Dans le dernier cas, il est perdu pour le conquérant ; dans le premier, le conquérant est perdu pour lui. C’est ainsi que la Grèce, l’Égypte, la Syrie et toutes les îles si riantes, si fécondes, de la Méditerranée, en passant 109sous le joug Ottoman, sont perdues pour ceux qui les ont conquises, parce que les peuples qui les habitent, vont y mourir dans l’esclavage. Chacun de ces pays formait autrefois un puisant empire ; maintenant, qu’ils sont réunis sous un même chef, ils ne sont plus que les faibles provinces d’un empire qui, chaque année, perdra de sa splendeur. Ces beaux pays, chantés par les poètes qui y trouvèrent le modèle de l’âge d’or et remplacement du paradis terrestre, tant la nature les combla de ses dons, seront à peine des climats habités, où l’humanité souffrante attendra, dans le silence et la douleur, qu’un génie bienfaiteur, ami des lois, abattant le pouvoir qui l’opprime, 110laisse prendre à l’esprit et au cœur de l’homme le développement qui leur convient ; mais où trouver un guerrier que la seule humanité rende conquérant, et qui ne veuille dominer les peuples de la terre que pour leur rendre le bonheur avec la liberté ? Cet homme est à naître et le sera toujours.

L’exemple, dans lequel on voit le conquérant perdu pour le peuple conquis, se voit chez les Romains. Ils asservirent des peuples ; ces peuples survécurent à leurs maux ; ils tentèrent de briser leurs fers, et dans leurs succès, ils en accablèrent leurs vainqueurs. Les Français éprouvèrent en partie le même sort, après les conquêtes de Charlemagne. Cet homme célèbre, 111pénétrant dans le Nord, vit les Saxons et les Sarmates tomber sous ses coups. Il croyait les forcer d’obéir à son pouvoir ; il ne leur apprit que l’art de la guerre, leur donna l’exemple du courage, et la France les vit descendre du Nord, comme un torrent débordé ; exercer partout une atroce vengeance, et prouver aux Français que la victoire obéit à la férocité autant qu’à la valeur : les uns envahirent la Bourgogne, la Franche-Comté et les provinces orientales de la France ; les autres en ravagèrent le nord et l’occident ; et les rois, vos prédécesseurs, n’arrêtèrent tant de carnages, qu’en leur livrant une des plus riches contrées de leurs états, la Neustrie.

112Les Français ont une grande réputation de valeur : vus de loin, ils inspirent l’effroi ; mais si leur apparition fait la victoire, leur retraite fait l’audace des vaincus. Partout l’homme chérit la gloire ; partout des rivalités lui mirent les armes à la main. Ils n’étaient que deux sur le globe terrestre, et l’un tua l’autre ; encore étaient-ils frères ? Que ne devons-nous donc pas attendre de deux ennemis ? Une guerre de sang jusqu’à ce que l’un d’eux obéisse ; et le vainqueur se repose-t-il sur ses lauriers, le vaincu trame en secret la glorieuse conspiration qui doit briser ses fers. Les a-t-il brisés, il poursuit d’autant mieux sa victoire, qu’elle lui promet un ciel riant, des fruits délicieux, 113des vins exquis, des femmes charmantes, délices éternelles de la vie ; le souvenir de la patrie ou du sol qui nous vit naître se dissipe aisément par d’aussi chères jouissances. La nature, marâtre chez eux, devient une mère toujours prodigue des plus heureux bienfaits. Ils ont tout à gagner en venant dans nos climats féconds ; nous tout à perdre en allant les combattre ; puisque, ne pouvant y trouver qu’une vaine gloire, nous leur apprenons l’art de vaincre, dont ils se servent pour venger le sang des leurs, et pour jouir d’une nature féconde qui leur promet de si beaux jours.

— Voilà, reprit le jeune monarque, des vérités qui m’étonnent. Cependant 114la vraie gloire, la plus haute renommée vient des armes. C’est un principe dont tous les âges ont consacré la vérité.

—Dites plutôt que c’est une erreur que tous les peuples ont repoussée. Charles, dont nous venons de parler, ne dut pas son titre de grand à ses conquêtes, mais à l’emploi qu’il fit de son autorité. Sésostris ne fut pas grand par ses batailles mais par ses lois. Alexandre fut grand en parcourant le monde sur les ailes de la victoire ; mais la postérité ne lui a conservé ce titre que parce que son cœur rendit heureux les peuples que son bras avait conquis. Vous savez qu’Auguste, qui n’assista pas à une bataille, fut bien plus grand que Tibère qui livra tant de combats glorieux. 115Alaric, Attila et tant d’autres, ont été des conquérants fameux, et leur nom, dans la mémoire des hommes, se place à côté des plus grands fléaux de l’humanité. Attila sentait si bien lui-même le vice de sa passion, que rejetant le surnom de grand, que ses flatteurs voulaient lui donner, il se fit appeler le fléau de Dieu. Il savait que ce ne sont point les titres que l’homme reçoit au moment de sa puissance qui le constituent grand, mais ceux que la postérité lui confirme.

Charles, écoutait l’inconnu avec un étonnement mêlé de respect.

— Voilà de grandes vérités ; mais, dit-il, elles me sont un avertissement inutile. Puis-je penser à des conquêtes, moi qui en suis la victime tous 116les jours ?

— Vous n’en êtes la victime que par l’inaction dans laquelle vous languissez ; mais si vous triomphez un jour de vos ennemis, chef heureux d’un état puissant, les avis que vous avez reçus ne vous seront pas inutiles.

Enhardi par ce discours, Charles fit quelques questions importantes sur le gouvernement des États, auxquelles l’étranger répondit avec tant de vérité, que le monarque sentit renaître en lui un nouvel homme. Cette vérité surtout le frappa, et il la conserva toujours dans sa mémoire.

— Souvenez-vous, lui dit l’étranger, que les seules actions d’éclat ne font point le grand homme, et que nul ne conserva ce titre glorieux, quelles que fussent ses hautes qualités, s’il 117ne joignit à ses talents la qualité d’homme de bien.

Le roi ne pouvait se féliciter assez de la rencontre heureuse qu’il avait faite ; il désirait ses tablettes pour écrire une foule d’excellents préceptes que l’étranger lui donna ; mais ses efforts pour les retenir étaient des moyens plus sûrs de les mettre un jour en usage, que celui de les tracer sur le papier.

Avant de disparaître sur un trône de flammes, l’inconnu lui annonce l’arrivée d’un faisceau lumineux envoyé de Dieu ; Charles VII rentre, bouleversé et métamorphosé

Déjà le soleil était au quart de son cours, et le monarque interrogeait encore l’inconnu. Il lui témoignait avec confiance ses inquiétudes sur le malheur de sa situation :

— Rassurez-vous, Sire, lui dit ce glorieux étranger. Un prince est bien fort lorsque, avec la clémence et le courage, il vient délivrer son peuple 118de l’usurpation de la tyrannie. Cette poignée de braves, que vous estimez si peu, suffira pour vous placer sur le trône de vos pères. Vous seriez seul, qu’avec de l’audace, du génie, et la volonté de l’Éternel, vous verriez, sur votre front, s’accumuler les diadèmes. Dieu veille sur votre peuple et sur vous. Bientôt, et souvenez-vous de ces paroles, source inépuisable de succès, bientôt pour ajouter à la confiance que je suis venu vous inspirer, du sein de l’obscurité même, jaillira un faisceau lumineux qui sortira vos guerriers de la stupeur mortelle où votre inaction et les victoires multipliées de vos ennemis les ont plongés. Ce flambeau doit éclairer les marches du trône ; c’est à sa clarté 119que l’on vous verra y monter ; et lorsque par la volonté du très haut, il aura fait des prodiges en votre faveur, jeté dans les flammes par l’Anglais, il s’éteindra pour vous. Cependant la flamme dont il vous aura vivifié, vivra dans votre sein, et vous fera brûler du feu divin qui fait les héros. Dès ce moment, l’activité, la sagesse, la valeur, le véritable amour de la gloire auront pour vous un charme nouveau. Vous devrez ces précieux avantages à la continuité de ses inspirations secrètes. Ainsi, la vie et la mort de cet être mystérieux serviront, également à votre grandeur.

Le monarque, à ces mots, veut prendre la main de l’inconnu ; mais elle se dérobe à la sienne. Charles 120fait un nouvel effort pour la saisir ; une force invisible l’arrête. Un vif éclair brille à ses yeux. La terre tremble. Dans ses entrailles roule un tonnerre impétueux. La masse énorme de ces rochers s’ébranle. Le prince effrayé en descend. Le jeune et bel inconnu se tient debout au centre de leur élévation. Arbres et rochers se détachent de la terre ; une flamme immense sort à leur base, les enveloppe de la masse transparente, et s’élève avec eux dans les airs jusqu’à ce que, traversant un immense nuage, ils disparaissent aux yeux du prince qui reste muet d’étonnement. Il se voit alors au milieu de la forêt : qu’il reconnaît pour être la même que celle où tant de fois il vint 121poursuivre dans ses loisirs le timide animal qui devait tomber sous ses coups. Étonné d’un tel événement, il se prosterne et adore l’Éternel.

— Ô mon Dieu, s’écria-t-il, vous m’avez fait un cœur nouveau ! Dès ce jour, plus de découragement, de mollesse, d’oisiveté ; et prenant d’attitude d’un roi, je prouverai que la victoire est l’apanage d’un prince français.

À ces mots, il s’élance sur son coursier, et le cœur brûlant d’amour pour sa patrie, il vole au château de la belle Agnès pour lui faire ses adieux, et la porter à la détermination glorieuse qu’il croit avoir, prise pour jamais. Hélas ! que les mortels sont légers même 122dans les choses qui importent le plus à leur félicité !

Agnès s’en va trouver la reine : ensemble elles s’entretiennent du courage des Français, de l’inaction du roi et des malheurs de la patrie

Peu de temps après que ce jeune prince était allé dans la forêt, Agnès était partie pour Chinon. Un courrier lui avait porté la nouvelle que trois places encore venaient de tomber au pouvoir des Anglais, et qu’Orléans, de plus en plus resserrée, était sur le point de sa ruine. Agnès était allée à Chinon porter cette nouvelle à la reine et conférer avec elle sur les malheurs de la patrie. Cette princesse, qui unissait à la sensibilité de son sexe toute la philosophie, toute la fermeté, toute la grandeur d’âme d’un homme ami de sa patrie, avait accueilli parfaitement Agnès.

— Je vous pardonne, lui 123disait-elle, d’avoir plu à mon époux. À qui ne plairiez-vous point sur la terre ? Je vous pardonne aussi de l’avoir aimé, Charles est beau, sensible, généreux, et de plus il est roi. Je vous crois trop de vertus pour oublier vos devoirs et lui faire oublier les siens ; les siens, qui sont de voler à la tête de son armée, de défendre son peuple, ses enfants, de se défendre lui-même et de se sauver de l’opprobre qui l’attend, si nous avons le malheur de succomber.

— Ô Madame, reprit Agnès avec fermeté, c’est pour cela même que je viens me jeter à vos pieds. Charles languit à mes genoux. Je rougis de son inaction et pour lui et pour moi. Sa conduite me rend 124criminelle aux yeux des Français ; l’on croit que j’abuse de mon empire sur son cœur pour l’amollir, que je mets toute ma gloire à le voir languir auprès de moi, et l’on maudit de faibles attraits que je tiens de la nature et que je maudirais moi-même si j’avais pu m’en servir pour séduire votre époux et pour enlever un souverain à sa patrie. Oh ! Madame, les cieux me sont témoins que j’ai tout fait pour me soustraire aux yeux de votre royal époux, et que depuis que j’allumai dans son sein tant de feux sans le vouloir, je l’ai sollicité sans relâche à s’occuper uniquement de ses intérêts et de sa gloire.

— Quoi ! reprit la sensible et vertueuse Marie, lorsque chaque 125jour des nouvelles désastreuses nous arrivent de toutes parts, il s’endort dans une indolente sécurité ! Et tandis qu’une poignée de braves Français, jointe à quelques Irlandais valeureux, opposent un front d’airain aux coups de l’ennemi, mon époux seul, pusillanime ou follement passionné, passe honteusement ses jours dans une lâche oisiveté ! Et tous ses travaux se réduisent à penser aux changements de ses habitations, suivant les projets et les conquêtes de ses implacables ennemis ! Faut-il vous l’avouer, Madame, hier encore, ô honte ! il m’a parlé de son projet de se retirer en Provence et de livrer ainsi le reste de ses sujets à la douleur de se voir abandonnés par leur 126souverain. Il va donc, au lieu de défendre Orléans, dernier boulevard de ses États, lui tourner le dos, sans oser regarder en face l’étranger odieux qui le poursuit.

C’était ainsi que ces deux femmes s’entretenaient, non de leur rivalité, mais du courage des Français, de l’inaction de leur souverain et des malheurs de la patrie. Agnès, émue jusques aux larmes en voyant la reine et ses enfants réduits à une telle extrémité, se jeta à ses genoux et lui dit :

— Je vous ai répété vingt fois, Madame, que j’avais fait mille efforts pour que votre époux triomphât de la passion qui l’agite. Vous avez pu ne point ajouter foi à mes discours, mais j’espère ne vous laisser bientôt aucun doute sur le 127parti que je compte retirer de ma faute, qui cependant n’est pas entièrement la mienne, afin de ramener votre époux dans son devoir.

De retour au château, Charles découvre l’absence d’Agnès et bouillonne de jalousie

Tandis que la belle Agnès faisait ces protestations aux pieds de sa souveraine, Charles arrivait dans son château. Tous les gens du monarque, effrayés de sa disparition, avaient été dans la plus vive inquiétude ; son absence, depuis l’aube du jour et dans des temps aussi calamiteux, les avait extrêmement alarmés. Mais si, par sa présence, il rassure ses courtisans, l’absence d’Agnès le trouble à son tour de la façon la plus étrange.

On lui dit les nouvelles apportées par le courrier du matin ; on ajoute 128qu’après les avoir apprises, Agnès est partie, recommandant à ses gens, dans le cas que le roi arrivât le premier, de ne pas lui dire qu’elle se soit absentée.

À cette dernière annonce, Charles ne se possède plus. Ce ne sont point ses places perdues qui l’affectent, ce n’est point du danger d’Orléans, que son âme est affligée, c’est du départ secret d’Agnès, c’est du mystère dont elle a voulu l’envelopper. De quel côté a-t-elle porté ses pas ? Quel est l’heureux mortel qui, chéri de sa belle amante, a pu en obtenir cette faveur signalée ? Il n’est pas possible qu’elle soit sortie d’un lieu où elle attendait l’arrivée de son roi, pour d’autre cause que celle d’une intrigue 129amoureuse. Il n’est que trop vrai qu’il n’est pas aimé, et les rigueurs qu’il éprouva jusqu’à ce jour, annoncent le bonheur d’un rival.

Telles sont les idées du monarque. Il marche à grands pas, il murmure, il se presse les flancs de ses bras enlacés ou se frappe le front ; il appelle ses gens, il les renvoie sans leur donner des ordres ; il rougit de l’état de son âme, et ses efforts pour le cacher le décèlent à tous les regards ; il rappelle ses gens ; il veut que l’on vole, qu’on aille chercher, qu’on ramène sur-le-champ… qui ? Il n’ose prononcer un nom si cher lorsqu’il s’agit de l’avilir. Il le flétrit cependant dans son sein, mais son injustice ne l’empêche pas de l’adorer. 130Il s’en aperçoit, et dans les transports de sa jalousie, il maudit son attachement, sa fidélité, et s’accuse lui-même d’être assez lâche encore pour lui conserver du respect. À tout moment son courroux s’augmente. De combien de reproches il veut accabler, la perfide, à son retour ! comme il va la couvrir de mépris ! il saura la fuir et l’abandonner pour toujours.

Agnès rentre, Charles se jette à ses pieds ; elle lui rappelle ses devoirs de roi, mais il persiste à vouloir fuir ; elle refuse de le suivre, désirant un héros et non un roi fugitif

Telle était la fureur de Charles lorsqu’on annonce un palefroi. Tous les yeux sont fixés de ce côté. C’est Agnès, c’est la belle Agnès, dit-on. Charles, à ces mots, frémit de colère, mais sourit d’espérance et d’amour. Bientôt Agnès est dans la cour du château. Charles l’aperçoit. Son cœur, 131troublé, palpite de ressentiment ; cependant le monarque fait effort pour concentrer sa fureur afin de la faire éclater d’une façon plus terrible lorsqu’il aura convaincu son amante de perfidie. Mais déjà elle s’est élancée de son coursier ; déjà, plus légère qu’une nymphe, dont elle a la taille et les attraits, elle vole à l’appartement où elle sait que son royal amant l’attend avec impatience. Elle bondit, arrive, voit le monarque ; son œil, plein d’innocence, de douceur et de joie, évoque les amours ; elle témoigne tant de plaisir à voir celui qu’elle aime, qu’il ne retrouve plus sa colère. Les soupçons injurieux, qui l’avaient agité, se dissipent aussi promptement que les ténèbres 132en présence de l’astre du jour. Cette joie, si naïve et si tendre, ne saurait être l’expression de la perfidie. L’heureux monarque tombe aux pieds de son amante, et sans exiger qu’elle lui rende compte des motifs de son absence, il lui fait l’aveu de sa honteuse jalousie.

— Ah ! lui dit-il, pour expier un si grand crime, je vous fais le serment de ne vous quitter jamais, de vous aimer, de vous adorer jusqu’au tombeau, et de me résoudre plus facilement à la perte de tous mes États qu’à la privation d’un seul de vos regards.

Agnès ne pouvait être que flattée d’avoir captivé le cœur de son roi au point de pouvoir lui faire de si grands sacrifices ; mais elle soupirait 133après la possession d’un héros et non après celle d’un souverain. Ce discours, loin de lui faire plaisir, mit dans son âme un sentiment de tristesse. Quoi ! disait-elle, n’aurais-je pour amant qu’un homme toujours réduit à fuir devant un ennemi vainqueur ! Et mon roi, qui, tout brillant de gloire, devrait être à la tête des Français belliqueux, ne sera-t-il sans cesse que soupirant à mes genoux ? comment le décider à sortir de cet état d’avilissement sans offenser sa majesté et sans alarmer son amour ? Comment, sans l’humilier, lui faire apercevoir le peu de considération de son état ? et comment le forcer à s’éloigner de cette demeure, sans perdre son estime, seul sentiment 134qui puisse me conserver son amour ?

Agitée par une foule d’opinions diverses, elle prit enfin une détermination, et affectant une fermeté d’âme qu’elle n’avait pas ; elle résolut de profiter de la circonstance actuelle, et, le cœur palpitant d’une crainte assez fondée, à la vue du danger qu’elle allait affronter, elle parla ainsi :

— Vous dire, ô mon roi ! qu’il puisse être pour moi quelque chose au-dessus de votre amour, serait vous abuser. Si donc, dans ma proposition, j’ai le malheur de vous déplaire, ne l’attribuez qu’à la passion vive sans doute, mais noble et pure qui devrait m’unir à vous pour la vie. Vous m’aimez, dites-vous, vous m’aimez plus que vos 135États et même que votre gloire, et pour me posséder vous immoleriez l’un et l’autre avec plaisir.

— Je vous en fais de nouveau le serment, s’écria le monarque.

— Vous m’en faites de nouveau le serment, et c’est avec de tels sentiments que vous croyez me plaire ! Ô mon roi ! pensez-vous que mon amour puisse altérer le respect que je vous dois ? Si vous étiez sans états et sans gloire, seriez-vous digne de la femme qui doit être digne d’un roi de France. Que moi, qui ne suis rien au monde, prenne la résolution de tout sacrifier pour vous posséder, vous que j’aime au-dessus de tous les avantages et de tous les trésors de la terre, ma détermination peut être une vertu ; mais cette 136détermination en sera-t-elle une chez un roi ? Vous vous devez à votre peuple avant que de vous devoir à moi ; l’honneur eut des droits sur votre cœur avant que l’amour lui fût connu ; et j’eus des droits sur vous comme votre sujette, avant d’en mériter comme votre amante. Je ne vous cache point que je tiens irrévocablement aux premiers, et que je serais indigne de réclamer les seconds, si je pensais autrement. Si le sentiment ne vous dit pas que vous devez me défendre, je réclame le devoir ; et si vous oubliez ce devoir, je dois vous respecter assez pour ne pas vous livrer une amante qui puisse accorder les bienfaits de l’amour à qui méconnut ses devoirs. Vous voulez partir pour la Provence, 137c’est m’annoncer que vous allez me livrer à vos ennemis, qui seront éternellement les miens.

— Moi, vous abandonner à nos ennemis ! plutôt la mort. Inséparables à jamais, nous passerons ensemble dans ces riantes contrées où la tendresse à fixé son séjour. Ici, l’amour est sentimental et timide ; là, il est plein d’audace et de feux ; il y entraîne après lui, par le sentiment et le plaisir, toutes les voluptés de la terre et des cieux. Vous m’aimez ici, belle Agnès ; là, vous brûlerez de me posséder, et me possédant tout entier, vous brûlerez encore. C’est parmi ces bosquets de myrtes et de lauriers que l’amour a déposé toutes les délicatesses de ses désirs et toutes les voluptés 138de ses jouissances.

— Vous voilà toujours occupé de votre amante, ne voyant en elle que des voluptés et jamais la gloire. Oubliez-vous cependant que l’Europe a les yeux sur vous ? que vous avez une épouse et des enfants chéris à qui vous devez une existence ? que vos sujets vous appuient à défendre vos droits et les leurs ? Ils ont longtemps combattu sans vous ; mais ils ne peuvent triompher sans vous. Partout on les voit se désespérer de votre découragement. Ne craignez-vous pas qu’irrités de cet abandon, ils ne volent au-devant des fers étrangers qu’on les voit repousser avec de si grands efforts ?

— C’en est fait ! mon départ est arrêté. Il faut une résolution grande 139quand le mal est à son dernier période. Le conseil a résolu ma retraite, il faut l’effectuer. Je ne céderai point à une femme, et contre les intérêts de l’État, ce que je n’ai pu accordera Lahire, à Richemont, à Dunois. Comme sujette, vous avez le droit de rester ici ; comme amante, vous devez sentir la nécessité de me suivre ; l’on m’offrirait mille États à gouverner, je ne les accepterais pas s’il fallait les posséder sans vous.

— Eh ! bien, reprit Agnès avec fierté, si vous avez pris vos résolutions, j’ai aussi pris les miennes. Un astrologue habile, homme d’un vrai talent, me dit naguère, que je verrais à mes pieds le plus grand roi du monde. Quand je vous vis m’offrir vos hommages, 140je crus la prédiction accomplie ; aujourd’hui que vous voilà résolu à fuir devant le monarque anglais victorieux, je reconnais que je m’étais abusée. C’est donc dans la partie de vos États dont il s’est emparé que je dois triompher un jour ; et c’est là que, voyant le plus grand roi de la terre, je connaîtrai enfin les plaisirs de l’amour.

Revirement de Charles qui annonce partir au combat ; Agnès lui refusera toute faveur tant qu’il n’aura pas transformé ses promesses en actions

La belle Agnès, en disant ces mots, prit une contenance si assurée, parut si décidée à partir de son côté, et à fuir un roi qui voulait fuir lui-même, que ce prince sortant de son apathie, comme un malade sort d’un sommeil léthargique, tomba aux pieds de son amante, et lui dit, avec les plus vifs transports d’amour et de reconnaissance :

141Ô, belle Agnès ! c’en est fait ; dès ce jour je suis digne de vous et de mes sujets. Si le regard de la beauté fait des héros, lesquels, plus que les vôtres, seraient capables d’en faire ? Dès demain je vous quitte à l’aube du jour ; que dis-je ? l’obscurité la plus profonde empêche-t-elle de braves guerriers de voler à la défense de mes États ? Elle ne doit donc point enchaîner les pas de votre amant. Je fuis des lieux bien chers ; mais j’y reviendrai digne de captiver une femme faite pour régner elle-même sur l’univers. Je jure, foi de chevalier, que l’ennemi n’approchera point de votre demeure, ou qu’il n’arrivera jusqu’à vous, que par des chemins de sang et de carnage.

— Et moi, 142s’écria la belle Agnès, je jure de n’aimer, de n’adorer que vous jusqu’au tombeau. Si les destins voulaient que cette tête auguste fût environnée des ombres du trépas, la mienne irait chercher à vos côtés le sommeil de la mort. Mais non ; vous serez heureux et triomphant. C’est Charles que j’adore, qui me fut désigné par ces mots, le plus grand roi du monde. Allez, frappez, exterminez l’usurpateur étranger ; l’honneur et la patrie vous en font un devoir, et puissiez-vous, dans vos travaux guerriers, vous souvenir, que l’amour veut être la récompense de vos premiers exploits !

À ces mots, la belle Agnès, transportée de tendresse et de joie, jette ses beaux bras autour du jeune monarque, 143et lui donne le premier baiser de l’amour. Charles, embrasé des plus doux feux, s’enivre d’une volupté délicieuse ; mais, sur l’encouragement que vient de lui donner l’amour, ose-t-il en poursuivre la conquête ? il en éprouve encore les rigueurs.

— Arrêtez, lui dit Agnès ; je ne puis, pour votre honneur, n’appartenir qu’à un héros. Vous êtes plus, direz-vous, puisque vous êtes roi : mais ce titre vous fut donné par le hasard, celui de héros doit vous être donné par la vertu. La promesse d’agir n’est point l’action ; vous me l’avez prouvé à vos dépens. Ne comptez pas sur le prix avant que d’être entré dans la lice. Le baiser, que je vous ai donné avec tant de plaisir, n’est 144que le gage conditionnel de la conquête à laquelle vous avez droit d’aspirer. Soyez ce que vous avez promis d’être, et je suis à vous pour jamais ; mais ne comptez sur la reconnaissance et les transports de l’amour, que lorsque, par des exploits, vous aurez mérité celui de la patrie.

Charles part pour Chinon le soir même ; il y retrouve la reine et lui fait part de ses résolutions ; elle le félicite

Invariable dans ses résolutions, Agnès contraignit son roi à exécuter les siennes. La nuit était obscure, le ciel orageux ; les vents mugissaient dans la forêt ; ils ébranlaient les donjons du château, et des torrents de pluie inondaient les campagnes. Le monarque prend congé de son amante, monte un coursier rapide, et, bravant la tempête, il s’éloigne de cette demeure 145enchantée, où il lui semble avoir laissé la moitié de lui-même ; Agnès, en le plaignant, en cherchant même à retarder son départ, ne laisse pas de s’applaudir d’une si ferme résolution.

Charles, tout bouillant d’ardeur pour la gloire et la prospérité de ses États, arrive à Chinon, tombe aux genoux de la reine, la conjure de lui pardonner son inaction prolongée, et lui promet de ne prendre désormais aucun repos, qu’il n’ait chassé l’usurpateur de ses états.

Marie, l’intéressante Marie, voyant son époux ainsi ramené vers les sentiments glorieux qu’il aurait du ne jamais oublier, versa des larmes d’attendrissement et de reconnaissance. 146Les dangers des combats auxquels allait s’exposer son époux, étaient faits pour alarmer son cœur, mais ils étaient nécessaires ; et le mal présent jetait un voile intéressant sur les malheurs qui pouvaient résulter du courage.

— Vous voilà donc ce que vous deviez être, dit-elle à son auguste époux. Je retrouve enfin, dans le bien-aimé de mon cœur, le monarque du peuple Français ! J’ai versé des larmes de dépit, de confusion, et presque de repentir ; allez, au sein des alarmes, m’en faire verser de reconnaissance, d’admiration, de plaisir. Faites-moi frémir pour vos jours glorieux, autant que sur eux vous m’avez tourmentée par une sécurité funeste. 147Quand vous vous êtes éloigné de moi, une basse jalousie n’a point troublé mon repos. J’ai regretté tant de jours perdus pour la gloire, et non les soupirs de l’amour. Je gémissais sur vos malheurs, qui étaient ceux de vos enfants, et non sur vos plaisirs, qui avaient mis un terme à tous les miens. Un roi esclave de ses passions, me disais-je, est un esclave couronné. Un prince, qui perd ses États, fait le malheur des siens, sa propre honte, et n’occupe dans l’histoire, que les pages consacrées à l’opprobre et aux calamités. Combien il eût été plus heureux pour lui de résister avec courage ! Tout n’est pas perdu quand l’honneur survit à la défaite. Mais quels sont les princes, qui, ayant 148un cœur paternel et valeureux, ont succombé ? À peine les siècles passés en fournissent un exemple. C’est envers les rois que la providence justifie cette vérité consolante : que la vertu, est tôt ou tard récompensée. Vous ayez senti que la valeur est celle qui, de toutes les vertus, doit premièrement embraser le cœur d’un roi. Lui obéir, c’est voler à la gloire sur les pas de la liberté. Allez donc triompher d’abord pour vos vertus, et je vous vois régner bientôt par des bienfaits, seul gouvernement digne d’un Français. L’amour de la patrie doit toujours, dans un cœur bien né, crier plus haut que l’amour de soi-même. C’est de vous que j’appris ces maximes, dont votre inaction 149me fit connaître le prix. Le repentir est sur vos traits ; une résolution magnanime est donc dans votre cœur. Vos fautes sont toutes effacées par quelques larmes que j’ai vu tomber de vos yeux. Dès ce moment, votre sein est plus pur, plus glorieux que celui du héros qui ne s’écarta jamais de ses devoirs. Faute d’en connaître le prix, il peut les oublier un jour ; vous remplirez les vôtres jusqu’au tombeau.

Tel fut le discours de cette belle et jeune souveraine. Elle l’accompagna de plusieurs qualifications heureuses et des caresses les plus tendres. La nuit était vers le milieu de son cours ; le lit d’hymen les reçut, et fit douter au monarque 150si les attraits d’Agnès étaient absolument nécessaires à sa félicité.

Le matin, Charles réunit son conseil et organise le secours d’Orléans ; toute la cour est devenue patriote

Dès que l’immortelle Aurore précédant le char du Soleil, eut pénétré les appartements du jeune monarque, il s’arracha doucement des bras de son épouse, qui, plongée dans les douceurs insensibles du sommeil, le tenait encore pressé contre son sein. Tandis qu’il ajustait lui-même ses vêtements, il la contemplait avec délices, et s’applaudissait de ce que les deux personnes, qu’il aimait le plus sur la terre, témoignaient un même zèle à le voir triompher de sa mollesse et de ses ennemis. Les tyrans seuls peuvent désirer de commander à des êtres servilement obéissants.

151Le jeune prince assembla aussitôt son conseil, et disposa tout pour faire parvenir un convoi à la ville d’Orléans. En même temps, il donna des ordres pour le rassemblement d’une petite armée, avec laquelle il voulait aller, en personne, attaquer l’ennemi.

Dès ce moment, Charles fut, sans relâche, à la tête des travaux, les courtisans, tout en maudissant ce nouvel ordre de choses, s’y livrèrent avec une apparente gaîté : mais les dames de la cour, plus sincères dans leurs résolutions, participant au bon esprit de la reine et de la belle Agnès, se firent un point d’honneur d’exciter leurs amants et leurs époux à voler au secours de leurs pays ; on les vit 152tout-à-coup, changeant de goûts et de sentiments, ne s’estimer heureuses que de l’éloignement de ceux qu’elles adoraient, lorsque cet éloignement était un service rendu à la patrie ; une femme se serait estimée déshonorée, et n’aurait osé se présenter à la cour, si, pouvant avouer un mortel pour le bien-aimé de son cœur, elle n’avait pas eu à raconter quelque noble entreprise de son amant contre l’Anglais. L’on ne brilla plus que par des services rendus ; et les trophées de la victoire devinrent, à la cour, le plus beau lustre, de la beauté.

Le chevalier Berwick participe au convoi ; on jase de sa proximité avec la reine, notamment Madame de Craon qui s’est crue éconduite par lui

Tant d’heureuses dispositions étaient d’un bon augure : aussi les munitions de bouche et de guerre 153furent-elles rassemblées avec une activité, un dévouement dont quelques jours auparavant l’on n’avait pas la moindre idée. Des milliers de bras travaillèrent nuit et jour à l’approvisionnement de cette ville glorieuse, sur laquelle, de l’un et de l’autre côté, était fondé l’espoir d’un beau triomphe.

Tandis que le convoi se préparait, Charles fit un appel à la valeur française ; il fallait le garantir de la rapacité de l’ennemi qui environnait les murs que l’on voulait alimenter. Mille braves se réunirent aussitôt sous la bannière de Gaucour, gouverneur d’Orléans, pour favoriser l’entrée du convoi ; de ce nombre fut la sensible Évelina, que nous savons n’être connue dans 154l’armée que sous le nom de Berwick.

La reine avait, pour cette amazone, la plus tendre amitié. Sa douceur, la noble élévation de son esprit, sa beauté même, avaient captivé le cœur de Marie. Mais si, comme princesse, Évelina avait mille moyens de plaire, comme guerrier, elle savait tout charmer. Vêtue de son léger surtout, de son costume romain, à la mode des Écossais ; coiffée de son bonnet, galant, surmonté de plumes flottantes, elle était d’une beauté ravissante. Endossait-elle son armure, couvrait-elle sa blonde chevelure d’un casque étincelant, c’était l’amour couvert des armes de Bellone ; et les regards du tendre 155et beau Berwick, faisaient trémousser le cœur de toutes les beautés de la cour.

Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de cacher certains secrets à l’œil observateur et malin de l’astucieux courtisan. L’amitié de la reine pour Évelina, qui, à leurs yeux, était le comte de Berwick, avait été observée par eux, et d’autant mieux interprétée comme une tendresse au-dessus de la bienveillance ordinaire, que les séances, presque toujours en tête-à-tête entre les deux princesses, se prolongeaient bien au-delà de celles que Marie accordait aux guerriers qu’elle favorisait de ses entretiens. Les dames avaient été promptes à calomnier leur souveraine. Madame 156de Craon, surtout, qui avait plus d’une aventure galante à se reprocher, et qui, éprise des charmes du jeune Berwick, lui avait fait vainement quelques avances ; madame de Craon avait été la plus active à surveiller et faire surveiller le jeune Écossais et sa souveraine. Comment une telle femme, une des plus belles et des plus intrigantes de son temps, se serait-elle persuadée que la reine, en accueillant Berwick, n’avait que des intentions innocentes ? Elle avait communiqué ses soupçons et ses découvertes à quelques femmes galantes comme elle, et déjà la plus odieuse calomnie circulait sourdement contre Marie, modèle intéressant de toutes les vertus.

157Quand la reine vit Évelina se décider à accompagner les guerriers à Orléans, et défendre des remparts où tant de sang devait encore couler, elle ne put se défendre d’un certain effroi. Toute la cour s’en aperçut ; chacun se le répéta en secret, en accusant la reine ; le roi seul, plein d’estime et de respect pour son épouse, ne vit, dans cette émotion, que la sensibilité de son sexe. La belle Agnès n’en fit pas de même : elle partagea les soupçons des courtisans ; mais n’en confirma pas moins le jeune monarque dans sa pensée. Elle ne chercha point à excuser la reine ; c’eût été provoquer des soupçons ; elle affecta, au contraire, de partager l’intérêt si tendre de sa souveraine, en faveur 158de la jeunesse et de la délicatesse du bel Écossais.

Agnès n’eût pas été fâchée qu’une passion dans le cœur de Marie pour l’aimable Berwick, justifiât celle qu’elle éprouvait elle-même pour le roi. Elle avait pris plaisir à contempler la sensibilité de Marie ; elle n’aurait pas dédaigné d’être la confidente de la reine, afin de lui donner des conseils, et de la favoriser dans ses goûts, en abusant les courtisans. Mais ce qui déconcertait ses opinions à cet égard, était la gaîté inaltérable de Berwick. En quittant la reine, qui avait la larme à l’œil, il avait témoigné une joie non équivoque, qui annonçait formellement qu’il n’avait absolument aucune passion pour Marie. D’un autre côté, 159voyait-elle les regards du faux Berwick se porter sur la reine, ils étaient si tendres, ils annonçaient un si vif attachement, qu’Agnès ne pouvait s’empêcher de concevoir quelque espérance.

Départ du convoi ; dès son arrivée le lendemain, le combat s’engage contre les Anglais

Ce départ eut lieu huit jours après celui de Dunois. De tous les guerriers escortant le convoi, Berwick était le plus folâtre et le plus empressé. Mille propos enjoués, plaisants ou licencieux, tels qu’il s’en tient dans les armées, furent répétés contre les Anglais, qui voulant empêcher l’entrée du convoi, mordraient infailliblement la poussière ; le jeune Berwick ne se livrait à cette gaîté soldatesque, que pour empêcher les soupçons que sa voix délicate et son menton 160encore dépouillé, auraient fait naître sur la nature de son sexe.

La marche se fit en bon ordre ; le lendemain le convoi fut à la vue d’Orléans, et Dunois se hâta de faire une sortie pour en favoriser l’entrée. Les Anglais, de leur côté, firent marcher un corps nombreux pour s’opposer aux desseins des Français ; le combat s’engagea, le choc fut terrible, plusieurs guerriers, de part et d’autre, tombèrent dans les flots de leur sang, et combien trouvèrent la mort en voulant s’approprier ces trésors de la vie !

Dunois s’irrite de la sollicitude de Berwick, voyant dans ses secours répétés une tentative de lui ravir la gloire

Dunois, La Hire, Gaucour, et plusieurs autres guerriers, firent des prodiges de valeur ; et Berwick, volant comme la foudre, faisait tomber la mort sur tous les Anglais 161qu’il pouvait atteindre. Il avait des armes bronzées, mélangées d’une teinte d’or, et son casque, surmonté d’un dragon volant, était ombragé d’un panache de plumes qui se balançait avec grâce, ou s’agitait au gré des vents. Quelles que fussent son ardeur à combattre, et son attention à ne pas se laisser envelopper, Berwick, s’éloignant peu de Dunois, avait soin de ne pas le perdre de vue. Il le suivait avec l’intérêt le plus tendre, et dès que cet illustre Français était entouré d’un assez grand nombre d’ennemis, pour que Berwick conçût des craintes à son égard, il se précipitait avec fureur au plus fort de la mêlée, et Dunois le voyait toujours au-devant des coups qu’il allait porter.

162Ne voilà-t-il pas encore, s’écria le héros, ce même Écossais que j’ai vu deux fois combattre à mes côtés ? Je me suis plaint vainement que son bras allait sans cesse au-devant de mon bras ; je n’ai pu le corriger de son insultante audace. Est-il jaloux de ma gloire ? prend-il trop d’intérêt à la conservation de mes jours ? Dans l’un et l’autre cas, il est également sûr de me déplaire. Qu’il soit mon rival de gloire, j’y consens ; mais qu’il doute de ma valeur et prétende la secourir, je ne puis que m’en offenser.

Dunois fait cette réflexion, et, fatigué de la présence de Berwick, pour lequel, s’il l’avait connu, il aurait donné mille fois tout son 163sang, il fuit, il s’éloigne de l’Écossais, et se jette au milieu d’un gros de combattants, où les Anglais avaient quelque avantage. C’est ainsi qu’il laisse la généreuse, la sensible Évelina, livrée à la fureur de quelques ennemis d’une haute valeur. Elle se défend avec courage, tandis que Dunois, de son côté, fait tomber Walweck, l’un des plus terribles de ce combat. Everlas s’avance pour venger son ami ; Dunois lui oppose un front redoutable ; mais il a beau mettre en jeu l’adresse, la force, la valeur, Everlas résiste à ses coups. Bientôt même il est secouru par trois des siens, et Dunois est enveloppé. Trop vaillant et trop fier pour battre en retraite, il court 164le plus grand danger. Berwick, la sensible Évelina, quoique enveloppée elle-même, n’avait pas perdu de vue son amant. D’un œil elle veillait à sa propre défense ; de l’autre, elle était attentive aux dangers du héros ; et le voit-elle aux prises avec ces quatre Anglais, la gloire n’est plus rien pour elle ; le sentiment seul doit diriger ses pas et son épée. Elle se dégage, en fuyant, de ses nombreux ennemis, vole auprès de Dunois, qui vient d’immoler un de ses quatre assaillants. Il poursuit son avantage ; son grand cœur se promet de triompher des trois autres guerriers ; mais au même instant, il voit l’Écossais qui immole un des trois ennemis.

Quoi, se dit-il à lui-même, ce 165jeune audacieux viendra-t-il toujours se jeter sur mes pas ? Il dit ; donne carrière à son coursier, laisse l’intéressante Évelina, et court en d’autres lieux exercer sa valeur.

Évelina, loin de s’effrayer du danger qui la menace, se réjouit du plaisir d’avoir délivré son amant. Elle combat avec une noble fureur. Un second Anglais tombe sous ses coups ; il ne lui reste qu’Everlas. Mais ce guerrier est d’une force, d’une vaillance à toute épreuve. Ils emploient, durant quelques moments, tout ce que l’adresse et la valeur ont de plus formidable. Le combat reste encore indécis, lorsque quatre Anglais (ce sont des Français traîtres à leur patrie, qui 166ne méritent plus de porter le nom de la mère dont ils déchirent le flanc), lorsque, dis-je, quatre Anglais volent au secours d’Everlas. Alors Évelina est enveloppée à son tour : ce n’est plus elle qui attaque, elle ne cherche plus qu’à défendre ses jours. Mais si Évelina, en combattant, ne perdit point de vue son cher Dunois ; Dunois, en volant à des dangers nouveaux, n’a point oublié son jeune et vaillant Écossais. Il y porte souvent ses regards ; il s’applaudit des dangers du jeune audacieux ; il veut attendre que ses démarches inconsidérées le menacent d’une perte prochaine, et ne se propose de voler à son secours, que lorsqu’il le verra sur le point d’être puni de sa témérité.

167Livre III

Le combat se poursuit ; Berwick est à son tour en difficulté, mais Dunois n’intervient qu’au dernier moment ; victoire, le convoi atteint Orléans

Tandis que le héros jouit secrètement de l’embarras du jeune Écossais, un Français, nommé Dulac, touché du sort de ce dernier, pique des deux, fond sur les cinq Anglais, et, faisant diversion, donne à Évelina le temps de respirer. Dunois avait vu Dulac voler au secours de Berwick, et en avait conçu du déplaisir. Bientôt, le voyant tomber, il s’en afflige non pour Berwick, mais pour Dulac 168lui-même. Cette mort ne change rien à sa résolution ; il laisse toujours l’Écossais aux prises avec les Anglais, dans l’intention de le corriger de la manie de voler toujours au-devant des coups qui lui étaient portés.

Ô Dunois ! si tu connaissais le sentiment qui fit agir cet étranger ! si tu savais que sous ce casque, qui retentit de tant de coups, brillent les yeux qui t’embrasèrent d’un amour si parfait ! si tu savais que sous cette cuirasse, qui étincelle sous les coups d’un fer ennemi, palpite un sein où ton image règne à jamais en souveraine ! de quel affreux ressentiment ne serais-tu pas agité ! avec quelle fureur on te verrait le secourir, et tourner contre 169toi-même, pour te punir, les armes qui trop tard l’auraient vengé ? Hélas ! la généreuse Évelina à beau donner carrière à sa valeur, elle est sur le point de succomber ; déjà son bras s’affaiblit par la lassitude et par le sang qu’elle a perdu. Sa vue s’obscurcit par la violence des coups dont son casque est chargé. Elle sent le danger qui la presse ; elle voit le héros français combattre non loin d’elle, et n’ose l’appeler à son secours. Elle craint qu’il ne succombe lui-même sous les efforts de tant d’ennemis : Évelina est loin de penser que Dunois, ayant les yeux sur elle, prenne plaisir à la voir dans un danger imminent. Cependant le guerrier croit s’apercevoir que l’Écossais ne combat plus avec la même vigueur. Il 170est temps, dit-il, de voler à son secours. Il cherche alors à se dégager des ennemis dont il est environné. Tandis qu’il fait les premiers efforts, il voit un Anglais courir à toute bride, frapper Berwick de sa lance, et le renverser parmi les morts. Furieux contre lui-même, autant que contre les Anglais qui viennent d’abattre le jeune Écossais, il pique des deux, fond sur les Anglais vainqueurs qui se disposaient à s’emparer de la dépouille de Berwick. Dunois est suivi de trois chevaliers français, d’Aumont, Lastic et Duval. Ils fondent tous quatre sur les vainqueurs avec autant de rage, autant d’impétuosité, que si, connaissant le sexe de Berwick, ils en étaient également épris. Ils renversent, 171ils culbutent tout ce qui s’offre à leur passage ; et tous les guerriers de ce groupe ennemi ont mordu la poussière, ou ont mis leur salut dans la vitesse de leurs coursiers.

— Ô mes amis ! s’écria Dunois, ce jeune Écossais, que je voulais venger, est-il encore du nombre des vivants ?

À peine a-t-il dit ces mots, que Lastic, mettant pied à terre, prend Berwick dans ses bras, le soulève ; et celui-ci, quoique froissé de sa chute, et blessé en deux endroits, demande à combattre encore. On lui donne un coursier, le sien étant hors de combat ; furieux de l’affront qu’il a reçu, Berwick, pressant les flancs de l’animal, se précipite dans la mêlée, et fait l’étonnement 172des guerriers qui l’ont secouru. Vainqueur enfin avec les Français, il touche aux murs d’Orléans. Les ennemis sont mis en fuite, et le convoi est reçu, dans les remparts, aux cris mille fois répétés de vive le roi.

Entrée du convoi dans la ville ; Berwick, blessé à la cuisse, suscite l’admiration des femmes ; la jeune Éline s’offre pour le soigner

Cependant les guerriers, en entrant dans Orléans, ont levé la visière de leur casque. Rien, n’égale la beauté du jeune Écossais ; mais le sang, qui découle de son armure, rougit la trace de ses pas ; ses blessures et sa beauté attirent également la sensibilité de toutes les femmes, qui, chacune, voudraient être chargées de lui porter des secours. Une d’elles, jeune, sensible, pleine de grâces et de beauté, fille d’un habile médecin du pays, non 173moins empressée que ses compagnes à tous les travaux utiles à sa patrie, s’était adonnée au pansement des blessures. Son père l’avait initiée dans les secrets de son art, et la délicatesse de sa main, la pénétration de son savoir, la sensibilité de son âme, l’avaient fait exceller dans les soins qu’elle donnait aux guerriers. Éline, c’est le nom de cette jeune élève d’Esculape, avait remarqué ce bel Écossais, et la pourpre de son sang n’avait pas échappé à ses regards. Elle le suivit, et l’ayant vu mettre pied à terre près du logement qui lui était destiné, elle s’en approcha.

— Beau chevalier, lui dit-elle en rougissant, vous êtes blessé ; le sang coule et inonde votre chaussure. L’art de 174guérir me fut enseigné par mon père, qui s’est fait un nom célèbre par ses talents. Je vous offre mes secours, et je vous conjure de les accepter.

Évelina jetant sur Éline un regard d’amitié, lui témoigna sa reconnaissance, et accepta ses soins avec d’autant plus de plaisir, que ses deux blessures étaient à la cuisse gauche, vis-à-vis le défaut de la cuirasse.

Au contact de Berwick, elle se trouble, tombe sous son charme, et s’imagine des sentiments réciproques

La main de la généreuse Éline tremble en aidant le jeune Écossais à se déshabiller ; et lorsqu’elle voit son sang colorer cette cuisse d’albâtre, son cœur éprouve une émotion vive dont elle ne cherche point à se défendre. Une douce agitation élève son sein ? son cœur palpite, la 175pâleur la plus intéressante se répand sur tous ses traits, et dans ses yeux roulent quelques larmes qu’elle s’efforce de retenir de peur d’effrayer le jeune guerrier. Elle considère la plaie, en sonde la profondeur, prépare son appareil ; et lorsque, de ses doigts de rose, elle presse une cuisse qui blanchit sous le linge imbibé qui la nettoie, un doux frémissement circule dans tout son corps. Elle éprouve une jouissance mêlée d’inquiétude, qui lui rendant chère sa profession, lui en fait bénir les charmes, et lui fait porter sur l’étranger des regards attendris par la pitié, mais animés par l’amour.

Berwick reconnaissant, prit la main d’Éline, la baisa, et lui dit avec l’accent de la plus douce 176sensibilité :

— Jamais je n’oublierai les soins que j’ai reçus de vous. Vos traits resteront toujours empreints dans, mon souvenir, comme ceux du guerrier qui m’a fait éprouver en ce jour le plus sanglant affront. Je lui pardonne les deux blessures que j’ai reçues pour lui et qu’il aurait pu m’épargner ; elles m’ont procuré l’avantage de connaître la plus intéressante beauté d’Orléans. Il a fallu, pour émouvoir ce guerrier en ma faveur, que je fusse renversé sous les pieds des chevaux. Les secours heureux qu’il m’a portés, ne réparent point la lenteur qu’il a mise à me défendre. Cependant le beau Dunois est tendrement chéri de Berwick.

Ce propos étonna d’autant plus 177Éline que Dunois, étant adoré dans Orléans, passait pour avoir l’âme non moins généreuse que vaillante. Elle chercha à excuser le guerrier si cher à toute l’armée française, et, pria Berwick de ne point s’affecter d’un souvenir mal fondé, et qui d’ailleurs nuirait peut-être à sa guérison.

Évelina qui prenait plus de plaisir à entendre dire du bien de Dunois, qu’Éline n’en avait à le justifier, lui fit cette réponse :

— Tant qu’il me restera l’espérance de vous voir quelques moments de la journée, ne craignez pas que nul fatal ressouvenir puisse affliger mon âme. Votre présence suffira pour charmer et mes ennuis et ma douleur.

Ces paroles qui ne peuvent être 178bien appréciées que par ceux qui, ayant aimé fortement, se rappellent combien la première espérance fut précieuse à leur amour, retentirent jusqu’au fond du cœur de la sensible Éline. Heureuse de l’impression qu’elle croyait avoir faite sur l’Écossais, plus heureuse encore de l’atteinte qu’elle même avait reçue, elle se retira en promettant de revenir bientôt avec son père afin de s’assurer mieux encore du bon état de sa blessure ; mais Évelina dont la pudeur craignait les regards d’un homme, ayant prié Éline de revenir sans son père, celle-ci en conclut que l’Écossais désirait d’être seul avec elle, et qu’il partageait les sentiments qu’il lui, avait inspirés.

Éline sort ; Dunois entre pour s’excuser ; réconciliation

179Comme Éline sortait de la maison d’Évelina, Dunois, accompagné de quelques guerriers, venait y visiter Berwick. Il avait appris que l’Écossais, dont il croyait avoir à se plaindre, était dangereusement blessé ; il venait en personne lui en témoigner ses chagrins et ses regrets.

L’on annonce Dunois. Évelina pleine de joie d’abord, oublie son ressentiment ; mais, ne voulant pas être reconnue par le guerrier, elle enfonce le bonnet qui couvre sa blonde chevelure, cache le bas de son visage avec le linge qui recouvre la couverture de son lit, et recevant ainsi le héros, elle ne craint pas d’être reconnue.

En effet Dunois était loin de penser 180que ce fût là cette belle Évelina qu’il avait vue chez la reine, et pour laquelle il conservait un amour si parfait. Après les premiers saluts d’usage, et après des informations amicales sur l’état des blessures, Dunois dit à celle qu’il prenait pour Berwick :

— Seigneur, je suis un peu cause de votre accident.

— Ah ! Seigneur, reprit vivement Évelina, je vous vois, tout est oublié.

— Vous avez donc compris que c’était volontairement que je ne voyais point vos dangers.

— Je doutais que ce fût ainsi ; vous m’en faites l’aveu, j’en ai la certitude.

— Pardon, seigneur Chevalier, je vous dois une explication. Elle sera toute à votre avantage : mais mon dessein n’est pas plus de vous cacher 181mes défauts que de vous dissimuler les qualités brillantes que j’ai aperçues en vous. Nous autres Français nous nous piquons d’être braves autant que quelque peuple de la terre qu’on puisse opposer à notre valeur. Je m’étais aperçu dans deux autres combats que vous voliez toujours au-devant des coups qui m’étaient portés ; ce zèle extrême auquel nous ne sommes pas accoutumés, m’avait singulièrement déplu. J’attendais l’occasion de vous revoir pour vous dire ma façon de penser à cet égard ; car dissimuler une offense que nous croyons avoir reçue, c’est être soi-même l’offenseur. Aujourd’hui nous nous sommes revus, mais c’était au combat. Vous m’avez reconnu à 182mon armure, moi à la vôtre, et soudain j’ai retrouvé dans mon jeune Écossais, que nos pères auraient pris pour Alcide ou plutôt pour la déesse des combats, le même empressement à se précipiter au-devant des dangers que je pouvais courir. Ces attentions m’ont déplu ; et quand j’ai vu votre valeur inconsidérée vous jeter au milieu de quatre combattants, dont chacun, pris à part, était digne de votre courroux, j’ai souri à votre embarras, et je ne voulais marcher à votre secours que lorsque vous auriez reçu une leçon dont vous puissiez vous souvenir. Les hasards ont trompé mes projets ; l’attaque trop soudaine d’un renfort à vos ennemis, en vous comblant de 183gloire par l’extrémité à laquelle vous les aviez réduits, a été sur le point de me coûter bien cher, puisqu’elle a failli causer une mort dont je ne me serais consolé de la vie.

— Illustre bâtard, répondit une voix enchanteresse, qui porta le trouble et l’agitation de l’amour dans tous les sens du guerrier, n’eût-il pas mieux valu, opposant le zèle au zèle, l’intérêt à l’intérêt, vous précipiter au-devant des coups qu’on me portait, que de vous offenser de ce que je m’étais présenté au-devant de ceux dont vous étiez menacé ? Rivalisant ainsi d’attachement et de valeur, nous aurions tout culbuté devant nous.

— Nous aurions tout perdu, Chevalier. La valeur n’exclut pas la prudence, 184ou elle n’est qu’une folle témérité dont un chef doit prendre soin de se garantir. Un général ne doit point chercher à briller, mais à vaincre. Croyez que, sans cette considération, plus d’une fois devançant vos pas lorsque vous devanciez les miens, j’aurais pu vous tracer à mon tour le chemin de la victoire. Mais, si je combats pour l’honneur, je combats plus encore pour la patrie ; il faut savoir vaincre avec ménagement, être intrépide avec sagesse, pousser rudement l’ennemi, mais ménager le sang et la force de ses soldats. Telle est la tâche que le devoir de mon rang impose à ma jeunesse. Elle me défend un excès de valeur, qui, pour un moment de gloire, m’exposerait à la perte des 185miens, que mes talents, bien plus que ma valeur, doivent garantir du fer de l’ennemi.

Dunois propose à Berwick de devenir son frère d’armes, puis lui avoue son amour pour Évelina

Ces paroles, pleines de sagesse et d’une franchise réfléchie, émurent la sensible Évelina, qui, s’accusant d’imprudence, reconnut que la faute qu’elle avait imputée à Dunois, était une sagesse d’autant plus méritoire, qu’elle avait en lui triomphé de la valeur ; et sortant du lit un bras d’albâtre, une main aux doigts de rose, elle la tendit en signe de réconciliation et d’amitié à Dunois, qui, en la touchant, sentit un saisissement, un plaisir inattendu dont il eut une secrète confusion.

— C’en est fait, dit ce guerrier au jeune Berwick, je dépose pour jamais un ressentiment qui vous a 186couvert de gloire. J’espère cependant que dans nos combats à venir vous aurez moins d’impétuosité, surtout lorsqu’il ne s’agira que de défendre mes jours.

— Je le désire plus que je ne l’espère, répondit Évelina avec une voix altérée ; le sentiment qui m’a fait courir au-devant de vos pas est d’une nature à surmonter toutes les résolutions.

— Si vous m’êtes attaché, reprit le héros, je ne vous le suis pas moins, et pour vous en donner une preuve, je fais dès ce jour avec vous un pacte d’amitié, si toutefois il peut vous convenir.

— Ah ! Seigneur, parlez ; il n’est rien qui, de votre part, ne doive m’être extrêmement flatteur.

— Puisque vous y consentez, voici ma proposition : je n’ai 187point de frère d’armes.

— Quoi ! vous daigneriez !…

— Je ne daigne pas, c’est une justice que je vous rends. Je m’unis dès ce jour par des liens fraternels à celui qui m’en témoigna les purs sentiments, et je jure qu’après mon roi vous serez celui dont les intérêts me seront les plus chers.

— J’accepte votre proposition, elle est chère à mon cœur autant qu’elle m’honore, mais en même temps parlez-moi avec franchise. Le cœur de Dunois est-il libre encore ?

— Et le vôtre ?

— Je jure que je n’aime que vous sur la terre.

— Pourquoi me faites-vous cette question ?

— Parce que-si vous aimez une jeune beauté qui soit digne de vous, vous ne pouvez me jurer qu’après votre roi je serai 188l’objet dont les intérêts vous seront les plus chers.

— Berwick, ignorez-vous les lois de la chevalerie ? Premièrement son roi ou sa patrie, secondement son frère d’armes, troisièmement son amante. Oui, j’aime et je ne m’en défends pas, ajouta le héros avec feu. Voyez cette écharpe, elle me fut donnée par une main que j’adore. Depuis huit jours seulement, mon bras est paré des couleurs d’une femme qui n’a point son égale en beauté. Je me propose de le prouver par la grandeur de mon courage. Jusqu’à ce moment, je combattis pour la gloire et pour mon roi ; maintenant je joins à ce double principe de mes actions, le plus vif, le plus noble des sentiments, l’amour ; vous allez y joindre 189le plus désintéressé, l’amitié. Ah ! si vous connaissiez celle que j’adore, l’univers ne saurait offrir aux mortels rien de plus beau. Je croyais avoir aimé, quelle erreur ! L’amour est un sentiment dont on ne peut avoir une idée vraie qu’après l’avoir connu comme je l’éprouve en ce moment.

— Si vous aimez passionnément une femme, pourquoi vous donner un frère d’armes qui mette entre vous et votre amante un obstacle de plus ?

— Un obstacle ! Ah ! mon cher Berwick, dès que vous la verrez, vous penserez comme moi. Me donner un frère, c’est lui donner un soutien de plus, comme je serai moi-même le soutien de la femme que vous aimez.

— La seule femme qui me soit chère 190par-dessus tout, vous l’aimez, vous la respectez comme moi. Vous lui devez votre sang, un dévouement sans bornes, et vous lui avez donné votre foi. Vous fûtes son chevalier avant d’être mon frère ; le sentiment qui vous anime pour elle est le même que celui qui me fait lui consacrer mes jours. Mais, je vous le répète, j’ai pour un jeune guerrier un attachement bien au-dessus de ce que j’éprouve pour tout être mortel, et ce jeune guerrier est Dunois ; Dunois pour lequel j’ai quitté mes provinces, traversé l’océan, couru mille dangers ; Dunois pour qui seul désormais l’on me verra vivre ou mourir.

En disant ses mots, sa voix s’élève, son regard s’embrase, sa main s’agite et 191rencontre celle du héros.

— Oui, ajouta-t-elle avec une vive émotion, vous m’avez donné le nom sacré de frère, je l’accepte avec transport, mais sans renoncer aux autres droits que le sentiment pourrait me donner sur vous. Je connais la femme qui vous est chère ; je l’aime comme vous… ne vous alarmez pas. Le genre d’affection que j’ai pour elle supporte la concurrence et les rivalités. Plus vous la chérirez même, plus je vous aimerai, si toutefois il m’est possible de vous aimer plus encore. L’aveu de votre amour, loin d’affliger mon cœur, le remplit d’une joie qui n’est comparable à aucune autre félicité qui soit dans la nature.

— Puisque vous connaissez 192mon amante, aveu cependant qui m’étonne, puisque je n’ai vu cette femme divine qu’une fois, et en présence, d’une seule personne qui certainement ne l’a point divulguée ; puisque vous la connaissez, dis-je, faites-moi le plaisir de me dire qui elle est. Voilà, je l’avoue, une singulière demande pour un amant, mais en vérité je ne connais ni son pays, ni ses aïeux.

— Évelina n’est-il pas son nom ?

— C’est tout ce que j’en ai pu savoir.

— C’est aussi tout ce qu’elle veut que vous en sachiez encore. Elle ne veut être aimée ni pour sa fortune, ni pour son rang, ni pour sa naissance, mais pour les seuls avantages dont elle fut douée par la nature, et surtout pour le 193sentiment pur autant qu’inaltérable que vous lui avez inspiré.

L’entretien est interrompu ; les jours suivants, Éline poursuit ses soins, Berwick est bientôt guéri

Dunois et son amante se seraient longtemps entretenus de la sorte, si plusieurs autres guerriers inquiets du sort de Berwick, ne fussent pas accourus pour s’en informer. Dunois sortit avec eux, et les aveux que ce guerrier venait de faire à Évelina, contribuèrent plus à sa guérison que tous les secours de son intéressante et sensible Esculape.

Celle-ci ne manqua pas de venir la visiter le même soir ; les blessures étaient peu dangereuses, mais le blessé était si intéressant ! ses regards étaient si doux ! ses discours si attachants ! cette cuisse, dont on ne pouvait plus perdre 194l’image, était si belle ! Tout ce qu’Éline avait vu, tout ce qu’elle avait entendu près du jeune écossais, était un sujet continuel des plus aimables méditations. Quelle erreur ! c’est ainsi que l’amour, en badinant sous mille formes, se joue de tous les moments de notre vie. Éline vient de tomber sous ses coups, mais Évelina la traite avec tant d’égards, lui dit et lui répète des choses si touchantes, elle enhardit si adroitement ses innocentes caresses, qu’Éline, dans son affection, ne peut connaître aucun sentiment de douleur. La belle cuisse du chevalier écossais, fut encore visitée. Quelles formes ! quelle blancheur ! quelle élégance dans cette jambe arrondie par les grâces ! 195quelle délicatesse dans ce pied qu’on ose à peine regarder ! la pauvre Éline était si troublée en touchant, en voyant toutes ces choses, que, tremblante et trop vivement agitée, elle se repentait déjà de n’avoir pas amené son père comme elle en avait annoncé le projet. Cependant, à peine eut-elle fini son ouvrage, que toute sa douleur fut de l’avoir achevé. Le lendemain elle revint seule encore et huit jours s’étaient à peine écoulés, que les deux plaies étaient parfaitement, cicatrisées. Le sang pur d’Évelina avait accéléré la guérison.

Berwick s’étonne que l'Angleterre ait pu conquérir la France ; long discours politico-philosophique de Dunois sur la vanité des princes qui sacrifient l’intérêt du pays à leur gloire personnelle

Cependant Dunois était revenu rendre visite à son frère d’armes ; et, dans une de leurs conversations, 196Évelina ayant témoigné de l’étonnement au héros de ce que les Français, naturellement si braves, avaient laissé conquérir, par les Anglais, tant de provinces et même leur capitale : le guerrier lui parla ainsi :

— Je conviens que le triomphe des Anglais sur nous est fait pour étonner le monde ; mais si d’un côté vous considérez la nature de notre gouvernement, et de l’autre l’influence d’un être puissant et criminel sur la destinée d’un empire, vous reviendrez de votre étonnement, ou plutôt vous le sentirez croître encore en considérant comment sans vivres, sans soldats, sans argent, nerf essentiel de la 197guerre, nous avons résisté si longtemps à nos calamités.

La France, qui, d’après les lois fondamentales de l’État, semble n’être gouvernée que par son roi, l’est en effet par une foule de princes et de grands vassaux qui, dirigés par de faux principes, pensent que leur gloire et leurs intérêts veulent qu’ils se séparent du roi, leur seul puissant, leur seul immortel appui. Craignant que le monarque, par son juste pouvoir, ne mette un frein aux exactions qu’ils exercent journellement contre leurs vassaux, contre les voyageurs, les commerçants et même contre les seigneurs leurs voisins qui ne sont pas en état de se défendre, ils se coalisent avec 198un prince, un monarque étranger pour humilier, pour affaiblir l’autorité de leur légitime souverain, ne s’apercevant point, dans la fureur qui les presse, qu’ils ne font que changer de maître, se couvrir d’opprobre, en faisant triompher un prince étranger, et qu’ils allument autour d’eux les brandons d’une guerre intestine qui leur prépare la honte au sein de toutes les calamités.

La France est hérissée de forteresses. Il n’est pas une ville, pas un bourg, pas un petit village qui n’ait la sienne. Chacune d’elles à, pour la commander, un seigneur qui a l’orgueil de se prétendre aussi maître chez lui que le monarque dans son palais. Il ne reconnaît son roi que pour 199en être protégé ; s’il est menacé par un seigneur plus puissant que lui, et si le monarque est attaqué, le seigneur oublie que pour avoir en son souverain un défenseur, il faut qu’il le défende lui-même.

Un autre vice de ce gouvernement est que si le seigneur doit un certain nombre de soldats en cas d’attaque, il ne les lui doit que pour un nombre de jours limités. L’on en a vu être astreints à quarante jours de service, partir, demeurer vingt jours en route et repartir du camp le lendemain de leur arrivée, prétendant qu’il leur fallait le même nombre de jours pour le retour, ce qui complétait le temps de leur service. De tels hommes servent l’état par corvée 200et non par inclination, par obéissance à la loi, et non par amour de la gloire.

Ils font plus ; non contents de ne point servir leur souverain, ils se mettent sous les drapeaux d’un prince étranger, qui vient ravager et même asservir leur patrie. C’est ainsi, que les ducs de Bourgogne, de Bretagne, et autres seigneurs moins importants ont uni leurs forces à celles du roi d’Angleterre, pour combattre leur légitime souverain. Le duc de Bourgogne surtout, qui peut mettre soixante mille hommes sur pied, oubliant que son duché n’est qu’une partie de la couronne de France, oubliant qu’un si vaste domaine ne lui fut donné que pour être le plus grand soutien de la couronne, foulant 201aux pieds les lois de l’honneur, celles de l’équité, et jusqu’à ses plus chers intérêts, voit les lys de ses étendards marcher à côté des léopards d’Albion pour saccager le sol qui l’a vu naître ; et les lauriers que ses armes cultivent, si toutefois il peut en croître sous les pas d’un parricide, sont recueillis journellement par l’ambitieux, par l’indomptable Bedfort.

Ô patrie ! quand verrons-nous l’amour que tu sais inspirer, l’emporter dans le cœur des Français, sur les intérêts du moment ? Quoi ! la fortune inconstante ne vous promet que des faveurs passagères ; la vie elle-même, sans laquelle pour l’homme il n’est aucun bien, vous échappe au moment où vous comptiez 202le plus sur l’avenir ; et vous ne laissez pas, ô guerriers, de renoncer à l’honneur, seul trésor indépendant de la destinée, pour courir après des biens remplis de remords et que vous posséderez à peine un instant ! Sous quelles couleurs pourra-t-on vous dépeindre, ô vous qui tournez vos armes contre la patrie ? Quels surnoms odieux vous donnera la postérité en apprenant que vos armes, dirigées contre votre pays, firent triompher l’étranger usurpateur ? Ô vous, qui restâtes fidèles à la cause de vos rois, voulez-vous un exemple qui vous maintienne sans regrets dans la glorieuse obscurité où vous laisse encore la défense de votre souverain ? assistez à la pompe funèbre 203d’un homme qui fut puissant sous nos rois, mais qui, cessant de se respecter, sollicita, obtint, porta les décorations et les emplois que lui donna le tyran de sa patrie. Cet homme fut un enfant robuste qui, pour la couleur d’un costume dont il aime à se parer, oublia que celui dont il le reçut, plongea le fer mortel dans le sein qui lui donna le jour.

Tels sont les seigneurs et princes français qui, portant le joug de Bedfort pour quelques honneurs dont il les avilit, se jettent dans ses bras comme s’ils étaient dégagés du serment qui les lie à leur souverain. Ils s’estiment récompensés parce qu’ils reçoivent de l’usurpateur une partie de l’or qu’il a conquis sur 204eux-mêmes ; ils se croient honorés parce qu’ils portent la livrée de la servitude de la patrie, et murmurent parfois contre la fierté du tyran qui, payant leur trahison, a acquis, aux yeux de l’univers, le droit de les couvrir de mépris.

— Récompense digne du parricide, répondit Évelina ! Si je suis surpris que des hommes vendent leur honneur à l’étranger, je ne le suis pas moins que l’étranger leur accorde sa confiance : ne devrait-il pas plutôt s’entourer de ce qu’il y a d’hommes de bien dans l’État !

— Eh ! comment l’usurpateur emploierait-il des gens de bien ? Tant qu’ils seront tels, voudront-ils servir la tyrannie ? Et dès qu’ils consentiront à la servir, n’auront-ils 205pas cessé d’être hommes de bien ? Quel avantage peut-il y avoir pour le peuple d’être gouverné par l’homme qui fut corrompu ou par celui qui vient de l’être ? Cette nuance ne peut amoindrir les malheurs de l’État, et ne fait qu’aggraver l’opprobre de celui qui vendit ses vertus, et mit à leur place l’or et le vice. Apprenez, mon ami, que celui qui jouit d’un pouvoir illégitime, ne peut vouloir s’entourer d’autres hommes que de ceux qui veulent participer à ses forfaits. Comme son pouvoir lui tient lieu de justice, il espère que, dans ses agents, les bienfaits tiendront lieu de vertus. Mais quelle erreur ! la reconnaissance est un fardeau que ne peut s’imposer le parjure, comme 206c’est la seule servitude que puisse accepter l’homme d’honneur.

— Je ne connais donc point, dit Évelina, de situation plus pénible que celle de Bedfort. Luttant sans repos contre des braves pour conserver son pouvoir, soldant continuellement des traîtres qui lui vendent leurs bras sans jamais aliéner leur cœur, sa vie doit être un tissu d’alarmes.

— Il est vrai que je ne le crois pas heureux : mais nous qui, jusqu’à ce moment n’avons vécu que pour lui résister, le sommes-nous davantage ?

— Sans doute vous avez le repos de la conscience, le calme glorieux de la vertu.

— Dites plutôt, que nous avons l’indignation profonde que nous causent tant de forfaits, l’aspect 207toujours plus désolant des malheurs de l’État, l’oppression des Français, les contributions qu’on en exige, et la génération nouvelle que l’on arrache à ses foyers et que l’on force de combattre en faveur de celui même qui les tue. Notre seule consolation, encore est-elle mêlée de cruelles amertumes, est de voir quelques Français, intrépides autant que généreux, ourdir dans le secret des conspirations glorieuses en faveur de la patrie. Mais hélas ! ces mortels, animés d’une vertu céleste, font gémir sous leurs poids de nombreux échafauds ; et tel est le délire de la masse du peuple, qui ne réfléchit que par imitation, que souvent il poursuit de ses vociférations 208sur la route du trépas ces volontaires, ces illustres victimes de la plus noble des vertus, l’amour de la patrie ; et c’est un spectacle digne de la plus haute philosophie, que de voir ces infortunés, animés d’un courage plus qu’humain, sourire, en marchant à l’échafaud, à la fureur de ce peuple aveuglé, et se féliciter hautement d’une généreuse audace qui leur coûte la vie, espérant que leurs cendres féconderont dans tous les cœurs le germe des vertus sublimes qu’ils y ont répandu. Et de quel titre l’anglais colore-t-il son usurpation ? Du testament de Charles VI. Ce prince régna quarante ans dans une démence pour ainsi dire continue. Isabeau de 209Bavière, sa femme, abusa de l’autorité pour commettre une foule de crimes, et son plus grand fut d’abhorrer son fils, parce qu’il s’opposait à ses dérèglements. Pour écarter ce fils du trône, elle unit sa fille, des liens de l’hyménée, avec Henri VI, roi d’Angleterre, et lui fit donner en dot la couronne de France dont il n’avait point le droit de disposer. Un roi est un mortel sacré qui appartient à son peuple, mais le peuple n’appartient pas à son roi. Nous sommes les sujets de Charles, nous ne sommes point sa propriété. Il peut disposer de nos actions, mais non de notre existence, sans crime. Charles VI crut avoir le droit, mais il était dans la démence, de 210donner son peuple comme un autre aurait donné ses troupeaux. Le nom seul du Français lui est un titre à la liberté, mais à cette liberté qui le rend esclave des lois ; et ces lois ne seraient qu’un frein dérisoire, si elles n’avaient de pouvoir que du roi à son peuple, et nullement du peuple à son roi. Aussi Charles VII, malgré la donation de son père, n’a pas laissé que de se déclarer roi de France, et de combattre les prétentions de Henri V, qui s’est fait couronner dans Paris. Le crime de cette capitale, en souffrant l’étranger, est celui de la faiblesse qui obéit à la nécessité. La reine Isabeau, mère dénaturée, payant la trahison du duc de Bourgogne d’un immense 211pouvoir, l’a engagé dans son parti criminel ; plusieurs grands de la cour ont immolé l’honneur et le devoir à l’intérêt du moment ; quant au peuple, son cœur est à son roi, et ses bras, son sang et ses moissons sont à l’usurpateur. Dès qu’un peuple est vaincu, ses forces tendent à l’affaiblir, en ce qu’on les tourne contre lui-même. Il aide le conquérant à soumettre au joug les citoyens vertueux qui résistent encore. Tout en maudissant le chef qui le conduit, il sourit à son autorité, et donne, en chantant, le sang de ses veines, pour cimenter un pouvoir qu’il abhorre. Voilà le plus grand des problèmes philosophiques à résoudre. Un seul a beau être détesté de tous, on se hâte, à 212sa voix, s’il est puissant, d’entasser des victimes aux pieds de son trône, afin qu’il puisse facilement y monter. Tel est Bedford ; il est abhorré des Français, et tous servent également son pouvoir. S’élève-t-il un conspirateur généreux, son dévouement patriotique est traité de folie ; son amour pour son roi est fanatisme ; et sa fermeté sur l’échafaud est un crime de plus. C’est ainsi que l’on vit l’esprit de parti changer les vertus en vices et les vices en vertus. Comment, sans un tel aveuglement, ne point s’apercevoir combien il est beau de succomber sans faiblesse, lorsque la faute pour laquelle on est puni, est l’exploit d’un héros ?

— Quoi ! cette reine insensée donna 213le trône à un étranger au détriment de son fils ? Qu’est-elle devenue ?

— Elle a pour palais un logement obscur que la garde de Bedfort a transformé en prison ; pour couronne le bandeau de la honte ; pour société le souvenir de ses, forfaits, et pour délassement ses remords. Quoi ! les malheurs du crime ne guériront-ils jamais les criminels ? et la vertu, pleine d’attraits lors même qu’elle est malheureuse, n’aura-t-elle que de timides adorateurs ?

Tels étaient les entretiens de Dunois et de Berwick. Celui-ci ne se lassait point d’écouter et d’interroger le jeune guerrier, dont la bouche si belle disait des choses plus belles encore. Aussi Évelina 214l’écoutait-elle avec tant d’attention, qu’elle se reprochait jusqu’aux distractions que lui causait son amour.

Alors que la pression sur Orléans s’accroît, et qu’Agnès et la reine s’activent, Charles VII retombe dans sa léthargie

Cependant Charles VII, après le départ du convoi pour Orléans, était retombé dans son inaction accoutumée. Vainement il se rappelait l’apparition qu’il avait eue dans la forêt, il n’en était pas plus actif à remplir ses devoirs immortels. Languissant auprès d’Agnès, il avait oublié la menace de cette beauté. Loin de chercher à la mériter par ses exploits, il voulait que les faveurs de l’amour le portassent à mériter celles de la victoire ; il lui semblait, que si Agnès lui opposait moins de combats, il serait plus capable d’en livrer à ses ennemis : mais Agnès eût préféré la mort à 215la honte de céder à un mortel qui n’avait à lui parler que de ses défaites. Elle avait la noble ambition de posséder un héros, et non pas un roi timide et fugitif. Elle désirait pour son amant le sceptre des combats et non celui du trône. Elle voulait enfin à ses pieds un Français, et ne le voyait point dans un monarque sans valeur.

Tandis qu’Agnès se servait des puissances de l’amour pour se rendre utile à son pays, la reine faisait tous les jours de nouveaux sacrifices pour sauver la France et son époux. Elle était Française d’origine, et n’avait point pour les états de ses enfants, l’indifférence qu’y portent assez communément les reines étrangères. Faisant tous les 216jours de nouveaux sacrifices, elle s’était dépouillée de toute son argenterie, de ses bijoux, de tous ses meubles précieux, et s’était réduite strictement au plus simple nécessaire. Elle avait tout abandonné aux fournisseurs de l’armée ; mais que pouvaient ces faibles richesses contre un époux indolent, et un ennemi turbulent, actif, belliqueux ? il ne se passait pas de jour qu’elle n’apprit une défaite, soit qu’une forteresse se rendît aux Anglais, soit qu’ils resserrassent de plus en plus les remparts d’Orléans. Les assiégés de cette ville faisaient vainement de vigoureuses sorties ; chaque avantage diminuait leurs forces par le sang qu’ils y laissaient, et les assiégeants voyaient tous les jours 217les leurs s’accroître, tant par les renforts venus de l’Angleterre que par ceux qu’ils, retiraient de l’intérieur de la France. Charles avait fait un effort immense en faisant passer un convoi dans Orléans ; il n’était pas en état de le renouveler. Les Anglais avaient des munitions de guerre et de bouche en abondance, et tous les jours ils en recevaient de nouvelles de la part de l’audacieux Bedfort.

Les assiégés apprennent l’arrivée d’un ravitaillement anglais conduit par Fastol ; Dunois propose de s’en emparer : désastre de Rouvray ; Dunois sauve Berwick, qui lui rend la pareille lors de la retraite

Les assiégés ne virent bientôt d’autre ressource pour avoir des subsistances, que d’enlever celles de l’ennemi. Ils apprirent qu’il était parti de Paris des subsides de toutes espèces pour le camp des Anglais. Aller au-devant du convoi, l’attaquer, l’enlever à l’ennemi, le 218conduire dans les murs d’Orléans, parut à Dunois une entreprise digne de son audace et de son imperturbable amour pour son pays.

Parmi les hommes destinés à cette expédition, l’on distinguait l’amiral de Culan, non moins homme de bon conseil dans le cabinet, que de bon exemple dans les combats, le comte de Clermont, les seigneurs de Bussac, Graville, Lastic, Chateaubrun, Lafayette, Verduran, Lahire, Lescot, d’Orval, Balsac, Rochechouart, et une foule d’autres dont l’histoire a négligé les noms, dignes de figurer à côté des héros. Avec eux marchaient les deux Stuarts, commandant leurs braves Écossais, parmi lesquels brillait avec éclat l’intéressante Évelina, 219guérie de ses blessures. Le convoi qu’ils allaient attaquer y était conduit par Fastol, général anglais, qui le protégeait à la tête de deux mille cinq cents guerriers.

Les deux petites armées se rencontrèrent, devant Rouvrai-Saint-Denis. Fastol, étonné du danger, fit faire halte à sa troupe, et la retrancha derrière ses chariots.

Dunois proposa de former l’attaque à coups de canons et de charger avec la cavalerie, lorsque les chariots auraient été mis en poudre. Son avis fut adopté ; mais à peine quelques chariots eurent été fracassés, que les deux Stuarts, brûlant de se signaler par une action d’éclat, mirent pied-à-terre, et marchant à la tête de l’infanterie écossaise, 220ils voulurent pénétrer dans l’armée ennemie, par cette brèche à peine commencée, d’autant plus facilement réparée que leur marche empêchait d’artillerie française de continuer ses ravages. Évelina vit et apprécia l’imprudence de ses compatriotes ; mais la première vertu militaire est d’obéir à ses chefs. Parée de tout ce que les roses et les lis ont de plus beau, elle couvre ses traits enchanteurs de l’acier de son casque, et se promettant de réparer par sa valeur la faute des Stuarts, elle marche intrépide à l’ennemi.

Ce fut ainsi que Dunois vit en un moment son projet d’attaque renversé. Vainement il donna des ordres pour arrêter l’impétuosité 221des Stuarts ; le rapprochement des armées ne lui permit pas d’opposer une assez prompte digue à ce torrent de la valeur. Contraint de laisser agir les Stuarts, il le fut lui-même de marcher et de vaincre. Sa cavalerie lui devenant inutile, il lui fit mettre pied à terre et prit ainsi l’ordre du combat des Stuarts, que ceux-ci avaient inutilement pris de lui. Dunois était au centre ; Lahire et le comte de Clermont commandaient les deux flancs. Ils avaient laissé derrière eux les Poitevins et les Auvergnats, à cheval, pour achever la victoire, ou favoriser la retraite. L’artillerie de part et d’autre fut un moment muette. Les Français marchaient audacieux ; l’on n’entendait à travers 222le silence que le bruissement de leurs armes et le bruit cadencé de leurs pas retentissants.

Tel au moment qui précède l’orage dévastateur, un nuage immense, crêpe lugubre, couvre la terre : la foudre est muette encore. Les vents, enchaînés par le destin, attendent le moment marqué pour la tempête ; le seul bruissement du feuillage se fait entendre. Tout à coup la nue brille, la foudre éclate, les aquilons mugissent, et le ciel vomit sur la terre la désolation et le trépas. Telles sont les deux armées, lorsque tout à coup se heurtant avec impétuosité, elles poussent des cris affreux qui vont ébranler des nuages. Une grêle de traits vole, retentit sur les casques et les boucliers, 223ou s’enfonce dans le sein des combattants qu’elle renverse dans la poussière ; mais si les traits de l’Anglais choisissent et atteignent librement le Français, ceux du Français frappent inutilement les chariots, retranchement assuré qui les repousse. L’Anglais continue son attaque avec sécurité ; une foule d’Écossais et de Français jonche la terre. Le désordre s’établit dans leurs rangs. Fastol s’en aperçoit. Ses bataillons, l’épée et la hache d’arme à la main, fondent sur leurs assaillants qui sont dans une extrême confusion. Un nouveau genre de mort les poursuit. Les Français et les Écossais cèdent à ce choc aussi terrible qu’inattendu. En vain plusieurs chevaliers d’une haute 224valeur, tels que les Dunois, Lahire, Clermont, Stuart, Berwick, Lafayette, Aimard de Puisieux, le plus beau des Français, s’opposent a la fureur de ce torrent impétueux ; la masse des combattants est enfoncée, elle plie en résistant. Là, mille traits de valeur signalent les vainqueurs et les vaincus. Les boucliers se choquent, les épées se croisent, les casques et les aigrettes s’agitent confondus. Dunois ne trouve plus le temps de commander ; pressé de toutes parts, il ne lui reste qu’à défendre ses jours. L’exemple de sa valeur tient lieu de commandement ; les coups nombreux qu’il porte sont les seuls signaux qu’il puisse faire entendre à ses amis, et le panache de son casque trace à 225sa petite armée la route qu’il lui reste à parcourir.

Quelle que soit son ardeur au combat et sa sollicitude pour tous les siens, le héros n’a pas oublié son frère d’armes, le cher Berwick. Il le cherche parfois de l’œil de l’amitié ; mais l’Écossais, n’ayant aucun commandement qui retienne ses pas, a cherché de même son cher Dunois. Il a traversé des flots de combattants pour venir jusqu’à lui ; il l’aperçoit enfin, s’élance à ses côtés, ; émule de sa valeur, son bras immole une foule d’ennemis. C’est alors que Dunois, respirant un moment, donne des ordres en négligeant sa propre conservation.

Cependant Fastol victorieux des Écossais, dont il vient de faire un 226horrible carnage, aperçoit l’armure et le plumage qui surmonte le casque d’Évelina.

— Braves guerriers, dit-il, voici encore un de ces terribles Écossais, qui sont venus de si loin nous disputer la victoire.

Il dit et s’avance, accompagné de six guerriers, les plus formidables de sa troupe, qui ont ordre de ne le quitter jamais, et dès que sa voix peut se faire entendre de Berwick :

— Téméraire, lui dit-il, tu n’auras pas en vain quitté les monts tempétueux de l’Écosse, et franchi, pour ces lointains climats, le mobile Océan. Ton audace recevra pour prix le trépas. Déjà les deux Stuarts, tes compagnons odieux, sont couchés dans la foule des morts. Tu vas subir leur destinée.

227À ces mots, suivi de Quimpeston, Anglais indomptable, et de cinq Bourguignons terribles, il fond sur la sensible Évelina. Troublée par l’annonce du trépas de ses compagnons, elle ne laisse pas de montrer un front assuré à l’ennemi, et de se disposer à vendre chèrement le sang qu’elle s’attend à verser. Mais Dunois a entendu l’odieuse menace de Fastol. Le désir de défendre son frère d’armes, le besoin de venger les deux Stuarts, ont irrité sa valeur.

— À moi, brave Puisieux ! s’écrie-t-il, et soutenu du beau guerrier, il s’élance sur Fastol et les siens ; tel un lion rugissant attaque l’Africain chasseur qui cherche à lui ravir ses petits.

Le combat devient terrible. Quelques Anglais s’unissent à Fastol, quelques 228autres Français à Dunois, et des flots de sang coulent de toute part ; les frimas dont la terre est couverte, se nuancent d’une horrible couleur. Les compagnons de Fastol tombent immolés aux mânes des Stuarts. Fastol effrayé, ne pense plus qu’à la retraite ; Dunois le poursuit avec ardeur. Il en veut particulièrement à ses jours. Son cher Berwick le seconde avec autant d’adresse que de valeur. Déjà l’indomptable Dunois a brisé l’épée du général anglais ; déjà le héros s’élance, le saisit, l’entraîne, n’osant immoler un mortel qu’il a désarmé. Mais une foule d’Anglais volent au secours de leur général. Une grêle de traits tombent sur le héros, comme sur Évelina, Puisieux, Lafayette, Fronsac et quelques 229autres qui font des prodiges de valeur. Tandis qu’ils battent en retraite, Dunois, qui entraîne Fastol, est blessé grièvement. Sa main obéissant à la douleur inattendue de la blessure, lâche l’Anglais, qui s’élance, aussitôt parmi les siens, s’arme de nouveau, fond sur Dunois et ses compagnons, qui ne pensent plus à leur tour qu’à sauver leur général. Il se soutient à peine, mais, si ses pas sont chancelants, son bras encore terrible, porte le trépas à tout Anglais qui s’expose à sa noble valeur.

Retour des débris de l’armée, et consternation des Orléanais

Ô sensible Évelina ! ce fut en ce moment que tu fis voir tout ce dont le courage est capable lorsqu’il est embrasé par l’amour. Tu couvris de ton glaive le cher Dunois, jusqu’à 230ce que, saisissant un vigoureux coursier, tu pus y faire monter le héros. Le comte de Clermont, blessé comme Dunois, obtint le même avantage ; alors s’unissant tous à plusieurs autres vaillants capitaines, ils rallièrent les troupes vaincues, et firent avec elles, en bon ordre, la retraite du lion qui, n’ayant pu surmonter les palissades d’une bergerie, est contraint de se retirer devant les bergers armés de dards, et se rend maître encore du chemin qu’il veut suivre.

Dunois, quoique blessé, et souffrant d’horribles douleurs, ralliait les fuyards. Le comte de Clermont et plusieurs autres, presque tous plus ou moins chargés de blessures, se rendant maîtres de leurs souffrances, 231secondaient merveilleusement le héros. Évelina réunissant les Écossais dispersés, en forma une petite colonne, et tous ensemble, laissant sur le champ de bataille leurs morts et leurs mourants, ils passèrent sur le ventre aux Anglais assiégeants qui, ayant appris leur défaite, les attendaient à leur retour pour les empêcher de pénétrer dans Orléans. Ce petit nombre de braves ne laissa pas que d’entrer dans la ville qui, étant consternée de cette défaite, cherchait à lire sur le front de ceux qui avaient survécu à cette journée, jusques à quel point devait aller leur découragement. Combien de braves Orléanais et Orléanaises cherchèrent en vain parmi les rangs, à l’entrée des Français dans leur ville, 232plusieurs des vaillants hôtes qui jusques-là les avaient défendus ! Cinq cents jeunes gentilshommes, d’une haute espérance, étaient restés sur le champ de bataille. Mais les chefs, qui ont survécu à la défaite, n’ont rien perdu de la noble audace qui les animait au moment de leur départ. Dunois, surtout, le brave Dunois, sur lequel reposent toutes les espérances, quoique blessé depuis trois jours et n’ayant pas encore reçu le premier appareil, avait une contenance ferme, assurée, et son visage annonçait une âme inaccessible à la crainte comme à d’inutiles regrets.

Tels sont les moments difficiles d’un héros ; l’art de vaincre est le grand art sans doute, mais le guerrier 233qui le possède n’a pas toujours celui plus difficile encore de réparer une défaite.

Il n’en fut pas de même de la sensible Évelina ; ses Écossais avaient horriblement souffert : elle était à la tête de leurs tristes débris. Leurs deux chefs, les Stuarts, dignes d’un plus heureux sort, et surtout d’une éternelle mémoire, avaient payé de leur vie l’imprudence qui avait coûté la victoire. Évelina surmontait difficilement sa douleur ; sa tête était penchée, ses yeux remplis de larmes ; sa main incertaine laissait flotter les rênes de son coursier. Sa tristesse attendrissait tous les cœurs ; on pardonnait ce moment de faiblesse à son âge, qui paraissait si tendre, à l’amitié 234qui l’unissait aux deux Stuarts, comme à l’éloignement de ses foyers ; on la pardonnait surtout à sa vaillance, qui dans ce combat avait marché, pour ainsi dire, de front avec celle de Dunois. Dunois, disait-on, a sauvé Berwick, lorsqu’il était sur le point de tomber sous les coups de Fastol ; mais Berwick a sauvé Dunois, lorsqu’après avoir conquis le coursier de Fastol il l’a présenté au héros, afin qu’il donnât une nouvelle carrière à sa valeur.

Apprenant que Berwick est toujours vivant, Éline se précipite chez lui ; pour la délivrer de son amour, Évelina se laisse dévêtir et lui confie son secret

Évelina entendait vainement ces éloges ; son âme restait également affligée. Ce fut dans cet état qu’elle arriva à son logement. Éline n’était pas venue au-devant de son cher Berwick ; le bruit avait couru qu’il 235était mort à côté des Stuarts. Elle était dans la maison de son père, le sein inondé de larmes, et s’abandonnant à la plus amère douleur. Sa jeune sœur était allée sur le passage des troupes ; et, après que chacun fut rentré dans son logement, elle se rendit auprès de sa chère Éline. Entendant ses sanglots, et voyant l’abondance de ses pleurs, la jeune Isabelle, qui n’avait pas encore connu les feux de l’amour, pense qu’Éline s’afflige en général des malheurs de cette journée sanglante.

— Hélas, lui dit-elle, il est trop vrai que nous avons fait une perte affreuse dans ce combat ; plus de cinq cents guerriers de marque ont péri. Dunois, Lahire, le comte de Clermont, l’amiral de Culan, le 236beau Puisieux, quoique dangereusement blessés, sont encore au nombre des vivants, et cherchent, par leur fière attitude, à relever notre espoir ; mais Berwick, le pauvre Berwick…

— Je ne le verrai plus, s’écria Éline en laissant tomber sa tête entre ses mains, et poussant de longs gémissements.

— Et pourquoi ne le verriez-vous plus, reprit Isabelle ? Ma sœur, il est si beau, si intéressant !

— Que dis-tu ? Berwick n’est-il pas au nombre des morts ?

— Il vit, ma chère Éline ; mais il a la mort dans le sein.

— Il est blessé mortellement ?

— Non, l’excès de sa douleur me fait craindre pour ses jours.

— Ô ciel ! reçois mes actions de grâces, s’écria Éline en poussant un cri, se jetant à deux 237genoux, tendant ses belles mains vers le ciel !

Et soudain, s’efforçant d’essuyer ses yeux inondés de pleurs, elle court, elle se précipite vers l’habitation de son cher Berwick, monte à son appartement, le voit qui, la tête penchée sur sort lit, poussait de tristes soupirs, et répandait d’amères larmes. Éline le contemple en cet état, d’abord avec une sorte de délices ; mais bientôt, touchée de pitié, elle se précipite auprès de celui qu’elle adore.

— Berwick, s’écrie-t-elle, mon cher Berwick !

C’est tout ce qu’elle a la force de lui dire ; accablée de plaisir et de tristesse, elle tombe comme évanouie à ses pieds. Évelina revient de son abattement, voit sa chère Éline, lui parle avec 238douceur, et lui donne le baiser de l’amitié. Ce baiser ranime une amante éperdue ; elle couvre son cher Berwick de caresses, elle dévore ses larmes, le presse avec transport contre son sein ; et, lui disant les choses les plus tendres, elle ne lui laisse aucun doute sur l’excès de son amour.

Évelina, voyant la joie délirante de son amie, se repentit de l’avoir excitée ; elle ne put douter qu’Éline, la prenant pour un jeune guerrier, n’eût pour elle un sentiment plus fort que celui de l’amitié. Elle connaît les tourments que peut causer l’amour, lorsqu’il est contraint, quoiqu’il soit payé de retour, et s’effraye pour Éline de ceux qu’un tel sentiment peut donner, lorsqu’il 239doit être éternellement malheureux.

Évelina, cependant, rendait à sa chère Éline caresses pour caresses ; et, se dégageant enfin de ses bras :

— Ma tendre amie, lui dit-elle, voudriez-vous m’aider à me dépouiller de mon armure ?

Elle sentait que son secret devenait une perfidie, et se reprochait de payer par des tourments la généreuse affection, les soins tendres et compatissants de sa bien chère Éline.

À peine Évelina eut-elle fait cette proposition, que son amie, le cœur gros de soupirs, et la larme encore à l’œil, s’empressa de délacer son armure. Quand l’armure fut dépouillée, Évelina quitta sa cotte d’armes, et dit à son amie :

240Ne vous effrayez point ; je me crois blessé, je n’en ai pas la certitude.

— C’est donc bien peu de chose ?

— N’importe, voudriez-vous visiter ma blessure ? J’espère qu’elle guérira celle que je crois vous avoir faite sans le vouloir.

Éline est trop occupée du danger de celui qu’elle aime pour faire attention au sens de ces derniers mots.

— C’est sous le sein droit que m’a été porté le coup, dit Évelina ; en même temps elle s’assied sur un fauteuil, et commence à déboutonner son juste-au-corps.

Éline lui aide ; sa main tremble de frayeur et d’amour ; son sein palpite d’émotion. Le juste-au-corps est entrouvert ; le linge est écarté. Éline 241entrevoit une poitrine dont la blancheur aurait rivalisé les lis ; une tendre pudeur, que l’amour seul est en état de sentir, retient ses doigts de rose.

— Continuez, lui dit Évelina ; du courage. La blessure n’est pas dangereuse ; et, le fût-elle, votre art nous en garantirait la guérison.

Éline, enhardie par ces paroles, écarte encore une fois le linge ; un globe d’albâtre, surmonté d’un rubis délicat, s’offre à ses regards étonnés ; sa main le presse légèrement pour chercher la blessure. Ne trouvant sur ce côté aucune empreinte funeste, elle dit à Évelina, osant à peine la regarder :

— Je n’ai jamais rien vu de si beau sur la 242terre, et l’excès du plus farouche ennemi se serait arrêté en approchant un si beau corps.

Évelina souriait à son amie.

— Vous ne trouvez rien sous le sein droit, dit-elle ; voyez donc sous le sein gauche, c’est là qu’est la blessure semblable à la vôtre, mais dont je ne vous demande point la guérison, quoique mon dessein, en vous la faisant visiter, soit de vous guérir vous-même.

Ces paroles sont accompagnées d’un sourire plein de gaîté ; elle baise Éline sur le front, et lui dit :

— Allons, mon aimable esculape, guérissez-vous.

Éline, à ces mots, conçoit de nouveau le doute qu’elle avait repoussé ; 243elle écarte le linge des deux côtés à la fois, elle voit la plus belle poitrine du monde.

— Ô Berwick, Berwick ! s’écria-t-elle, seriez-vous en effet du même sexe que moi ?

— Silence ! lui dit Évelina en lui mettant précipitamment une de ses belles mains sur la bouche.

Puis, baissant la voix en l’attirant doucement sur son sein :

— Donnez-moi, lui dit-elle, le baiser de l’amitié, je crois qu’en arrivant vous m’avez donné celui de l’amour.

— J’avoue, reprit Éline, que je m’étais abusée ; mais, ô vous que j’aime, vous que je presse si tendrement dans mes bras, qui que vous soyez, je vous jure que cette découverte fait mon bonheur ! L’amour 244faisait mon supplice, parce qu’il n’était pas sans remords ; l’amitié fait mes délices, et devient à mes yeux la plus noble, la plus précieuse des vertus ; et si vous daignez accueillir mes sentiments…

— Ô ma chère Éline, qui pourrait ne pas vous aimer ? Si, pour vous en convaincre, il vous faut une preuve accomplie, voyez-la dans l’aveu que je me suis hâtée de vous faire dès que j’ai soupçonné la nature de vos sentiments. Jugez, par l’importance de mon secret, de mon attachement pour vous. Le seul comte de Duglas, qui n’est plus, sut qui j’étais ; Dunois, le cher Dunois, mon frère d’armes, que je chéris cent fois plus que le jour, 245me croit d’un sexe semblable au sien. C’est assez vous dire que, sous quelque prétexte que ce soit, vous ne devez révéler mon secret à personne.

Fin du premier volume.

Notes

  1. [1]

    L’histoire des rois qui succédèrent à Charles VII est bien propre à confirmer la doctrine de l’inconnu. Louis XII, père du Peuple, fut élevé comme, un gentilhomme. Vaincu, fait prisonnier en perdant une bataille, il perdit sa maîtresse, la duchesse de Bretagne, que Charles VIII épousa. Après trois ans de prison, la liberté lui fut rendue. La mort de son rival triomphant le plaça sur le trône, qui brilla de tout l’éclat de ses vertus.

    François Ier, succédant à Louis XII, sortait d’une branche latérale et n’avait pas été élevé pour le trône. La grandeur de son âme servit à son abaissement. Échappant à ses fers, il en donna à la reconnaissance, à l’admiration de son siècle et de la postérité, par son ardeur infatigable à lutter contre la perfidie de ses rivaux et par son zèle ardent en faveur des sciences, des lettres, de l’agriculture et des arts.

    Son fils et ses trois petits-fils, destinés au trône dès l’enfance, régnèrent sans gloire  ; et l’un d’eux, chargé de crimes, fut en horreur à la postérité.

    Henri IV, qui leur succéda, était fils d’un roi sans royaume. Il fut élevé comme gentilhomme campagnard. Ce héros étonna le monde par les vertus d’un citoyen, la valeur d’un soldat, le génie d’un chef habile, l’amabilité d’un homme de cour, l’esprit, le savoir d’un littérateur distingué, le cœur le plus parfait de la nature, et telle sera sa renommée dans tous les âges, qu’elle renfermera ce qu’ont eu ensemble de qualités précieuses plusieurs grands hommes de l’antiquité.

    Son fils, Louis XIII, monte sur le trône sans opposition. Si son pouvoir eut de l’éclat, ce fut lorsqu’il déposa le sceptre dans les mains d’un prêtre, qui sut le porter avec grandeur et sévérité.

    Mais Louis XIV, qui monta sur le trône avant de savoir qu’il y fût destiné, éprouva quinze ans de guerres et d’adversité. Ses malheurs élevèrent son génie et lui firent donner le surnom d’Auguste, que la postérité ne démentira jamais.

    Son petit-fils, Louis XV, appelé à régner sans obstacle, ne s’acquiert d’autre gloire que celle dont son aïeul avait environné son pouvoir.

    Le petit-fils de ce dernier monte sur le trône après y avoir été destiné dès son enfance ; mais n’ayant pas été éprouvé par les malheurs, il est en butte aux plus grands dont un monarque puisse être affligé ; ses persécuteurs et ses bourreaux le font passer par toutes les tribulations d’une lente agonie ; ils semblent l’accabler d’opprobres et de souffrances en proportion de sa justice et de sa douceur. L’on ne compterait pas trois mortels au monde qui aient réuni tant de vertus et de malheurs. Socrate, dont l’histoire a célébré la sagesse et les tourments, fut moins sage que Louis XVI ; et l’anarchie, dont il fut la victime, lui causa une mort moins douloureuse que celle du monarque français. Sa vie et sa mort sont une preuve que pour bien gouverner, il ne suffit pas d’être sage, instruit, pacifique, homme de bien  ; mais que la générosité chez un roi doit avoir des bornes, comme sa clémence des instants de sévérité.

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