J.-P. Brès  : L’Héroïne du quinzième siècle (1808)

Tome IV

Tome IV

1Livre X

Échec devant Paris  ; la foule de jaloux, qui en entravent ses plans de façon ouverte ou insidieuse, n’en sont-ils pas responsables  ?

Le titre de sauveur de la France, que le peuple et le roi avaient donné à l’héroïne ; la confiance de l’armée, les égards dont le monarque voulait qu’elle fût environnée, lui avaient attiré parmi les grands 2une foule d’ennemis. Elle en avait eu des son arrivée à Chinon. Ses vertus et sa gloire n’avaient fait que fortifier et même, à leurs yeux, légitimer leur fureur. Un grand nombre de chevaliers et de seigneurs se plaignaient de ce qu’ils étaient menés au combat par une femme  ; et presque tous s’indignaient de ce que cette femme n’était pas issue d’un noble sang. Plusieurs donc, sans conspirer directement contre elle, s’employaient secrètement à nuire à ses projets, soit en lui donnant de perfides avis, soit en feignant d’exécuter ses ordres, mais les négligeant, pour faire ainsi manquer les expéditions où elle commandait.

Les choses en étaient là, lorsque 3l’armée royale s’approcha de Paris. L’amazone, qui brûlait de prendre cette ville, fit des dispositions que les généraux déclarèrent inutiles. Ils en avaient dit autant dans vingt occasions différentes, qui n’avaient pas laissé que d’avoir la plus brillante issue. Partout l’on avait traité de folie les entreprises de son audace, et partout la sagesse en avait été reconnue par le succès. Qui oserait assurer que ce que le vulgaire appelle audace ou témérité dans l’homme de génie, ne soit pas une plus vaste étendue de jugement, une pénétration profonde et rapide des choses que le commun des hommes à talents ne sauraient avoir ? Quelle perception surnaturelle n’y a-t-il pas en effet dans 4l’opinion du héros qui, délibérant à part soi, prononce contre tous les avis, agit en opposition avec tous les hommes éclairés, et parvient à des résultats utiles et glorieux qui, étonnant le monde, déconcertent les combinaisons les plus sages ? Telle fut l’héroïne  ; elle vit les plus brillants succès partout où les généraux ne virent que d’insurmontables difficultés, et malgré leur constante opposition, la prospérité des armes de son roi, prouva toujours qu’elle avait vu sagement.

L’on dira sans doute que l’héroïne ne justifia point le sens exquis de sa perception dans ses tentatives sur Paris. Mais qui peut l’affirmer ? Tous les historiens s’accordent à dire que les généraux, 5ayant déclaré cette ville imprenable, refusèrent de lui fournir à cet égard les plus simples éclaircissements. Bedfort, après les sanglantes exécutions qu’il y avait fait faire, en était sorti. Les habitants, irrités, aliénés par la férocité de cet Anglais, ne soupiraient qu’après une occasion de secouer le joug étranger. Deux mille hommes de garnison qu’y avait laissés Bedfort, quoique secondés par la terreur, n’étaient pas capables d’arrêter l’impétuosité des assiégeants et le mécontentement des assiégés. Si donc la ville ne fut pas attaquée, ce ne fut pas parce qu’elle était imprenable, mais parce qu’on ne voulut point que l’héroïne acquit une plus grande célébrité.

6Elle fit battre d’abord le mur en brèche près la porte Saint-Denis  ; et voulant y donner l’assaut, après avoir comblé le fossé, elle fut le visiter, le sonder, le mesurer pour juger la quantité de fascines dont elle avait besoin. Vingt généraux au moins auraient pu lui donner ces éclaircissements. Lequel d’entre eux, parmi les anciens, pouvait-il ne pas connaître la longueur et la profondeur des fossés d’une ville qui si longtemps avait été confiée à leur valeur ? Aucun ne voulut lui donner le moindre éclaircissement. Réduite à tout savoir, à tout apprendre par elle-même, l’héroïne s’avance, intrépide, sur les bords du fossé. Les mânes de la sensible Éline, qui venait d’y 7expirer, semblaient lui donner une nouvelle ardeur. De sa lance elle sonde la profondeur du fossé  ; on lui décoche une nuée de traits de la hauteur des remparts ; une flèche aiguë l’atteint à la cuisse. Elle en rompt le bois qui la gêne dans l’action, laisse le fer dans la blessure, et surmontant la douleur, elle passe le reste du jour en face de l’ennemi, bravant la mort avec une audace tranquille, méprisant où n’entendant même pas les injures odieuses dont les assiégés l’accablaient, et continuant de donner ses ordres avec le plus grand calme pour les préparatifs d’un assaut qu’elle avait résolu.

Lorsqu’on la voit ainsi passer tout un jour exposée aux traits 8mortels et aux injures de l’ennemi, porter le fer sanglant de sa blessure sans paraître s’en apercevoir, brûler constamment d’un amour pur et désintéressé pour sa patrie, et abandonnée de tous les chefs qui auraient pu aisément la seconder, l’on éprouve nécessairement un sentiment de bienveillance pour le duc d’Alençon qui, vers le soir et quand la nuit lui permit d’approcher de ces redoutables remparts, fut lui-même la chercher sur les bords du fossé, et la pressa d’accepter les soins d’un médecin qui lui arracha le fer de la plaie que le temps et le travail avaient cruellement enflammée.

Cependant Bedfort voyant que la discorde à la faveur de laquelle 9il régnait dans l’État, semblait ralentir ses efforts, en fit lui-même pour lui rendre sa première activité, et il en vint à bout. Il mit de plus en plus le duc de Bourgogne dans son parti  ; il séduisit plusieurs autres princes et seigneurs français ; et Charles, découragé de nouveau par l’abandon de ses sujets, ou subjugué peut-être par des insinuations perfides, ne fit aucune tentative pour s’emparer de Paris. Trop d’officiers supérieurs murmuraient de la confiance accordée à une femme, et de la gloire dont ses exploits l’environnaient.

Cause première de cette jalousie, l’origine non noble de Jeanne  ; Charles VII l’anoblit

La renommée semblait ne vouloir proclamer qu’elle dans le résultat des sièges et des batailles ; et ce qui devenait une cruelle offense 10pour plusieurs, était que cette femme n’eût reçu le jour que parmi des parents pauvres et ignorés, y et qui surtout n’étaient point de la caste nobiliaire  ; fatal préjugé qui causa tant de maux à des hommes braves d’ailleurs, mais qui rejetant tout ce qui n’avait pas un titre écrit pour sa naissance, oubliaient que la qualité la plus honorable est d’être Français. La noblesse est un titre de distinction qui impose l’obligation de se distinguer  ; et le préjugé qui plaçait le dernier sous-lieutenant de l’armée du comte d’Estaing, parce qu’il était noble, au-dessus du grenadier qui le premier monta à l’assaut au siège de la Grenade, était un principe subversif de toute prospérité militaire. 11Ce préjugé régnait du temps de Charles VII  ; il causa la perte de Jeanne d’Arc, arrêta le torrent de ses victoires  ; et si d’après l’impulsion qu’elle avait donnée, les armes du roi continuèrent d’être victorieuses, on ne laissa pas que de s’apercevoir que lorsque Jeanne ne fut plus à la tête des armées, les avantages ne se succédèrent que de loin en loin  ; et Charles eut besoin, pour conquérir ses états, de prendre le poste de l’héroïne, d’attaquer lui-même les places, d’ordonner tous les travaux des sièges et des batailles, d’être au champ d’honneur le premier soldat, et dans les assauts le premier à gravir la brèche, et à 12fouler d’un pied vainqueur les remparts ennemis.

Pour adoucir ce que le préjugé avait de trop rigoureux pour la belliqueuse amazone, Charles VII lui fit expédier des lettres de noblesse. Mais ce titre, peu important à la gloire de l’héroïne, ne fit qu’ajouter à la masse de ses envieux. Dunois ne concevait point comment une aussi lâche passion pouvait remplir le cœur des braves qui se dévouaient volontairement au service de la patrie. L’amazone était si étrangère à toute ambition  ; elle était si modeste et si vraie lorsqu’il s’agissait de dispenser la gloire d’une journée, qu’il ne concevait pas qu’une telle personne put inspirer d’autre sentiment que 13l’admiration et la reconnaissance. Les grands hommes ne connaissant point les passions qui font de leurs semblables des êtres bas et serviles, ne peuvent les reconnaître dans ceux qui ont le malheur d’en être tourmentés.

L’armée royale s’éloigne de Paris  ; Jeanne persuade le roi d’attaquer Saint-Pierre-le-Moûtier, conduit l’assaut et s’empare rapidement de la ville

Le monarque, en quittant les murs de Paris, ne laissa point languir son armée dans le repos. Il lui restait tant de villes et même de provinces à conquérir  ! À peine faisait-il un pas sans trouver des rebelles qui le forçaient de porter l’épouvante et la mort où son cœur eût désiré n’avoir à distribuer que des bienfaits. Mais l’esprit de parti, quand il domine, est si fort ! Quand l’homme s’est écarté de ses devoirs, il en coûte tant à son amour-propre 14pour avouer qu’il fut criminel  ! Une sorte d’héroïsme se mêle à l’égarement, et la continuité de la faute est le résultat d’une sorte de vertu qui coûte des flots de sang.

Les habitants de Saint-Pierre-le-Moûtier donnèrent une preuve étonnante de leur attachement à leur parti. La philosophie comme la politique ne peuvent concevoir comment des Français purent si longtemps préférer la domination d’un étranger tyran, au règne légitime d’un Français généreux et sensible, qui ne leur demandait que leur amour et ne leur apportait que des lois justes et des bienfaits. Refuser le règne de Charles, c’était refuser le titre de Français. Les habitants de Saint-Pierre-le-Moûtier 15voulaient acheter celui d’Anglais au prix de leur fortune, de leurs foyers et de leur sang. On les somme vainement de se rendre ; alors leurs murs sont foudroyés  ; on se dispose à l’assaut  ; les habitants persistent dans leur égarement. Le monarque sensible est ému de pitié en contemplant d’avance tout le sang qui, de part et d’autre va couler, et qui sera de toutes parts celui de ses sujets  ; son cœur a voté le pardon de ces rebelles ; il consent à leur laisser le temps de lutter de crimes contre les remords, et se décide à se retirer.

— Non ! non ! s’écrie Jeanne ; la sensibilité qui encourage à la révolte devient une cruauté, en ce qu’elle appelle sur l’État toutes les 16calamités d’une guerre qu’on ne saurait trop tôt finir. Il n’en sera pas de ces murs comme de ceux de Paris. Votre retraite, aux yeux de l’ennemi, ne serait qu’une fuite. Les Anglais, pour n’avoir pas été vaincus par nous, nous croiraient vaincus par eux.

À ces mots, quelques généraux témoignèrent leur mécontentement de l’audace d’une bergère qui venait s’opposer aux volontés du roi et de toute sa cour. Ils cherchèrent à prouver que cette place allait, en résistant avec succès, coûter au monarque une foule de ses meilleurs soldats.

— Eh bien, fuyez  ! s’écria l’héroïne, en agitant sa bannière  ; fuyez, et moi je reste. Je mourrai, ou les rebelles obéiront. 17Cette armée victorieuse ne laissera-t-elle sur ses pas que des monuments de défaite ? Il appartient à des guerriers tels que vous, que les provinces que vous avez parcourues comptent leurs jours de bonheur par vos victoires.

Un glorieux murmure se fit entendre dans toute l’assemblée. Charles s’étonna d’avoir reçu d’une femme des leçons de valeur. Chaque officier frémit d’avoir eu ce moment de faiblesse. Tous brûlèrent de réparer l’affront d’un moment par des exploits immortels. Jeanne avait lu d’un coup-d’œil dans l’âme des guerriers, et tombant aux pieds du monarque  :

— Vous voyez, lui dit-elle, que la pitié qui fait honneur à votre âme, irrite la valeur 18de tous vos soldats. Sire, accordez-nous la faveur de voler à la victoire.

Le monarque lui tend la main  :

— Allez triompher encore  ; mais épargnez le sang des Français.

Jeanne sourit au consentement qu’elle vient d’obtenir. Elle s’élance, parcourt les rangs français  :

— Amis, leur disait-elle, nos frères sont dans ces murs. Allons, le glaive à la main, les forcer de s’en souvenir.

Elle dit, et les échelles sont portées à travers une grêle de traits et aux cris mille fois répétés de Vive le roi  ! La brèche est assaillie. L’héroïne partout donne l’exemple de la valeur. En moins d’une heure la place est emportée, la ville est inondée de soldats en 19fureur. L’héroïne éprouve les tourments de la sensibilité au milieu du carnage. De la valeur à la cruauté il n’est qu’un pas quand le soldat triomphe. L’amazone excita sans peine tant de braves aux dangers  ; son pouvoir est sans force lorsqu’il s’agit d’arrêter le cours de tant d’exploits. Elle vole aux portes de la ville, les fait ouvrir ; le monarque y pénètre  ; sa présence impose du respect au soldat qui oublie sa fureur contre des rebelles pour ne s’occuper que de son roi ; et l’armée triomphante dit, en essuyant le sang dont les glaives fument encore  : Si nous avions écouté Jeanne, Paris serait à nous, et cette ville-ci, s’étant soumise à 20l’exemple de la capitale, n’eut pas-subi ce châtiment.

Sensible au sort des petites gens, elle défait une armée de brigands menée par un certain Franquet, et le livre à la justice

L’on voit presque toujours dans les guerres civiles, des hommes doués d’un courage brûlant, mélange monstrueux de bravoure et d’avarice, de grandeur et de férocité, se répandre dans les campagnes, y commettre mille ravages pour se procurer des richesses, et jouir, les armes à la main, de l’innocence du sexe et du produit des travaux de la classe la plus utilement industrieuse de l’État. Ces hommes armés qui tiennent le milieu entre le guerrier et le brigand, s’attachent à un parti, ravagent les villes et les campagnes du parti opposé ; et quelquefois, à défaut de théâtre chez l’ennemi 21où ils puissent exercer leurs fureurs et leur cupidité, ils désolent également les paisibles habitants du parti pour lequel ils disent avoir pris les armes, et de toutes parts les moissons saccagées, les habitations incendiées, les femmes, les vieillards, les enfants inhumainement égorgés, sont les jeux accoutumés de ces êtres barbares.

Un nommé Franquet, intrépide soldat, capitaine ingénieux, mais brigand d’une férocité cruelle, s’était mis à la tête de douze cents déserteurs, et ravageait les pays soumis à la domination française. L’amazone ne dédaigne point de marcher contre le scélérat. Elle ne va point le combattre, mais le punir. Elle prend avec elle trois 22cents braves. Elle eût cru les flétrir que de les mener en nombre égal contre un brigand. Elle le cherche, le trouve, le force au combat, défait sa troupe, le prend vif et le livre à la justice qui le fait traîner à l’échafaud.

Ce fut dans cette expédition que l’héroïne manifesta plus particulièrement son humanité en faveur de la portion du peuple qui, dans les temps de guerre, est dans la position de supporter plus de calamités. Toujours soigneuse à protéger les habitants des campagnes, elle en recevait des actions de grâces continuelles.

— Vous devez savoir, leur disait-elle, que je suis une simple bergère comme vous. Quand je protège vos personnes et 23vos propriétés, je crois protéger mon père et mon hameau. Quoique notre profession soit peu estimée, j’en fais plus de cas que de tout le vain éclat qui m’environne. Si Dieu daigne m’accorder la vie, après que j’aurai accompli sa volonté, j’irai dans nos campagnes reprendre le soin de mon troupeau et me mettre sous le feuillage de nos forêts, à l’abri des tempêtes qui ravagent les lambris des cours et que je ne saurais éviter. Si vous saviez apprécier votre bonheur, que de grâces vous rendriez à l’Éternel  ! Votre obscure médiocrité est le vrai trésor du sage. Si malgré ma surveillance et mon zèle il vous était fait quelqu’injustice, il faudrait la supporter avec courage  ; 24l’abattement et le désespoir ajoutent à nos malheurs. Si vos maux sont extrêmes, pensez à la mort qui doit vous en dégager, et souvenez-vous alors de cette vérité, que vous n’êtes venus sur la terre que pour y chercher le chemin du ciel.

Telles étaient les consolations que l’héroïne apportait aux Français qui étaient opprimés par la guerre  ; et lorsque les bienfaits de son roi le lui permettaient, l’or passait de ses mains dans celles des infortunés.

Apprenant que Compiègne est assiégée par les Anglo-Bourguignons, le roi dépêche Jeanne à la tête d’une troupe  ; Flavy, gouverneur de la ville, voit en elle une rivale  ; le même jour elle tente une sortie et est capturée

Jeanne sortait à peine de cette expédition, lorsqu’on apprit que l’armée du duc de Bourgogne faisait en faveur des Anglais de nouvelles conquêtes. Ce prince, à la honte 25du sang qui coulait dans ses veines, prenait des villes et des provinces au profit de Bedfort. Après s’être emparée de Choisi, son armée se porta sur Compiègne, et s’étant unie aux forces des comtes de Suffolck et d’Arondel, elle investit la place.

L’amazone, par ordre du roi, s’y jeta avec cinq cents hommes. C’était en voyant cette place que peu de temps auparavant les pleurs de l’héroïne avaient coulé, sans qu’elle pût se rendre compte du motif de son affliction. Flavy était gouverneur de la ville  ; excellent homme de guerre, il vit avec douleur une femme dans ses murs. Il lui sembla que tout l’honneur de la défense allait se déverser sur 26l’héroïne. Que resterait-il au guerrier dans les batailles, s’il ne pouvait prétendre à la gloire ? Elle seule peut compenser les privations de tout genre et tenir lieu de la vie par l’heureux souvenir qu’elle laisse après soi. Un commandant espère en cette gloire. Elle seule va lui faire soutenir des sièges mémorables au sein des ruines. N’est-il point sensible à ses faveurs, il cède en commandant des remparts que le ciel même aurait eu peine à foudroyer. Flavy ne ressemble point à ce dernier. Que lui importent la fortune et les emplois  ? Un jour de combat peut ensevelir ces périssables avantages dans son tombeau  ; mais la gloire fera survivre son nom au 27trépas. Cet avantage cependant s’évanouit à ses yeux. Une femme dans ses murs va y recueillir les fruits de la victoire.

Ce fut le 26 mai 1430, un an et vingt-cinq jours après que l’amazone eut pris les armes pour la première fois, qu’elle entra dans Compiègne. Le même jour elle fit une sortie à la tête de six cents hommes. Elle attaqua les quartiers de Jean de Luxembourg. Deux fois ce général rallia ses troupes ; deux fois il fut repoussé jusque dans les quartiers des Bourguignons. L’héroïne fit de ses gens un horrible carnage. Alors les Bourguignons sortirent de leurs retranchements  ; ils firent une marche inattendue et mirent l’héroïne entre deux feux. 28Jeanne, sentant la nécessité de battre en retraite, le fit en héros. Ralentissant ou précipitant sa marche à volonté, revenant souvent sur ses pas, et frappant de mort ou mettant en fuite ceux qui voulaient harceler ses soldats, elle seule était la maîtresse du champ de bataille et conservait la victoire en cédant le terrain. Continuant ainsi sa retraite, elle arriva sous les murs de Compiègne, laissant le chemin qu’elle avait parcouru, couvert de morts et de mourants. Dès que sa troupe touche aux murs de la ville, le pont s’abat, la porte s’ouvre  ; l’héroïne fait passer les guerriers qu’elle a protégés dans leur retraite. Sa valeur et sa générosité, son intrépide audace, 29veulent qu’en faisant tête à l’ennemi, elle soit la dernière à franchir le pont et à pénétrer dans la ville. D’un œil elle mesure les forces de l’ennemi que son bras valeureux repousse, de l’autre elle examine l’instant où ses guerriers ayant franchi le pont, elle pourra s’élancer après eux  ; mais, ô surprise  ! ô étonnement  ! la porte se ferme, le pont se lève avant que sa troupe soit entièrement défilée. Croyant que c’est une méprise, elle pousse des cris perçants. Vains efforts  ! L’ennemi seul répond à son appel et l’attaque avec fureur. Ne pouvant soupçonner qu’elle soit trahie, mais connaissant tout le danger de son sort, elle s’écrie  :

— Ô mon roi  ! ma mort sera digne 30du souverain qui sut applaudir à ma vie.

Elle dit, et fond avec impétuosité sur les ennemis. Son bras semble se multiplier et frapper plusieurs coups à la fois. Elle combat en voltigeant ; elle évite d’être enveloppée. Mais c’est en vain que dans sa prudence elle fait des prodiges de valeur. Son coursier tombe percé d’une atteinte mortelle. Entraînée dans sa chute, elle fait de vains efforts pour se débarrasser  ; elle est entourée, accablée par le nombre  ; son épée, échappant de ses mains, elle est ramassée par Lionel de Vendôme, gentilhomme de Luxembourg, et l’héroïne se rend à ce guerrier14.

La nouvelle jette la joie dans le camp anglais et la consternation parmi les Français  ; ces derniers ne désespèrent pourtant pas de récupérer leur héroïne

31Bedfort, à cette nouvelle, ne se sentit pas de joie. Le duc de Bourgogne accourut aussitôt pour voie cette femme célèbre. Les officiers 32et les soldats désertèrent en foule leurs quartiers pour la contempler15  ; ils poussaient des cris de 33joie  ; ils couraient, sautaient, bondissaient dans la plaine comme 34des enfants comblés de présents et qui sont mis en liberté. L’héroïne 35sourit de pitié en voyant cette joie  ; moins modeste elle aurait 36pu s’en enorgueillir. Elle s’attend à être traitée dans sa prison avec les égards qu’elle avait eus elle-même pour les Anglais et les Bourguignons qu’elle avait faits prisonniers. Les héros mesurent toutes les âmes à la leur. L’amazone était loin de penser, malgré les menaces de Talbot et le trépas déchirant de la belle Éline, qu’un bûcher allait être la récompense de sa vertu.

Dunois, le duc d’Alençon, le brave Saintrailles, qui avaient été pendant un an les compagnons d’arme de l’amazone ; Barbasan, 37qui depuis peu était rentré dans les rangs des Français après une assez longue captivité  ; Lahire, Puisieux, qui avait pleuré le sort d’Éline, tous guerriers trop grands pour participer à de telles rivalités, regrettèrent sincèrement l’héroïne. Mais l’espoir de la recouvrer bientôt affaiblissait leurs regrets. Le roi sentit aussi vivement cette perte ; préoccupé cependant du soin de ses États, et le cœur déjà rempli par sa passion pour la belle Agnès, il fit moins attention à cet événement. Agnès le suivait dans toutes ses expéditions guerrières, et le soldat n’en murmurait point, parce qu’il savait que cette femme, loin d’apporter de trouble dans l’armée par ses galanteries, y excitait le 38monarque aux plus hardies entreprises de la politique et de la valeur. Son courage, déjà ferme, s’était agrandi par celui de l’héroïne, et quoi que Jeanne fût jeune et belle, Agnès n’avait conçu contre elle aucune jalousie. Elle savait que cette guerrière ne prétendait point aux conquêtes qui flattent les personnes de son sexe. Belle par son âme autant que par mille attraits, ses amours étaient la patrie, et ses conquêtes la gloire. Ayant toutes les qualités de l’homme et n’ayant aucune des faiblesses de la femme, n’en ayant conservé que des vertus, quelle personne de son sexe aurait pu en être jalouse ? Il n’était que la dame de Craon, capable de se réjouir du malheur 39de d’amazone, parce que ses vertus journalières étaient la censure de sa vie.

Quant à la reine, elle n’apprit point cette nouvelle sans verser des pleurs. Les femmes qui ont un sens droit, une âme bonne, délicate et sensible, et qui passent leur vie dans la méditation, quoiqu’au milieu des cours, ont une finesse de perception, un tact dans le jugement, qui leur font toujours apercevoir le résultat le plus inattendu des grands événements. Marie, la sensible et vertueuse Marie, craignait une catastrophe. Elle en dit sa pensée à Évelina, qui partagea ses alarmes  ; celle-ci en parla à Dunois, mais le héros repoussa, 40comme injurieuse à Bedfort, la possibilité d’un si grand crime.

— Attendons, dit le guerrier, que la fortune ait fait tomber en nos mains deux ou trois grands personnages ennemis, que nous puissions échanger contre notre compagne. Jusque-là, quelle fortune serait assez puissante pour payer sa rançon ? Talbot, le vaillant Talbot, fait prisonnier parmi nous, a été renvoyé gratuitement parmi les siens. Mais la magnanimité française est si rarement imitée par ses ennemis !

Ainsi parla Dunois. Il ne pouvait proposer au monarque d’ouvrir ses trésors  ; ce prince n’en avait, pas ; lui-même il ne pouvait consacrer une grande fortune à la délivrance 41de l’héroïne. Enfanté par l’amour, il n’avait hérité de son père, que de sa grandeur et de son courage. Les autres guerriers, ses compagnons, qui regrettaient l’héroïne, étaient riches d’exploits et de gloire, mais pauvre d’argent comme lui. Les guerriers les plus vertueux, ceux dont les exploits acquièrent le plus haut degré de véritable grandeur, ne sont pas ceux qui, dans leur patrie surtout, ramassent les plus grandes richesses.

Évelina songe à rassembler une rançon pour racheter Jeanne  ; mais madame de Craon, par trahison, favorise sa capture par les Bourguignons

Évelina, cependant, songeait à la rançon de son amie  ; elle avait d’immenses propriétés ; elle pouvait en sacrifier quelques-unes, et former une somme capable de séduire Jean de Luxembourg. Mais toute sa fortune était au-delà des 42mers. Ces mers étaient périlleuses à traverser. Il fallait du temps pour le voyage, pour la vente, pour les termes de paiement, pour le transport de l’argent. N’importe  ; Évelina conçut ce généreux projet. La seule destinée empêcha qu’il ne s’accomplît.

Évelina, en publiant sa résolution, s’était fait autant d’ennemis que sa généreuse compagne avait de jaloux. La dame de Craon surtout, qui depuis qu’elle lui avait fait une déclaration, dont elle avait été forcée de rougir, avait eu du ressentiment contre elle, la détesta dès qu’elle parla de faire rentrer sous les drapeaux français celle qui, ayant lu dans son âme, l’avait pour ainsi dire démasquée. Dès ce 43moment madame de Craon quitta la volupté des cours pour la rusticité des camps. La démarche que le patriotisme et la valeur avaient fait faire aux deux femmes qu’elle détestait, fut chez elle l’effet du plus odieux ressentiment. Son dessein, en se faufilant parmi les guerriers, était d’y semer le trouble et là dissension. Elle comptait sur le pouvoir de ses charmes  : mais son but principal était d’empêcher Évelina d’acheter la liberté de son illustre compagne en la mettant dans le cas de se racheter elle-même.

Les royalistes, depuis que Jeanne d’Arc leur avait fait prendre cette attitude qui avait étonné l’Europe, avaient acquis une fermeté d’âme, une activité dans leurs travaux guerriers, 44une constance dans les revers, une célérité dans les succès, qui les mettaient au-dessus de leur fortune. Charles n’était plus ce roi timide confiné à Chinon, n’ayant d’énergie que pour la volupté ; c’était un Salomon sur le trône, et dans les combats, c’était un héros. Si la sûreté de sa personne n’eût pas fait celle de tout son parti, si ses guerriers avaient souffert qu’une tête si chère se fût exposée à tous les hasards, on l’eût vu fréquemment braver les plus grands périls et s’exposer comme un simple soldat dans les plus rudes assauts. Il avait raison, sans doute, de montrer de la valeur ; car un roi sans vaillance n’est qu’un magistrat couronné que le premier 45audacieux peut renverser du trône.

Après la captivité de Jeanne, les Français continuèrent à combattre et à vaincre, mais avec beaucoup moins d’activité  ; et la levée du siège de Compiègne fut de six mois, tandis que celle d’Orléans, sous la conduite de Jeanne, avait été de trois jours. Le roi voulut faire passer dans Compiègne des munitions de guerre et de bouche. Évelina, ardente à venger son amie comme à la racheter, voulut être de cette expédition. Madame de Craon en eut connaissance. Ayant été la favorite en titre du duc de Bourgogne, elle avait conservé des intelligences coupables avec cette cour, afin de s’y ménager un asile dans le cas que celle 46de France fut renversée. Elle fit passer, chez Jean de Luxembourg, un émissaire secret pour donner avis à ce général de l’expédition qu’on méditait. Elle lui disait le nombre des troupes qui accompagnaient le convoi, le chemin qu’il devait suivre, le jour qu’il devait arriver. À la faveur d’un bois divisé par un ravin dont les deux rives étaient d’immenses rochers, Luxembourg dressa une embuscade et mit les Français entre deux feux. Par cette manœuvre, il se trouva maître du convoi, et d’une partie des guerriers qui l’avaient escorté. De ce nombre était Évelina.

Victime d’une horrible trahison, cette princesse envisagea un adoucissement 47à ses maux, celui d’être captive du guerrier qui déjà retenait dans ses fers sa vertueuse amie. Elle espéra la revoir et se consoler de son malheur dans son précieux entretien. Vaine espérance  ! L’infortunée Jeanne n’était pas gardée comme un prisonnier de guerre mais renfermée dans une tour et chargée de fers odieux comme un vil criminel.

Dunois parvient à réunir la rançon d’Évelina qui, une fois libérée, lui révèle la trahison de madame de Craon

Dunois, en apprenant la nouvelle de la captivité d’Évelina, nouvelle qui lui apprit en même temps que l’insuccès de cette expédition était l’effet de la plus noire perfidie, tomba dans une sorte de désespoir. Avoir perdu Jeanne et Évelina en si peu de jours lui parut un échec irréparable ; Jeanne pour la gloire 48et la félicité de la patrie  ; Évelina pour celles de son cœur. Il se hâta donc de faire jouer tous les ressorts pour cette délivrance. Mais il devait s’occuper d’abord de la sensible Évelina. Le sort d’Éline, qu’il se rappelait avec effroi, l’épouvantait pour son amante. L’amour est plus actif, plus entreprenant que l’estime et l’amitié. Il s’alarme aussi de plus d’un danger. La jalousie et la terreur le suivent également de près. Évelina n’avait cependant point à redouter le sort d’Éline. Elle n’était point de la classe du peuple comme celle-ci. On ne se croyait pas également en droit de l’immoler. Il semblait, à cette époque, que l’on ne dût considérer le mérite que dans les châteaux. Tout homme qui, 49sans une noble origine, s’élevait par son propre génie, devenait un objet de persécution de la part de cette foule de gentilshommes qui n’avaient pour eux que le nom de leurs ancêtres. Plus d’une fois l’on avait cherché à mortifier Jeanne à cet égard. Ce fut par cette raison qu’un gentilhomme refusa un jour de marcher à l’ennemi, fondant son refus sur la noblesse de son origine, et sur la basse extraction de l’amazone. Il est vrai, dit l’héroïne, que vos aïeux furent ce que je suis ; mais vous ne serez jamais ce qu’ont été vos aïeux. Cette réponse était trop vraie pour ne pas irriter le gentilhomme et ceux qui, semblables à lui, mettaient 50toutes leurs qualités dans leur nom.

Telles sont les castes nouvelles. Ceux qui les fondent sont presque tous forts de courage et de génie ; mais bientôt, si leurs générations se reposent, pour leur gloire, sur celle des fondateurs de leur maison, elles tombent dans la fange, et en s’y plongeant elles en font sortir ceux qu’elles s’étaient efforcées d’y plonger.

Dunois, après bien des difficultés vaincues, parvint à faire régler la rançon d’Évelina, à des conditions si élevées, que sa fortune ne lui permettait pas d’y atteindre. Mais il puisa dans la bourse de ses amis, dans celle même de la reine, et parvint à faire la somme exigée.

51Évelina, rendue à la liberté, apprit à son amant par quelles mains elle avait été livrée. Dunois en fut d’autant plus irrité que, de toutes les personnes de la cour et de l’armée, madame de Craon était celle qui lui avait témoigné le plus de sensibilité dans son malheur.

— J’ai porté la crédulité, dit-il, jusqu’à accepter la médiation de cette femme pour négocier votre délivrance, et peut-être les longues difficultés que j’ai éprouvées ne sont-elles dues qu’à ses machinations perfides  ?

N’importe  ; le héros dissimula son ressentiment. Cette femme était puissante par la charge de son époux, et dangereuse par son esprit, ses grâces et ses vices. Évelina se hâta de rembourser à 52ses amis ce qu’ils avaient fourni pour sa rançon, et s’occupa de nouveau de celle de Jeanne l’infortunée. Les succès des deux partis pendant sa captivité, avaient été balancés. Charles avait gagné une bataille par l’un de ses généraux, Barbasan, un de ces hommes rares qui réunissent à de grands talents une foule de vertus stoïques. Avec trois mille hommes il avait battu complètement huit mille ennemis, et n’avait perdu que quatre-vingts hommes. Mais de l’autre côté, le roi, comme auxiliaire, avait perdu une grande bataille en Lorraine.

Tandis qu’Henri VI arrive à Rouen, Jeanne apprend qu’elle a été vendue aux Anglais  ; elle tente de s’échapper en sautant de la tour de Beaurevoir  ; reprise, elle est livrée, transférée à Rouen, et enchaînée

Ce fut sur ces entrefaites que le jeune roi d’Angleterre, Henri VI, arriva à Rouen. Le premier usage qu’on lui fit faire de son autorité, 53fût une expédition barbare contre une jeune bergère qui s’était attiré l’estime et la bienveillance de l’Europe par ses vertus et ses exploits.

Luxembourg, traître à son roi, cruel à sa patrie, porta la lâcheté jusqu’à vendre aux Anglais le sang d’un héros16. Il est difficile, en se rendant compte de cet évènement, de juger laquelle étonne le plus de l’action du vendeur ou de celle de l’acheteur, surtout lorsque le premier connaissait les projets du second, qui était d’immoler cette 54belle et noble victime à sa fureur. Le vendeur était un traître, parjure à la cause de son roi, et recevant le prix du juste qu’il avait livré.

Aussitôt que Jeanne se vit promise à l’Anglais, elle se regarda comme perdue. Les menaces de Talbot, sous les murs d’Orléans, étaient présentes à son souvenir, et les cendres encore fumantes de sa chère Éline, lui présageaient le sort qui l’attendait. Elle était dans une tour du château de Beaurevoir lorsqu’elle apprit la nouvelle de ce marché honteux. Elle s’élança du haut de cette tour, non par désespoir et pour se donner la mort, mais pour voler au secours de son roi. Elle se cassa 55une cuisse, resta couchée auprès de ces murs, meurtrie de sa chute et chargée de fers. Les soldats de Luxembourg la rapportèrent dans sa prison, où, malgré sa fracture, elle fut plus exactement enchaînée que jamais.

Sitôt qu’elle fut en état d’être transportée, les Anglais l’emmenèrent et la renfermèrent dans le château de Rouen, et la chargèrent de nouveaux fers afin qu’elle ne put leur échapper.

Vertueuse héroïne  ! tu as vaincu jusqu’à ce moment par ta valeur, il te faut vaincre désormais par ta résignation à toutes les amertumes de la honte et de la douleur. L’épreuve de la vie est plus longue, mais quelquefois elle est moins 56critique que celle de la mort. Si les larmes, les expressions de regrets, l’empressement à savoir des nouvelles d’un mortel sont des preuves de l’affection qu’il inspire, la guerrière aurait dû se considérer comme entièrement chérie des Français. Mais ce n’étaient pas les seules personnes dévouées à son parti qui la chérissaient  ; transportée dans les prisons de l’Anglais, elle eut pour amis tous ceux qui l’approchèrent.

Vertus des femmes de ce siècle  : Anne de Bourgogne, duchesse de Bedford  ; Agnès  ; la reine Marie  ; Évelina  ; Éline  ; les Orléanaises  ; Jeanne

La duchesse de Bedfort était à Rouen quand l’héroïne y fut transférée. Cette dame était française et ne l’avait pas oublié. Les serments irrévocables qui la liaient à son époux, ne l’avaient point détachée de sa patrie. Plus juste à 57cet égard, plus éclairée qu’une foule de Français qui repoussaient le sang glorieux de leurs maîtres pour accueillir un étranger, un tyran, un oppresseur barbare, elle voyait avec une sorte de honte les grands personnages de l’ancienne cour parmi les rebelles. Des hommes vertueux, même des héros, s’abusèrent au point de penser qu’en mourant pour Bedfort, ils mouraient pour la patrie, tandis qu’en effet c’était par eux qu’elle mourait. Mais si de tels hommes étaient à plaindre en succombant dans les batailles, combien seront plus chers aux souvenirs français les guerriers dont les noms se trouvent parmi ceux qui, mourant pour Charles VII, mouraient en effet pour la 58loi qui toujours, et principalement dans les temps de troubles, désigne à l’homme de bien de quel côté est la patrie  ! De ce nombre furent les guerriers qui défendirent Orsay. Dépourvus de vivres, et n’ayant de munitions de guerre que leurs épées, trois cents qu’ils étaient, ils devinrent les remparts de leur ville démantelée. Ayant arrêté longtemps l’armée, victorieuse de Bedfort, ils se rendirent à discrétion. Ils connaissaient la férocité de ce prince  ; mais ils croyaient qu’il avait vu d’assez beaux traits de clémence chez les Français lorsqu’ils étaient vainqueurs, pour s’être fait une âme conforme à celle de ses rivaux. Mais la politique de Bedfort ne fondait aucune réussite sur les 59actions d’humanité. Ces trois cents braves furent charges de fers. Opprimés par la lassitude et la faim, délaissés par la destinée, proscrits par le pouvoir, n’étant plus que de pâles ombres échappées à des remparts glorieux qui n’avaient pu leur servir de tombeaux, vacillants, épuisés, ils marchaient au supplice. Le souffle qui les animait était le dernier effort de la vertu  ; et la gloire nationale seule soutenait ces squelettes ambulants pour les faire monter avec honneur à l’échafaud.

Le concours du peuple attire l’attention de la duchesse de Bedfort. Elle voit ces Français se traîner au supplice. Le sang qui circule en son cœur agité, est le même que 60celui pour lequel ces guerriers vont répandre le leur. Admiration, justice, humanité, une foule de sentiments se font entendre. Elle vole, perce la foule, arrive, tombe aux pieds de Bedfort. Ses pleurs, ses gestes, ses sanglots, lui disent ce que sa voix ne peut exprimer. L’amour et la vertu combattent le crime et la tyrannie. Bedfort est ébranlé ; un sanglot déchirant de son épouse au désespoir finit de l’attendrir, et ce prince, étonné de se trouver sensible, épargne des héros que sa tranquille fureur allait immoler.

Telle était Anne de Bourgogne, duchesse de Bedfort, l’une des femmes de ce siècle, où mille combats sanglants excités par l’ambition, 61mère de tous les crimes, virent tant d’hommes barbares, au sein de la France désolée, donner carrière à leur fureur ! La patrie dut alors ses consolations à des femmes qui, professant comme un culte divin, la justice, la valeur, le dévouement, l’humanité, s’illustrèrent par mille actions dignes de les transmettre à tous les âges.

Agnès était de même sortie de la sphère commune  ; amante d’un roi, elle ne s’était servie de l’ascendant de l’amour que pour inspirer des vertus.

Marie, jeune, belle et sensible, épouse d’un monarque inconstant, avait dépouillé toute, vengeance pour s’unir à sa rivale et porter son royal époux à des résolutions dignes 62de sa grandeur et propres au bonheur de la patrie.

Évelina, pour servir un prince étranger et braver les fureurs des batailles, se soustrait aux jouissances mêmes les plus innocentes de l’amour.

Éline, tandis qu’un religieux, plein de bonnes résolutions pour son roi, succombe à la douleur, Éline immole à l’amitié toutes les considérations  ; et, triomphant des offres d’un farouche vainqueur, poussant à bout la férocité de ses bourreaux, meurt, heureuse de rendre hommage à l’innocence.

Les Orléanaises, loin de chercher à sauver, par la soumission et par une capitulation heureuse avec Bedfort, leur fortune, leur pudeur 63et leurs enfants, élèvent le courage de leurs amants, de leurs époux, et font voir que la valeur dont l’homme s’enorgueillit, est aussi une des vertus de leur sexe.

Jeanne d’Arc, se mettant au-dessus des hommes célèbres, à l’âge où un mortel se connaît à peine encore, paraît tout à coup comme un phénomène pour étonner le monde.

La duchesse de Bedfort pouvant, par sa position, jouir de tous les maux du pays qui l’a vue naître, sans qu’on puisse l’en accuser  ; la duchesse de Bedfort, qui, par la mort de son jeune roi Henri, pourrait monter sur les trônes de France et d’Angleterre comme lui ; la duchesse de Bedfort, faisant céder 64l’ambition à la justice, étouffant les cris du pouvoir par ceux de l’humanité, vole au-devant des malheureux, qui, ayant combattu pour Charles, sont tombés entre les mains de son époux. Cette femme, restant fidèle à son roi, malgré ses intérêts et en quelque sorte ses devoirs, s’attirait assez d’admiration comme Française, pour que l’Europe oubliât l’opprobre de tant de Français criminels.

Dans la prison, la duchesse s’émeut du sort de Jeanne, qu’elle juge innocente  ; Bedford s’en irrite et lui annonce avoir formé un tribunal pour prouver sa culpabilité

Elle vint avec son époux visiter Jeanne d’Arc dans sa prison. Ils la trouvèrent étendue sur un peu de paille, chargée de fers et cependant mal guérie de la fracture qu’elle s’était faite en s’élançant du haut de la tour de Beaurevoir. Quelle différence dans les traits de l’époux 65et de l’épouse à l’aspect de cette infortunée  ! Bedfort souriait sardoniquement à sa victime ; la duchesse, attendrie, laissait couler ses larmes  ; et son sein, prêt à sangloter, faisait d’inutiles efforts pour cacher sa douleur. Bedfort s’en aperçut.

— Cruelle épouse, dit-il, ne vous verrai-je toujours que Française ? Oubliez-vous que vos enfants sont les ennemis nés d’un peuple odieux auquel vous avez la faiblesse de tenir encore ? Si l’intérêt, si la gloire de votre époux ne vous touchent pas, songez à la vôtre !

— L’intérêt, qui s’écarte de la justice et de l’humanité, répondit la duchesse, ne sera jamais le mien ; toute gloire, qui exclut la sensibilité, me sera toujours 66étrangère. Je sais que l’on s’immortalise en persécutant une haute vertu  ; mais la mort et l’oubli éternel qui l’accompagne, sont préférables à cette immortalité.

— Quoi ! vous m’accuseriez, reprit Bedfort, de n’être célèbre que pour avoir persécuté la vertu ?

— Cher époux, vous connaissez trop mon amour pour me prêter ce funeste langage. Toutefois songez que lorsqu’on se met en opposition avec un être, connu par des qualités immortelles, il faut en avoir de plus grandes encore ; il faut s’être élevé au-dessus de tous par des qualités sublimes pour avoir droit de l’opprimer, ou l’on risque de ne vivre chez la postérité que par le mal qu’on fit ou qu’on eut 67l’intention de faire au mortel qui sut à juste titre s’attirer tous les cœurs. Sous quel merveilleux rapport cette héroïne n’est-elle point connue dans l’univers ! Elle survivra aux races futures  : la gloire de mille souverains périra, celle de cette infortunée ira croissant, en s’éloignant de l’époque de ses malheurs  ; et c’est vouloir être plus à plaindre qu’elle que de se déclarer son persécuteur. Que pensera de vous, je ne dis point la postérité, juge incorruptible des souverains, mais l’Europe actuelle, si elle apprend qu’une jeune bergère, douée des plus étonnantes vertus, fut jetée dans un cachot, chargée de fers, nourrie de l’eau d’amertume et du pain de douleur, renversée 68souffrante sur un peu de paille infectée, privée de toute lumière et menacée du dernier supplice pour avoir défendu son roi et pour avoir tracé, aux premiers généraux de son siècle, le chemin de la victoire  ?

— Madame, reprit Bedfort avec emportement, je prouverai que cette femme que je hais, fut coupable. Des juges de choix, un tribunal intègre.

— Que dites-vous  ? Des hommes élus par un souverain pour juger son ennemi, former un tribunal intègre  ! ô Bedfort  ! ô mon époux  ; les juges de cette amazone sont ses exploits  ; son tribunal, l’opinion publique. Où en serait la vertu modeste et désintéressée, si l’ambition de l’homme puissant 69pouvait la dégrader à volonté  ? Vous anéantirez l’individu, mais non ses actions  ; elles seront un témoignage éternel de votre haine et de sa gloire. Lorsqu’un grand personnage a marqué sur la terre, le mémorial de sa vie est un colosse élevé à sa gloire, qui se consolide par les siècles accumulés sur lui  ; et l’homme qui cherche à l’ébranler, est tel qu’un moucheron, bourdonnant autour d’une statue d’airain, qu’il prétendrait renverser. La dérision universelle est le prix mérité de ses ridicules efforts.

Ce fut ainsi que la duchesse, en abaissant la voix, parla à son époux, et celui-ci, contenant à peine sa colère, lui ordonna en quelque sorte, de s’éloigner, et lui-même, 70jetant un regard fulminant sut l’héroïne, sortit de son cachot, la laissant de nouveau plongée dans un abîme de réflexions.

71Livre XI

Jeanne en appelle à Dieu de ses mauvais traitements, lesquels font partie du plan de Bedford pour lui extorquer des aveux

Après quelques moments d’un accablement extrême, l’amazone essaya de se soulever un peu sur sa couche humide, et levant les yeux non vers le ciel (l’éclat azuré du firmament était perdu pour elle), mais vers les murs supérieurs de son cachot, elle parla ainsi  :

— Ô mon Dieu ! ne m’abandonnez point. Combien vous-même n’avez-vous pas souffert sans murmurer  ! 72Vous m’assistâtes dans ma prospérité, m’abandonneriez-vous dans mes souffrances  ? Tous les biens de la terre, je les ai perdus de vue  ; je n’attends que la mort. Ma gloire fut votre ouvrage, lorsque je repoussai les armées de la France et celles de l’Angleterre réunies  ; me laisserez-vous honteusement succomber, lorsque je n’ai à combattre que la douleur  ?

Ces paroles furent interrompues par des gémissements. Combien de fois ses lourdes chaînes furent arrosées de ses pleurs  ! combien de fois, dans les ténèbres de la prison, se rappelant les douces clartés d’un beau jour, les solitudes verdoyantes de la forêt, le frémissement du zéphyr à travers l’épaisseur du feuillage, 73et les halenées délicieuses de la prairie émaillée de mille fleurs, le gazouillement de la source qui, dans son cours, surmonte l’obstacle des cailloux  ; la mousse éclatante de verdure, offrant son humble couche à l’habitant des hameaux  ; combien de fois, dis-je, se rappelant toutes ces choses, et les comparant à l’infecte habitation de son cachot ténébreux, elle invoqua la main de la mort, trop lente au gré de ses désirs  ! Se rappelait-elle ses brebis, tendant leur pis délicat, à la main qui va le presser  ; ses agneaux bondissants autour de leur mère ; son chien fidèle, intelligent, courageux et sensible, elle en faisait, malgré elle, la comparaison avec les hommes féroces entre les 74mains desquels elle était tombée, et il lui fallait toutes les ressources de la foi, toutes les maximes de la religion, pour ne pas croire ces animaux supérieurs à l’homme, du moins quant aux qualités du cœur qui font tout le bonheur, toute la gloire de la vie.

Vainement les beaux jours se succédaient dans la nature, sa vie n’était qu’une éternelle nuit  ; vainement le soleil réchauffait l’insecte engourdi sous le feuillage, et le reptile enveloppé de ses anneaux sous le rocher  ; ses membres opprimés par des fers, touchant, participant à la froide humidité du pavé, étaient dans un engourdissement, une immobilité continuels. Vainement la terre, mère éternelle, et constamment 75bienfaitrice des humains, leur fournissait une nourriture abondante et saine ! Jeanne, l’infortunée Jeanne, n’avait qu’un pain grossier, couvert de mousse et d’insectes. Combien de fois, en avalant son eau croupie et corrompue, elle regretta, elle souhaita comme unique bien, de participer aux doux présents du limpide ruisseau où se désaltéraient ses brebis  !

Tels étaient les moyens par lesquels Bedfort voulait forcer l’héroïne à faire des aveux contraires à son honneur afin de pouvoir, sans bonté et sans crime apparent, la livrer au supplice.

Peu à peu, la duchesse, touchée par ses entretiens avec l’héroïne, nourrit l’espoir de la sauver et obtient un adoucissement de sa détention

La duchesse eut cependant encore la faveur de la visiter. Touchée de la situation de cette infortunée, 76elle obtint de son époux, qu’il lui fut accordé une lampe pour quelques heures du jour  ; que la paille de sa couche fût abondante et fréquemment renouvelée, et que sa nourriture fût d’un choix convenable à sa situation.

Cette princesse ne désespérait pas de sauver l’amazone  ; et pour mieux réussir, elle flattait, elle caressait Bedfort, elle allait au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire.

D’un autre côté, Bedfort, par un intérêt différent, ménageait beaucoup la princesse. Il sentait que tant de victimes immolées pouvaient le rendre odieux ; il lui semblait que son titre d’étranger perdait aux yeux du peuple, ce qu’il avait de repoussant, lorsqu’il paraissait 77en public avec une épouse française et du sang de nos rois. Aussi se faisait-il partout accompagner par la duchesse. Il dut sembler donc très possible à cette femme, dont l’âme était vraiment céleste, de sauver du supplice une infortunée, à laquelle on ne pouvait reprocher que sa valeur.

Quand la duchesse vit en particulier cette héroïne, elle lui parla des devoirs de son sexe, des préceptes de la religion, des bienséances que la nature impose à la femme, et qui sont en opposition avec la vie licencieuse des camps.

La duchesse parlait de la sorte à l’héroïne, parce que son époux avait voulu lui persuader que cette française avait mené dans les armées 78la conduite la plus dissolue. Mais quand Jeanne prit la parole à son tour, lorsqu’elle parla des devoirs qu’impose la religion et des sacrifices que commande la patrie, la princesse fut bien étonnée de voir que cette femme guerrière surpassât en sublimité de morale civile et religieuse, tout ce qu’elle avait entendu jusqu’à ce moment de plus sage et de plus conforme à la vraie piété. Elle ne put croire qu’une jeune personne, qui avait eu des principes si relevés, des connaissances si approfondies, eût été une femme dissolue, et dès lors elle commença à sentir pour Jeanne d’Arc une amitié d’autant plus vive, que cette jeune personne délaissée avait plus d’ennemis. La simplicité 79de ses discours, l’élévation de son âme, sa résignation dans les souffrances, son zèle inaltérable pour son roi, sa piété si tendre envers son Dieu, son peu de courroux contre ses persécuteurs, le sacrifice généreux de sa vie pour se résigner à la providence, tous les avantages étonnants dans une jeune personne dont la vie publique supposait un caractère bien opposé, intéressèrent vivement la princesse. Ce qui l’étonnait surtout, était de voir tant de sagesse d’esprit, tant de connaissances sur les choses saintes, tant de grâces dans sa personne, tant d’élévation de sentiments et de pensées dans une femme qui, sans éducation, avait passé sa vie dans les déserts.

80La duchesse lui demanda des détails sur sa vie privée et sur ses habitudes dans les campagnes et dans les armées. Partout elle trouva de quoi s’édifier de ses vertus. Sensible à ses maux, la princesse arrosa ses chaînes des pleurs de la pitié. Elle aima l’héroïne  ; elle s’identifia à son sort  ; elle partagea ses douleurs. Jeanne, pressée par les tourments d’une situation pénible, faisait-elle effort pour se mouvoir ; la duchesse, de ses mains délicates, soulevait en partie la pesanteur de ses fers, et la guerrière n’osait plus faire un mouvement, malgré ses souffrances, de peur de causer des travaux douloureux à la princesse.

Il n’y avait point de chaise dans 81le cachot, Jeanne était assise sur la terre, et ne pouvait se tenir debout ; la duchesse, pour lui parler commodément, avait fléchi un genou, et c’était dans cette attitude, qu’à la pâle lueur d’une lampe sépulcrale, elles s’entretenaient des malheurs de la France.

La princesse, après deux heures d’entretien, se retira pénétrée de tendresse, d’admiration et même d’une sorte de piété pour l’héroïne.

De ce pas elle fut trouver son époux ; elle lui dit mille choses propres à fléchir sa colère ; elle lui représenta que si la justice et l’humanité ne pouvaient rien sur son cœur, son propre honneur devait au moins le toucher ; mais tout ce qu’elle put obtenir de son inflexible époux, 82fut que les fers de l’héroïne seraient relâchés, qu’elle sortirait de son cachot pour entrer dans une prison, et que, portant des fers aux pieds et aux mains, il lui serait permis de se promener dans l’enceinte de sa prison.

Pendant ce temps, Bedford fait prendre des informations sur Jeanne pour sceller l’accusation, puis ordonne un examen de virginité, auquel il assiste, dissimulé

Après cette victoire, la duchesse essaya d’en remporter une autre. N’osant pas demander que Jeanne ne fût point mise en jugement, elle essaya d’en retarder l’époque, et elle réussit  ; mais Bedfort n’avait accordé ce retard que pour perdre plus irrévocablement sa victime. Il en profita pour faire prendre des informations de toutes parts, ne doutant pas qu’on ne lui rapportât des preuves authentiques de la dissolution des mœurs de l’accusée  ; 83mais son espoir odieux fut trompé. Toutes les informations furent en faveur de la guerrière. Mal convaincu par ces témoignages, qui cependant avaient été recueillis par la haine, il conçut un projet non moins odieux, mais qui était plus conforme aux mœurs de ces temps, qu’à celles du nôtre  ; il voulut que la guerrière fût visitée, ne doutant pas qu’impétueuse, jeune, belle, et vivant parmi une foule de beaux guerriers, elle n’eût perdu sa virginité.

Cependant, la duchesse continua de visiter l’héroïne et bientôt elle l’aima autant qu’Éline, Évelina et la reine Marie l’avaient aimée. L’on s’imagine donc, qu’en apprenant le dessein de sou époux, elle se hâta 84de le conjurer de renoncer à cette épreuve humiliante  ; mais n’ayant pu le fléchir, elle se borna à lui demander la faveur d’assister à la visite des matrones, c’est-à-dire, que le travail fût fait dans son appartement.

Bedfort consentit à cette demande, et dirigé par la défiance ou peut-être par un sentiment criminel, il s’introduisit secrètement dans l’appartement, et s’y cacha de telle sorte, qu’il pût être témoin de tout sans être vu. En effet, tandis que Jeanne, pour satisfaire à son honneur et pour céder aux tendres sollicitudes de l’amitié, se livrait à des épreuves humiliantes, commandées par la tyrannie, Bedfort, portant sur cette vierge les premiers regards de l’impudeur, 85jouissait secrètement des larmes que ses arrêts arrachaient à l’innocence. Mais tandis que le feu des passions, à l’aspect de tant d’attraits, circulait dans ses veines, il entendit prononcer par les matrones, cette décision :

— Non seulement, Jeanne est vierge, mais elle est aussi pure que la fleur qui vient d’éclore à la rosée du matin17.

De retour dans son cachot Jeanne y trouve un autre prisonnier, Loiseleur, qui se dit son allié et lui suggère la seule conduite pour sauver en vie  : confesser l’usage de la magie  ; malgré ses flots d’éloquence, Jeanne refuse

86L’héroïne, rentrée dans sa prison, fut fort étonnée d’y trouver un 87homme plongé dans la plus profonde douleur. Voyant qu’on avait fermé la porte sur elle, sans avoir fait sortir cet inconnu, elle lui demanda s’il était prisonnier.

— Je le suis en 88effet, répondit Loiseleur, c’est le nom de cet homme, qui joignait à une belle figure, l’art de s’exprimer avec la plus grande facilité.

— Vous paraissez bien affligé. Pourrais-je savoir le sujet de vos peines ? Toute infortunée que je suis moi-même, il est possible que vous trouviez en moi quelque consolation.

— Vous périrez, Jeanne ! vous périrez  ! s’écria cet homme en poussant des soupirs et versant des torrents de pleurs. Vous périrez  ! j’en ai la certitude, et c’est-là tout le sujet de ma douleur. Il est cependant un moyen de vous sauver la vie et vous seriez criminelle, autant que vos juges, si vous pouviez le rejeter.

— Parlez : s’il est honnête, je l’accepte avec reconnaissance  ; car l’aspect d’une mort 89infamante est toujours odieux, et je vous avoue, que je ne puis l’envisager sans effroi.

— Ô femme incomparable ! apprenez que votre intérêt seul et celui de mon roi, car j’abhorre Bedfort et ses perfides Anglais, m’ont fait tout hasarder pour pénétrer jusqu’à vous, et vous donner cet avis. J’ai commis une faute expressément pour être mis en prison, et j’ai donné une forte somme au concierge pour être enfermé dans ces murs, et pouvoir m’entretenir quelquefois avec vous. La France entière et même plusieurs soldats anglais, gémissent sur vôtre sort ; mais que peuvent-ils contre l’autorité de Bedfort, qui veut vous traîner au supplice ? La honte d’avoir été vaincu par une femme, lui a fait imaginer de vous accuser de magie, 90et d’avoir eu de secrètes intelligences avec les enfers. Eh bien ! donnez satisfaction à sa vanité  ! avouez que vous devez tant de succès à la magie, et vous êtes remise en liberté.

— Quoi ! vous vous intéressez à ma gloire, et vous voulez…

— Je veux sauver votre gloire en vous sauvant la vie. Combien d’innocents morts dans les supplices, virent la tache infligée à leur mémoire, subsister à jamais18  ! Le même sort 91vous attend. Vous périrez comme magicienne. Il vous est facile de vous apercevoir que vos juges sont dévoués à Bedfort.

— L’honneur est un bien sacré, que tout mortel doit défendre jusqu’au dernier soupir. 92C’est pour défendre le sien que Bedfort attaque le vôtre. Si vous le défendez, le vôtre, il périra sans retour ; si vous le condamnez vous-même, vous recouvrez la liberté, et survivant à leur accusation, il vous sera facile un jour de vous justifier.

— Moi, me calomnier pour sauver mon honneur ! Moi, défendre mes jours par une lâcheté  ! Moi, témoigner ma reconnaissance à l’Éternel, en désavouant ses bienfaits  !

— Lorsqu’on est dans une position assez malheureuse pour que l’innocence soit imputée à crime, et que le crime, obtienne les éloges de la vertu, tout être qui sait réfléchir ne doit point balancer.

— Quelle étrange doctrine !

— Ah  ! c’est bien 93vous qui en professez une étrange ! Peut-on user de justice avec ceux qui n’en ont pas ? Il faut toujours entrer dans l’arène à armes égales. Les détours, la calomnie, la corruption sont les moyens que l’on emploie contre vous  ; sachez les mettre en œuvre également, où vous êtes perdue. Quand vous êtes en guerre, n’opposez-vous point la ruse à la ruse ? et n’avez-vous jamais dû de brillants exploits à des détours adroitement imaginés ? La guerre que l’on vous fait en ce moment est plus susceptible encore de détours que celle d’où vous sortez. Si vous refusez de vous défendre avec les armes dont vous êtes attaquée, vous ne triompherez pas. Cependant quelle douleur, 94quelle ignominie pour vous, pour vos parents, pour vos amis, pour la France entière  ! C’est pour tant d’intérêts divers que je me suis rendu criminel  : c’est pour vous sauver l’honneur et la vie que je me suis dévoué à la mort. Faut-il vous dire plus  ? mon sacrifice a été concerté entre vos parents, vos amis, et le monarque lui-même. La Hire, Barbasan, Dunois, le duc d’Alençon, la reine surtout qui vous aime si tendrement, sont d’avis que vous fassiez cette déclaration pour vous sauver. Évelina, la belle Agnès, et mille autres dames de la plus haute distinction, vous en conjurent au nom de l’État et de la plus tendre amitié. Après des témoignages si puissants, 95pouvez-vous douter que votre justification prochaine ne soit authentique ? Bientôt de nouveaux triomphes, accompagnés de protestations juridiques seront une preuve indubitable de la sublimité de votre mission.

— Le premier triomphe dont je doive être jalouse, est celui des terreurs de la mort. Le plus grand danger qui m’environne n’est point celui de perdre la vie, mais celui de succomber à vos conseils. Mon honneur perdu par Bedfort ne me rend pas criminelle, et je le serais si je le recouvrais par le moyen que vous m’indiquez. Par l’un, je parais coupable aux yeux des hommes  ; par l’autre, je le suis réellement auprès de l’Éternel. Si 96vous aviez jugé de moi pour l’avenir par mes actions passées, vous vous seriez interdit une proposition qui m’outragerait, si je ne la pardonnais pas à l’excès de zèle qui vous anime en ma faveur.

Loiseleur à ces mots ne répondit que par des pleurs. Quelques moments après, rompant un silence pénible, il employa des sophismes nouveaux pour fléchir cette amazone infortunée. Il lui retraça le précieux avantage d’aller combattre et vaincre en faveur de son souverain, et surtout l’honneur immortel de délivrer sa patrie du joug odieux des Anglais. Il lui rappela la tendresse, de ses parents, les plaisirs calmes, mais délicieux, 97de sa retraite, ses entretiens dans la forêt avec les puissances des cieux  ; il lui peignit enfin des plus vives couleurs les charmes de la liberté et les attraits de la nature.

— Vous me parlez, lui dit l’héroïne, de tout ce que j’eus de plus précieux sur la terre ; mais je n’ai plus qu’un, mot à vous dire. Si Dieu veut me sauver, il me sauvera sans le crime que vous me proposez  ; si Dieu veut que je périsse, je ne me roidirai point contre sa volonté. Je n’ai point oublié qu’il immola son innocence à nos fureurs, et je me sens plus de courage pour mourir en l’imitant, que pour vivre en cédant à vos conseils timides.

Loiseleur ne voulut point résister 98ouvertement aux résolutions de l’héroïne. Il l’approuva même afin de se ménager une occasion de la combattre encore  ; il pleura de nouveau sur ses malheurs  ; il loua les avantages d’une incorruptible vertu ; il parla fréquemment et avec enthousiasme de son attachement pour Charles, son roi. Par cette conduite, il cherchait à captiver la bienveillance de l’héroïne, et il en vint à bout. Alors, déplorant amèrement son sort, il souhaita ardemment la mort. Il supplia le concierge de faire solliciter la faveur auprès de ses juges de le faire promptement conduire à l’échafaud.

Jeanne, affligée, lui demanda le sujet de ses peines nouvelles, il s’y refusa  ; mais Jeanne pressa, conjura son compagnon 99d’achever de lui raconter le sujet de son désespoir, et Loiseleur, témoignant les regrets les plus vifs, lui fit l’aveu qu’il l’aimait, qu’il l’adorait et que son tourment étant extrême, il ne voyait plus que la mort qui pût mettre un terme à cette nouvelle calamité. Jeanne lui dit, pour le guérir, tout ce que la douceur et la noblesse de son caractère pouvaient lui inspirer ; mais cet homme, passant le jour et la nuit auprès de l’héroïne, ne tarda pas à être aussi entreprenant qu’il avait marqué d’abord de respect et de timidité. Jeanne alors, perdant la douceur dont elle, avait usé, se défendit avec un ton et des manières qui ne laissant plus à cet homme aucune espérance, ne lui permettaient 100pas d’user de ménagements, et malgré lui, dévoilant parfois son caractère, il laissa deviner à l’héroïne ce qui était vrai, qu’il était un adroit et perfide émissaire de Bedfort, qui, sous les apparences de l’intérêt le plus tendre, venait l’engager à faire des aveux flétrissants, qui fussent des motifs suffisants pour lui donner la mort.

De guerre lasse, Loiseleur se jette sur Jeanne pour la violer  ; n’y parvenant pas, il appelle un complice en renfort, sans plus de succès

Cet homme adroit et criminel avait promis que Jeanne ne sortirait pas vierge d’entre ses mains. Il comptait sur les charmes de sa personne, sur l’adresse et les détours de son éloquence, sur la force dont la nature l’avait doué, et sur le silence et la longueur des nuits. Mais, contraint d’avouer qu’il avait échoué dans l’un et l’autre de ses projets, il demanda 101un compagnon pour lui aider à consommer le crime. Ce compagnon lui fut accordé. Dans quel avilissement ne tombe point celui qui, pressé de se nourrir de crimes, n’en trouve point qui soit indigne de sa tyrannie ! Les efforts de ces deux brigands réunis furent vains  ; et la pudeur de Jeanne triompha de la lâcheté, comme son bras avait triomphé de la valeur19.

On tenta même d’arracher de faux témoignages à des soldats français  ; en vain

102L’on ne s’en tint pas aces moyens aussi méprisables qu’odieux. Plusieurs soldats français avaient été fait prisonniers. On les entassa dans des cachots, et on leur dit  : Déposez contre les mœurs de Jeanne, et les bienfaits de Bedfort seront ajoutés au présent de votre liberté. On ne saurait dire à qui, de Jeanne ou de ces guerriers, leur conduite 103fait plus d’honneur. Ces braves attestèrent tous, sans balancer, qu’ils mériteraient en effet tous les tourments qu’on leur faisait souffrir, s’ils ne soutenaient pas, même au péril de leur vie, que Jeanne la pucelle fut constamment l’exemple de la valeur et de la vertu.

N’ayant recueilli partout que de semblables témoignages, Bedfort aurait dû renoncer à des informations juridiques ; mais la providence voulait apparemment qu’il pérît un juste dans les supplices dus aux plus grands criminels, afin d’apprendre à l’homme qu’il doit pratiquer la vertu pour elle-même et non pour les avantages qu’il peut en retirer.

Cauchon, président d’un tribunal à la botte de Bedford, à l’exception de Basquier et quelques rares vertueux

La procédure de cet immortel procès fut donc commencée à 104Rouen. Cauchon, évêque de Beauvais, homme perdu dans l’opinion publique, et chassé de son siège par ses diocésains pour ses dérèglements, fut nommé président du tribunal qui devait condamner l’héroïne. Bedfort lui donna pour adjoints des prêtres, des moines, des docteurs ; et parmi ces hommes, désignés par le crime, il se trouva quelques êtres vertueux, dont deux se récusèrent  ; un seul, nommé Basquier, resta dans le tribunal jusqu’à la fin du procès, et fut assez courageux pour défendre l’accusée.

Bedfort avait formé ce tribunal spécial. Précaution illusoire des tyrans  ! c’est ainsi qu’ils pensent immoler, avec les apparences de la justice, non seulement un innocent, 105mais quelquefois encore le mortel qui mérite bien de la patrie  ; mais il lui arriva ce qui arrive presque toujours en semblable occasion. Il se trouva, parmi les juges, des hommes vertueux qui, sans révéler hautement l’iniquité de la procédure, la laissèrent soupçonner, en défendant l’accusée avec courage.

Le procès de l’héroïne dura quatre mois, pendant lesquels on mit en œuvre toutes les calomnies, tous les sophismes, tous les détours que la malignité la plus perfide et la plus lâche put inventer ; et ses juges, la plupart vendus à la tyrannie, s’étonnèrent que cette infortunée, privée de défenseur, livrée à toutes les ruses, tous les mensonges, toutes les perfidies d’une foule d’hommes 106instruits et pervers, montrât, dans sa défense, toute la pénétration d’un homme habile, toute la présence d’esprit d’un sage, toute la fermeté d’un héros, jointes à la résignation d’une âme religieuse et pure. Ils ignoraient que la vérité, sublime appui de la vertu, pouvait suffire au juste pour repousser avec avantage tous les sophismes du méchant.

Jeanne récuse le tribunal  ; deux assesseurs se désistent

La première défense que fit la vertueuse amazone, fut de dire au tribunal  :

— Vous voulez me juger en matière religieuse et civile, vous n’en avez point le droit. En supposant que Bedfort ait eu le droit de vous créer juges sur le territoire français, vous ne seriez toujours pas les miens  ; car je ne suis point un sujet de Bedfort, mais de Charles, 107seul roi français que je reconnaisse. Je ne suis donc qu’un prisonnier de guerre, et l’on doit respecter en moi le droit des gens. Vainement, pour vous donner le pouvoir de me juger, vous m’accusez d’hérésie  ; si je suis hérétique, c’est à l’Église à me juger. Que le pape alors me donne des juges et non Bedfort. Jusque là je ne verrai dans mes accusateurs et dans ce tribunal, que des hommes dévoués à la haine et à la fureur des partis.

Un évêque grec, qui se trouvait parmi les juges, voyant d’une part l’innocence d’une femme-héros, de l’autre la résolution de Bedfort et de ses agents d’arracher la vie à ce qu’il avait connu de plus vertueux et de plus beau sur la terre, profita 108de la récusation de cette jeune beauté pour se récuser lui-même ; et demandant de l’eau, il se lava les mains en pleine assemblée, en disant  :

— Quoiqu’elles ne soient pas teintes encore du sang innocent, je ne saurais trop les purifier, puisqu’elles ont pu signer l’acte de mise en jugement d’une jeune française qui me paraît avoir la perfection de toutes les vertus.

Un autre évêque l’imita. Je tairai les détails de cet étrange procès, si conforme à la tyrannie de tous les âges et aux mœurs du temps où l’héroïne a vécu. Le peuple alors, et même la plupart des hommes instruits, croyaient aux sortilèges, aux opérations diaboliques, et l’on pensait que le démon 109venait sur la terre exercer son pouvoir par l’intermédiaire d’un être qui avait fait un pacte odieux avec lui20.

Jeanne écoute sa sentence avec une sérénité qui plonge l’assemblée dans un silence chargé d’admiration et de compassion  ; Basquier, frappé de douleur, quitte la salle

L’on croyait aussi, avec la même bonne foi, que l’Éternel se plaisait à favoriser quelques saints personnages 110d’une partie de son intelligence, afin de lui donner une certaine domination sur les humains. Au moyen de cette double doctrine, les Français voyaient dans Jeanne d’Arc un envoyé du ciel, et les Anglais, ne trouvant que du mal pour eux dans ce qu’elle faisait pour sa patrie, 111adoptaient la pensée que Jeanne était une envoyée des enfers. Mais si le peuple pouvait être entraîné dans cette erreur, on ne saurait la présumer ni dans son accusateur Bedfort, ni dans ses juges, qui avaient la conviction intime que les exploits de Jeanne étaient le résultat d’un génie supérieur, don la condamnation ne pouvait flétrir que ses juges. Mais il est tant d’hommes pour lesquels l’honneur ne fut jamais rien, et qui, ne pouvant le perdre, ne l’ayant jamais possédé, ne considèrent dans les emplois de la tyrannie, que les émoluments qu’ils en retirent ! Pour mieux abuser le peuple à l’égard de l’accusée, l’on faisait circuler tous les jours contre elle les 112contes les plus absurdes ; on lui prêtait les aventures les plus scandaleuses  ; on ne la nommait que par des surnoms odieux. Ce peuple croyait de bonne foi que, pour fixer son opinion sur l’héroïne, il devait attendre avec une respectueuse docilité le jugement que ce tribunal allait prononcer. Il parut enfin ce jugement. Il y fut dit, qu’attendu que Jeanne d’Arc avait blasphémé en disant qu’elle avait entendu une voix céleste lui ordonner de combattre et de vaincre les Anglais ; qu’elle avait péché contre les lois et les bonnes mœurs en portant un habit d’homme  ; qu’elle avait manqué au premier commandement de l’Éternel en commettant des homicides dans les batailles  ; qu’elle avait 113violé les lois divines et humaines en méconnaissant, désobéissant, par son départ, l’autorité paternelle  ; attendu enfin qu’elle était coupable d’hérésie, le tribunal la livrait au bras séculier pour subir la peine de mort qu’elle avait méritée.

Le président Cauchon et Destivet, promoteur, furent les deux juges les plus cruellement attachés à la perte de l’amazone  ; les autres ne faisaient qu’obéir à l’impulsion qui leur était donnée  ; le seul Basquier, docteur et curé, eut le courage de la défendre. Jeanne d’Arc entendit son arrêt de sang froid, comme elle avait entendu les vociférations du peuple. Ses traits exprimaient une douce sérénité  ; son visage, pâli par tant de privations 114et de souffrances, s’anima d’une aimable couleur  ; ses yeux, qui naguère exprimaient une profonde tristesse, prirent une douceur, une joie paisible qui disaient la pureté de son âme. Jamais elle n’avait paru si intéressante et si belle. Elle promena ses regards sereins sur l’immense assemblée. Sa contenance était une attitude noble à-la-fois et modeste. Elle fit une telle impression sur les spectateurs, qui la plupart étaient mal intentionnés pour elle, qu’ils la considérèrent tous avec un œil d’admiration et de pitié. Il régnait dans la salle le plus profond silence. Il fut interrompu par ces paroles de l’héroïne qui, levant ses mains et ses regards vers le ciel, s’écria avec un accent plein d’expression 115et de douceur  :

— J’aurai donc ce rapport avec vous, ô mon Dieu  ! de mourir en criminelle pour avoir voulu faire le bonheur de mon pays  ! Je vous rends grâces de finir mes maux par une mort que je n’ai point méritée. Je ne vous demande rien pour mon roi, pour ma patrie, j’ai su quel était votre amour pour eux ; mais éclairez l’esprit et surtout le cœur de mes juges. Hélas  ! ils sont Français ! Faites que mon supplice les frappe d’un remords utile à ce bon peuple, qui verra dès lors que son honneur et sa félicité ne peuvent naître que de sa soumission aux lois de son pays.

À ces mots, les juges baissèrent la tête, à l’exception du président et du promoteur, qui firent effort 116pour surmonter le remords qui déjà sillonnait leur front nébuleux : les spectateurs se regardaient entre eux et semblaient se dire, c’est l’innocent qui va mourir. En même temps Basquier, ce pasteur plein de justice et de courage, qui seul avait osé prendre la défense de l’héroïne, se lève de son siège, traverse la salle les yeux inondés de larmes, et se retire, ne pouvant résister à l’émotion qui le tue. Le peuple, qui l’injuriait avant le jugement, le regarde avec vénération et participe à sa douleur. Une personne de l’assemblée lui dit à haute voix en le voyant passer :

— Homme honnête et courageux, tu partageras chez les races futures la gloire de cette infortunée.

Et, ces paroles sont 117applaudies par un murmure universel.

Surgit la duchesse  ; entraînée à l’écart par Bedford, qui pressent l’esclandre, elle lui lance au visage toute l’horreur du crime qu’il s’apprête à commettre  : son nom, prédit-elle, portera à jamais la marque de l’infamie

Bedfort entre en ce moment dans la salle  ; il s’en était éloigné pour un moment, sur la réquisition de Basquier, afin que sa présence, son titre puissant de régent du royaume et d’accusateur, n’influençât point le jugement. Il apprend la cause de ces murmures. Ses traits et ses regards sinistres expriment son courroux. Jeanne est peu touchée de sa colère, elle ne s’occupe que de la mort qui l’attend. Un silence morne règne dans l’assemblée  ; une porte s’ouvre, c’est la duchesse, qui, l’œil en pleurs, arrive d’un pas précipité. Le duc son époux, craint que, dans le délire de sa douleur, elle ne s’échappe en reproches 118mérités, et ne s’oublie jusqu’à tenir en public quelques propos tendant à éclairer ce peuple, déjà mal disposé en sa faveur  ; il se hâte d’aller au-devant de la duchesse, il enchaîne ses pas par quelques mots expressifs qu’il lui dit à demi voix, et l’entraîne dans une salle voisine de celle où vient de se passer une scène scandaleuse.

— Qu’avez-vous fait barbare, qu’avez-vous fait, lui dit la duchesse en se voyant seule avec lui ? Jeanne est condamnée à mort ! est-ce là ce que vous m’aviez promis ? à quel mortel éclairé sur la terre, espérez-vous prouver qu’elle fut criminelle  ? Ce peuple lui-même, malgré votre autorité, malgré l’ascendant de la qualité de vos juges sur son esprit, va 119la proclamer innocente. Que serez-vous alors aux yeux de l’univers ? Un prince qui, joignant la faiblesse à l’ambition et de honteux détours aux forfaits, s’environna de quelques vils complaisants, qui se chargèrent de les commettre pour lui. Ce tribunal odieux, qu’est-il  ? L’instrument passif de vos volontés. La honte dont il s’est couvert dans ce jugement rejaillit toute sur vous. Qu’étaient ces hommes  ? rien. Que leur importe l’opinion de la postérité ? ils ne devaient pas y atteindre ; mais vous, par leur jugement, vous perdez chez les hommes à venir la considération à laquelle vos exploits vous donnaient droit de prétendre. En lisant ce que vous fîtes d’éclatant, ils liront aussi ce forfait. Ce 120souvenir sera toujours là pour repousser la gloire qui voudrait vous environner. Un héros n’est pas celui qui gagne des batailles, mais celui qui joint une justice inaltérable à une haute valeur. Un guerrier ne peut être un héros, s’il n’est homme de bien ; de quel surnom même ne sera-t-il point désigné dans l’histoire si pour commettre le crime, il s’est armé d’hypocrisie ? Que n’avez-vous eu le courage de dire  : cette femme a vaincu mes guerriers  ; je crains que, s’échappant elle n’en triomphe encore  ; qu’elle soit immolée ! L’on aurait dit : Bedfort commit un homicide pour apaiser l’ombre de ses soldats. Mais on dira, Bedfort fit assassiner au nom de Dieu, celle que Dieu avait envoyée sur la terre 121pour accomplir ses desseins. Il en fut vaincu dans les batailles par sa valeur, et dans les tribunaux par sa vertu. Souvenez-vous que Talbot, le plus grand de vos capitaines, le plus vaillant de vos guerriers, fut fait prisonnier sous ses étendards, et renvoyé sans rançon. Une femme, dira-t-on, donna à Bedfort l’exemple de l’héroïsme et de la clémence, qui sont l’apanage des rois. Bedfort y répondit par la vengeance et l’hypocrisie. Apprenez, Bedfort, qu’il n’appartient qu’aux mortels, qui étonnent le monde par une foule d’exploits, de cacher un grand forfait sous la multitude de faits héroïques dont leur histoire est encombrée. L’admiration si souvent provoquée, étonne le blâme qui n’ose 122prononcer. La vie d’un tel monarque est un immense tableau de situations brillantes, au milieu desquelles se perd un épisode, qui fait une ombre au milieu des vertus du héros. Mais vous, Bedfort, vos actions n’ont point assez d’éclat pour effacer la lumière que va jeter ce grand crime. Réfléchissez y donc, ô mon époux ! il en est temps encore de verser sur ces juges, déjà trop avilis, tout l’odieux de cet arrêt. Ne méritent-ils pas cette récompense, ayant pu ne le prononcer que pour vous plaire  ? et votre clémence fera penser à la postérité, que ces magistrats furent les libres et seuls agents d’un jugement odieux.

Bedford accepte de commuer la peine de mort en prison, à condition que Jeanne renie ses voix et abandonne son habit d’homme  ; la duchesse court porter l’offre à Jeanne, qui accepte

La duchesse à ces mots, se précipite au genoux de Bedfort. Cette 123action fait oublier tout ce qu’avait de trop rude le discours véhément qu’elle avait prononcé.

— Levez-vous, dit le duc, vous avez triomphé. Allez vous-même annoncer à cette guerrière, que le roi veut bien lui pardonner ; et qu’il convertit la peine de mort en une prison perpétuelle. J’y mets seulement deux conditions  : l’une, que l’héroïne désavouera ses intelligences avec les célestes esprits  ; l’autre, qu’elle ne portera jamais que les habits de son sexe21.

— C’en est fait, ô mon ami, ô 124mon auguste époux  ! s’écria la duchesse en versant des larmes de reconnaissance et de joie  ; l’univers bénira ta clémence, et je serai la plus heureuse des épouses en pensant que j’ai fait quelque chose pour la gloire de mon cher Bedfort.

La duchesse, à ces mots, embrasse son époux, et s’arrachant de ses bras, elle vole à la salle du tribunal :

— Votre sort est entre vos mains  ; dit-elle à l’héroïne. La clémence du roi vient de prononcer votre grâce à deux conditions si peu importantes, que je ne doute point que vous ne les accomplissiez sans balancer. Ne dites plus que vous eûtes des intelligences avec les célestes esprits  ; promettez que vous ne porterez, à l’avenir, que les habits de 125votre sexe : à ce prix votre grâce vous est accordée, et la peine de mort est commuée en une prison perpétuelle.

— S’il ne dépendait que de moi d’accepter la grâce que vous m’offrez, Madame, ou de me soumettre à la rigueur de mon jugement, je ne balancerais pas à préférer la mort. Mais il ne nous appartient pas de disposer de nos jours. J’accepte donc le tombeau perpétuel où l’on veut m’ensevelir vivante, et renonce sans peine comme sans plaisir, au supplice qui devait mettre un terme à tant de douleurs. Quant aux déclarations que vous me demandez, voici ma réponse.

J’ai cru entendre des voix me parler ; l’on m’atteste que je me 126suis abusée, que j’ai pris pour des voix étrangères, ce qui n’était que l’inspiration de mon propre cœur. Cela peut être, et j’avoue qu’il est possible que je me sois trompée. Quant à ce qui concerne les habits de mon sexe, je promets de les porter toujours, à moins que, devenant libre, mon roi n’en ordonne autrement22.

Jeanne est prêchée en public par Nicolas Midy, avant d’entendre la nouvelle sentence  ; reconduite en prison, la duchesse obtient qu’elle soit transférée dans son palais contre sa parole de ne pas chercher à s’évader

D’après cette déclaration, Bedfort 127fit dresser le lendemain, 30 mars 1431, un échafaud dans la place de 128Saint-Ouen à Rouen. L’héroïne y monta, en habit d’homme, et un docteur nommé Nicolas Midy, prononça un discours dans lequel 129il injuria, il outragea cette infortunée en débitant contre elle toutes sortes de calomnies. Jeanne parut impassible à ces traits de la haine et de l’imposture  : mais quand l’orateur chrétien injuria Charles VII, Jeanne l’interrompit en disant :

— En vous conservant le respect que je vous dois, j’ose dire, et j’en prends même le ciel à témoin, que Charles, mon roi, est le plus noble des chrétiens  ; il aime la foi, il respecte l’Église ; il ne ressemble en rien au portrait que vous faites de lui.

Cette apostrophe en publique assemblée, que les prêtres regardèrent comme attentatoire à ses privilèges, et qui ne fut qu’une belle audace aux yeux d’un peuple a demi détrompé, excita de violents 130murmures. Quand l’orateur eut fini de parler, Jeanne prit, la parole et fit la déclaration qu’on lui demandait, telle que nous l’avons vue plus haut, et que plusieurs historiens mal informés ont prise pour un acte de faiblesse et de rétractation entière de la part de l’héroïne, effrayée par la présence de la mort.

Alors un héraut, parlant au nom de Henry, déclara que la peine de mort, prononcée contre Jeanne d’Arc était convertie en une prison perpétuelle ; mais, ajouta le héraut, si cette femme retombe seulement une fois dans l’une de ces deux fautes, la sentence déjà portée, revivra contre elle dans toute sa rigueur, et la coupable trouvera la mort dans les horreurs du bûcher.

131Ce fut ainsi que se termina cette séance, une des plus mémorables de l’histoire de l’esprit humain. L’héroïne enchaînée, pâle, maigrie par ses souffrances, mais n’ayant rien perdu de sa noble fermeté, fut reconduite en prison où, sans murmurer, sans pousser un soupir, elle fut enfermée dans une cage de fer. L’on déposa de nouveau à coté d’elle, l’eau d’amertume et le pain de douleur, et la vertueuse amazone, rendant grâces à Dieu de sa situation, ne lui demanda plus dans ses prières que la prospérité de son prince et la force de supporter jusqu’à la mort toutes les souffrances, sans offenser son créateur.

Cependant la duchesse de Bedfort ne crut pas avoir assez fait pour 132l’héroïne. Elle commença par la visiter furtivement et lui porter elle-même une nourriture saine qui ranimât ses forces et lui fit attendre dans la santé un sort moins rigoureux. Cette princesse en effet, à force de pressantes sollicitations, parvint à faire accorder plusieurs adoucissements au sort de Jeanne, et finit par obtenir qu’elle fût admise à sa société, et qu’elle eût son propre palais pour prison. La duchesse se contenta pour toute sûreté de la personne de l’héroïne, de sa parole d’honneur qu’elle ne ferait aucune tentative pour se sauver. Jeanne prononça ce serment et devint la compagne et la plus chère amie d’une princesse, qui méritait un époux qui, français comme elle, 133pût la seconder dans la grandeur et la générosité de ses sentiments.

De son côté, Évelina avait rassemblé la rançon de Jeanne à laquelle Jacques Cœur mit sa fortune à contribution  ; mais Bedford, après avoir fait monter les enchères, renonce à tout marché

Tandis qu’une Française, chez l’étranger, assurait par ses bons traitements la captivité de l’héroïne, une étrangère, chez les Français, faisait tout pour lui rendre la liberté. Évelina, ayant quitté pour quelque temps son cher Dunois, avait passé en Écosse, et s’étant fait trente-cinq mille écus d’or de la vente d’une terre, quinze mille pour rembourser à ses amis, ce qu’avait coûté sa rançon, et vingt mille pour payer celle de Jeanne d’Arc, elle revint empressée, ne doutant pas qu’avec une telle somme, elle ne sauvât les jours de sa vertueuse amie. La longueur du voyage, la lenteur des opérations, 134avaient demandé du temps. Lorsqu’Évelina revint en France, l’héroïne était prisonnière sur sa parole, auprès de la duchesse de Bedfort.

Évelina fit négocier la rançon de Jeanne. Bedfort demanda cinquante mille écus, la même somme qu’il avait exigée pour le duc d’Orléans. Évelina n’en avait que vingt mille  ; ceux auxquels elle voulut rendre l’argent qui lui avait été prêté pour sa rançon, consentirent à ce qu’il fût employé à celle de Jeanne, mais ces deux sommes ne formaient pas celle exigée par Bedfort. Évelina eut recours à des emprunts, et, ayant fait les cinquante mille écus exigés, les fit proposer au prince Anglais.

— Puisqu’on 135n’a point voulu me donner, dans le temps, la somme que j’exigeais, répondit Bedfort, je veux vingt mille écus de plus aujourd’hui.

Évelina fut désespérée de cette réponse. Ne s’était-elle donné tant de soins, n’avait-elle fait tant de sacrifices, que pour voir s’évanouir ses espérances, dans le moment où elle croyait les voir s’accomplir ? Ces vingt mille écus, où les trouver, lorsque déjà l’on avait épuisé toutes les ressources ?

Sur ces entrefaites, Jacques Cœur, ce négociant dont nous avons parlé, revint d’un long voyage qu’il avait fait en Afrique. Il entendit parler de l’embarras où se trouvaient les amis de la célèbre pucelle ; il se 136hâta d’offrir les vingt mille écus d’or, et trois fois plus, si l’on en avait besoin. La sensible Évelina, ne se sentant pas de joie, envoie aussitôt un héraut à Bedfort, mais elle en reçut cette réponse.

— Jamais Bedfort n’a manqué à sa parole. Si la rançon de Jeanne, dite la pucelle, avait pu être mise à prix, je l’aurais cédée pour la première somme convenue. En la refusant aujourd’hui, je ne viole point la foi donnée ; je prouve seulement qu’envers un peuple rebelle, je suis libre d’agir comme il me plaît. D’ailleurs cette femme coupable n’est plus à moi  ; elle appartient aux tribunaux qui l’ont jugée  ; je ne pourrais la céder aux rebelles sans violer la plus sainte des lois.

Bientôt, Jeanne est approché par une dame lui dévoilant le plan d’une évasion  ; Jeanne soupçonne un piège pour la perdre

137Cette réponse fit penser à la sensible Évelina, que les bons traitements que recevait son amie à la cour de Bedfort, cachaient quelque perfidie. En conséquence, elle se crut autorisée à employer d’autres moyens pour obtenir la liberté de sa sœur d’armes.

Peu de jours donc après cette orgueilleuse réponse, une des dames d’honneur de la duchesse de Bedfort, s’approchant de l’héroïne, et baissant la voix, lui dit  :

— Demain, vers l’aube du jour, vous entendrez frapper trois petits coups au mur contre lequel est appuyée votre couche. Vous traverserez, pieds nus et sans bruit, la chambre de la duchesse dont vous trouverez les portes ouvertes. Un habit d’écuyer 138vous sera donné dans l’antichambre, et passant par la fenêtre dont vous trouverez un barreau scié, vous suivrez un homme chargé de vous conduire, par un souterrain, jusqu’à une petite porte qui donne sur le pont et dans le fossé  ; mais, à l’abri des eaux, par le toit du passage, vous arriverez dans une petite forêt où vous trouverez une armure et un excellent coursier, qui, dans la journée et la nuit prochaine, est en état de vous porter au camp de votre souverain.

Jeanne n’eut pas le temps de répondre à la dame, qui se sépara d’elle aussitôt, et rentra en conversation avec les autres dames d’honneur de la duchesse. La guerrière 139ne ferma pas l’œil de toute la nuit. L’impatience égalait l’incertitude. Avait-elle affaire à une amie véritable, ou cette dame n’était-elle qu’un agent secret de Bedfort, qui voulût lui faire vêtir un habit d’homme et des armes, afin d’en prendre occasion de la livrer à toute la rigueur de son jugement, et lui faire donner la mort  ?

Le point du jour semble paraître. Jeanne entend frapper au mur les trois coups convenus ; elle se lève, traverse l’appartement de la duchesse, arrive à l’antichambre  ; là, à la faveur d’une lampe dont la lumière, bien enveloppée, ne se répand que dans un espace étroit, elle aperçoit les habits qui lui sont destinés. Comme elle est émue, à 140l’aspect de ce vêtement  ! comme son sang bouillonne à l’approche de la liberté  ! La liberté et ton roi, lui criait une voix, au fond de son cœur. Fuis, Jeanne, fuis Bedfort et le supplice  !

Tandis que son flanc généreux palpite à cette double pensée, elle s’approche de la fenêtre ; un homme paraît. Ses bras nerveux pressent un barreau de fer, qui, scié vers l’une de ses extrémités, cède aux efforts, et laisse un libre passage à l’héroïne étonnée.

— Descendez y hâtez-vous, lui dit cet officieux mortel.

— Je ne puis, dit la guerrière  ; je ne quitterai point ma captivité.

— Ô ciel, reprit la voix, me soupçonneriez-vous de trahir vos intérêts, moi qui 141les sers au péril de mes jours  ? Croyez que si je n’avais pas la certitude que Bedfort n’attend qu’un prétexte pour vous arracher la vie, je n’aurais point servi les généreux desseins de la princesse Évelina.

— Le ciel m’est témoin, dit Jeanne, que ce n’est pas la crainte d’être surprise par Bedfort, qui me retient en ces lieux. La liberté vaut bien les risques de la vie.

— Vous allez désespérer Évelina  ; c’est elle, qui par l’or qu’elle m’a prodigué, a fermé la paupière à vos surveillants, et préparé votre fuite.

— Je devrais tant de biens à la sensible Évelina  !

— En doutez-vous  ? prenez cet écrit. Que les caractères de l’amitié vous rassurent.

142Livre XII

Un billet de la main d’Évelina dissipe tout soupçon de piège, mais Jeanne est liée par sa parole  ; après avoir remercié le complice qui l’attend, elle regagne sa couche, en proie à une vive douleur

L’amazone prend l’écrit, se précipite vers les rayons cachés de sa lampe  ; elle reconnaît la main, le sceau d’Évelina. Je ne chercherai point à ranimer votre valeur pour vous inviter à fuir, lui mandait la princesse  ; je ne chercherai point à vous persuader qu’on en veut à vos jours, en vous apprenant qu’à nul prix Bedfort ne veut traiter de votre rançon. Je vous dirai seulement  : l’amitié vous attend, et l’ennemi 143triomphe. Adieu, dans deux jours vous serez dans mes bras.

Quel frémissement subit dans tous les sens de l’héroïne  ! Elle baise cet écrit  ; elle l’arrose de ses larmes  ; ses genoux se courbent tremblants, sous le poids de son corps affligé. Elle revient à la croisée, et dit  :

— Je reconnais, à cet écrit, que vous êtes Français  ; je pourrais donc me confier à vos soins, et courir même joyeusement à la mort pour le seul espoir de la liberté. Mais la duchesse a ma parole, que je n’abuserai pas des bontés qu’elle a eues pour moi. Cette parole donnée est un obstacle plus difficile à surmonter, que les barreaux de fer, doublés de murs épais dans lesquels Bedfort m’avait renfermée. 144Je ne puis accepter vos secours ; recevez-en mes remerciements sincères  ; c’est là tout le prix que me permet d’y mettre ma reconnaissance. Retirez-vous, ne me livrez pas au plus grand de tous les supplices, en m’offrant la liberté, don bien cher, mais que je ne saurais accepter sans crime.

— Eh quoi  ! lui répliqua cet honnête Français, ne voyez-vous point que le retard mis à votre supplice, n’est qu’une ruse imaginée pour ne pas mécontenter la duchesse de Bedfort  ? son époux a tant d’intérêts à la ménager  ! On sait qu’elle arracha, à la mort, une foule de Français. À ce titre, elle est aimée, adorée du peuple. L’affection que l’on a pour elle, tempère la haine que l’on a 145pour Bedfort. Le verrez-vous jamais paraître en public sans son épouse ? Sa fureur détestée marche en sûreté, sous les ailes de l’amour que la duchesse inspire. Avare,comme il est, aurait-il refusé soixante et dix mille écus d’or pour votre rançon, s’il n’avait pas irrévocablement résolu de vous donner la mort ?

— Qui que vous soyez, ô Français généreux, mettez-vous à la place de Jeanne d’Arc  ; elle a fait un serment. Liée par les lois de la religion et celles de l’honneur, peut-elle s’échapper à l’insu de ses gardiens généreux ? Ce ne sont point des satellites qui me gardent, c’est la duchesse de Bedfort, ou plutôt c’est moi-même  ; plus je cours de dangers, en restant 146en ces lieux, plus il importe de ne point compromettre ma gloire, et le repos d’une femme sensible qui a fait tant de choses pour moi. La crainte, la certitude même d’un crime dans Bedfort ne peut me décider à en commettre un. Il aurait manqué à sa foi, que je ne me croirais pas dégagée de la mienne. Dites à la princesse Évelina, que la preuve la plus solide que je puisse lui donner de mon attachement et de ma vive reconnaissance, est de ne point lui présenter une amie dont elle eût à rougir. Adieu, partez brave Français  ! Je ne mériterais point les dangers que vous courez pour moi, si j’étais capable d’en profiter.

147L’héroïne, en disant ses mots se retira  ; elle n’était venue au rendez-vous donné, que pour ne pas exposer, par une trop longue attente, ceux qui s’intéressaient à son sort. Elle se hâta de fuir, tandis que sa vertu l’emportait encore sur l’amour de la liberté, et se jetant sur sa couche, elle n’y trouva que les regrets de sa vertu et la douleur du crime de ses ennemis. La liberté qu’elle venait de refuser, la possibilité de porter de nouveaux secours à son roi, le tourment d’être le jouet perpétuel d’un mortel aussi puissant, aussi perfide, aussi haineux que Bedfort, l’incertitude de l’opinion qu’elle concevait de sa conduite  ; la chère Évelina, l’image constante d’un supplice affreux, 148accompagné d’un jugement qui la livrait à l’infamie, tant de souvenirs et de pensées rapides la plongent dans un état de douleur et de sensibilité naturel aux personnes de son sexe. Elle gémit, verse des pleurs  ; elle en inonde sa couche  ; bientôt les sanglots se mêlent aux gémissements  ; la sensibilité s’accroît de toute la force des vertus qui l’ont fait naître  ; les sanglots qui oppressent sa poitrine si pure et si belle, sont prêts de l’étouffer. Elle est seule  ; l’amour-propre ou la fierté ne commande aucune contrainte  ; elle ne réclame point une force au-dessus de la nature  ; la faiblesse de son sexe permet à la douleur d’exercer tout son empire. Jeanne ne regrette point ce qu’elle 149a fait pour la vertu  ; mais elle pleure sur sa liberté qu’elle vient d’immoler par devoir, sur l’amitié qu’elle fuit, sur les malheurs de sa patrie, qu’elle aurait voulu finir ; elle pleure, hélas, sur elle-même encore, car la vie et l’honneur ne sont pas des biens que l’on puisse facilement perdre sans regrets.

Cet accès de douleur, le premier qu’elle eût eu depuis sa captivité, fut un pressentiment de ce que le crime le plus odieux préparait à sa vertu. Il en est, des pressentiments. Qui n’en a pas éprouvé  ? Ce sont des révélations d’une puissance invisible à notre âme. Les plus incrédules, ne pouvant les nier, les attribuent au hasard  ; d’autres leur donnent pour origine 150des causes physiques inapercevables par nos sens  ; ils sont à leurs yeux des sensations imparfaites de tel événement à venir dont la cause nécessaire est dans l’organisation primitive de notre être. Jeanne les attribuait à des esprits qui parlent aux nôtres, lorsque nos corps sont dans l’inaction, et toutes nos passions dans le silence.

Alertée par ses sanglots, la duchesse accourt à son chevet  ; elle assure à Jeanne qu’elle saura obtenir du duc sa libération

Mais pourquoi ces réflexions  ? La duchesse entendit les sanglots de sa belliqueuse amie  ; elle accourut, s’efforça de la consoler ; et l’héroïne, caressée, fêtée par la princesse, retrouva le sourire de l’amitié reconnaissante  ; il vint se mêler aux pleurs que les premiers rayons de l’aurore faisaient briller dans ses yeux.

151La princesse, non moins émue que son amie, lui parla avec douceur, la rassura sur ses craintes  ; lui promit tous les plaisirs, tous les adoucissements qui seraient en son pouvoir.

— Je ne saurais à la vérité, lui dit-elle, vous rendre les combats qui firent votre bonheur…

— Qui firent mon bonheur, reprit Jeanne avec vivacité  ! Jamais, jamais  ; je les abhorre. Pourquoi les monarques de la terre n’ont-ils pas établi un tribunal, où puissent être jugées les causes des rois ? Pourquoi la justice ne serait-elle point la base de leurs projets, et surtout de leurs actions, comme elle l’est pour leurs sujets  ? Mais les tribunaux des rois sont des champs de carnage, et leur équité, la volonté 152du vainqueur. Quand j’assistai à des sièges, à des batailles, j’obéis à sa voix ; je voulais faire triompher le juste, et secourir l’humanité.

— Eh bien, ne regrettez donc point ces champs de carnage  ; les hommes sauront assez s’y entrégorger sans nous  ! Tandis que la haine leur met, l’un contre l’autre, la flamme et le fer à la main, goûtons les douceurs de l’amitié  ; votre présence adoucit tout ce que mon sort a de rigoureux. Ne pourrai-je exercer un aussi noble empire sur vous  ? votre âme, accoutumée au bien, ne goûtera-t-elle aucun plaisir à faire mon contentement  ? Ne craignez rien des emportements de Bedfort. Il semble ne vivre que pour moi, et moi je vivrai pour 153vous. Bientôt votre conversation, étant essentielle à mon bonheur, deviendra d’un prix inestimable pour Bedfort. Il ne pourra pas plus vouloir votre malheur que le sien propre, puisque son bonheur dépend de moi, et le mien de vous. Consolons-nous donc des chagrins que nous ont faits les vices des mortels, par le plaisir que nous goûterons à pratiquer quelques vertus.

Des discours si tendres et si touchants produisirent un grand effet sur le cœur de l’héroïne. Elle essaya d’en témoigner sa reconnaissance à la duchesse, en affectant plus de gaîté. Elle se livra à un enjouement auquel elle n’était pas accoutumée. La matinée se passa de la sorte. La duchesse, voulant maintenir 154cette aimable gaîté, dit à l’amazone  :

— Mon époux sera occupé tout le jour  ; nous passerons la journée ensemble, et nous tâcherons de dissiper, par quelques heureux amusements, les sombres vapeurs de cette matinée.

Le lendemain, la duchesse convie deux dames pour distraire Jeanne  ; voyant l’armure suspendue, elles la pressent de l’endosser  ; Jeanne hésite, puis cède pour faire plaisir à son amie

En effet, deux dames d’honneur de la princesse ayant été admises dans cette intimité, chacune y mit sa part d’une aimable et décente folie  ; mais, hélas  ! combien de pleurs allaient couler pour ce moment de plaisir  !

Bedfort, en accordant sa grâce à l’héroïne, y avait mis deux conditions  ; l’une était qu’elle ne porterait jamais que les habits de son sexe, et que si elle manquait à sa parole, la sentence de mort revivrait 155contre elle dans toute sa rigueur. Ce prince en même temps, pour conserver, disait-il, un monument de son triomphe et un souvenir de la gloire de l’amazone, avait fait placer dans le salon de compagnie de la duchesse l’armure et les vêtements de sa nouvelle amie. Ce prince ne doutait pas qu’un jour la guerrière ne fût tentée de prendre son armure, et ce délit constaté, suffisant à sa vengeance, pouvait servir à justifier sa fureur.

Cette armure n’excita point la cupidité de Jeanne, mais elle excita la curiosité de la princesse. Une de ces dames la détacha ; la duchesse la considéra, et chacune de ces dames tour à tour essaya la coiffure guerrière. C’était un beau 156casque, surmonté d’un panache à plumes d’argent. L’on voulut aussi voir les traits de Jeanne, sous l’acier éclatant.

Une de ces dames observa que l’arrêt de mort n’était point aboli, mais suspendu, à condition que, l’héroïne ne porterait jamais l’habit guerrier  ; en conséquence, elle fut fermer la porte avec soin  : alors ces dames donnèrent une libre carrière à leurs amusements. Ce ne fut pas seulement du casque que l’on voulut se coiffer, mais de l’armure que l’on voulut se vêtir ; et bientôt la, duchesse baissant la voix, dit à la guerrière  :

— Ma douce amie, me refuserez-vous un plaisir  ? J’ai toujours désiré de vous voir telle que vous étiez, lorsque vous faisiez des 157prodiges de valeur à la tête des armées françaises. Vêtissez cette armure  ; surmontez votre front de ce panache ondoyant  ; armez-vous de cette épée qui tant de fois décida du destin des batailles.

L’héroïne effrayée rappela à la duchesse l’observation qu’on venait de lui faire.

— Crainte puérile, reprit la princesse ! Cette défense porterait-elle sur de simples amusements  ?

Cette réponse et de nouvelles sollicitations déterminèrent l’amazone, qui aurait cru manquer à sa bienfaitrice en ne cédant pas à ses désirs. Elle prit donc son juste-au-corps, sa cotte de maille, son armure, son casque, et, s’armant de 158son épée, elle se trouva équipée en guerre.

— À présent, dit la duchesse, figurez-vous que vous soyez en présence de l’ennemi. L’on dit que, lorsque vous y étiez en effet, cette figure si douce, si belle, se décomposait et prenait, un aspect si terrible, qu’il était peu de guerriers dont la valeur pût soutenir vos regards.

Jeanne, pour complaire encore à la duchesse, prend l’attitude demandée. La princesse jouit d’un plaisir vif qui se mêle à un sentiment de terreur. L’héroïne s’arme aussi de sa lance  ; ce n’est pas sans douceur qu’elle la sent s’équilibrer dans ses mains. Son illustre amie l’applaudit en l’excitant à mieux 159faire  ; Jeanne obéit, et ces trois dames sont ravies d’admiration. La duchesse saute au cou de l’amazone, et lui dit  :

— J’ai bien vu des chevaliers armés en guerre mais je n’en vis jamais de meilleure mine et de plus belle tenue que vous.

Soudain, une clef tourne dans la serrure  : Bedford apparaît, suivi de Cauchon et Destivet

À ces mots, l’on entend le bruit d’une clef qui tourne dans la serrure d’une porte secrète de l’appartement ; c’est l’entrée par laquelle le duc arrive chez la princesse, lorsqu’il veut y venir à l’insu des courtisans. Un effroi subit s’empare de la jeune duchesse  ; elle précipite l’héroïne, son amie, derrière une tapisserie. Bedfort entre  ; il voit des vêtements épars  ; l’armure de la guerrière n’est plus appendue au mur où elle était en trophée. Il demande 160où est l’amazone  ; il veut savoir ce qu’on a fait de cette armure.

La duchesse, prenant un air et un ton de voix mêlé d’inquiétude et de gaîté, répond à Bedfort :

— J’eus le désir impérieux de contempler l’amazone dans ses habits guerriers  ; vous m’aviez dit que vous seriez occupé pour le reste du jour  ; j’ai conjuré l’amazone française de me procurer une satisfaction que j’avais tant désirée.

Le duc ordonne qu’on saisisse Jeanne afin que la ville constate qu’elle a violé son serment, convoque le tribunal, et fait dresser le bûcher  ; la duchesse se jette à ses pieds, le tribunal rechigne, Destivet lui-même s’enfuit de honte

À ces mots, Jeanne, un peu confuse, sort de la retraite où la duchesse l’avait jetée. Bedfort lui lance un regard foudroyant, fait quelques pas, ouvre la porte, du salon, fait entrer ses courtisans. Parmi eux se trouvent Cauchon et Destivet, le président et le promoteur du tribunal 161qui a condamné l’héroïne.

— Vous la voyez, leur dit Bedfort, elle a violé son serment ; qu’on la saisisse, qu’on l’entraîne ; que, vêtue de la sorte, on lui fasse parcourir la ville entière, afin que le peuple ne doute pas de son forfait.

La duchesse épouvantée tombe aux pieds de Bedfort  ; mais celui-ci, craignant d’être contraint de se laisser fléchir, s’arrache aux importunités de son épouse, refuse de la voir jusqu’au lendemain, retard fatal qui devait causer la perte d’une infortunée, que l’on voulait immoler à tout prix.

Tandis que l’on forçait l’héroïne à traverser la ville en habit de guerrière, le tribunal s’assemblait, et 162le duc ordonnait que le bûcher et l’échafaud fussent dressés.

Cependant les membres de cet affreux tribunal avaient eu le temps de réfléchir sur leur jugement. Le peuple avait manifesté tant de plaisir en apprenant que Bedfort avait accordé la grâce de l’amazone, chacun des juges avait éprouvé de si vifs reproches de la part des habitants, qu’ils étaient affligés d’avoir à prononcer une seconde fois, voyant bien que leur conscience allait être froissée entre la haine de Bedfort et le ressentiment populaire. Destivet lui-même, qui avait été ardent à sa perte, est le plus zélé à sa justification  ; et, ne pouvant fléchir Bedfort par son éloquence, il se jette à ses genoux, 163il le conjure de maintenir l’arrêt de sa clémence, de jeter de nouveau l’amazone dans sa cage de fer, et d’y prolonger s’il veut ses souffrances jusqu’à la mort  ; mais de ne pas exiger une seconde fois qu’un tribunal composé d’hommes environnés par leur état de l’estime publique, livre l’innocence à ses bourreaux.

— Allez, lui répondit Bedfort irrité, il fallait penser à son innocence pendant les quatre mois que vous l’avez tenue en votre pouvoir, et non pas à présent qu’il ne s’agit plus que de justifier votre jugement par une exécution que vous-même avez ordonnée. Si vous fûtes justes naguère en la condamnant à mort, vous ne pouvez, sans crime, l’innocenter aujourd’hui ; si 164vous fûtes assez vils pour condamner un innocent, parce que le pouvoir vous demandait ses jours, il, est juste que l’exécution de votre sentence vous livre aux remords éternels que vous avez mérités.

À ces mots, Destivet, connaissant toute la honte, toute l’horreur de son crime, court s’enfoncer dans une solitude écartée  ; se cachant au monde dont il est l’opprobre, ne pouvant se cacher à lui-même, dont il est désormais le tyran ; mais espérant que, dans l’ombre de la nuit, il verra moins sa conscience qui s’est fait son bourreau, il se jette dans une étable enfoncée  ; il s’y roule sur la fange, laissée par les pourceaux qui ne sont plus ; et souhaitant la mort qu’il a donnée, 165il déplore son crime et les malheurs de l’innocence.

La nouvelle sentence est prête  ; une troupe d’Anglais mène Jeanne, sereine, à son supplice, à travers une ville qui murmure

La fuite de Destivet n’empêche pas la nouvelle sentence que les juges, en frémissant, portent contre l’héroïne. Le seul Cauchon semble avoir modelé son âme sur celle de son prince adoptif, et le crime devient l’aliment de sa vie. Aussitôt Jeanne est entraînée. Le tyran a fait commander un bataillon d’Anglais, étrangers au langage du pays, afin que leur cœur ne soit point encouragé, dans son émotion pour l’amazone, par les expressions sentimentales que la pitié arrache à la terreur. Ces Anglais mettent Jeanne et ses bourreaux au milieu de leur bataillon, et marchent 166ainsi jusqu’au lieu du supplice.

Cependant un murmure universel se fait entendre  ; du palais où le crime a prononcé la sentence, il se communique au-dehors  ; il parcourt en un moment toute la ville. Tel lorsqu’un vent impétueux s’élève, il mugit d’abord dans le lointain ; bientôt, en agitant tout son souffle, il traîne des nuages sombres qui vomissent les congélations et la tempête. La pâle terreur des humains ne saurait empêcher les ravages des aquilons. Tel est ce funeste bataillon entraînant sa victime  ; le murmure d indignation que produit sa marche homicide, se répand vainement dans tous les quartiers de la ville. Chacun, frappé 167de stupeur, craint qu’en élevant la voix, il ne soit lui-même frappé par le glaive de la mort. Cependant l’agitation va croissant. La plupart des habitants courent sur le passage de l’amazone pour jeter au moins un dernier regard sur le front de l’innocence immolée. La duchesse entend de son palais le murmure de cette agitation populaire  ; elle s’informe ; on garde le silence ; mais des pleurs roulent dans tous les yeux. À cette réponse de la douleur, elle craint pour son amie  ; elle interroge encore  ; même silence, et les pleurs inondent le visage de tous ses gens.

— Il nous est défendu de parler, dit l’un d’eux  ; cependant, si vous participez à la pitié qui vous dévoile, 168par nos pleurs, les dangers de la vertu, courez, volez encore une fois auprès d’un époux qui ne fut pas toujours insensible, quand vous lui fîtes entendre les cris de l’humanité.

La duchesse, éclairée par ce peu de mots, sur les dangers de son amie, veut aller trouver Bedfort ; mais il a sévèrement ordonné à ses gardes de ne laisser sortir personne du palais. Un capitaine des gardes du roi est responsable, sur sa tête, de l’exécution du commandement. La duchesse veut forcer le passage, et le capitaine fait fermer toutes les portes du palais, en certifiant à la princesse que ses craintes sont mal fondées ; que ses gens, mal informés, se sont abusés 169sur la cause de cette alarme faussement répandue, et qu’elle n’a eu lieu que par rapport à un parti d’ennemis qui vient de paraître sur la hauteur orientale de la cité. La duchesse, contrainte de céder à des raisons qui lui paraissent fondées, rentre dans ses appartements, frappée cependant d’une terreur qui se renouvelle à chaque moment.

Hélas  ! tandis qu’elle se livrait aux conjectures les plus affligeantes, la vierge angélique marchait au milieu de ses bourreaux, entourés eux-mêmes des soldats du tyran. Elle était à pied. Sa marche avait une fierté auguste qui lui était naturelle. Même en jetant ses regards sur la foule des spectateurs attendris, sa physionomie était celle 170d’une méditation profonde. L’on voyait, à la sérénité de ses traits, que, forte de son innocence, et tout à fait étrangère à la haine, au ressentiment, elle ne s’occupait que des destins éternels d’une autre vie, et ne pensait nullement à la méchanceté des mortels. On lui avait refusé les consolations religieuses, et les trésors du sanctuaire divin lui avaient été fermés. Elle retrouvait tous ces biens dans la pureté de ses mœurs et dans la contemplation de l’éternité dont la vie n’était qu’une scène. L’esprit de Dieu, dont elle est animée, la soutient contre l’opprobre dont on veut la couvrir, et contre le délaissement auquel elle est abandonnée.

Parmi la troupe anglaise qui accompagnait 171et escortait l’héroïne, quatre soldats, marchant au-devant d’elle, portaient chacun un tableau, chargé de figures hideuses, telles que l’imagination des mortels se les représente dans les enfers, et chaque figure avait une inscription qui attribuait à l’amazone toutes sortes de débauches, d’impiétés et d’horreurs.

La vierge calomniée, belle comme les nymphes, pure comme les anges, que l’Éternel chérit dans ses palais aériens, marchait à l’ombre de ces inscriptions  ; son front, siège de la candeur, était surmonté d’une mitre où se lisaient ces mots  : Hérétique, relapse, apostate idolâtre. C’est la main de l’homicide et du parjure qui traça ces 172caractères sur le front virginal de la beauté  : mais l’œil du spectateur ne s’arrête pas à ces inscriptions, et sa persuasion ne découle pas de la signification qu’on voulut leur donner ; ils n’aperçoivent que l’héroïne, qui, après avoir déployé la valeur de son bras contre les ennemis de sa patrie, manifeste la candeur de son âme par la douce sérénité de ses traits. Ses manières sont pleines de grâces  ; ses yeux n’ont rien perdu de leur noble vivacité ; ses lèvres, d’un rose aussi pur qu’un rayon de l’aurore, expriment la bienveillance, et laissent entrevoir le sourire du salut.

Tout à coup le cortège s’arrête. Un héraut de Bedfort lit à très haute voix les inscriptions qui sont 173sur les tableaux, et le peuple voit, à la simplicité avec laquelle l’innocence les écoute, qu’elle n’entend pas même la signification des termes de dérèglement ou de débauche qui lui sont attribuées. C’est ainsi que la vertu de l’accusée jaillit même de l’atrocité de l’accusation. Le peuple ne tient plus à tant de candeur d’une part, et tant de férocité d’une autre  ; il murmure, il s’attendrit, il verse des pleurs. Les satellites du tyran présentent leur pique homicide aux visages de ceux que la pitié inonde de pleurs, et repoussent ainsi les sentiments de de l’humanité compatissante par ceux de la terreur. La vierge, sans s’émouvoir, est témoin de la bienveillance du peuple et de la fureur 174du soldat. Si la sérénité de son front s’altère, c’est lorsqu’elle craint que ce dernier n’accompagne sa menace d’un coup sanglant ; et sa crainte non équivoque, ajoute à l’intérêt que l’amazone inspire  ; toutefois son cœur jouit en voyant le peuple attendri de son sort. Elle voit le jugement de la postérité dans la sensibilité du moment.

Jeanne aperçoit soudain Basquier, qui se fraie un chemin à travers la foule jusqu’à elle  ; monté à ses côtés sur l’échafaud, il est sommé de descendre, mais refuse

L’héroïne était dans ces dispositions, lorsque le cortège s’arrêta une seconde fois. Ses regards se rencontrèrent par hasard avec ceux d’un ministre des autels, le bon prêtre Basquier. Jeanne aussitôt, élevant sa voix, parla ainsi  :

— Ô Bedfort ! je te pardonne ta fureur  ; mais ne me refuse pas la consolation du dernier souffle de 175la vie. Permets que cet homme de bien accompagne mes pas. Par ses accents pieux, j’étoufferai les voix de la douleur. Venez, homme de Dieu  ! ajouta-t-elle en adressant là parole à Basquier, venez fortifier mon âme qui touche à l’abîme de l’éternité  ; offrez encore à mon intelligence les principes de cette morale religieuse et sublime dont, pour une infortunée, vous fîtes un courageux emploi.

Basquier n’attend point la réponse de Bedfort  ; les flots du peuple s’ouvrent respectueusement devant lui. Les soldats anglais, frappés de la majesté de son front vertueux, laissent un libre passage au ministre de l’Éternel. Il s’avance, l’œil mouillé de larmes  ; il se place 176à côté de la vierge infortunée, commence avec elle un entretien consolateur sur les dédommagements de la conscience contre les oppressions de l’homicide tyrannies. L’héroïne, à sa voix, se persuade de plus en plus que la vertu, lors même qu’elle conduit à l’échafaud, ne laisse pas que d’être le premier bien de la terre, puisque c’est le seul que la mort impitoyable nous permette d’emporter, lorsqu’elle nous arrache à la vie.

Ce fut ainsi que le cortège arriva jusqu’au lieu23 du supplice. Le bûcher est dressé sur un échafaud. C’est un raffinement d’impudeur et de cruauté de la part de Bedfort ; 177car ce prince, dans sa fureur, avait tout prévu. Le peuple entourant de trop près les satellites et la victime, Bedfort, qui était avec son jeune roi, les juges et plusieurs personnages importants de sa cour sur un amphithéâtre peu distant du bûcher, ordonne à sa troupe d’Anglais d’écarter le peuple. L’emplacement du supplice est étroit. Le prince anglais, en a fait choix pour qu’une plus grande foule, indignée d’un spectacle atroce, ne s’oppose pas à sa fureur. À l’ordre émané du tyran, les piques des soldats écartent la foule attendrie  ; Jeanne n’aperçoit plus ces manœuvres odieuses. Si près de la mort, les sentiments sublimes du pasteur occupaient toute sa pensée. Aperçoit-elle 178l’échafaud, elle y monté avec la fermeté d’âme que donne une vertu stoïque. Basquier y monte après elle. La douleur est dans le maintien du ministre, et la terreur et la pitié sont dans ses humides regards. Quatre bourreaux, armés de crocs et de flambeaux, debout sur l’échafaud que l’art de l’ouvrier a rendu incombustible, attendent le moment de saisir et d’immoler la victime.

Cependant un soldat part de l’amphithéâtre de Bedfort, fend la presse, arrive à l’échafaud et dit à Basquier  :

— De la part du roi, descendez, retirez-vous, ou craignez pour vous-même le sort de cette impie.

— Allez dire au roi votre maître, 179répondit Basquier, que c’est pour la première fois que je lui désobéis, mais que c’est pour obéir à une religieuse humanité qui m’ordonne d’adoucir les derniers moments d’une martyre, qui m’étonne par son savoir et par ses vertus. Quant à la menace de Bedfort, dites-lui que je ne le crois pas assez généreux pour me faire partager le supplice de cette infortunée.

Ces paroles, dites avec l’accent de l’indignation, furent entendues de Bedfort. Il dissimula son courroux, et ne retarda sa vengeance que pour la rendre plus cruelle24.

Jeanne demande une croix  ; un soldat anglais lui en fait une du bois de sa lance et lui tend  ; après l’avoir embrassée, elle annonce aux Anglais leur défaite inéluctable

180En ce moment la vierge résignée dit au pasteur  :

— N’embrasserai-je pas, avant que de mourir, le signe du chrétien  ?

Basquier n’avait pas de croix, et parut embarrassé. Un soldat entendit ces paroles. Témoin de la vertu de l’héroïne, ses deux mains appuyant sur l’échafaud, il l’arrosait de ses larmes. Aussitôt il brise le bois de sa pique, arrache la courroie de son casque, et liant ensemble les deux morceaux du bois naguère homicide  ; il en fait le signe du salut  :

— Tenez, dit-il à l’héroïne en étendant son bras sur 181l’échafaud, voilà l’objet de vos ardents désirs. Que ne puis-je de même vous donner une armure, et vous placer à la tête des rangs ennemis  ! je volerais vous combattre alors, et je ne peux aujourd’hui que verser des pleurs et faire des vœux pour votre salut.

Jeanne, en recevant cette croix  ; sourit avec une douce ingénuité. Elle y colla ses lèvres ; puis, l’appliquant contre son sein, mettant un genou en terre et levant ses yeux pleins d’une douce joie vers l’azur des cieux, elle dit  :

— Ô mon doux Sauveur, voici votre fille qui vous offre sa vie comme vous nous avez donné la vôtre. Je ne me plains pas de mourir dans la bonté, puisque vous 182avez choisi l’opprobre, en subissant la mort, pour nous donner la vie.

Elle dit, et son corps prend la plus noble attitude  ; son œil s’embrase d’un feu divin, et sa voix, prenant une force surnaturelle, elle fait entendre ces mots dont retentit cette immense cité  :

— Oui, je les aperçois ces jours de grandeur et de félicité qui doivent illustrer ma patrie  ! Anglais, fuyez. Le bras de l’Éternel est armé contre vous. Sa force a pénétré le peuple français qui s’est indigné de vos crimes. Appelez l’Océan à votre secours. Bientôt vous n’aurez plus que ces mobiles flots pour asile. Vous avez triomphé de la France, mais n’en conservez aucun 183orgueil. Ce sont ces enfants dénaturés qui vous ont ouvert des remparts que vous n’étiez pas en état de conquérir. La rébellion des Français et non votre valeur, a fait votre pouvoir qui va finir. Le génie du triomphe pour l’Anglais est la perfidie ; celui du triomphe pour le Français est le génie de l’audace et de la loyauté. Son zèle s’égara par la vengeance  ; par la vengeance il rentrera dans ses devoirs ; mais pour l’y maintenir, je lui lègue, en mourant, mon amour pour la patrie. Et vous, mes juges, et toi Bedfort, mon tyran, je voue votre âme au repentir  ; non pour me venger de vos crimes, mais pour servir d’exemple à la tyrannie, qui ne se croit à l’abri des vengeurs, que 184parce qu’elle ignore que le crime apporte avec soi le germe toujours fécond du remords.

À ces mots, deux bourreaux saisissent l’héroïne et se disposent à l’attacher avec des fers sur le bûcher.

— Arrêtez, leur dit-elle, vos fers ont moins de force que la résolution dont je suis animée.

Les bourreaux allument le bûcher, et un cri de douleur s’élève de l’assemblée  ; Jeanne disparaît dans les flammes en criant le nom de Jésus  ; une colombe s’envole du brasier

Elle dit, et s’élance d’elle-même sur son bûcher.

— Oui, peuple français, ajouta-t-elle étant debout sur le bûcher que déjà les flambeaux alimentaient de leur flamme, oui, c’est pour vous que je meurs  ; ne considérez point mes larmes comme un témoignage de ma faiblesse, mais comme celui de votre égarement. Grand Dieu  ! écoute ma prière  ! arme le bras de tous les 185Français, et repousse avec eux la tyrannie de l’étranger. Oui, Français, tout est pardonné ; ma mort expie votre rébellion, et ma cendre, jetée aux vents, va, en se répandant sur la France, faire fructifier dans tous les cœurs l’amour pur dont je fus animée pour mon roi et pour ma patrie.

À ces mots, elle se met à genoux sur le bûcher qui s’enflamme. Le peuple et les soldats poussent un cri de douleur ; les larmes coulent, les gémissements se font entendre, les sanglots étouffent la voix. Jeanne tend la main à Basquier  ; elle est ornée de la croix que vient de lui donner le soldat anglais.

— Mon père, lui dit-elle, éloignez vous de ces feux dévorants, mais vous 186plaçant dans un lieu où je puisse vous voir, présentez moi ce signe auguste jusqu’au dernier moment, afin que mon courage se soutienne au souvenir du rédempteur de l’univers.

Tandis qu’elle dit ces mots, les flammes, par ondulations inégales, vont assaillir leur victime. Elles s’élèvent en dôme sur sa tête qu’elles ont déjà dépouillée. Ses vêtements se consument  ; ses membres sont successivement attaqués, dévorés par des feux impétueux qui sifflent en s’élevant vers la nue. La vierge, impassible à la crainte, est encore à genoux sur le bûcher  ; de sa bouche sortent ces paroles, que ne peuvent arrêter les flammes  :

— Jésus, mon Dieu, ayez pitié de 187moi ! Jésus, mon Dieu, pardonnez à mes bourreaux  !

Mais bientôt les flammes s’élèvent en tourbillons ; elles touchent à sa poitrine d’albâtre, que la main de nul mortel n’osa profaner ; elles s’attachent à ses lèvres de rose, à sa bouche qui, en les respirant, respire les germes du trépas. Ses bras se dégagent alors de son sein ; sa tête se penche  ; son corps dépouillé par la flamme, tombe sur le bûcher.

Une colombe, dont le plumage est d’une éclatante blancheur, est sortie du milieu de l’embrasement ; elle voltige d’abord autour des flammes  ; elle s’élève en tournoyant dans des tourbillons de fumée, elle s’y perd, reparaît alternativement, et, s’élançant dans le vague des airs, elle 188disparaît en se dirigeant vers les cieux.

Tout le peuple, les soldats et la cour ont les yeux fixés sur cet oiseau, symbole de l’innocence et de l’amour. Les uns s’écrient  : c’est l’âme de l’héroïne qui s’élève dans les cieux  ; c’est, disent quelques autres, l’esprit divin qui l’animait  ; il remonte à sa demeure accoutumée.

Avant que le corps ne soit consumé, Bedford le fait retirer du brasier et exhiber nu devant l’assemblée  ; le peuple est d’abord saisi d’effroi, puis de fureur  ; mais la curiosité l’emporte bientôt sur l’indignation

Tandis que des spectateurs innombrables sont occupés de ce phénomène, moins inconcevable encore à leurs yeux que la férocité de Bedfort, les bourreaux, animés d’un zèle impétueux, lancent des torrents d’eau sur le bûcher. Est-ce l’effet du remords du tyran qui veut sauver sa victime  ? Peuple, tu fais 189un mouvement pour t’élancer sur l’échafaud, et disperser les combustibles aliments de ces feux  ! Arrête, c’est Bedfort qui veut donner à son siècle, à sa postérité, la mesure de la férocité d’un mortel. La mort n’a point apaisé son courroux. Irrité de la vertu de cette vierge, il veut exercer sur son âme un supplice inouï. Sa fureur va poursuivre l’héroïne au séjour de l’éternité. Il fit éprouver à sa pudeur un affront cruel dans l’appartement de la duchesse ; il veut que cette âme céleste, circulant autour de son corps, en éprouve encore un plus affreux après le trépas.

Dès que les plus vives flammes sont éteintes les bourreaux en retirent le corps de la vierge expirée  ; 190ils le déposent sur une table inclinée vers les spectateurs. Les membres de ce beau corps, où régnèrent l’innocence et tant de vertus, sont placés dans toute leur nudité, et dans une position telle que rien n’échappe à l’œil curieux qui les contemple.

Le peuple, à cet aspect, frissonne d’horreur. La populace, celle même payée par Bedfort pour pousser des vociférations contre la vierge immolée, est sur le point de lapider les bourreaux. Votre indécente férocité, leur criait-on, mérite le supplice que vous avez donné à l’innocence.

Ces paroles, entendues par les juges et par Bedfort, les frappent de terreur. Ils avaient déjà éprouvé 191quelques remords. Mais le voile, étendu sur leur crime par leur vengeance, vient de tomber. La fureur du peuple le déchire, et le prince tyran connaît à la fois et son crime et ses dangers. Ah ! si, dans ce moment, il eût été en son pouvoir de prononcer la grâce de l’héroïne, il l’eût fait sincèrement. L’âme des juges est tellement persuadée des vertus de l’héroïne céleste, qu’ils tomberaient volontiers à ses genoux. Mais leur crime est irréparable. Les remords seront donc éternels  !

Bedfort cependant surmonte sa terreur, et puise, dans son crime même, des ressources contre la vengeance populaire qu’il en a redoutée, et prenant la parole, il 192dit  :

— Combien parmi vous, fidèles sujets de mon roi, avez pensé que tant d’exploits ne pouvaient avoir été faits par une femme  ! Vous doutiez du sexe de celle que je livrais à la rigueur des lois  ; accourez tous, contemplez son corps et prononcez.

À ces mots la curiosité l’emporte sur la fureur. Le peuple, si audacieux contre un roi quand il est juste et bon, est servilement souple à l’aspect d’un tyran. Le désir de repaître ses regards d’un spectacle qui n’eut jamais d’exemple, étouffe les murmures de l’indignation. Quel est le pouvoir qui, dans l’homme, fait naître le désir impérieux de contempler un objet dont il sait bien ne recueillir que de la 193douleur ? Ce pouvoir inexplicable est dans le sein de presque tous les mortels. Il domina les habitants de cette immense cité. Tous les Anglais et les Français défilèrent pendant deux heures devant l’échafaud.

Tandis que se pratiquait cette indécente circulation, un soldat anglais se trouva parmi la foule des curieux. Il s’arrêta aux pieds de l’échafaud, y répandit d’abord quelques larmes ; puis, baissant la tête de confusion, et réfléchissant un moment, il se dépouilla de son habit et le jeta sur le corps inanimé de l’héroïne.

— Que fais-tu, lui dit son officier ? crains Bedfort et sa vengeance.

— Hélas ! répondit le soldat, l’œil humide encore de ses larmes, étant fait prisonnier, je 194fus dépouillé par l’ennemi. Un froid rigoureux perçait et glaçait mes membres engourdis. Jeanne la pucelle m’aperçut. Touchée de mon sort, elle quitta son habit, et me le donna. Je lui rends le même service. Elle est plus à plaindre que je ne le fus alors.

Il dit, continue sa marche la tête penchée et versant de nouveaux pleurs. Ce trait d’humanité fit rougir Bedfort de l’impudeur de sa vengeance  ; il fit signe aux bourreaux, et le corps de la vierge fut avec l’habit du soldat porté sur le second bûcher, qui bientôt les réduisit en cendres.

Le tyran, témoin de cet horrible spectacle, jusqu’à la dernière consommation de ce corps angélique, 195en fit ramasser les cendres. La vierge avait dit que ses cendres, jetées aux vents, iraient féconder par toute la France les germes de patriotisme qu’elle avait semés dans tous les cœurs. Bedfort voulut empêcher cette prédiction de s’accomplir ; et, au lieu de faire jeter les cendres de l’héroïne aux vents, il voulait qu’elles fussent ensevelies dans les ondes du fleuve et portées ainsi dans les abîmes de l’océan.

Bedford ordonne que les cendres de Jeanne soient jetées à l’eau  ; les bourreaux découvrent avec stupeur son cœur intact  ; le peuple crie au miracle et proclame la réalisation prochaine des prédictions de Jeanne

Les bourreaux se mirent à exécuter l’ordre du tyran ; mais un phénomène les étonna quand ils ramassèrent les restes sacrés de ce martyr de la patrie  ; ils trouvèrent au milieu des ossements calcinés le cœur de la vierge pur encore et nullement attaqué par les flammes  ; 196il conservait et sa forme et sa couleur de pourpre au milieu des charbons embrasés. Ces hommes, accoutumés à de semblables exécutions, mais étonnés d’un phénomène qui les frappait pour la première fois, recueillirent ce cœur avec respect, et l’un d’eux fut le présenter à Bedfort.

— Dieu ! s’écria l’un des juges, qui, depuis le commencement du supplice, était dévoré de remords  ; Dieu puissant  ! ce cœur était vraiment divin ! l’amour qui l’embrasait était digne des anges, vos compagnons éternels  ; vous n’avez pas permis que le feu de la terre dévorât le vase d’élection qui renfermait le feu du ciel !

Ces paroles, effet d’un enthousiasme 197involontaire, furent prononcées à haute voix, et recueillies par le peuple comme un témoignage irrécusable d’une vérité consolante ; quelques larmes, non de douleur, mais d’admiration, coulèrent encore. Le tyran, pour les faire cesser, jette un regard farouche sur ce juge indiscret, l’accuse d’être d’intelligence avec ce bourreau pour le trahir, et les fait conduire à l’instant dans le plus noir cachot de ses prisons.

Cette double punition, loin de diminuer la bonne opinion que le peuple avait conçue de la sanctification de l’héroïne, la fortifia et lui fit dire ouvertement  :

— Cette vierge était vraiment chérie de Dieu  ; elle était véritablement inspirée. 198N’en doutez point, toutes ses prédictions seront accomplies.

— Non, s’écria Bedfort, et la dernière quelle a prononcée n’aura point son effet. Allez, dit-il au chef des satellites qui avait maintenu l’ordre pendant cette exécution, escortez les exécuteurs de la justice  ; que ses cendres, recueillies, soient jetées dans le fleuve.

Les bourreaux se mettent en marche, portant ces restes sacrés destinés aux flots qui vont se mêler à l’onde amère de d’océan. À peine sont-ils hors des murs, à peine découvrent-ils l’étendue majestueuse de la Seine, qui roule ses flots argentés vers l’occident, qu’un vent impétueux, accourant des régions où le soleil va se reposer de ses 199travaux journaliers, semble vouloir suspendre la marche de cette horde obéissante à la plus lâche tyrannie. Elle lutte cependant contre les flots aériens  ; elle arrive sur les rives inégales du fleuve. Bedfort suit d’un pas irrité  ; sa fureur poursuit une cendre inanimée sur laquelle il sera sans pouvoir. Trois exécuteurs, six soldats et quelques matelots, montent un navire qui se balançait au souffle des vents dans le port onduleusement agité. Le navire avance jusqu’au milieu du fleuve  ; deux exécuteurs, pour être mieux aperçus des nombreux spectateurs et surtout du tyran, montent sur la proue du navire  ; ils versent les cendres sacrées dans le fleuve ; mais les vents, de leur haleine impétueuse, 200s’en emparent, les élèvent en tourbillon lumineux dans les airs  ; et Bedfort, superstitieux comme tous les tyrans, voit la cendre de son ennemie se disperser sur la France, où doivent fructifier ses vertus. Ce premier accomplissement de prédictions le frappe de terreur et le couvre de confusion ; c’est le cœur agité par ces deux sentiments, qu’il va dans son palais s’abandonner à de tardifs et déchirants ressouvenirs.

Conclusion et épilogue  : Dunois poursuivit la libération du pays tandis qu’Évelina regagnait l’Écosse pour y fonder une abbaye  ; la reine Marie vit les prédictions de Jeanne se réaliser, et Charles VII conquit les titres de victorieux et de pacificateur

Telles furent la vie et la mort de la femme la plus étonnante qui ait paru dans le monde. Simple habitante du hameau, elle vécut ignorée jusqu’à l’âge de dix-huit ans ; sa vie publique commença le 30 avril 1429, et finit le 23 mai 1431. Cette 201vierge célèbre s’annonça par des prophéties sur les plus grands intérêts de l’empire, et mit en exécution tout ce qu’elle avait promis. Sobre et modeste, elle fut d’une sévérité absolue dans ses mœurs  ; sa piété fut exemplaire  ; ne faisant rien que pour Dieu et par Dieu, elle lui attribua tout le mérite de ses projets, toute la gloire de ses actions. Nos pères la crurent inspirée  ; elle le fut sans doute comme tous les grands génies qui consacrèrent leurs talents et leurs jours au seul bonheur de la patrie. Le désintéressement personnel donne la mesure de la véritable grandeur d’un mortel  ; ce n’est point par l’étonnement qu’il excite, mais par la sensibilité qu’il fait naître, 202que les actions d’un héros le constituent grand chez la postérité  : c’est sous ce point de vue que l’amazone française mérite d’être considérée. Sa vie publique et sa mort sont ornées d’une gloire qui ne doit finir qu’avec le globe  ; et si la philosophie pouvait, sans offenser des principes religieux justement vénérés, établir une comparaison entre la mort de Jeanne d’Arc et la mort la plus injuste et la plus glorieuse dont l’univers ait été le témoin, l’on dirait  :

L’origine ou la cause de la perte de l’héroïne, fut la jalousie des chefs de la profession que, dans sa vie publique, elle fut contrainte d’embrasser. Elle fut trahie, ou du moins abandonnée, vendue et délivrée 203par un des siens. Mise en jugement devant un tribunal odieux et incompétent, elle fut bafouée par le peuple, au bonheur duquel elle avait consacré ses jours. Ce peuple demanda sa mort, et répandit des pleurs en la voyant mourir. Un de ses juges se récusa, et se lava les mains, afin que le sang de l’innocent ne retombât point sur lui  ; elle fut tentée vainement par les promesses les plus séduisantes. Condamnée à mort, elle pardonna à ses juges, à ses bourreaux, et pria pour eux. Elle demanda que sa mort fût une expiation du crime des Français, et plusieurs en effet, par cette mort, furent convertis au roi et à la patrie. Avant son supplice, elle fut offerte en spectacle ; 204on lui fit faire une promenade couverte de son sceptre guerrier, afin de la livrer à la dérision publique. Il s’opéra des prodiges, quand elle rendit le dernier soupir  ; le peuple alors, ses juges, les satellites, les bourreaux, s’écrièrent tous d’une voix, celle-ci était vraiment innocente  ! Les prédictions faites avant son trépas, s’accomplirent. Celui qui fut accusé de l’avoir trahie devant Compiègne, Flavi, fut étranglé peu de temps après par sa femme ; parmi ses juges, Destivet fut trouvé mort dans un fossé, après s’être passé lui-même le cordon de l’ignominie  ; le président Cauchon, peu de jours après, mourut subitement, après avoir été cruellement tourmenté par les furies du repentir  ; 205Nicolas Midi, qui la calomnia publiquement dans un discours prononcé sur la place Saint-Ouen, fut soudain couvert de lèpre, et mourut dans les tortures de l’opprobre et les déchirements du remords. Deux juges expirèrent sur un fumier, après y avoir exhalé leur désespoir pendant deux mois. Bedfort, tourmenté par la crainte, dévoré par les regrets, languit pendant deux ans, et mourut à la fleur de son âge, invoquant Jeanne, et la suppliant d’intercéder pour lui auprès de Dieu. Enfin l’héroïne, après sa mort, éprouva une sorte de résurrection par la réhabilitation de sa mémoire. Reconnue martyre de la patrie, son nom fut en vénération dans l’Europe entière, on lui dressa 206des statues  ; on célébra des jeux et des fêtes en son honneur.

À ces traits, quel lecteur s’empêchera de reconnaître, quant à l’humanité seulement, un rapprochement étrange entre cette vierge immolée, et le juste de tous les âges, le saint des saints, que l’aveuglement de ses juges immola, et que l’univers adore  ?

La France, en apprenant cette mort, fut plongée dans un deuil universel. Charles VII, sa jeune épouse, la belle Agnès, le duc d’Alençon, qui l’avait tant aimée, l’invincible Dunois, une foule de grands personnages en furent cruellement affligés. Mais, de toutes les personnes de la cour et de l’armée, la plus affectée, sans doute, fut la 207sensible Évelina. De trois amies qu’elle avait eues en France, deux avaient péri par un supplice odieux. Ce dernier forfait glaça son courage, et lui inspira du mépris pour les humains. Elle proposa à son cher Dunois de venir vivre avec elle dans les déserts de sa patrie.

— La nature, lui dit-elle, élève fréquemment des tempêtes ; mais Dieu n’y confie pas le bonheur des mortels à des tyrans.

Dunois aurait été assez philosophe pour sacrifier à l’amour les vaines grandeurs de la terre ; mais sa patrie n’était pas entièrement délivrée.

— Eh bien, je pars, lui dit Évelina  ; lorsque ton bras aura triomphé pour ton roi, viens  ; tu 208trouveras le cœur d’Évelina toujours triomphant de l’absence.

Telle fut la cause de la séparation des deux amants. Évelina ne cessa point d’aimer Dunois  ; Dunois aima constamment Évelina  : mais la distance des lieux et les troubles des deux États les ayant empêchés de se réunir, Évelina consacra ses jours à l’Éternel, en fondant une abbaye puissante, où elle ne reçut que des femmes qui, ayant perdu l’objet de leurs premières amours, n’avaient point formé d’autres vœux, ni prononcé d’autres serments.

La reine Marie vécut longtemps pour le bonheur des Français  ; elle vit les prédictions de son amie s’accomplir. Paris se rendit à Charles VII  ; les provinces furent toutes 209reconquises sur les Anglais  ; les princes et grands seigneurs rebelles rentrèrent sous la domination du roi, et le monarque, satisfait d’avoir reconquis son empire, se contenta de faire une descente en Angleterre, pour faire voir à son ennemi, qu’il aurait été en état de l’opprimer, s’il l’avait voulu  ; mais il préféra, au titre de conquérant, celui de pacificateur, qu’il s’attribua volontairement, après avoir mérité celui de victorieux.

Fin du quatrième et dernier volume.

Notes

  1. [14]

    Un courrier fut expédié sur-le-champ pour aller porter cette nouvelle à Paris. En apprenant la prise de la Pucelle, les Anglais et leurs partisans se livrèrent publiquement aux transports de leur joie. Les cloches de toutes les églises sonnèrent le reste du jour, on chanta des Te Deum partout, on donna des fêtes au peuple, on s’embrassait, on se félicitait dans les rues d’un si glorieux événement ; toutes les autorités constituées allèrent en corps complimenter le gouvernement. Qu’eût-on fait de plus dans Paris, si l’on y avait proclamé la chute de ses tyrans ? Nous blâmons les Hottentots et une foule d’autres peuples barbares, de prodiguer les sacrifices, les hommages, les prières au Dieu principe de ténèbres et de mal, et de négliger le Dieu principe de lumière et de bien ! Nous faisons pire qu’eux ; en même temps que nous comblons d’éloges et de caresses nos tyrans, nous immolons les bienfaiteurs de la patrie.

  2. [15]

    Il suffit d’avoir traversé la révolution pour savoir jusqu’à quel point des hommes vertueux peuvent être accusés des crimes qu’ils n’ont pas commis, et combien des hommes odieux peuvent être justifiés de leurs forfaits. L’esprit de parti flétrit l’homme de bien comme il divinise le scélérat. Quelques écrivains ont prétendu que Flavy ne livra point Jeanne d’Arc ; ils disent pour leur raison, que l’on ne voit point dans son procès qu’elle se soit plainte d’avoir été trahie. Je répondrai à cette défense que le silence de Jeanne à cet égard annoncerait sa générosité plutôt que l’innocence de Flavy ; secondement, la façon dont elle avait été prise ne pouvait être à charge ni à décharge dans l’accusation portée contre elle ; troisièmement, rapporter un tel fait n’eût été qu’au désavantage de ses ennemis, et l’on verra par les crimes de la procédure que ses juges n’étaient rien moins que disposés à consigner dans cet écrit ce qui était favorable à l’Héroïne. La haine et la jalousie des partis contre cette femme ne s’éteignit pas avec elle. Son génie, qui survivait dans le cœur des bons Français, rappelait dans le parti d’Angleterre tout le ressentiment de ses succès. Combien d’hommes, par leurs écrits, cherchèrent à anéantir sa gloire ! Du Bellay lui-même, écrivant sous François Ier, ne pouvant concilier tant de vertus et d’héroïsme d’une part, et tant de crimes et de bassesse de l’autre, prend le parti d’affirmer que Jeanne d’Arc n’exista jamais. Cette assertion prouve jusqu’à quel point l’esprit de parti peut égarer, un bon écrivain.

    Pour toute réponse à de telles assertions, je citerai un passage de Brantôme, et le lecteur prononcera.

    Cet écrivain, après avoir parlé des maris qui font mourir leurs femmes pour cause de jalousie et autres, parle aussi de celles qui, ayant connaissance de ces projets dans leurs époux, se hâtent de les prévenir, et dit  :

    Chacun doit être curieux de sa vie, et puisque Dieu nous l’a donnée, il la faut garder jusqu’à ce qu’il nous appelle par notre mort. Autrement, sachant bien leur mort (les femmes) et s’y aller précipiter, et ne la fuir quand elles peuvent, c’est se tuer soi-même, chose que Dieu abhorre fort  : par quoi c’est le meilleur de les envoyer en ambassade devant, et en parer le coup, ainsi que fit Blanche d’Overbruck à son mari, le sieur, de Flavy, capitaine de Champagne et gouverneur, qui trahit et qui fut cause de la mort de la Pucelle d’Orléans. Et cette dame Blanche ayant su que son mari la voulait noyer, le prévint, et avec l’aide de son barbier, l’étouffa et l’étrangla, dont le roi Charles septième lui en donna aussitôt la grâce, à quoi aussi aide bien la trahison du mari pour l’obtenir plus facilement possible, plutôt que tout autre motif, que toute autre chose. Cela se trouve aux Annales de France, et principalement eu celles de Guyenne.

  3. [16]

    Jeanne d’Arc fut vendue par le bâtard de Vendôme, au duc de Luxembourg, 10.000 livres comptant, et 300 livres de pension  ; et celui-ci, en la revendant à Bedfort, gagna sur le marché.

  4. [17]

    Telle était la fureur des ennemis de cette vierge que l’on voulait à tout prix la trouver criminelle. L’on envoya des commissaires dans le pays qui l’avait vue naître pour obtenir des renseignements sur ses mœurs. Tout ce que l’on put y recueillir de plus fâcheux sur son compte, fut d’avoir passé quinze jours dans une auberge pendant que les ennemis fourrageaient son village, d’avoir essuyé un procès contre un jeune homme qui voulait la contraindre à l’épouser, d’être partie de la maison paternelle, pour aller à l’armée, sans la permission de son père, et d’avoir une fois dansé une ronde sous l’ormeau de la Fontaine avec les filles du village, qui ce jour-là l’avaient couronnée de fleurs. Combien ses ennemis tirèrent parti de ces accusations  ! Cette ronde et ce couronnement furent une opération magique ; le départ sans le consentement paternel fut un crime contre le second commandement de Dieu  ; et son séjour chez Larousse, séjour devenu nécessaire par l’envahissement de l’ennemi, a servi de base, plus de trois cents ans après sa mort, à l’accusation la plus atroce contre ses mœurs, accusation plus criminelle cent fois que celle de Bedfort  ; celui-ci accusait une femme présente qu’il haïssait pour tous les maux qu’elle avait faits à son parti ; mais l’écrivain qui l’a attaquée la poignardait au tombeau et poignardait le sauveur de son pays  ! ! ! Ignorait-il que Bedfort avait fait visiter en sa présence cette innocente créature, qu’elle avait été déclarée non seulement vierge, mais étrangère aux incommodités de son sexe ? non. Il voulait donc surpasser Bedfort en injustice, en férocité  ! ! ! Avouons qu’un tel écart est un blasphème, une impiété, et qu’un Français qui, éclairé sur le compte de cette héroïne, prend plaisir à lire un tel ouvrage, se serait fait dans le temps un des satellites de Bedfort.

  5. [18]

    C’est ce qui est arrivé à Marie Stuart, reine d’Écosse, après avoir été reine de France. Cette princesse était fille de Jacques, roi d’Écosse, et de Claude de Lorraine ; c’était une femme d’une beauté accomplie, de l’esprit le plus orné, le plus délicat, et tellement instruite dans les hautes sciences qu’elle ne le cédait à aucun docteur de ces temps-là. Elle était la plus aimable gaîté, composait agréablement en prose et en vers. Élisabeth, reine d’Angleterre, l’ayant fait sa prisonnière, la garda vingt ans dans les fers et finit par la faire mourir sur l’échafaud, en la chargeant d’une foule de crimes qu’elle n’avait pas commis. Combien d’historiens cependant ont répété ces accusations ! Et le commun des lecteurs y ajoute foi. Voilà comme souvent l’échafaud, même sous un tyran, quand il est hypocrite et heureux, peut tuer l’honneur et le corps du plus vertueux des humains  !

  6. [19]

    Ces deux hommes eurent l’impudeur de demander que Jeanne fût contrainte de prendre des habits de son sexe, afin qu’ils eussent plus de facilité à consommer leur crime, et Bedfort eut la bassesse d’en prescrire l’ordre à l’héroïne, qui s’y refusa. Qu’on se figure la situation d’une âme si noble et si pure, exposée continuellement à la violence de deux êtres méprisables qui voulaient lui ravir l’honneur, afin de fournir à ses tyrans un prétexte de lui arracher la vie  ! Qu’on se la représente au moment où, avec un fier dédain, elle repousse les vêtements qui lui sont offerts ! Abandonnée de l’Univers, poursuivie par un prince tout-puissant, elle n’a pour se défendre, étant chargée de fers, que sa vertu, elle triomphe  !

  7. [20]

    Ce procès, non moins odieux que célèbre, rapporté par plusieurs écrivains, n’est qu’imparfaitement connu. Il fut prouvé lors de la révision de la procédure, que tandis que des greffiers écrivaient publiquement dans la salle les demandes et les réponses de l’accusée, d’autres greffiers, cachés dans une pièce voisine, écrivaient aussi et falsifiaient les demandes et les réponses. Ce sont les écrits de ces greffiers-là qui ont été conservés dans les greffes, et d’après lesquels les historiens ont rendu compte de ce procès. Qui donc peut se flatter de connaître la vérité de cette affaire ? Cette précaution, perfide autant que criminelle, annonce que tout ce qu’il y eut de grand, de sublime dans les réponses de l’héroïne, fut supprimé et qu’on lui prête des discours ridicules qui annonçaient la faiblesse et la superstition, auxquelles elle était incapable de penser ; et tout le monde sait qu’on ne s’inscrit pas en faux contre les procédures arbitraires de la tyrannie.

  8. [21]

    L’on verra par la suite que cette grâce n’était qu’une perfidie. Pour qu’un tyran pardonne de fait à un grand homme, son ennemi, il faut le lui arracher soudain, ou tôt ou tard il l’immole.

  9. [22]

    L’on a prétendu que Jeanne s’était rétractée et s’était avouée coupable, afin de s’arracher aux horreurs de la mort, dont elle était effrayée. Il faut se rappeler ce que j’ai déjà dit. La procédure fut rédigée par Bedfort et ses agents. Ce que le hasard avait introduit d’hommes de bien parmi les juges se récusa, à l’exception de Basquier, qui se livra courageusement à la vengeance de Bedfort pour défendre la vertueuse accusée. Son discours ne fut pas écrit par les greffiers ; mais tout porte à croire qu’il révélait les turpitudes et les fureurs de ce jugement, puisque Basquier fut jeté dans la cage de fer qu’avait habitée l’héroïne, et qu’il n’en sortit qu’après avoir fait amende honorable, afin de justifier Bedfort. Il faut donc juger Jeanne d’Arc dans ses derniers moments, non d’après les actes du procès, mais d’après sa fermeté d’âme bien connue. Deux choses seulement dans cette condamnation se passèrent publiquement ; son discours sur la place Saint-Ouen, quand elle défendit Charles, son roi, et l’héroïque fermeté de sa mort. Or, dans ces deux circonstances que la voix publique a transmises à la postérité, elle ne démentit jamais le caractère de grandeur, de résignation, de confiance, de magnanimité, que donne la vertu ; nous devons penser qu’il en fut de même dans tout le cours de son procès, et ne voir dans le retard de ce jugement que la nécessité où se trouva Bedfort d’avoir l’air de céder aux sollicitations de son épouse, qu’il était contraint de ménager. Ceci est démontré principalement par le prétexte dont on se servit pour lui donner la mort. Si Bedfort avait fait grâce à l’héroïne en faveur de sa rétractation, il ne l’aurait pas fait mourir pour avoir mis un casque sur sa tête, dans l’intention d’un simple amusement, et pour complaire à la duchesse qui lui avait sauvé la vie.

  10. [23]

    La place du Vieux-Marché.

  11. [24]

    Basquier fut enfermé dans une cage de fer qu’avait habitée l’héroïne  ; il y fut au pain et à l’eau jusqu’au temps pascal, et il n’obtint son entière liberté qu’après avoir fait amende honorable.

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