J.-P. Brès  : L’Héroïne du quinzième siècle (1808)

Tome III

Tome III

1Livre VII

Devenue l’intime de Jeanne, Éline est chargée par Évelina de lui confier son secret

Cependant les Français vont prendre de la nourriture et du repos. L’héroïne se rend chez son hôte, qui s’estime assez heureux de posséder cet envoyé des cieux pour n’avoir plus rien à désirer sur 2la terre. Ce généreux hôte ne fut pas le seul à se féliciter de pouvoir être utile à la belle amazone. Éline et la sensible Évelina qui, prenant la plus haute idée de la vertu de Jeanne, n’a plus aucun sentiment de jalousie contre elle, s’empressèrent de la combler d’égards. Jeanne avait vu les pleurs d’Évelina lorsqu’elle avait été blessée. Cette sensibilité l’avait étonnée, et la voyant si près d’elle, elle concevait des soupçons, non sur les desseins de son attachement, mais sur la nature de son sexe. Évelina ne la laissa pas longtemps dans cette incertitude. Qui mieux que Jeanne pouvait être la dépositaire de son secret ? Elle chargea la douce Éline de lui tout révéler, ce qui procura 3à Évelina l’avantage de cultiver la guerrière. Mais les inclinations d’Évelina, ne lui laissant pas une liberté de cœur assez entière, elle ne put être pour Jeanne un objet d’attachement aussi parfait qu’Éline, qui, à la liberté entière de ses inclinations, joignait une qualité si précieuse aux yeux de Jeanne, celle de la dispenser, en cas de blessure, de tomber entre les mains des médecins dont sa pudeur redoutait les regards. Jeanne, voyant donc la douce Éline à tout moment du jour, eut bientôt jugé son caractère, et, le trouvant conforme à ce qu’elle pouvait désirer, elle se lia avec elle de la plus étroite amitié. Leur intimité, commandée par un accord parfait de leur âme, fut 4bientôt portée à sa perfection. Éline promit à Jeanne de ne la quitter de la vie, et Jeanne lui jura que tous les moments qu’elle ne donnerait point à la patrie, lui seraient absolument consacrés. Le sentiment et l’admiration d’une part, l’estime et la reconnaissance de l’autre, établirent entre ces deux femmes, un accord qui ne pouvait cesser qu’avec la vie. L’âme et l’esprit d’Éline, toutes ses facultés aimantes et pensantes, étant en harmonie avec celles de Jeanne, éprouvèrent un enthousiasme délicieux. Éline bientôt sembla participer à toutes les inspirations de son amie ; et jamais attachement plus tendre ne fit un assemblage plus parfait.

Alors qu’on se préparait à une nouvelle journée de combat, les Anglais lèvent le camp  ; Jeanne interdit de les poursuivre

Malgré sa blessure et les fatigues 5de la veille, l’héroïne, dès l’aube du jour, fut visiter les remparts de la ville, et, parlant aux bourgeois et aux guerriers qu’elle trouvait sur son passage, elle leur annonçait, pour le jour même, des combats et des triomphes nouveaux. Mais dès que l’aurore, totalement sortie de l’orient, projeta des rayons assez lumineux pour que les regards pussent se prolonger au loin, les Français aperçurent les Anglais, qui, ayant plié tentes et bagages, commençaient à défiler, et renonçaient à ce siège, qui leur avait coûté huit mois de sacrifices, de peines et de combats.

— Voyez, dit l’intrépide La Hire à Jeanne, voyez les Anglais qui fuient. C’en est fait, le 6siège d’Orléans est levé, et l’une de vos promesses est accomplie.

Ces mots du brave La Hire sont répétés de toutes parts. Une foule de soldats se précipitent dans la ville pour y porter cette nouvelle inattendue. Les habitants se réveillent au bruit de cette heureuse annonce. On les voit, empressés, accourir demi-nus, non comme autrefois pour défendre les remparts d’une atteinte subite, mais, joyeux et souriant, et témoignant l’ardent désir de voir de leurs propres yeux cet événement auquel ils pouvaient à peine ajouter foi. Ils se sont assurés d’une vérité si chère  ; ils poussent aux cieux mille cris en action de grâces adressés à cette humble et vaillante bergère, qui de si loin, quittant ses 7innocents troupeaux, est venue porter l’épouvante et la mort parmi ces tigres destructeurs qui, depuis si longtemps, ne leur laissaient pas un moment de repos  ; et l’héroïne toujours sensible et bonne, plus encore que terrible et belliqueuse, pleure de joie, non en s’occupant de la gloire, mais en participant au plaisir de tous ces joyeux habitants.

Cependant La Hire prend encore la parole, et dit à Jeanne.

— Les laisserons-nous fuir sans leur faire sentir la pesanteur de nos bras.

— Ô guerrier  ! répondit l’amazone, ne répandons pas un sang inutile. Orléans triomphe. Son barbare ennemi fuit ses glorieux remparts. Le ciel, qui me commanda 8des homicides devenus nécessaires, blâmerait des fureurs qui seraient sans motif. Dirigeons plutôt nos bras vers les retranchements que nous avons conquis. Combien de victimes innocentes y gémissent encore sous le faix de la douleur  ! Volons, pansons leurs blessures ; portons-les dans nos murs donnons-leur tous les secours que la pitié commande. L’humanité, ô glorieux La Hire, doit toujours accompagner les pas de la victoire.

Ce fut ainsi, qu’à la grande surprise des généraux, qui la veille n’avaient pu contenir sa valeur, Jeanne, l’indomptable Jeanne, dépose tout-à-coup son ressentiment  ; et, suivant les principes de 9la plus noble humanité, elle suit également la maxime d’un grand général qui disait  : Il faut faire un pont d’or à l’ennemi qui se retire. Combien de généraux habiles ont perdu tous leurs avantages pour avoir voulu serrer de trop près leurs ennemis  !

La Hire cependant, emporté par son courage, dirigé même par une saine politique et par l’honneur, sortit avec cent vingt hommes de cavalerie, pour harceler les Anglais dans leur fuite. Conciliant ainsi l’opinion de Jeanne avec son intrépidité, il attaqua l’ennemi assez pour l’inquiéter, le contraindre de fuir plus rapidement, et l’obliger à laisser sur ses pas tout ce qui pourrait embarrasser sa marche  ; 10mais jamais assez pour engager un véritable combat.

Retour d’un des hérauts de Jeanne, monté sur le dos d’un moine

Dans le temps que du haut des remparts, les Orléanais considéraient l’intrépide La Hire, avec sa troupe, inquiétant l’ennemi, ils virent se diriger, vers une des portes de la ville, un moine qui, marchant péniblement sous son fardeau, recevait, par intervalle, des coups de chaîne sur la tête et sur les bras. Le fardeau du moine était un homme chargé de fers, et cet homme le frappait des anneaux de sa chaîne, comme un meunier frappe sa monture des nœuds de son licou. Étonnés, indignés même à cet odieux traitement, plusieurs Orléanais se disposaient à voler au secours de ce bon père  ; et Jeanne étant accourue, 11et apostrophant du haut du mur cet homme féroce, elle lui reprocha sa brutale impiété.

À la voix de l’héroïne, cet étrange cavalier descendit de sa monture, et retenant le moine par son cordon, dont il avait environné son bras, il lui défendit, sous peine de mort, de prendre la fuite. Défense à-peu-près inutile. Le religieux, haletant, était écrasé de fatigue et baigné de sueurs.

— Ô Jeanne, la pucelle  ! lui cria l’homme chargé de fers, ne me reconnaissez-vous point  ? Je suis Bourg de Bar, le dernier héraut que vous avez envoyé aux Anglais. Ils m’ont tant chargé, de fers, que je puis à peine me soutenir. Lorsqu’à l’aube du jour nos ennemis se 12sont mis en marche, j’ai ignoré d’abord où ils allaient. Cet Augustin que voilà, voulant me conserver, dans l’espoir d’obtenir pour ma personne une forte rançon, m’a forcé de le suivre. J’ai obéi  ; je marchais lentement. Il s’efforçait de hâter mes pas, en me frappant d’une verge cruelle. Je me suis douté enfin que les Anglais étaient en fuite  : alors-j’ai saisi l’Augustin. Non seulement, lui ai-je dit, je ne t’obéirai plus, mais tu m’obéiras. Porte-moi dans Orléans, ou je t’assomme avec mes fers  ; effrayé, il m’a chargé sur son dos, et me voilà.

Il parlait encore, lorsque deux jeunes dames d’Orléans, accourues à son secours, lui offrirent leurs bras pour entrer dans la ville. Ce 13fut ainsi que Jeanne recouvra le héraut que les Anglais avaient retenu.

Hymne à la pucelle  ; institution de la fête du 8 mai

Aussitôt que Lahire fut rentré dans les murs d’Orléans délivrée, tous les guerriers et tous les habitants marchèrent spontanément au temple, et de nouveau, rendirent des actions de grâce, à l’Éternel, pour la faveur étrange, dont il les avait honorés  ; et les soldats, en sortant du temple du Seigneur, chantèrent une hymne en l’honneur de l’héroïne qui disait :

En trois jours de combats,

Jeanne la Pucelle a mis bas

Ce que l’Anglais et sa bande infernale

Put élever en sept mois d’intervalle

14Et la mort, aux livides traits,

A fait tomber sous sa hache fatale,

Six mille Anglais

Et cent Français7.

L’héroïne, en voyant partir les Anglais, ne parut pas étonnée  ; ce que l’on attend avec certitude nous fait plaisir sans nous surprendre  ; Dunois en fut enchanté. Orléans était l’apanage de sa famille, et le boulevard 15des États de son roi  ; les Orléanais étaient dans le délire  ; et Charles VII, quand il apprit cette nouvelle, quand il vit qu’en trois jours de combat, cette bergère avait en effet exécuté sa promesse, ne douta plus que les autres prédictions de cette femme étonnante n’eussent également leur effet  ; et dès ce moment, ce roi si faible, si pusillanime en apparence, devint un héros. La valeur, innée chez lui comme 16dans tous les rejetons de sa race, se développa avec tant d’énergie, qu’il fallut dorénavant plus de précaution pour en contenir l’impétuosité, qu’il n’avait fallu de détours pour le sortir de la torpeur dans laquelle il avait si honteusement vécu.

Et toi, Marie, quel ne fut point ton plaisir, lorsque tu vis, par ce premier succès, que tes enfants ne seraient plus menacés de tomber sous la hache d’un étranger conquérant  ! Comme tu remercias le ciel avec attendrissement de ce premier triomphe  ! Comme ton cœur éprouva un sentiment précieux pour celle qui venait d’opérer un si grand changement dans ta fortune ! Jeanne, l’inexplicable Jeanne, 17ne fut plus à tes yeux un si simple phénomène de la nature  ; elle fut un ange protecteur, un envoyé céleste, que désormais il fallait respecter, autant que jusque-là on avait pu le chérir.

Jeanne, la pucelle, c’est le nom sous lequel la reconnaissance la consacra à la postérité, passa trois jours encore dans Orléans. Tous les jours nouvelle joie, nouvelles réjouissances  ; tous, les jours nouveaux éloges, nouveaux respects de la part des guerriers, et nouvelles bénédictions de la part des valeureux habitants. Les acclamations libres d’un peuple reconnaissant, sont à l’âme des héros, après les combats, ce qu’est au palais du voyageur Africain, le lait onctueux 18et nourrissant du bienfaisant cocotier. La jouissance en est vive, mais pure comme la source d’où elle est partie ; il fut ordonné par les magistrats d’Orléans, et confirmé par la reconnaissance populaire, qu’en action de grâces d’un événement à la fois si cher et si merveilleux, l’on célébrerait tous les ans, le huit mai, jour de la levée du siège, une fête sacrée  ; fête qui fut adoptée et solennisée par plusieurs villes du royaume8.

Jeanne fait au roi le récit de la délivrance  ; elle nomme un à un tous les héros des combats, et termine par un vibrant hommage de Berwick

19Si la reconnaissance des braves Orléanais fut grande envers l’amazone, Charles VII ne fut pas ingrat. 20Lorsque trois jours après le départ des Anglais, cette femme étonnante se présenta à la cour, le monarque l’accueillit avec amour et distinction. Entouré d’une foule de grands de son royaume, et en présence de la belle Agnès et de l’intéressante Marie, qui l’avaient reçue avec les transports de la joie la plus vive, et les embrassements de la tendresse reconnaissante ; entouré, dis-je, d’une foule de grands du royaume, le roi pria l’héroïne de lui faire la narration de tous ses combats.

Jeanne, ayant le cou ceint encore des linges qui bandaient l’honorable blessure qu’elle avait reçue dans le dernier combat, raconta les événements de ces jours à jamais mémorables. Elle fit d’abord un 21éloge pompeux du duc d’Alençon  ; Dunois vint ensuite  : elle développa les talents glorieux de ce jeune héros avec toute la sagacité d’un vieux général ; La Fayette, Giresme, de Culan, La Hire, le beau Puisieux, Gaucour, le comte de Clermont, et une foule de guerriers reçurent tour-à-tour la portion de gloire qui leur était due. Elle cita les noms d’une foule d’Orléanais qui avaient contribué à la victoire ; fit l’éloge des dames d’Orléans, et saisit cet heureux moment pour présenter au monarque et à son auguste épouse, la sensible Éline, qui avait rendu des services précieux à toute l’armée  ; chacun enfin eut le tribut d’éloges et de gloire qui lui appartenait. Il semblait que, dans ces 22trois jours de combats, elle n’eût fait autre chose que planer sur la ville comme un génie aérien pour voir, en détail, tout ce qui s’y était passé d’utile et de glorieux.

Berwick, l’intéressant Berwick, écoutait l’héroïne avec impatience, non qu’il se sentît offensé que Jeanne n’eût point proféré son nom  ; mais parce que Jeanne n’avait pas dit un mot d’elle-même, et qu’à l’entendre, elle n’avait pas plus fait pour son prince, que si elle n’avait pas été dans Orléans. Prenant donc la parole, Berwick voulut raconter les exploits de l’héroïne  ; mais celle-ci l’interrompant, lui dit  :

— Il ne vous appartient pas de parler de vous-même  ; vous ne pourriez cependant vous en empêcher, si vous 23parliez de moi ; car vous m’avez constamment secondée dans le peu que j’ai fait. Je vais donc parler de vous comme vous le méritez. Sire, ajouta-t-elle, en adressant la parole au monarque, voici le plus beau, le plus généreux, le plus sage audacieux de toute l’armée. Vous ne vous étonnerez point de cet éloge quand vous le connaîtrez parfaitement. Je ne connais pas de meilleur Français que ce jeune étranger. Deux fois il est monté à l’assaut des remparts ennemis, l’un des premiers. Vingt fois, non content de vous servir en immolant vos ennemis, il a bravé tous les dangers pour conserver les jours du chef de vos amis, l’inappréciable Dunois ; Dunois qui, si souvent occupé des 24soins du commandement, ne voyait pas toujours les coups qui lui étaient portés. Combien d’autres guerriers ont eu l’avantage inapprécié d’être secourus par Berwick  ! Moi-même je lui dois peut-être la vie. Jamais tant de zèle et de prudence ne s’unit à l’intrépidité.

Agnès, attentive, écoutait, et, tandis que Jeanne parlait de Berwick, elle jetait des regards furtifs sur la reine dont la physionomie, devenue plus riante, s’épanouissait au récit des exploits du jeune Écossais. Les courtisans, avides des défauts de leurs maîtres, examinaient la vertueuse Marie, dans un esprit moins bien intentionné que celui d’Agnès ; et tous les regards, excepté ceux de Jeanne et du monarque, 25n’étaient occupés que de la reine et de l’intéressant Berwick.

Repoussant tout éloge, Jeanne déclare vouloir conduire le roi à Reims pour y être sacré, projet que ni les courtisans ni le roi ne jugent possible

Cependant le roi répondit à l’héroïne  :

— Je vous rends grâce, noble pucelle, de tout ce que le ciel a fait pour moi. Je vous remercie de la portion de gloire que vous dispensez à nos fidèles sujets. Mais vous, où étiez-vous donc, pendant ces trois jours de combats  ? Il semble, à vous entendre, quoique tout se soit fait par vous, que tout se soit exécuté sans vous. Vous pouvez, en effet, vous dispenser de nous parler de vos exploits  ; la renommée les a déjà proclamés dans les parties les plus reculées de mon empire.

La guerrière, à ces mots, rougit, 26baissa les yeux, et quittant sa fière attitude, elle dit  :

— Il était ordonné qu’Orléans fût délivré, il l’est. Vous devez recevoir l’onction sainte  ; il faudra bientôt y songer.

Le roi répondit à cette proposition par un signe de tête approbatif ; mais un peu semblable à ses courtisans, à cet égard, il ne voyait pas la possibilité de l’exécution d’un tel projet. Vainement ses exploits la faisaient considérer comme une fille miraculeuse  ; il paraissait impossible de traverser tant de provinces, occupées par l’ennemi, pour aller visiter la métropole de Reims.

Jeanne, dans le peu de jours qu’elle passa à Chinon, ne parut plus aux yeux des guerriers qui 27l’avaient vue dans les murs d’Orléans, cette fière amazone, qui avait fait de si sanglants exploits. Douce, modeste, caressante, simple dans toutes ses habitudes, d’une frugalité sans exemple, même assise aux festins des grands, elle n’avait d’un héros que la grandeur d’âme et les exploits ; d’ailleurs elle était, dans tous les usages de la vie, timide comme un enfant, et novice en tout comme un agreste habitant des forêts. Ce mélange d’ignorance profonde, et du savoir le plus distingué, de grandeur d’âme et de simplicité d’action, était, aux yeux de plusieurs, un sujet d’admiration et d’étonnement plus inexplicable peut-être que la rapidité de ses exploits.

Berwick confie à la reine qu’il devient trop difficile de cacher son secret à Dunois  ; simultanément Agnès confie à Dunois les commérages sur la reine et Berwick

28Cependant Berwick, de retour, avait eu une conférence particulière avec la reine  ; cette princesse n’avait pu le voir que furtivement et à la hâte. Le château était perpétuellement rempli d’une foule immense dont il fallait ménager l’opinion. De toutes parts arrivaient des guerriers, qui, au récit des exploits d’une vierge, honteux de leur inaction, venaient offrir leurs services à leur roi.

Berwick apprit à la reine, que pendant le séjour qu’il fit à Orléans, Dunois avait été si préoccupé des travaux du siège, qu’il lui avait été facile de se soustraire à ses regards  ; mais il ajouta que cette supercherie ne pouvait durer plus longtemps.

— Plus il me verra ici avec 29vous, Madame, plus il lui sera facile de me reconnaître la première fois que, même dans le costume guerrier, je m’offrirai à ses regards. Il serait donc utile que je ne le visse plus ici sous les habits de mon sexe ; cependant, comment, à son retour d’Orléans, qui ne peut être éloigné, lui refuser une entrevue ? Sous quel prétexte me soustraire à ses regards  ? Si vous lui dites que je suis absente, en lui cachant le lieu de ma demeure, son amour n’aura-t-il point le droit de s’en offenser  ? Et si vous lui nommez un lieu quelconque, où je sois censée m’être retirée, n’y volera-t-il pas aussitôt, ce lieu fut-il environné de tous nos ennemis  ?

— Eh bien, répondit la reine, Dunois vous verra en ma 30présence, et s’il vous reconnaît, croyez que le secret en étant précieux à son cœur comme au nôtre, il saura le garder comme nous, jusqu’à ce que nos intérêts communs nous permettent de le révéler.

Le héros, eu effet, ne tarda pas à paraître à la cour. N’eût-il eu d’autre motif pour s’y rendre, que celui d’y revoir sa chère Évelina, c’eût été un intérêt assez puissant pour l’y rappeler aussitôt ; mais il s’agissait aussi de délibérer sur les opérations de la guerre, qu’il fallait poursuivre avec rapidité, et principalement, sur le voyage de Reims, qui était proposé par Jeanne d’Arc.

Le monarque donna au héros les témoignages les moins équivoques 31de son estime et de son attachement  ; Dunois, depuis longtemps, sans en parler à personne, avait blâmé l’inaction de Charles, ne cessant cependant de l’aimer et de le respecter comme son roi. La seule Agnès avait été la confidente de ses inquiétudes à cet égard. Il savait que cette jeune beauté, dans laquelle il voyait le courage, la résolution, l’intrépidité même d’un héros, joints à tous les genres d’amabilité de son sexe, faisait journellement ses efforts pour donner à son royal amant, l’énergie et l’activité qui conviennent à celui qui chargé d’une couronne, est contraint de la disputer à des rivaux  ; et tout ce qu’Agnès avait tenté à cet 32égard, avait été concerté avec Dunois.

Mais le moyen, quand on est avec une femme jeune, aimante et jolie, de ne parler toujours que de politique et de combats  ! L’amour dut se glisser en troisième dans ces précieux entretiens. Agnès, qui sentait que sa tendresse illégitime pour le monarque l’exposait aux sarcasmes de toute la cour, cherchait à se consoler de ce malheur par le blâme qu’elle pouvait déverser partiellement sur ceux et celles qui, parmi les grands, donnaient carrière à cette méchanceté. Elle parla donc à Dunois, le seul sur la discrétion duquel elle pût compter, des propos qui se renouvelaient sur son frère d’armes Berwick. 33Elle lui dit, sous le sceau du secret, qu’elle avait la certitude que ce jeune étranger était dans l’intimité particulière de Marie  ; qu’ils avaient ensemble d’assez longs et fréquents entretiens  ; que deux fois même Berwick étant chez la reine, cette princesse avait donné des ordres secrets à l’une de ses femmes d’honneur, de ne laisser entrer absolument personne.

— Prenez garde, mon cher Dunois, ajouta Agnès ; si le roi, tout persuadé qu’il est de la vertu de son épouse, vient à connaître les propos que la malignité fait courir, je crains pour les jours de votre généreux ami. J’ose faire une réflexion de plus  ; il est votre frère d’armes. Le ressentiment du monarque ne 34pourrait-il pas s’étendre jusqu’à vous  ? Dites à ce jeune insensé de porter ses vœux ailleurs. Le lit d’une reine est trop élevé pour un simple mortel. L’attaque en est trop périlleuse, et la possession trop redoutable. Berwick n’est-il pas assez beau, assez vaillant  ? N’est-il pas d’une naissance assez distinguée, pour être accueilli par une foule de beautés, qui seront honorées de ses hommages  ? Cependant, si Berwick aime la reine, et surtout s’il en est aimé, vos avis, cher Dunois, seront infructueux. Le roi me préfère à la reine, parce que je ne suis pas son épouse  ; si je l’étais, la reine serait adorée comme elle mérite en effet de l’être. Si Berwick est aimé, quels 35raisonnements, quels dangers pourront-ils l’enlever à l’espoir de posséder une femme accomplie  ?

Dunois écoutait toutes ces choses avec autant de douleur que d’étonnement. Il aimait tendrement Berwick  ; Berwick, dont il avait eu à se plaindre pour un excès d’égards dans les batailles, et son manque d’égards dans la société, en le fuyant dans les moments de calme où il aurait eu tant de plaisir à s’entretenir avec lui. Le héros avait cru voir, dans ce bel Écossais, un mélange inconcevable d’indifférence et d’attachement, qui souvent l’avait jeté dans l’incertitude de ce qu’il devait penser de son cœur. N’importe, le serment qui l’unissait à son ami, lui faisait oublier 36ses torts, et Dunois promit de parler de toutes ces choses à Berwick, mais avec ménagement  ; car le héros avait ses motifs pour ne pas inquiéter la reine, qui tenait entre ses mains les sources de sa félicité. Il avait même fait demander une audience à cette princesse, qui la lui avait promise pour l’après-midi  ; et le bonheur qu’il espérait par l’amour, l’empêchait de troubler celui d’une femme qui espérait aussi son bonheur de l’amour.

Dunois retrouve Évelina chez la reine  ; ils renouvellent leur serment d’amour, mais lorsque la conversation tombe sur Berwick, Dunois sent qu’Évelina lui cache quelque chose

Le guerrier, en sortant de chez Agnès, chercha vainement Berwick, et l’heure que la souveraine lui avait assignée approchant, il se rendit au palais, le cœur palpitant d’incertitude et de plaisir. La reine avait tout disposé avec la tendre 37Évelina, pour que le héros jouit du bonheur auquel il aspirait. La beauté est le plus digne prix de la valeur  : ce fut une vérité dans tous les âges. Elle fut encore mieux appréciée dans ces temps orageux, où les Français étant toujours en guerre, et vivant depuis trois siècles dans les dissensions intestines et les combats, ne pouvaient espérer d’adoucissement à leurs maux, que dans les consolations de l’amour.

La reine, après avoir félicité Dunois sur les succès qu’il avait eus dans Orléans, lui épargna l’embarras de lui parler de ses amours, en lui annonçant qu’Évelina était en ce moment dans le palais, et qu’elle allait s’offrir à ses regards. Mais si la joie du héros fut grande 38en revoyant l’objet de ses amours, celle d’Évelina ne fut pas moins parfaite en retrouvant dans le guerrier, plus d’amour, plus d’empressement qu’il ne lui en avait témoigné la dernière fois.

À peine eurent-ils donné quelques moments aux premières expressions de leur joie, que la reine dit à Évelina  :

— Je vois, à votre trouble mutuel, que vos cœurs sont faits pour être heureux en s’unissant. Évelina, vous connaissez le héros Français qui vous chérit  ; mais Dunois ne vous connaît point. Apprenez-lui donc qui vous êtes  : je ne m’offenserai point de vous voir ne vous occuper en ces moments que de vos intérêts. Assez longtemps, au sein des périls, 39vous ne fûtes occupés que des miens.

À ces mots, Évelina, prenant la parole parla ainsi  :

— Je suis de la famille des Duglas. Je touchais encore à l’enfance, quand je perdis les auteurs de mes jours. Mes parents me donnèrent pour tuteur un homme avide et sans honneur, qui s’empara de mes biens, et me jetant dans un cloître, m’y consacra au seigneur, en prononçant pour moi des vœux que j’aurais infailliblement rejetés.

— Quoi, dit le héros en interrompant Évelina, votre tuteur prononça des vœux pour vous  ! c’est le délire de toute croyance, de tout système religieux.

— C’est encore celui de l’Écosse, comme il fut celui de la 40France autrefois. J’avais une compagne de mon âge, qui avait été consacrée, dès le berceau, par les auteurs de ses jours  ; et l’infortunée serait encore victime d’un vœu que son cœur avait depuis longtemps rejeté, si le comte de Duglas, que vous avez connu, touché de ses vertus plus encore que de ses attraits, n’avait pas, au nom de l’amour, brisé des fers que la haine avait forgés.

Ma compagne, dans les liens de l’hyménée, se rappela mon sort plus triste encore et plus favorable à la liberté que le sien. Les droits d’un tuteur ne sont pas ceux d’un père  ; et le parjure ne m’avait ensevelie dans ce tombeau religieux 41que pour me dépouiller de mes états.

J’étais parente de Duglas  ; il ne balança point à m’arracher à la prison éternelle qui m’était imposée  ; il me fit reconnaître par quelques-uns de mes sujets  ; il m’aida à lever une armée, lui-même me fournit cinq cents hommes bien équipés, et Berwick, le jeune Berwick, que vous connaissez, se vit tout-à-coup à la tête de ma petite armée, qui montait à près de six mille combattants.

Berwick se mit en campagne, et en moins de deux mois, l’usurpateur, écrasé de toutes parts, me laissa libre propriétaire de mes états. Enfin, dois-je vous faire l’aveu de ce qu’il me reste à vous 42dire  ? Quand le roi d’Écosse, notre souverain, se décida à envoyer des secours à Charles VII, je partis avec les Écossais destinés à cette expédition. La renommée de Dunois avait embrasé mon âme du désir le plus ardent de me rapprocher de lui. Votre portrait, que m’avait fait voir le comte de Gormas, chargé par votre souverain de négocier une alliance avec le nôtre, m’avait inspiré un vif désir de vous voir. Ce fut alors que mes mains tracèrent les devises de l’écharpe que vous avez accueillie. Impatiente de vous voir, je le fus bientôt d’être vue par vous. Je brûlais de savoir si mes faibles charmes feraient sur votre cœur l’impression que les vôtres avaient 43faite sur le mien. Je vous laisse à juger, Seigneur, si mon bonheur dépend de celui de Dunois, et s’il est possible que je puisse vivre éloignée de lui sans être la plus infortunée des mortelles.

— Oh  ! Madame, s’écria le héros, en adressant la parole à la reine, me permettez-vous de répondre à ce discours avec toute la franchise, avec toute l’affection de mon cœur  ?

— Non seulement je vous le permets, répondit cette auguste princesse, mais je vous le demanderais, si je vous croyais capable de dissimuler.

— Ô précieuse Évelina  ! dit alors le guerrier, je jure que nul sentiment n’est égal à celui que vous m’inspirâtes dès la première fois que 44j’eus le bonheur de vous voir. Je n’attendis point de connaître les secrets de votre cœur, pour vous consacrer le mien. Depuis ce temps que n’ai-je point fait pour découvrir votre asile, pour mériter votre amour, pour m’assurer la possession d’un cœur si nécessaire à mon repos  ? Faut-il l’avouer, Mademoiselle ? quel que soit le plaisir que j’éprouve à recevoir un aveu qui doit faire le bonheur de mes jours, je ne puis me défendre d’un sentiment secret qui me pénètre d’une assez vive douleur.

Berwick, avez-vous dit, prit la conduite de votre armée, et vous délivra de la tyrannique usurpation de votre tuteur. Berwick vous connaît donc ? Cependant, quand 45je lui ai parlé de vous, il m’a dit seulement votre nom. Depuis ce temps, il m’a été impossible de l’interroger sur votre sort, sur vos aïeux  ; il semble même qu’il se soit éloigné de moi, d’autant plus que je lui avais témoigné plus de confiance. Pourquoi cet éloignement et ce mystère ? Berwick est mon frère d’armes  ; je lui donnai des preuves constantes de mon amitié  ; n’y aurait-il su répondre que par un coupable silence  ? m’aurait-il fui en raison du sentiment qui me rapprochait de vous  ? et mon attachement, mon dévouement à vos intérêts, serait-il la cause de son éloignement, qui me paraissait inexplicable  ? Ô divine princesse, expliquez-vous sans détour. Le 46cœur que je vous donne est trop exempt de dissimulation pour en avoir avec lui  ; dites-moi si le secret de votre naissance et de vos obligations à Berwick ne m’en dévoile pas un funeste, qui ferait à jamais le désespoir de mes jours  ?

— Si Berwick ne vous a point dévoilé ce qu’il connaissait de mes victoires et de mon cœur, c’est parce qu’il à cédé à ma prière. Mon dessein étant de tenir secrète mon existence à la cour, il m’avait juré qu’il ne parlerait de moi à nulle personne sur la terre  ; et s’il vous a fui, après avoir connu votre secret, c’est sans doute afin de n’être pas tourmenté du désir de vous dévoiler le mien.

Évelina parut troublée en disant 47ces mots. Une rougeur involontaire colora ses belles joues. Ses regards parurent incertains ; sa contenance ne fut pas assurée.

— Pardon, Mademoiselle, lui dit Dunois après un moment de silence  ; mais cette réponse ne paraît pas être celle de votre cœur. Le détour et vous, ne semblez pas être faits l’un pour l’autre. Vous ne vous attendiez pas à ma question  ; il valait mieux la laisser sans réponse, que d’en faire une si contraire à vos sentiments.

À ces mots, Évelina parut encore plus troublée. Elle n’avait pas apprêté les fables dont elle devait envelopper la vérité. Confuse, elle balbutia quelques mots de réponse à Dunois, qui, voulant lui épargner 48l’embarras d’une explication pénible, cherchait à changer de conversation, lorsqu’un gentilhomme de la chambre vint lui annoncer que le roi était entré dans les appartements.

Dunois sort de chez la reine persuadé que l’embarras d’Évelina trahit son amour pour Berwick, et que l’intimité de ce dernier avec la reine n’est qu’un prétexte pour se rapprocher d’elle

La reine aussitôt fit un signe à Évelina, et cette princesse se retira soudain, pour aller reprendre ses habits guerriers. Dunois eut encore un moment d’entretien avec sa souveraine  ; mais tous les deux, impatients de se quitter, l’un pour aller se livrer aux réflexions turbulentes que faisait naître le souvenir des discours d’Évelina, l’autre pour aller accélérer le travestissement de sa jeune amie, ils ne tardèrent pas à se séparer.

À proportion que Dunois s’éloignait 49du lieu où venait de se passer cette scène d’explication, il était plus agité par mille idées plus inquiétantes les unes que les autres. Berwick, se disait-il, a combattu, a triomphé pour Évelina. Comment a-t-il pu la voir et la servir sans l’aimer, sans l’idolâtrer ? et s’il l’a aimée, comment, après de tels services, lui si beau, si sensible, si généreux, si vaillant, n’en a-t-il pas été chéri ? Mais que dis-je  ? n’est-il pas évident qu’entre Berwick et Évelina, il existe une intimité parfaite ? Le ton mystérieux de Berwick à mon égard, l’embarras, le trouble, les propos interrompus d’Évelina, lorsque je lui ai parlé de ce jeune et beau vainqueur, ne me sont-ils pas une preuve 50de leur tacite intelligence  ? Cependant, qui forçait Évelina à me voir et me captiver  ? Quel intérêt pouvait-elle avoir à me plaire, si déjà son cœur était aliéné ? Quoi ! les femmes mettraient-elles toutes leurs vertus à captiver des cœurs  ? n’auraient-elles d’autre foi que celle dont elles honorent le dernier qui leur a plu  ? d’autre bonheur que celui de séduire et de voltiger sans véritable attachement  ? Ô Évelina  ! j’aurais cru que lors même que toutes les femmes auraient aimé de la sorte, toi seule aurais voulu t’élever au-dessus des défauts de ton sexe, n’en connaître que les vertus, et faire naître en mon sein une de ces passions éternelles qui font de l’homme sur la 51terre une espèce de divinité, tant pour le bonheur qu’il éprouve, que pour celui qu’il peut faire éprouver. Mais, ô passion délicieuse, sentiment pur et divin, amour parfait que la seule vertu peut inspirer et sentir, ne serez-vous qu’une illusion pour mon cœur  ?

Tel était le dédale où les idées du héros étaient plongées. Qu’une situation semblable est cruelle  ! que l’on sent vivement alors le besoin d’un cœur dans lequel on puisse épancher son secret  ! Quel mortel aimait-il plus que Berwick ? Mais était-ce à Berwick qu’il devait aller confier le premier germe des peines de l’amour, lorsque Berwick lui-même l’avait jeté sur ses pas  ? Un moment avant d’entrer 52chez la reine, il s’entretenait avec la belle Agnès. Cette jeune et sensible favorite de son roi loi avait parlé des intelligences secrètes que l’on prêtait à Berwick et à l’intéressante et vertueuse Marie  : hélas  ! se dit alors Dunois, je l’avais présumé à juste litre ; la reine a de trop nobles sentiments, pour écouter une passion qui n’aurait pas son auguste époux pour objet. Berwick ne va faire sa cour à Marie ; et n’en est reçu dans l’intimité, que par rapport à la belle Évelina. Mais quel personnage odieux ne prêté-je pas à ma souveraine  ? Marie favoriser à-la-fois la passion de Berwick, et approuver les serments de Dunois  ! Non rien de ce qui blesse la délicatesse ne saurait être 53imputé à celle qui méritera constamment l’estime et l’adoration des Français.

Il se rend auprès d’Agnès, qui lui rapporte une scène récente  : le roi, informé des calomnies par madame de Craon, avait résolu de les vérifier par lui-même

Telles étaient les réflexions du héros, lorsque, marchant comme au hasard, il se trouve près des appartements de la belle Agnès. Il monte ; il apprend que le roi est sorti, se fait annoncer, et le voilà disposé à découvrir tous les secrets de son cœur à l’amante de son souverain, dans laquelle il, a eu le bonheur inappréciable de trouver une amie. Agnès, en lui voyant l’air sombre et pensif, se doute que le héros a quelque chose de particulier à lui communiquer, et passant avec lui, dans un cabinet retiré, elle lui dit  :

— Vous voilà bien triste, mon cher 54Dunois, ce que nous craignons tous serait-il vrai ? en auriez-vous acquis la certitude ?

— Que craint-on, reprit le guerrier vivement, et de quelle certitude voulez-vous parler  ?

— Quoi, vous ignorez… avez-vous vu la reine aujourd’hui  ?

— Je sors de chez elle à l’instant. Le roi vient d’y entrer  ; mais il n’a paru que dans ses appartements, sans pénétrer jusqu’à Madame.

— Précisément, c’est cela  ; je suis dans des craintes mortelles  ! Grand Dieu  ! protégez une femme pour laquelle je donnerais mille fois ma vie  !

— Vous me faites frémir  ; de quoi s’agit-il donc  ?

— Ah, Seigneur, je vous le confie, mais sous le plus grand secret. Peut-être ne sera-ce qu’une horrible calomnie  ; 55mais une calomnie sur une reine, quand il y a des apparences de vérité, est un malheur bien affreux  ! Il faut que la femme de César ne soit pas même soupçonnée.

— Achevez, Madame, je vous en conjure.

— Eh bien, Seigneur, le roi avait eu des soupçons de l’intelligence qui régnait entre Berwick et son épouse. Il n’en avait rien témoigné au-dehors  ; il m’avait dit même  : Je m’aperçois que les regards malins de mes courtisans se portent sur la reine et le jeune Écossais  ; mais je suis sûr de la vertu de mon épouse. Je soupçonne à présent que le roi ne me tenait ce langage, qu’afin que j’avertisse notre souveraine  : mais-comment m’acquitter d’une telle 56commission, moi, publiquement coupable d’un criminel amour  ? D’ailleurs, mon, cher Dunois, ou il règne entre la reine et Berwick une inclination passionnée, ou ce n’est que l’amitié de la pure innocence. Dans l’un et l’autre cas, pouvait-il m’appartenir d’en parler à la reine  ? Je me suis tue par une prudence que me commandait ma faute, et tout à l’heure le roi m’a dit ici  : Je suis réduit enfin à la nécessité de ne plus garder le silence. Voilà une des femmes de la reine qui vient de me prier de passer dans les appartements de mon épouse. Elle m’a promis, sur sa tête, de m’y donner la conviction du forfait. Je crois encore la reine innocente ; cependant, 57j’obéis à l’empire de la curiosité, et à la nécessité d’en finir. Je ne puis être en butte à la risée de toute ma cour, et si ma crédulité fut trop indulgente, le jeune audacieux recevra le prix de sa témérité.

À ces mots, justement effrayée pour la reine, je me suis jetée aux genoux de mon amant  : Ô mon maître, lui ai-je dit, ô mon roi  ! ne vous livrez à aucun emportement  ; craignez les remords d’une vengeance précipitée, les apparences les moins équivoques sont quelquefois si trompeuses  ! Point d’éclat, ô mon maître, songez à votre honneur, si celui de la reine ne vous touche pas. Le ridicule, qui frappa la tête 58des rois, plus d’une fois y fit chanceler la couronne.

En disant ces mots, j’embrassais ses genoux  ; je les baignais de mes larmes. Je chéris, j’estime mon épouse, m’a dit le roi. Si elle s’est oubliée, j’en suis la seule cause. Pourrais-je la punir d’avoir suivi l’exemple que ma tendresse pour vous lui a donné  ? Mais, d’autre part, puis-je souffrir la continuité d’un affront qui ferait l’opprobre même d’un simple particulier  ? Calmez-vous, Madame, il n’arrivera rien de funeste à la femme que vous aimez  ; mais le perfide qui ne m’a porté quelques secours, que pour me ridiculiser par le plus sanglant affront…

59Je n’ai pu entendre la fin de son discours. Déjà plein de courroux, il était loin de moi. Que s’est-il passé dans les appartements de la reine  ? je l’ignore. Hélas  ! je désire de l’apprendre, et je crains de ne le savoir que trop tôt.

Le roi s’était donc caché dans le cabinet de la reine avant le rendez-vous de Dunois et Évelina  ; il surprit Berwick y entrer, et la reine le vêtir en femme tout en lui prodiguant mille marques d’affection  ; enflammé de colère, il donna à Berwick 24 heures pour quitter le royaume  ; puis se rendit chez Agnès

Dunois voudrait, dans tout ceci, trouver une explication favorable, tant aux intérêts de sa souveraine, qu’aux siens propres  ; mais son esprit, livré à cent conjectures, ne fait que s’égarer encore. Il commence donc à parler de ses amours, de Berwick, d’Évelina et des combats, qu’en Écosse, Berwick a livrés pour celle-ci  ; mais tandis qu’il cherche des explications, qu’on ne serait pas en état de lui donner, le monarque est annoncé  ; et la belle 60Agnès prie Dunois de revenir aussitôt que le roi se sera retiré.

Ce prince venait en effet de chez la reine. Madame de Craon était la femme imprudente qui avait prévenu le roi. Elle lui avait dit que la reine, pour mieux tromper les regards, se plaisait à donner à Berwick de ses propres habits, et à le vêtir en femme  ; elle lui avait proposé de le rendre témoin de ce commerce scandaleux.

Madame de Craon ayant donc vu entrer Berwick, était allée, prévenir le roi, qui, étant entré dans la pièce où étaient les habits de Berwick, s’était caché derrière un rideau de velours. Bientôt Berwick, vêtu en femme, était venu dans cette même pièce se dépouiller à 61la hâte  ; et la reine, venant bientôt le joindre, avait assisté à sa double toilette, et l’avait fait sortir de ses appartements, non sans lui avoir donné un baiser, précédé de quelques expressions de tendresse, et de quelques autres marques d’un véritable attachement.

En fallait-il davantage pour donner au monarque une certitude achevée de l’égarement de son épouse ? Il avait promis de ne faire aucun éclat, il tint parole. Il attendit, pour sortir du rideau dans lequel il s’était enveloppé, que Marie fût rentrée dans le cabinet où elle croyait recevoir son époux  ; mais lui, tout bouillant de colère, avait couru après Berwick, et lui avait dit avec sévérité.

62Monsieur, je vous donne vingt-quatre heures pour sortir, non de cette ville, mais de mes États. Ne me demandez point la cause de cet ordre inattendu, je ne saurais vous la dire. Apprenez seulement que des hommes seront chargés de vous surveiller et de vous donner la mort, si après le temps que je vous ai prescrit, vous n’avez point franchi les limites de mon empire.

Ces paroles dites, le roi s’était retiré, laissant Berwick dans la nécessité de partir sur-le-champ sous peine de perdre la vie. Sauver ses jours était pressant. La justification pouvait se ménager et s’opérer en pays ennemi  ; elle était impossible, s’il se laissait égorger par les émissaires d’un monarque irrité.

63Charles, dans sa fureur, voulant donner carrière à son émotion, et ménager son honneur, en ménageant celui de la reine, marchant à grands pas et l’œil comme égaré, se rendit chez Agnès.

Le roi, désireux de préserver l’honneur de la reine, raconte à Agnès avoir dû chasser Berwick car il rencontrait en cachette chez la reine une inconnue d’une grande beauté  ; arrive Dunois, à qui Agnès rapporte cette explication

En entrant chez son amante, le roi affecta un calme qui laissa deviner toute la véhémence de son émotion  ; il dit à Agnès l’ordre qu’il venait de signifier à Berwick, et lui débitant la fable qu’il avait imaginée pour couvrir la faute de son épouse, il se retira pour aller dans le secret dévorer son courroux.

Le roi fut à peine sorti, qu’Agnès envoya prier Dunois de passer chez elle. Le héros, qui attendait cet émissaire avec la plus vive impatience, fut bientôt auprès de l’amante 64de son roi, et la belle Agnès lui parla ainsi  :

— Le mal est moins grand que je ne l’avais redouté. Le roi est mécontent  ; mais il a su contenir sa colère. L’on voit qu’il ne dit pas toute sa pensée. D’après ses discours, il devrait être rassuré sur l’affront qu’il redoutait, et il ne l’est point. La reine, lui dit-il, est innocente, et il a puni Berwick autant que si elle était coupable. Voici ce qu’il m’a raconté.

J’avais été prévenu que Berwick avait des intelligences criminelles avec la reine. Ne pouvant y ajouter foi, mais voulant ôter tout prétexte à la calomnié, je me suis transporté dans les appartements de la reine  ; j’y ai vu 65Berwick  : mais, quel a été mon étonnement, d’y voir aussi une très jolie personne que je ne connaissais pas, et qui était avec Berwick dans une intimité, une familiarité si grande, que je devais en être offensé. Cette étrange scène, à laquelle je ne m’attendais pas, m’a fait voir que si Berwick s’introduisait chez la reine, ce n’était pas pour elle, mais pour cette inconnue qui est d’une beauté ravissante. Justement irrité de voir que la reine favorisât chez elle des rendez-vous de cette nature  ; plus irrité encore contre l’impudent Berwick, qui prenait pour satisfaire à ses coupables amours, un lieu qui doit être et qui est le sanctuaire de la vertu, 66je lui ai ordonné, sous peine de mort, de franchir, dans vingt-quatre heures, les limites de mes États, et j’ai défendu pour toujours à la reine de recevoir chez elle une jeune personne, qui, sans mœurs et peut-être sans asile, n’était propre qu’à la couvrir de honte aux yeux de l’univers.

Ivre de colère, Dunois bondit hors de chez Agnès, revêt une armure noire, et part à la recherche de Berwick

Dunois laissait parler la belle Agnès sans lui faire la moindre observation ; mais son œil était embrasé de colère ; les muscles de ses joues se contractaient ; de ses dents il s’échappait quelques grincements sourds, qui annonçaient une rage profonde. Il se leva, s’élança comme un trait, quitta sa belle amie, 67et la laissa étrangement surprise de la fureur qui l’agitait.

Arrivé chez lui, le héros ordonna à l’un de ses écuyers d’aller s’informer chez Berwick de la route qu’il avait prise  ; en attendant, il se couvrit d’une armure, non de celle qu’il portait habituellement dans les combats, il aurait craint d’être reconnu par Berwick, et que le traître eût refusé de se mesurer avec lui, mais d’une armure noir d’ébène et sans devise  ; il voulait terrasser son rival dans le silence de sa fureur, et ne s’en faire connaître qu’au moment où il lui plongerait le fer mortel dans le sein.

L’écuyer ne tarda pas à revenir, et dit à son maître, que Berwick 68était parti depuis une heure, et qu’il avait pris la route d’Orléans.

À ces mots, Dunois s’élance sur un coursier ; il en presse les flancs rapides. La poussière s’élève et» tourbillons  ; il disparaît dans la plaine, aux yeux de ses gens et de ses amis étonnés.

69Livre VIII

Dunois atteint rapidement Berwick  ; au terme d’un bref duel, et sur le point de le poignarder à mort, il découvre le visage d’Évelina

Déjà le soleil avait plongé la moitié de son disque éblouissant derrière les montagnes. Dunois brûlait d’atteindre Berwick avant que la nuit, de son voile immense, eût obscurci la nature.

De son côté, la sensible Évelina, ne sachant à quel motif attribuer la colère et l’ordre absolu de Charles VII, espérant que le même hasard qui lui avait fait encourir sa 70disgrâce, la rappellerait peut-être auprès du roi  ; espérant surtout que le cher Dunois, apprenant son départ précipité, ne tarderait pas à se mettre à sa poursuite, pour apprendre la cause de ses malheurs  ; de son côté, dis-je, Évelina, loin de presser les flancs de son coursier, en retenait les rênes. Dunois ne tarda donc pas a la joindre, et du plus loin qu’il l’aperçut  :

— Perfide  ! lui cria-t-il, défends-toi  !

Évelina, frappée d’étonnement à ce discours, tourne bride à son coursier. Elle voit un guerrier qui court après elle à bride abattue. Ne reconnaissant point le héros sous la simple armure dont il est couvert, elle ne doute point que ce ne soit l’un des émissaires dont le roi vient 71de la menacer, et qui doivent lui arracher la vie. Il ne lui reste plus qu’à la défendre  ; elle met son coursier en arrêt  ; c’est tout ce qu’elle a le temps de faire. Elle oppose sa lance au choc impétueux de son ennemi. Vain effort  ; celle de Dunois l’atteint, perce légèrement sa cuirasse, et renverse Évelina sur le pavé.

La guerrière alors se croit perdue. Elle pousse un profond gémissement. Dunois l’entend, il en est ému  ; les traits de son frère d’armes se présentent à son souvenir  ; il se rappelle les coups, que dans les batailles, le généreux Berwick a reçus pour lui  ; mais en même temps, l’accusation du monarque revit dans sa pensée. Devant cette 72accusation disparaissent tous les exploits généreux de Berwick. Le héros repousse la pitié qui voulait imposer du calme à sa colère. Il s’élance de son coursier, l’abandonne à son caprice, et, tendant la main à la sensible Évelina, il lui aide à se relever  ; mais soudain tirant un immense glaive de son brillant fourreau, il présente à cette infortunée, un combat, qui par sa générosité même, annonce qu’il ne lui reste plus qu’à vaincre ou mourir.

Évelina soutient d’abord ce terrible combat avec assez de vigueur. Les épées se croisent ou se heurtent à grands coups. Une foule d’étincelles, dont les approches de la nuit favorisent la clarté, tombent 73en étoiles scintillantes entre les combattants. Mais si la belle Évelina fut un héros redoutable dans les batailles, ici, en présence de Dunois, elle est à peine un guerrier digne de sa valeur. Elle ne soutient plus qu’avec faiblesse le choc terrible de son indomptable adversaire. Ô Dunois, se disait-elle en secret, mon cher Dunois  ! où es-tu  ? Toi seul pourrais me défendre de la valeur d’un tel guerrier. Du moins tu sauras que ta chère amante Évelina fut ton frère d’armes Berwick, et que, même en succombant, elle fit honneur au choix d’un héros.

C’était ainsi que se parlait secrètement Évelina, en jetant le dernier feu de son courage. Dunois connaît enfin qu’on ne lui oppose 74qu’une inutile résistance. Alors il donne, de son épée, un coup de fouet sur celle de son adversaire. Ce coup inattendu tord le poignet d’Évelina  ; sa main s’ouvre, et laisse tomber le glaive des batailles. Dunois s’élance, saisit la tremblante Évelina, qui, désarmée, découragée, n’offre plus qu’une vaine résistance. Le héros, d’un bras nerveux, la serrant contre sa poitrine de fer, presse, comprime avec rudesse ce sein de lys, dont un caraïbe féroce aurait eu pitié. Il soulève Évelina, fait, effort, et la lançant avec fureur, la fait tomber à ses pieds, fond sur elle encore, et lui pressant la poitrine de son genou d’acier, il s’efforce d’entrouvrir son casque  ; le gorgerin cède. 75Alors Dunois, devenu féroce par une aveugle jalousie, saisissant son poignard, l’élevant avec fureur  :

— Monstre, dit-il, je ne serais vengé qu’à demi, si tu ne savais point que c’est Dunois qui t’arrache le jour.

— Dunois, ô ciel  !

— Oui Dunois, le rival implacable d’un parjure.

— Moi, votre rival  ? moi, Berwick, qui vous aimai plus que ma vie  !

— Qu’entends-je  ? quel son de voix  !…

Il dit, jette au loin son poignard, saisit d’une main frémissante, cet adversaire devenu tout à coup si précieux, l’élève dans ses bras, le considère à la faible clarté d’un reste de crépuscule.

— Dieux ! s’écria-t-il en détournant la vue. Quelle horreur m’environne  ! je voulais l’immoler, 76et n’en ai plus le courage  !

Il dit, mais déjà Évelina a jeté son casque, au panache ondoyant. Sa blonde chevelure tombe en boucles sur ses épaules d’acier.

— Ô Dunois, mon cher Dunois ! que vous ai-je fait, dit-elle, pour en vouloir à mes jours ? Que ne vous faisiez-vous connaître en arrivant ? je vous aurais livré mon sein sans défense  ; et vous n’auriez point exposé mon bras à frapper ce que j’eus de plus cher au monde.

— Que vois-je ? ô ciel  ! en croirai-je mes yeux  ? les traits d’Évelina, sous les vêtements de Berwick !

— Vous voyez Berwick et Évelina tout ensemble.

— Femme divine  ! Qu’ai-je fait  ? s’écria Dunois en se précipitant à ses genoux, par quel étrange événement revois-je en vous mon 77cher Berwick ?

— Et vous, par quelle étrange fureur en vouliez-vous aux jours de celui que vous dites avoir aimé ?

— Avec quelle rudesse je vous ai deux fois jetée contre la terre  ! Aurais-je eu le malheur de vous blesser ?

— Par quelle fatale obéissance, serviez-vous le ressentiment du roi ?

— Ah ! il ne saurait être de pardon pour Dunois ! Comme d’un genou brutal, je pressai ce beau sein, que je voudrais environner de toutes les voluptés célestes ! Prenez un de ces glaives, ô ma divine Évelina  ! frappez, percez un monstre, qui désormais n’a plus qu’à mourir de douleur de vous avoir offensée.

En disant ces mots, Dunois serrait les genoux d’Évelina, il les baisait, 78les arrosait de ses larmes ; et la belle princesse, plus émue encore que le guerrier, s’efforçait de le relever, en lui disant  :

— Ô mon ami  ! une méprise seule à pu causer cette fureur. Ah ! je chéris une faute involontaire qui me fait voir des regrets si tendres, si glorieux  ! Je n’ai reçu aucune blessure. Je n’en ai d’autre à redouter que celle de mon cœur. Mais pourquoi la redouter, quand elle vous assure un bien qui vous est précieux  ? Oui, mon cher Dunois  ! nous devons bénir le sort qui, dans cette aventure, que je ne puis concevoir, dévoile Berwick à son frère d’armes, et la sensible Évelina à son amant  !

Elle dit, et de ses mains délicates relève son cher Dunois, qui 79n’osait jeter un regard sur celle qu’il venait d’offenser, et à laquelle il avait été sur le point d’arracher la vie. Mais à peine eut-il vu ces beaux yeux, pleins d’amour et de joie, qu’oubliant les malheurs de cette aventure, il ne s’occupa que de son amante, et n’éprouva d’autres sentiments, que ceux d’un amour impétueux.

Les deux amants vont passer la nuit à se réconcilier, dans un épais bois de hêtres

Cette scène se passa à trois lieues de Chinon, sur la route d’Orléans. La nuit projetait au loin son voile mystérieux ; un silence profond régnait sur les campagnes  ; la nature était dans un calme parfait. Le cœur seul de ces amants était vivement agité. Ils précipitent de leurs lèvres une explication réciproque, et le 80premier baiser de l’amour vient de sceller leur accord.

Non loin de la route est un jeune bois de hêtre, qui vingt fois seulement a vu se renouveler les saisons. Rapprochés les uns des autres, ces végétaux enlacent leur branchage, et dans leur étroite union, étant l’image de l’amour et de ses innocentes félicités, ils semblent inviter ces amants à se parler de leur tendresse, à se répéter leurs serments, sous la sombre et discrète épaisseur de leur amoureux feuillage. Entraînés par le plus doux instinct de la nature, Dunois et son amante y dirigent leur pas. En marchant, ils se pressent la main, et se disent les choses les plus tendres  ; ils se font les protestations les plus vraies. De longs baisers 81de feu, de brûlantes caresses suspendent à tous moments leur pas  ; leur bouche, par mille aveux scelle leur foi déjà donnée, et fait de leur penchant, le plus beau, le plu doux, le plus fort lien de la nature.

En foulant l’herbe tendre et parfumée qui se plaît à l’ombre de ce hêtres, Dunois frémit de volupté. Évelina éprouve à la fois le sentiment d’une terreur secrète, fille chérie de la pudeur, et celui d’un bonheur parfait, bien céleste que l’amour seul peut donner aux mortels. Il leur semble qu’ils soient entrés dans le temple de la félicité dont la constance et la bonne foi sont les divinités tutélaires.

Avant de s’asseoir sur l’herbe émaillée de fleurs, ces moules d’acier et82d’airain, dans lesquels leurs bras et leur poitrine sont enfermés, sont détachés et suspendus aux branches d’un hêtre, et maintenant la douce pression de leurs flancs amoureux, triple le sentiment de leur existence.

Leurs coursiers paissent non loin d’eux les tuyaux encore bien tendres du froment allongé par les douces rosées du printemps. La voûte azurée du firmament brille de mille feux. L’astre inégal de la nuit s’élance du sein des montagnes ; son disque lumineux vient présider aux bienfaits de l’amour. Les zéphyrs, en se jouant sut les seigles fleuris, les courbent sous leur marche légère. Empressés de caresser ces amants, ils accourent embaumés de mille parfums chéris. Présents inutiles  ! Quel parfum 83est égal à celui de la bouche de deux amants ? Leurs flancs se touchent, leurs bras sont enlacés, quelles expressions vives et tendres  ! quels surnoms délicats ! quels doux aveux ! quelles explications ingénieuses et piquantes  ! quels torrents de délices dans leurs transports ! quelle volupté céleste dans les jouissances du cœur, pendant les intervalles du plaisir  ! Amants passionnés, mais sincères, que vos transports sont délicats ! que vos aveux sont ravissants  ! Vous qui cherchez les plaisirs de la gloire, politiques et conquérants, vous ne connaissez point le bonheur. Ils est tout dans les bras de deux amants vertueux. Voyez Dunois et son amante faire, de cette nuit étoilée, le plus beau jour de la vie. Jamais 84couple mortel n’eut de plaisir plus parfait. Ô valeur ! si tu donnais à tous une aussi belle récompense, quel homme au champ d’honneur, ne serait pas un héros  ?

Au petits matins, le bruit d’une petite troupe à cheval les réveille  ; ils la mettent en fuite et rentre à Chinon

Cette nuit, précipitée par le plaisir, allait terminer sa carrière  ; déjà roulant ses voiles, elle se disposait à les tendre sur d’autres régions. L’aurore colorait des roses de sa chevelure le firmament azuré, lorsque ces amants entendirent un bruit lointain de chevaux ; il croît en approchant : Dunois se hâte de nouer le casque et l’armure de son amante  ; Évelina noue précipitamment celle de Dunois. Ils saisissent leurs coursiers  ; le mors s’enfonce et presse leurs gencives allongées, d’où s’écoule une écume blanchissante. Ils s’élancent ; 85ils embrassent de leurs genoux ces animaux belliqueux  ; et, marchant à petits pas, et la lance en arrêt, ils vont à la rencontre d’une aventure qui peut-être aura besoin de toute leur valeur. Les flancs de leurs coursiers sont unis  ; les intérêts de leur cœur le sont bien davantage  ! Quel mortel, quelle puissance pourrait désormais les séparer ?

À peine la troupe est-elle à portée de la voix, que Dunois lu crie :

— Qui vive ?

— France, répond un guerrier.

— Qui, France ?

— Henri !

— Vive Charles ! s’écrie le héros. À moi braves Français  ! Dunois  ! Dunois  !

Il dit et fond avec Évelina sur cette troupe de cavaliers, qui était un détachement allant à la découverte. 86Du premier choc, ils renversent chacun le leur. Le héros crie encore Dunois ! Dunois  ! À ce nom, justement redouté, le détachement ne pouvant s’imaginer que le héros soit en ces lieux sans une nombreuse escorte, croit être tombé dans une forte embuscade, et joue vigoureusement de l’éperon. Le demi jour qui les éclaire, le petit bois touffu qu’ils découvrent à quelques pas, la terreur que leur inspire la présence du héros, tout favorise leur égarement, tout sert à précipiter leur fuite  ; et Dunois, satisfait de leur avoir inspiré la terreur qui les poursuit, prend, avec son amante, la route de Chinon.

À leur arrivée, l’astre du jour animait 87tout de ses feux éclatants ; il colorait les moissons verdoyantes, égayait le chantre du matin, l’alouette, au chant varié qui, les ailes palpitantes, s’élevant vers l’astre qui lui donna la vie, chante un hymne à la reconnaissance  ; les prairies émaillées de fleur, brillent des perles humides du matin, et les insectes, voyageant entre les tuyaux des croissantes moissons, chantent et leurs amours et le plaisir qui naît de l’assentiment de la vie. Tout est charme, tout est mouvement, tout est harmonie délicieuse dans la nature. Le cœur de ces amants, est en accord parfait avec elle, et le lustre éclatant de ce beau jour ajoute à la volupté qui vient de les unir.

Charles VII découvre avec colère Dunois en compagnie de Berwick  ; la révélation du secret d’Évelina conduit à une réconciliation générale chez la reine

88En arrivant à Chinon, Dunois marche droit au palais de son souverain. Son cher Berwick est avec lui. Charles, en les voyant, est irrité de la hardiesse du héros, qui s’est permis de suspendre les effets de son courroux, en ramenant son frère d’armes.

Dunois jouit un moment de la colère du roi, et prenant la parole  :

— Vous voyez, lui dit-il, en souriant, et l’honneur de la reine et le calme de votre sein, et le bonheur d’un serviteur fidèle qui ne veut vivre et mourir que pour vous. Berwick, le valeureux et sensible Berwick est l’amante de mon cœur, la céleste Évelina, pour laquelle j’ai rejeté la main de la princesse Élisabeth, que vous avez daigné me 89faire proposer. Le secret de son sexe appartenait à votre auguste épouse. Je l’ai conquis en croyant combattre un ennemi de mon repos.

Dunois raconte alors au monarque le combat livré à son amante  ; et le prince, enchanté de ce qu’il vient d’apprendre, serait déjà aux genoux de la belle Écossaise, pour la conjurer d’oublier ses ordres rigoureux, s’il lui était permis d’oublier sa dignité  ; toutefois il la comble d’égards et d’empressements, et volant chez la reine, il lui fait l’aveu des soupçons qu’il avait conçu et la conjure de lui pardonner ce moment d’outrage à sa pudeur.

— Je suis plus flattée, lui répondit la reine, de votre modération dans ce moment d’oubli, que je ne 90suis offensée de vos soupçons. Je dois me féliciter de vous avoir inspiré assez d’estime pour qu’une espèce de conviction, ne vous ait pas fait sortir des bornes du respect que vous deviez à l’épouse du roi des Français.

Elle dit, et demande au monarque la permission de faire introduire Évelina dans son appartement  ; Charles est satisfait de cette résolution, et la belle Évelina, toujours sous le costume de Berwick, est introduite  ; le roi est témoin des caresses bien tendres que se font ces deux nobles amies, sans que son cœur éprouve les étreintes cruelles que la veille il avait ressenties.

L’on conçoit que le monarque, pour excuser sa conduite, téméraire 91à la fois et prudente, détaille ce qui s’était passé entre madame de Craon et lui. Évelina crut que, d’après une telle aventure, cette femme serait bannie désormais de la cour, mais la reine lui parla ainsi  :

— Il est des êtres d’une malignité barbare, ma chère Évelina, dont les rois sont environnés et dont ils sont obligés de se servir. Celle qui nous a dénoncées l’une et l’autre, est cette femme dont vous m’avez parlé, et qui vous fit, dans ma cour, des déclarations passionnées. Vous y répondîtes si mal que la vengeance…

— Ce n’était point ma faute, dit Évelina en interrompant la reine. Ses attraits pouvaient-ils opérer en moi une si grande métamorphose ?

— Ce miracle, reprit 92le monarque, ne pouvait appartenir qu’à Dunois. Madame de Craon ne put faire un homme d’une jolie femme  ; Dunois a fait d’un guerrier une amante céleste en lui laissant et le bras et le cœur d’un héros.

À ces mots, une vive rougeur couvrit le front d’Évelina. Jamais la volupté d’un véritable amour n’altéra l’empire de la pudeur. Le roi, loin de chercher à jouir de l’embarras de cette belle personne, à laquelle il avait de si grandes obligations, la laissa avec son auguste épouse, se retira chez la belle Agnès, et pour réparer l’affront qu’il avait fait à la reine, lui raconta les événements qui s’étaient passés.

Restée seule avec Évelina, la reine lui dévoile toutes les intrigues de madame de Craon  ; puis celles des courtisans

— Si vous aviez été un beau cavalier, dit la vertueuse Marie, en 93continuant son entretien avec Évelina, et si vous aviez su que l’âme de madame de Craon renferme autant de vices que son corps est embelli d’attraits, vous auriez bien pu repousser sa tendresse et mériter également son courroux. Confidente de mes actions et de mes pensées dans un temps où mon extrême jeunesse ne me permettait pas de soupçonner de la fourberie dans les cœurs, elle avait appris qu’entre mon époux et moi, il y avait un attachement sincère, fondé sur l’estime et non sur ces impulsions violentes que l’on nomme amour. Je n’ai jamais connu ce sentiment, je ne le connaîtrai jamais. J’avais neuf ans et Charles onze, lorsque des intérêts d’État unirent 94nos destinées. L’hymen et le devoir nous rapprochèrent avant que l’amour eut parlé.

Madame de Craon, dans sa première jeunesse, avait vécu avec le duc de Bourgogne, qui, après l’Anglais, est notre plus cruel ennemi. Elle épousa Gyac, que mon époux avait pris pour l’un de ses ministres, et que les courtisans prétendirent être vendu à nos ennemis  ; bientôt elle se lia d’intimité avec le connétable ; Gyac fut jaloux ; mais, ne s’en tenant pas à ce premier amant, elle lui associa la Trémouille de Craon ; ces deux hommes, de concert avec cette épouse criminelle, firent périr Gyac. La France entière apprit que la Trémouille avait été le principal 95agent de cette mort ; elle seule feignant de l’ignorer, conduisit à l’autel l’assassin de son époux.

Le roi, maîtrisé par les circonstances impérieuses du malheur, fut contraint de donner à de Craon la place que Gyac avait occupée. Ce fut cette femme parricide qui machina cette nomination et l’obtint  : il en coûta la vie à Beaulieu qui avait succédé immédiatement à Gyac, et que le connétable fit assassiner. Ce double homicide brouilla Charles, mon époux, avec le connétable  ; ce prince erre à présent dans quelques provinces, avec une armée qui, sous prétexte d’y défendre les intérêts du roi, vit d’exactions criminelles exercées sur les Français.

96Madame de Craon se voyant de nouveau toute-puissante à la cour, tenta de réduire par ses attraits son jeune maître à son pouvoir  ; mais ne pouvant m’enlever mon époux, elle essaya de m’enlever à mon époux. Elle m’apprit qu’il aimait Agnès, me fit le tableau le plus séduisant de l’amour, et porta le crime et l’audace jusqu’à me nommer celui qu’elle avait destiné à me venger. Me voyant peu sensible à la jalousie et moins encore portée à trahir mon devoir, elle voulut jeter le trouble entre mon époux et moi, et me représenta Agnès comme une amante capable d’attenter à mes jours. Avant de m’effrayer de cette annonce, j’examinai, je sondai le cœur d’Agnès : 97Je lui connus une belle âme et je me réjouis de ce que mon époux, devant céder aux traits acérés de l’amour, avait fait choix d’Agnès et non d’une Gyac ; ce fut ainsi que je me félicitai d’un malheur qui peut-être m’avait évité de tomber dans un plus grand.

Depuis ce temps elle a dénoncé Agnès au roi comme ayant des favoris, qu’elle lui préférait en secret. Je viens d’être accusée à mon tour, et vous voyez que le fruit de sa calomnie est un renouvellement d’attachement et de respect de mon époux pour ma personne. Ces sentiments suffisent à mon bonheur.

— Comment souffrez-vous une telle femme à la cour, dit Évelina ?

— Eh  ! ne voyez-vous, point, dit 98la reine, qu’ils sont ici une foule de bas intrigants, qui, coalisés entre eux, forcent mon époux à leur obéir ? Telle est la situation d’un prince qui a besoin de conquérir un trône. En commandant à tous, il obéit à la tourbe des hommes vides qui l’environnent.

— Mais ne pourriez-vous pas ne donner les charges qu’à des hommes de bien, qui, pour vous et le peuple, feraient partout triompher l’équité  ?

— Que vous connaissez mal les cours ! Les hommes de bien abhorrent l’intrigue et se tiennent à l’écart ; les rois ne vont point les chercher. Disons mieux, ils ne le peuvent pas. Combien d’hommes de talent, dont le zèle et la probité feraient le bonheur de l’État, qui 99languissent ignorés dans l’abaissement et le besoin ! Ces hommes sentent leurs forces  ; ils demandent de l’emploi, mais avec modestie, et l’orgueil les repousse. Le plus souvent même les talents et les vertus sont des motifs d’exclusion. Ce sont les hommes en place qui donnent les emplois ou désignent ceux qui doivent les remplir ; ces hommes, qui ne doivent leur élévation qu’à l’intrigue, ne veulent pas être éclipsés. Tel homme a fait un bel ouvrage pour parvenir, qui aurait atteint son but, s’il l’avait fait moins intéressant. En voulez-vous un exemple ? Jacques Cœur, jeune homme plein de talents, développe dans tout ce qu’il fait, le plus étonnant génie. Fils d’un 100simple négociant, il est parvenu à couvrir l’un et l’autre Océan de ses innombrables vaisseaux  ; il a des correspondances et des comptoirs dans toutes les parties du monde  ; il a déjà prêté des sommes énormes au roi, sans billet et sans intérêt. J’ai dit à mon époux  : Cet homme serait un excellent trésorier de vos finances. — Je conviens, m’a répondu le roi, que cet homme pourrait étonner l’Europe par son administration, comme Dunois l’étonne par ses exploits ; mais, s’il venait à mon service, sa chute serait d’autant plus épouvantable pour lui, qu’il s’élèverait plus haut par ses talents et par ses vertus9.

101Tel est le malheur des cours, ma chère Évelina. Pour en arrêter les 102ravages, il faudrait un maître qui, 103toujours le fouet à la main, en 104écartât, sans nulle considération, tous les malveillants qui embarrassent par leur affluence le char de de l’État.

Voilà quelles étaient les femmes dans ce siècle de phénomènes et de calamités, où le sexe laissa des monuments nombreux de ce qu’il est en état de faire pour le salut d’un empire, lorsqu’on sait diriger ses passions par la vertu, et qu’on ne le réduit pas à ne pouvoir sortir d’oppression qu’en mettant à contribution l’empire des grâces et de la beauté.

Prise de Jargeau

Cependant, Jeanne d’Arc avait dit au roi, qu’il devait aller se faire couronner dans Reims. Charles y avait consenti quoique toutes les places depuis Chinon jusqu’à 105cette ville, fussent au pouvoir de l’ennemi. Le conseil était d’un avis contraire ; on ne voyait, dans une telle proposition, qu’ignorance et témérité  ; mais Charles désormais eût entrepris d’escalader le ciel, si l’héroïne le lui avait conseillé. Toutefois Dunois, de concert avec elle, avait décidé qu’avant le départ pour Reims, il fallait mettre en l’obéissance du roi toutes les places fortes situées entre Blois et Orléans. En conséquence, Jargeau fut assiégé par six mille hommes, dont le roi donna le commandement au duc d’Alençon. La duchesse, qui aimait éperdument son époux, fut effrayée des dangers qu’il allait courir. Jeanne lui dit  :

— Rassurez-vous, princesse, il reviendra, plus aimant 106que jamais, mettre en vos mains sa gloire et sa félicité.

Ce peu de mots suffît pour tranquilliser la duchesse, tant la confiance qu’inspirait l’héroïne avait de pouvoir sur les esprits.

Jeanne partit avec le duc. La place était défendue par douze cents Anglais, commandés par le duc de Suffolk ; bientôt une partie des murs fut ébranlée, et la brèche étant devenue praticable, l’héroïne s’écria  :

— Marchons, la place est à nous.

Le duc d’Alençon hésitait.

— Ne craignez rien, ajouta-t-elle, j’ai promis à la duchesse de vous ramener sain et sauf  ; je tiendrai ma parole ; mais j’ai promis à ces braves qu’ils entreraient aujourd’hui dans ces murs  ; laissez-moi leur 107prouver que je sais tenir mes promesses10.

À ces mots, Jeanne saisit une échelle pesante, franchit le fossé. La mort vole du haut des remparts. Flots de résine enflammée, quartiers de rocs, cendres ardentes, traits acérés, sont précipités sur les assaillants. L’héroïne appuie son échelle contre le rempart  ; elle s’élève 108avec la légèreté d’un adolescent qui s’exerce à des jeux de son âge. Son armure éblouissante et sa bannière déployée annoncent aux assiégés, que c’est là que doivent se porter les plus redoutables efforts. Mille traits lui sont lancés. Ils glissent sur son armure sonore qui retentit sous les coups. D’énormes quartiers de pierre roulent avec fracas ; la terre tremble sous leur immense fardeau  ; des chaudières ardentes vomissent le bitume, qui, faisant un large sillon de flamme du haut du rempart jusqu’au fossé, embrase tout ce qu’il rencontre en son passage. Jeanne brave tout, résiste à tout. Polle, un des frères de Suffolk, espèce de géant d’une force extraordinaire, se présente, comme 109une tour mouvante, sur les débris de ce vaste rempart. À deux mains, il élève au-dessus de son casque étincelant, un énorme bloc de pierre  ; il attend que l’amazone soit à ses pieds  ; il balance alors le rocher anguleux  ; la pierre échappe à ses bras nerveux, vole, atteint Jeanne à la poitrine, et la renverse du haut du rempart dans le fossé. La terre a tremblé, et le bruit de la chute imite celui d’un mur élevé, sapé dans ses fondements, et que le mineur, après de longs travaux, parvient à renverser.

Polle, du haut du rempart, triomphe. Sa voix terrible profère la menace et l’injure à tous les Français qui oseront imiter l’héroïne ; mais celle-ci s’est relevée comme le 110ballon que l’homme fait tourner dans les airs. À peine touche-t-il à la terre qu’il s’élève en bondissant ; l’élan qu’elle a fait pour se relever l’a déjà précipitée sur son échelle.

— Amis, s’écria-t-elle, sus  ! sus  ! ils sont à nous  !

Sa voix est celle d’un Dieu agitant les tempêtes. Mille Français partageant sa fureur, poussent des cris de victoire et de carnage. Cent échelles à-la-fois sont dressées. Jeanne voltige sur la sienne comme sur des marches faciles. Bientôt elle aperçoit le terrible Polle, qui, les bras élevés, retient sur sa tête énorme un immense quartier de pierre dont il se dispose à l’accabler. Jeanne le considère avec attention  ; et le voit-elle se mouvoir pour lancer le rocher, 111elle fait un mouvement de son épée comme pour la lui jeter à la figure. L’Anglais se détourne pour éviter le coup. Le poids du rocher le fait balancer, L’héroïne fait un bond, touche au géant, le pousse avec rudesse, il chancelle, la pierre tombe, et Jeanne, tandis qu’il tend les bras pour chercher un appui, lui plonge son épée sous l’aisselle, et le glaive pénètre jusqu’au milieu de son vaste sein. Le géant tombe  ; de ses immenses bras, il embrasse le rempart  ; il l’abreuve des flots de sang qui sortent, en bouillonnant, de sa blessure  ; et rugissant de honte et de douleur, il rend, en palpitant, le dernier souffle de la vie.

Cette victime suffit à l’amazone. 112Désormais, favorisant l’entrée des Français dans la place, elle n’agite son glaive acéré que pour exciter leur valeur. Cinq cents Anglais sont égorgés. Les autres invoquent la pitié, qui cède à leur soumission. On ouvre les portes de la ville au reste de l’armée, et cette victoire inespérée est le fruit de quatre heures d’attaque et de combat.

Prise de Meung-sur-Loire et de Beaugency  ; arrivée du Connétable

L’armée marcha sur Mun et l’emporta  ; sur Beaugenci, et l’Anglais, abandonnant la ville, se réfugia dans le château  ; mais un cri de l’héroïne ayant suffi pour l’épouvanter, il s’estima heureux, en capitulant, d’éviter le trépas sanglant dont il était menacé. L’armée triomphait en courant  ; elle s’étonnait des prodiges qui naissaient 113sous ses pas  ; et, cherchant des dangers, elle ne trouvait que des triomphes.

Cependant le connétable, apprenant ces exploits, et honteux de son inaction, qui, par ses rapines, était une véritable défaite aux yeux des Français qu’il aurait dû secourir, ne rougit point de venir se ranger sous les drapeaux d’une bergère. Son armée joignit celle du duc d’Alençon sous les murs de Beaugenci. Étonnés de fouler, enfin, une terre qui ne fût pas étrangère à la victoire, les soldats du connétable s’électrisèrent, auprès de leurs compagnons vainqueurs, du feu sacré de la patrie, qui seul fait les héros.

Bedfort, plus irrité que confus 114du malheur de ses armes, avait résolu de faire un nouvel effort pour reprendre l’offensive. Il avait composé une armée de plusieurs corps d’élite, en avait donné le commandement à Fastol, Fastol qui naguère à Rouvrai-Saint-Denis, avait fait tant de mal aux Français. Ce général avait sous ses ordres une foule de guerriers célèbres, tels que les Lescalles, les Rampton, les Monmouth, les Winchester et le fameux Talbot, dont le nom fut si souvent le précurseur de la victoire.

Patay

Les généraux français, en apprenant la marche de l’armée anglaise, délibérèrent s’ils iraient à sa rencontre. L’oracle de l’armée fut consulté. Ses grâces, sa valeur, son éloquence, ses succès, prêtaient à 115son opinion une force qui entraînait les suffrages. Les guerriers, blanchis sous les armes, ceux que la victoire avait souvent couronnés, cédant au pouvoir du génie, voyaient sans murmurer leurs projets renversés par l’éloquente héroïne. Une villageoise de dix-huit ans donnait son avis, et, presque toujours accepté par l’expérience et la valeur, il était constamment suivi de la victoire.

L’amazone, consultée, répondit  :

— Il faut aller aux Anglais.

C’en fut assez, l’attaque fut décidée. Patay fut le lieu de la jonction des combattants : mais les généraux français, ayant reconnu la grande supériorité du nombre chez l’Anglais, s’assemblèrent pour savoir s’ils accepteraient 116la bataille. Jeanne l’apprit  ; elle y vola.

— Mes amis, dit-elle, en entrant dans la salle du conseil, munissez-vous d’excellents éperons.

— Quoi  ! s’écria le duc d’Alençon, vous croyez que nous serons mis en fuite  ?

— Nous, prendre la fuite, répliqua l’amazone, avec une fière indignation  ! Nous combattrons les Anglais, fussent-ils pendus aux nues ! Munissez-vous d’excellents éperons, car nous aurons bien du mal à les atteindre.

À ces mots elle sort du conseil. Quel homme, après une telle audace, pourrait s’opposer au combat ?

Le connétable et le maréchal de Bussac commandaient l’avant-garde. Poton de Saintrailles, La Hire, le maréchal de Rieux, le 117duc d’Alençon et Dunois, commandaient les différents corps de l’armée. Jeanne s’était proposé d’être partout où la victoire pourrait balancer. Elle eût été la destinée même, qu’elle n’eût pas inspiré plus d’espoir.

L’aurore paraît enfin  ; tout est disposé, de part et d’autre, pour le combat  ; les deux partis brûlent d’en venir aux mains  ; mais un épais brouillard s’élève entré eux. Les armées marchent la fureur dans le sein. La discorde a semé entre elles ses serpents qui aigrissent tous les cœurs  ; chacun a soif du sang ennemi. Mais vainement, sous leurs pas, la terre silencieuse retentit. Chaque général, en avançant dans cette nuit factice, craint de faire pour les 118siens une démarche mortelle. Il ignore si les pas qu’il fait l’éloignent ou le rapprochent de l’ennemi.

Cependant, la discorde qui agite les partis, ne les égare point, ou, pour dire plus vrai, elle ne les rapproche que pour mieux les égarer dans ses fureurs. Ils sont en présence, et ne s’en doutent pas. En ce moment un cerf, paisible habitant des forêts, égaré lui-même par la profonde obscurité des vapeurs du matin, donne au milieu des bataillons anglais. Ceux-ci, en voyant cet animal éperdu, poussent des cris, et révèlent aux Français le secret de leur présence. Les Français serrent aussitôt leurs rangs, marchent à pas précipités, fondent sur leur ennemi ; leur attaque est rude, 119impétueuse et décisive  ; de toutes parts l’armée ennemie est enfoncée ; il se fait un horrible carnage, et le glaive vainqueur donne le trépas à ceux dont l’épaisseur de la nue n’a pu favoriser la fuite.

Plusieurs prisonniers cependant attestent la clémence des Français. De ce nombre sont Lescalle et Talbot11 ; et l’armée, chargée de 120dépouilles et couverte de lauriers, se dirige aussitôt sur Orléans  ; tout ce qui tient encore pour l’Anglais dans la province, se rend aux armes du vainqueur  ; et la ville, qui, la première, avait servi de théâtre aux exploits, de l’héroïne, la voit encore une fois dans ses murs, couronnée par la victoire.

À Chinon, Jeanne obtient du roi la grâce du connétable  ; puis, contre l’avis du conseil, le départ pour Reims

L’armée du roi n’ayant plus d’ennemis à combattre dans l’Orléanais, l’amazone se rendit à Chinon, auprès du roi. Le monarque s’attendait à la voir, après tant de hauts faits, s’avancer fièrement jusqu’à lui  ; mais toujours plus simple et plus modeste, elle se jeta à ses pieds.

— Grâce  ! grâce  ! s’écria-t-elle. Ô mon maître  ! ô mon roi  ! Lorsqu’on est tout puissant, c’est alors qu’il 121sied bien de savoir pardonner. Le connétable vous offensa en immolant vos ministres ; il vient de vous venger en immolant les Anglais.

— Levez-vous, Jeanne  ; levez-vous, lui répondit le roi  ; que tout soit oublié  ; je ne refuserai pas un pardon que votre sagesse aura sollicité.

Le duc de Richemont, apprenant cette heureuse nouvelle, vint se jeter aux pieds du roi. Son pardon lui fut confirmé. Ce fut ainsi que le connétable et son armée furent conquis à la patrie par une jeune vierge, étrangère à tout, si ce n’est aux vertus qui font les plus grands hommes.

Toutes les villes et forteresses de la Picardie, de la Champagne, l’Isle-de-France, la Brie, le Gatinois, l’Auxerrois, la Bourgogne, 122tout le pays situé entre la Loire et l’Océan, la Guyenne entière, et plusieurs autres pays adjacents, étaient occupés par les Anglais. Ce fut dans cette position difficile que le roi, malgré son conseil, n’ayant dans son avis que le seul Dunois, se disposa à partir pour aller recevoir la couronne dans la métropole de Reims. L’on hâta les préparatifs pendant lesquels l’héroïne eut plusieurs entretiens avec sa souveraine, qui, pour elle, avait un attachement parfait.

La reine interroge Jeanne sur ses révélations  ; celle-ci lui raconte sa rencontre avec l’ermite de la grotte des trois fontaines, et toute la doctrine divine qu’il lui a enseignée

— Pardon, lui dit un jour la vertueuse Marie ! Mais tout ce qui concerne une amie comme vous, est d’un prix inestimable à mes yeux. Plus je vous vois, plus je suis étonnée, malgré vos talents et vos vertus, 123comment, au sein d’un hameau, ne voyant que des cultivateurs, vos brebis, et des forêts, vous avez acquis, non ces connaissances prodigieuses dans l’art de la guerre, mais ces maximes célestes, ces doctrines de consolation, ces élévations de pensées qui vous mettent si fort au-dessus de ceux-même qui s’occupent des choses morales et divines qui seules font le bonheur de la vie.

— J’essaierai de satisfaire à cette question, ô ma reine, répondit la modeste amazone. Nous sommes seules aujourd’hui  ; je révélerai tout à votre âme aussi pure qu’un rayon de soleil. Vous m’avez fait cette demande une autre fois et je me suis tue. La malignité et l’ignorance auraient mal 124conçu et mal interprété mes discours.

Vous vous êtes étonnée de voir en moi une personne qui joignait quelque instruction à beaucoup de simplicité ; voici l’explication de ce mystère.

J’avais onze ans lorsque, pour la première fois, je conduisis mon troupeau dans la forêt de Chenu. J’y découvris une grotte infiniment solitaire  ; j’y pénétrai avec une sorte de terreur. Mon cœur palpitait fortement, et je marchais avec la conviction que j’allais trouver quelque chose d’étranger dans la profondeur du rocher. Quand j’y fus entrée, je parcourus la grotte avec soin  ; et n’y trouvant personne, je m’assis sur un banc de 125pierre, ne laissant pas d’être toujours agitée. De la place où j’étais assise, je voyais mes brebis bondir avec leurs agneaux ; je ne les avais jamais vues témoigner une telle joie de leur commune existence. Comme je les contemplais, j’aperçus tout-à-coup à côté de moi un vénérable vieillard ; il était couvert d’une robe d’une blancheur éclatante. Ses regards semblaient lancer des traits de flamme, et son corps, quoique représentant la vieillesse, avait toute la beauté de l’âge mûr. Je ne fus pas effrayée de son aspect ; seulement mon trouble alla croissant, et je fus un moment éblouie de la scène qui s’ouvrait devant moi  ; car je vis ou je crus voir une foule de personnages, qui, répandus dans l’espace, 126tel que nous voyons l’azur immense des cieux lorsque tous les nuages ont été dissipés par l’haleine des vents, semblaient jouir d’un bonheur inaltéré.

Tu vois, me dit le vieillard, des immortels qui ont habité l’a terre, comme toi  ; leur vertu leur assura une existence qui ne finira jamais. — Qui êtes-vous, dis-je au vieillard, pour me donner des éclaircissements qu’il appartient à si peu de mortels de pénétrer ? — Je suis l’ermite de la grotte des trois fontaines, qui n’est pas éloignée d’ici. J’ai connu ton projet de pénétrer dans l’enceinte de cette antique forêt, et je suis venu t’apprendre des choses qui puissent élever ton âme au niveau de ces immortels qui 127se sont offerts à tes regards. Ils aimèrent la patrie au-dessus de tout, et Dieu au-dessus de la patrie. Voilà la cause unique de leur immortalité. Apprends à pénétrer ton âme d’un semblable amour, et tu vivras comme eux.

Alors le vieillard, conversant familièrement avec moi, se mit à m’expliquer les intérêts et les formes des divers gouvernements de la terre  ; il me fit connaître plusieurs dogmes religieux bien étrangers aux nôtres, soit parmi les peuples actuels, soit parmi ceux qui ne sont plus. Étonnée de cette variété de cultes, dont je n’avais aucune idée, je demandai au vieillard quelle puissance les avait établis sur la 128terre, et quelle était la règle invariable pour ne point se tromper, si l’on était réduit à faire un choix. Le sage mortel me répondit  :

Que t’importe de savoir les noms de ceux qui ont établi ou propagé ces cultes, qui sont tous enfantés par la reconnaissance adorant le grand Être  ? Mais tu veux savoir quelle est la règle invariable pour ne point s’égarer lorsqu’on est réduit à faire un choix  ; cette règle est l’amour. Vois le Christ, fondateur de la religion de nos pères  ; quelle a été sa vie publique  ? Une vie d’amour. Quelle loi fondamentale a-t-il proposée pour rendre l’homme parfaitement heureux  ? L’amour.

À ces mots le vieillard disparaît à mes yeux, comme l’ombre de la 129tourterelle disparaît de dessus le gazon, lorsqu’après avoir roucoulé sur le branchage, elle fend la voûte azurée d’un vol impétueux.

— Voilà un prodige qui m’étonne d’autant plus, dit Marie, que vous n’avez point suivi les conseils du vieillard, et que jamais l’amour n’a exercé d’empire sur votre âme.

— Je vois que vous vous méprenez, Madame, et que vous n’entendez par amour qu’un sentiment qui s’établit d’un sexe à un autre, et qui fait cette amitié mélangée de désirs impétueux que je ne connus jamais. J’étais si jeune quand ce vieillard me parla pour la première fois, que je ne me mépris point dans l’amour qui m’était demandé. Je ne connaissais qu’une façon d’aimer, celle de 130l’innocence. Je m’y livrai entièrement ; et je sentis que le désir d’aimer m’apprenait à aimer davantage  ; je tâchai surtout de porter mon amour vers la Divinité  ; et sentant que, pour l’aimer, il fallait la connaître, je m’efforçai de m’en faire une idée non telle qu’on nous la représente communément, sous la forme d’un homme auquel on prête toutes les passions, colère, jalousie, ressentiment, vengeance, et tant d’autres impulsions vicieuses que nous blâmons chez les mortels. Je me fis un dieu puissant et bon, juste et clément, incompréhensible et cependant abordable, tel que j’eusse voulu être moi-même, s’il eût été possible que l’Éternel eût voulu me charger de son pouvoir. 131Alors, ne voyant que des bienfaits jaillir par torrents des mains du Créateur, il me fut aisé de l’aimer par-dessus tout, que dis-je, il m’eût été impossible de ne pas l’aimer infiniment plus que moi-même  ; car, aimant ma patrie, dont je suis une partie si faible, et voyant Dieu en être le père, le soutien, le bienfaiteur éternel, je devais y déposer toutes mes affections, toutes mes pensées et ne voir la nature entière, et par conséquent ma patrie, que comme un objet secondaire que je devais aimer plus que moi, mais bien moins que Dieu, dont elle émane et sans lequel elle succomberait aussitôt.

Cependant, un objet essentiel m’embarrassait ; Dieu est le bienfaiteur 132universel  ; il a cependant semé autour de nous la douleur ; il a placé dans notre sein la mort  ; la mort ! le plus grand des maux que l’homme ait à redouter sur la terre  !

Comme je méditais sur cette matière, le vieillard parut un jour dans la forêt, il m’aborda  ; et me regardant avec amitié, il me dit  : Tu crains la mort, et c’est la seconde porte de la vie. L’Éternel la créa pour les humains. — Quoi  ! m’écriai-je, la seconde porte de la vie ! je ne vous comprends point, mon père. — Chaque mortel est créé pour être immortel. C’est à lui de prendre les routes de l’immortalité. Le germe de son âme descend des cieux comme le germe de son corps sort de la terre. Le sein maternel est le 133seuil de la vie  ; il y fait son entrée par sa naissance. Les substances animales et végétales dont l’homme se nourrit, agrandissent et soutiennent son corps  ; les substances spirituelles agrandissent et soutiennent son âme. Ces substances spirituelles sont tout amour, et ne peuvent se réunir que par amour. La haine sépare et détruit tout. L’amour approche et unit tout. Plus une âme s’adonne à l’amour, plus sa nourriture est abondante  ; elle s’agrandit alors. Ses intérêts ne s’arrêtent plus sur elle-même, circonférence trop étroite pour son affection ; ils s’étendent sur toute la patrie, sur l’univers, et parviennent jusqu’à Dieu qui en est l’intelligence et le pouvoir. Quand la mort vient, 134l’on entre dans la vie de l’éternité. Voilà comment la mort est la seconde porte de la vie.

À ces mots, je tournai mes regards vers le ciel, comme pour y contempler la demeure éternelle des humains ; mais quand je les reportai autour de moi, je n’aperçus point le vieillard  ; il avait disparu.

— D’après la doctrine qui vous était enseignée, les âmes s’agrandissent, reprit Marie, par le seul sentiment de l’amour qui les attachant à la patrie et à l’Éternel, leur donne une extension propre à l’immortalité.

— Je reconnais à vos discours, répondit Jeanne à Marie, que j’ai eu le bonheur de m’expliquer assez clairement pour me faire comprendre.

— Continuez, ma chère  ; ce 135vieillard miraculeux ne vous donna-t-il aucune autre instruction ? J’ai tant de plaisir à vous entendre !

— Je confierai volontiers à ma souveraine tout ce que j’ai appris dans ces secrets entretiens  ; mais daignez en conserver le secret absolu. Combien d’hommes, peu éclairés, me feraient un crime de ma pensée  ! C’est à elle cependant que je dois tout le peu de bien que je fais. Il semble, en me dévouant au bonheur des Français, que je ne vive point pour moi  ; cependant, Madame, je jouis d’une félicité parfaite. Mon bonheur ne vient pas des plaisirs de mon corps, mais de la félicité de tous  ; et je serais sur le point de mourir pour mon pays, que mon bonheur ne serait pas altéré.

— Cependant, 136il est des maux réels sur la terre, et le malheur doit nécessairement en découler.

— Vous pourriez avoir raison, si la vie actuelle était la seule que nous dussions avoir. Si un homme, naissant à la vie, devenait tout-à-coup intelligent et robuste comme il l’est à l’âge mûr  ; s’il n’avait qu’un seul jour à vivre, et qu’il le passât dans les souffrances et sur les frimas, il aurait droit de s’estimer malheureux  ; mais celui qui, ayant une telle journée à passer, serait assuré d’avoir une longue vie à parcourir dans la vraie gloire et dans une prospérité sans bornes, ne s’estimerait pas malheureux pour cette journée consacrée à la douleur. Il en est de même de celui qui a mis sa vie dans 137l’amour ; la souffrance qui le mène à la mort, n’est qu’une journée dans l’immense éternité, puisque la mort n’est qu’une scène de la vie. Disons mieux, la mort, en ouvrant la barrière de l’éternité, nous fait entrer dans l’infini de l’intelligence, du temps, du pouvoir et de la félicité. Écoutez attentivement  ; car c’est ici le dernier trait de lumière qui me fut donné par le saint vieillard, à qui je dois tout ce que je suis et pour les mortels et pour moi.

Je me livrais aux réflexions que vous venez de faire, lorsqu’un jour, menant mon troupeau à la fontaine des pins, qui sort, en bouillonnant, d’un immense rocher, je vis le vieillard assis sur une mousse verte, que n’avaient jamais visitée les rayons 138du soleil. Je lui témoignai sans feinte le plaisir que j’avais à le voir. Il se leva, agita l’onde de sa main bienfaisante et dit  : Douze de tes brebis enfanteront un double agneau. Dans la quinzaine, en effet, mes brebis, dont j’attendais le laitage, me produisirent 24 agneaux.

Le saint vieillard reprit avec moi ses entretiens mystérieux. Je lui dis  : Quel est le sort d’une âme vertueuse dans l’autre vie ? — Saisis bien, me répondit-il, la doctrine que je vais t’enseigner, et tu verras que le sort d’un immortel est une félicité sans bornes. Quoique bien jeune encore, tu t’es aperçue que les jouissances de l’âme sont les plus fortes et les plus délicieuses dont l’homme puisse jouir sur la terre  ; mais lorsque 139ton âme sera détachée de ton corps, elle s’unira, dans l’espace, à des substances qui, jusqu’à ce ce moment, lui sont inconnues, et qui serviront à ses jouissances comme la matière sert aux jouissances de ton corps. Plus elle aura été aimante dans le monde, plus elle le sera dans l’éthérée. Elle se nourrissait et s’accroissait d’amour  ; elle va continuer de se nourrir et s’accroître d’amour. Son agrandissement lui donnera une force nouvelle, et cette force est un pouvoir de sentir et de concevoir. Chaque jour donc, ton âme sentira plus vivement et deviendra plus intelligente. Cette intelligence, croissant pendant l’éternité, croîtra à l’infini, mais Dieu lui-même, dont tout ce qui est émané, 140ayant un pouvoir, une étendue, une magnificence sans bornes, quel que soit l’accroissement d’une âme pendant des siècles infinis, elle ne peut encore atteindre à la parfaite connaissance de Dieu  ; ce qui lui donne une jouissance incommensurable, incompréhensible à l’esprit humain et qui n’exclut pas les désirs, sources éternelles de volupté dans les cieux, comme ils en sont les aliments sur la terre.

— Il me semble que vous m’apprenez trois choses, répondit la reine à Jeanne d’Arc  ; l’une, que l’âme séparée du corps continue à se nourrir et à s’agrandir de l’amour qui émane de la Divinité ; la seconde, que plus elle s’agrandit, plus elle devient intelligente et susceptible 141d’aimer vivement  ; la troisième, que Dieu est si immense en perfections, que l’âme a beau s’agrandir en intelligence, elle ne parvient jamais à le saisir dans ce qu’il est. De là, ajoutez-vous, naît une jouissance perpétuelle qui n’exclut pas le désir, source éternelle de félicité.

— Vous m’avez entendue parfaitement ; mais vous avez oublié un point essentiel, c’est que l’âme séparée du corps s’unit à des parties analogues à sa substance qui lui donnent des jouissances perpétuelles, semblablement, en quelque sorte, aux jouissances que le corps humain éprouve par la matière qui est en harmonie avec sa substance ; et comme, avant la mort, nous n’avons de véritable jouissance que par 142l’amour ; devenus immortels, nous continuons à n’avoir de volupté céleste que par l’amour.

Telle était la doctrine de Jeanne sur les jouissances de l’autre vie, doctrine qu’elle cachait avec soin, de peur qu’on ne lui dît qu’elle était contraire à la foi. Elle aurait pu démontrer que cette opinion n’en était que le développement  ; mais les hommes, en général savent-ils reconnaître d’autre vérité que celle à laquelle ils ont posé des bornes ? Ne trouvent-ils pas l’impiété partout où l’orgueil de leur intelligence est offensé  ?

Jeanne apprit à Marie qu’elle devait la plupart de ses inspirations à la pratique de cette doctrine, qui, disait-elle, ne consistait pas dans 143une vaine contemplation, mais dans un amour vrai de la Divinité et dans la pratique habituelle de toutes les vertus sociales.

144Livre IX

Départ pour Reims

Cependant, l’armée royale partit de Gien  : elle était composée de douze mille hommes. La reine fut passer le temps de cette campagne à Bourges. Éline suivit sa nouvelle amie, Jeanne l’immortelle  ; et la belle Évelina, désormais connue pour une guerrière, suivit Dunois avec sa qualité de frère d’armes. L’amour entre ces héros resserra les nœuds de l’amitié. Quant à la tendresse d’Éline pour l’amazone, 145elle devint une sorte de culte, un enthousiasme religieux, dont son cœur, tout aimant, aurait cherché vainement à se défendre.

Les comtes de Bourbon, de Vendôme, de Dunois, les maréchaux de Bussac et de Retz, l’amiral de Culan, le fameux Lahire, Poton-de-Saintraille, le vaillant et beau Puisieux, qui s’était fait le chevalier de Jeanne, Barbasan, nouvellement rendu à sa patrie, et une foule de héros étaient les illustres chefs de cette petite armée. Elle marcha sur Auxerre, qui, sans lui ouvrir ses portes, donna des marques d’attachement au roi, en fournissant des vivres à son armée.

Après avoir passé Auxerre, l’armée royale butte devant Troyes  ; on songe à rebrousser chemin, mais Jeanne réclame trois jours au roi, qui les lui accorde en la nommant général en chef

Bientôt le monarque fut devant Troyes. La ville, pour gagner du 146temps et pour laisser l’armée royale s’épuiser faute de vivres, entra en négociation. Sept jours s’écoulèrent en discours superflus. Les soldats manquaient de pain  ; la chaleur les accablait ; ils murmuraient, ils maudissaient l’héroïne qui inconsidérément, leur disait-on, les avait engagés en pays ennemi. Le conseil s’assembla  ; l’héroïne n’y fut point appelée. Déjà quelques guerriers, jaloux de sa gloire ou fatigués de ses succès, osaient s’échapper contre elle en discours injurieux  ; l’on proposa dans le conseil de revenir sur ses pas  ; aussitôt le bruit s’en répandit dans toute l’armée. Il parvient aux oreilles de l’héroïne  ; elle vole, elle frappe à la porte de la salle, entre avec sa fierté accoutumée 147lorsqu’il s’agissait de combats. Son front s’est coloré d’une noble rougeur ; son œil parcourt l’assemblée avec une inquiétude mêlée d’indignation  ; son port guerrier exprime une heureuse audace  ; il règne dans l’assemblée un silence profond. Renaud-de-Chartres, archevêque de Reims, prend enfin la parole, et cherche à prouver à l’héroïne, qui l’écoute avec modestie, que l’armée, étant sans vivres pour bloquer la place et sans artillerie pour l’attaquer, il ne lui reste qu’à revenir sur ses pas. Jeanne prend la parole à son tour, plaide sa cause avec l’éloquence de la nature. Pour la première fois, malgré ses discours, la persuasion n’est point dans les cœurs  ; le prélat 148l’emporte, et le fatal retour est prononcé.

— Guerriers, s’écria-t-elle alors, ce n’est plus à vous que je m’adresse pour le salut de ma patrie, puisque votre valeur ose céder à la timidité d’un prélat.

Ces paroles sont accompagnées d’un coup-d’œil expressif, qui blesse la vanité du ministre des autels. En même temps, faisant quelques pas, elle s’adressa au jeune monarque. Dunois est à ses côtés. L’on voit dans l’œil irrité du héros, qu’il s’indigne d’une retraite qui n’est qu’une honteuse fuite.

— Ô mon roi ! s’écria Jeanne, en tombant aux pieds de Charles, en croirez-vous à mes paroles  ?

— Oui, Jeanne, parlez, répondit le monarque.

— Eh bien  ! encore trois jours 149et la ville est à nous.

— Nous pourrions vous en accorder huit, reprit le prélat.

— Je n’en demande que trois. Écoutez. Vous vous plaignez de ce que depuis sept jours que vous êtes ici, la ville n’est pas encore à vous. Mais qu’avez-vous fait pour la conquérir ? De beaux discours aux envoyés des habitants ! Vous avez pensé que les murs de Troyes tomberaient à l’harmonie de vos paroles comme ceux de Jéricho tombèrent devant celle de Josué  ? Sont-ce donc vos discours qui ont triomphé dans Orléans, et qui, devant Patay, ont jeté le terrible Fastol et l’invincible Talbot dans vos fers ? Les vivres vous manquent, dites-vous  ? Qu’avez-vous fait pour vous en procurer ? Attendez-vous que, 150pour vous avoir promis la victoire, je fasse tomber la manne des Cieux  ? Je vous ai trompés en vous disant que Dieu vous aiderait. Comment aider celui qui n’agit point ? Combattons, je le répète, et dans trois jours la ville est à nous.

— Ô Jeanne  ! vos paroles sont ma consolation, dit le roi. Je vous donne les trois jours que vous me demandez  ; j’y ajoute une faveur nouvelle. Je vous donne sur l’armée un pouvoir absolu, que vous partagerez avec Dunois. Allez, disposez tout, et que la place soit emportée  !

Jeanne dispose si bien l’armée pour le siège que les habitants préfèrent capituler  ; la garnison anglaise quitte la ville

À ces mots Jeanne vole, monte un superbe coursier  ; Dunois cède à Évelina la portion de gloire qui pourrait lui revenir de cette journée. Revêtue d’un simple juste-au-corps, 151et tenant en main un bâton de commandant, Jeanne assigne à chacun la tâche qu’il doit remplir.

Chevaliers, écuyers, archers, simples soldats, pionniers, tous sont mis à l’ouvrage. Les uns se dispersent dans les campagnes et rapportent des vivres abondants ; les autres, mettant en réquisition les laboureurs, les forcent à traîner d’immenses feuillages destinés à combler les fossés. Ceux-ci élèvent des retranchements ; ceux-là font des chemins couverts pour atteindre aux fossés. Un grand nombre, se précipitant dans les forêts, abattent les jeunes chênes effilés et en font de longues échelles ; ce sont deux héroïnes qui président à ces travaux. Le lendemain, dès l’aube du jour, 152le camp royal avait changé de face. Six cents chariots, chargés de vivres, de bois, d’échelles, apportent la vie aux assiégeants et les annonces de la mort aux assiégés. Déjà les fascines comblent les fossés ; déjà les échelles, blanchissant dans les airs, sont dirigées vers les remparts. Toute l’armée est en mouvement. La joie, l’abondance, les chants et les travaux, règnent de toutes parts. L’ordre et la célérité marchent d’un tel accord, que les premiers généraux, en souriant, disaient entre eux  : Quand ce serait un vieux général, ayant commandé dans vingt campagnes, ferait-elle mieux ?

Cependant, ces apprêts accélérés étonnent les habitants. La garnison 153n’entend pas raconter, sang frémir, les exploits de cette femme merveilleuse. Tous pensent moins aux moyens d’une résistance qu’à ceux d’une capitulation honorable  ; et le premier cœur français qui crie : Vive Charles ! vive le roi ! entend tous les habitants répéter en chœur  : Vive Charles  ! vive le roi !

Aussitôt l’on choisit des députés, et tandis que, vers le soir du second jour, Jeanne, son étendard à la main, marche vers les remparts, elle voit les citoyens, précédés d’un drapeau blanc, qui viennent implorer sa protection pour rentrer sous les lois de leur légitime souverain.

— Allez, leur dit-elle, le monarque 154est si juste et si clément, qu’il n’a besoin que de vos cœurs pour prononcer votre pardon  ; quant à moi, je continuerai mes travaux, jusqu’à ce que la capitulation soit achevée.

Le repentir est une vertu lorsqu’il naît d’un sentiment vif de sa faute. Charles, en recevant ces députés, ne vit plus que l’affection de ses sujets. Cette victoire sur lui-même et sur les siens, attira une députation de la ville de Châlons, qui aussitôt lui ouvrit ses portes.

Cependant, la garnison de Troyes avait demandé la faculté d’emmener ses prisonniers. Cet article n’avait pas été rejeté ; en conséquence, les Anglais, en sortant de la ville, avaient enchaîné quelques Français 155qu’ils emmenaient avec eux. Jeanne aperçut ces infortunés.

— Quels sont ces captifs, s’écria-t-elle avec l’accent de la pitié  ?

— Nous sommes des Français, faits prisonniers pour la patrie, répondit l’un d’eux, et le roi nous abandonne.

Aussitôt Jeanne tire son épée, s’élance, se place à la tête du pont.

— Non, non, dit-elle aux Anglais, vous n’emmènerez point ces Français.

— Nous en avons le droit, s’écrie le chef ennemi, et votre opposition est une infraction au traité.

— Eh bien  ! répondit Jeanne, rentrez dans vos murs, fermez vos portes et défendez vos droits12.

156À ces mots le général anglais ordonne que les prisonniers soient mis en liberté. Il passe le pont avec sa troupe, et la ville est occupée par les troupes du roi.

Entrée triomphale à Reims, suivie du sacre  ; après la cérémonie, Charles VII rend un hommage solennel à Jeanne

Bientôt l’armée triomphante fut sous les murs de Reims  ; elle ne fit que menacer ses remparts, et la ville se rendit. Charles, sa cour et son armée y firent leur entrée en triomphe. L’héroïne, portant sa bannière et suivie d’Évelina, marchait devant le roi. Bientôt après venait Dunois couvert d’une éclatante armure. Les ducs de Vendôme, d’Alençon, de Bourbon, l’archevêque de Reims et autres, 157étaient à côté du roi. Le bruit des cloches se mêlait aux acclamations réitérées d’un peuple immense  ; jouissances célestes pour les cœurs qui les ont méritées, lorsqu’elles ne sont point commandées par la crainte ou le pouvoir.

Les ducs de Bar, le seigneur de Commerci, et une foule de gentilshommes voisins, vinrent unir leurs hommages à ceux du peuple, et offrir au monarque des secours pour lui aider à conquérir ses États.

Le lendemain, lors de la cérémonie, le peuple, ayant oublié son infidélité, ne se possédait pas de joie  ; les rues, les places publiques, retentissaient de mille cris d’allégresse. Le couronnement se fit à l’église et dans l’usage accoutumé. 158L’héroïne y assista en habit de guerrier, tenant sa bannière auprès du roi. Quand le sacrifice, offert au seigneur, par le prélat de la métropole, fut achevé, elle se jeta aux pieds du jeune monarque, lui embrassa les genoux  ; et versant des torrents de larmes, elle lui dit  :

— Ô mon roi  ! la volonté de Dieu, dont vous êtes l’image, s’est enfin accomplie. En vous couronnant par la main de l’oint du seigneur, elle a fait voir que vous êtes le seul roi auquel les Français doivent obéir. L’Anglais fuira  ; c’est encore la volonté de Dieu ; et vous posséderez seul le royaume le plus florissant. Régnez donc, triomphez, remplissez la haute destinée qui vous attend. L’Anglais 159n’a été fort que de la haine inconsidérée de vos sujets. Combien vous allez être plus fort de leur amour ! Tous les maux, dont l’étranger vous accablait, vont retomber sur lui.

Le monarque, en présence de sa cour, du peuple et de toute l’armée, lui dit à haute voix :

— Jeanne, je reconnais à présent que si vous n’êtes pas un être animé de Dieu, vous l’êtes au moins de sa prédilection la plus chère. La prudence et la valeur sont les moindres vertus dont vous aviez environné mon trône. Vos paroles triomphent de tous nos cœurs comme votre épée de tous mes ennemis. Quel changement inconcevable s’est opéré parmi nos guerriers, 160depuis qu’ils ont voulu seconder votre audace  ! Comptez sur ma reconnaissance et sur celle de tous les Français.

Le roi dit, et les magistrats, les chefs de corps, ceux de l’armée, viennent tour-à-tour complimenter le monarque, et rendre grâces à l’héroïne de ce qu’elle a fait pour l’État. Tous, sans exception, ne pouvaient s’étonner assez qu’une jeune villageoise eût réussi, avec tant de célérité, dans une entreprise dont personne n’avait conçu la possibilité. Jeanne, toujours modeste, mais sensible à des hommages si purs, ne pouvait suffire à sa joie. Son âme entière semblait avoir passé dans ses yeux. Une beauté céleste brillait sur tous ses 161traits  ; et sa réputation de vertus était si grande, que, parmi tant de jeunes guerriers, occupés à lui rendre hommage, il n’en était pas un qui, même en admirant tant d’attraits, jetât sur elle un regard profane ou criminel.

Sa renommée, devenue universelle, atteint Domrémy  ; le père d’Arc décide de se rendre à Reims vérifier si cette pucelle ne serait pas sa propre fille  ; arrivé durant la parade, Jeanne le reconnaît et se jette à ses pieds  ; le roi le félicite, le joint au défilé, et l’exempte de l’impôt

Cependant, la renommée avait publié partout la gloire et les exploits de Jeanne la pucelle. Le peuple déjà attachait à ce nom une grandeur de sagesse et de valeur surnaturelle  ; il lui attribuait une sensibilité, une fermeté d’âme, une élévation de caractère au-dessus de tout personnage connu. Il se la représentait avec une beauté sans tache, une vertu sans exemple, une éloquence sans ambiguïté, sans détour, qui la plaçaient 162au-dessus de ce que l’État avait encore produit de plus grand. Heureux enthousiasme, que tu es beau lorsque c’est la reconnaissance qui t’inspire ! Partout, dans les chants des Français, et même des peuples voisins, l’on entendait le nom de l’héroïne marcher d’accord avec celui de la victoire. Ses louanges furent proclamées jusque dans le pays ennemi. C’est ainsi que le génie et la vertu commandent des hommages universels. C’est la seule puissance que l’Éternel ait mise dans l’homme de bien pour exciter ses semblables à la vertu, comme il a placé, dans le cœur du méchant le remords pour inspirer à tout mortel une secrète horreur du vice.

163À ces acclamations universelles, d’Arc, père de l’illustre Jeanne, fut ému. Ce nom précieux, que porta une fille chérie, qu’il sait être partie pour le camp royal, remplit son sein d’un trouble sentimental et d’une glorieuse inquiétude. Cette Jeanne, qui vient de sauver son roi et sa patrie, est, dit-on, une vierge inspirée. Sa chère Jeanne, avant que de partir pour l’armée, avait entendu des voix lui parler secrètement et lui dire  : Va donc, Jeanne  ! c’est toi que l’Éternel a destinée à la délivrance de ton pays. Hélas  ! il se souvient qu’il voulut s’opposer au départ de sa fille. Si cette Jeanne, désormais immortelle, était celle à laquelle il donna le jour  ! Entrailles 164maternelles, concevez l’heureux trouble d’une si noble incertitude ! Le bon père d’Arc bannit, ou du moins cherche à bannir de son sein l’espoir consolant et glorieux qui voudrait y pénétrer.

Chaque jour cependant la renommée publie des merveilles de cette fille inspirée. Elle est âgée de dix-huit ans… Son nom est Jeanne… Le duc de Lorraine, qui part pour aller rendre foi et hommage au roi de France, se glorifie que cette vierge soit née sur les confins de ses États. Quels étonnants rapprochements ! Reims n’est pas éloigné de Domremi. La moisson n’est pas prête encore. Il peut s’absenter, aller s’informer 165et voir par lui-même si cette pucelle, tant renommée pour ses talents, son courage et ses vertus, n’est point la chère enfant pour laquelle il a tant répandu de larmes. Il ne communique ses doutes ni son projet à personne.

— Jacques, dit-il à l’un de ses fils, prends tes habits de fête et suis moi. Nous serons absents huit à dix jours, dit-il à sa femme et a ses autres enfants  ; mais ne vous inquiétez pas.

— Vous allez peut-être voir notre sœur qu’on dit si grande, répondit une jeune sœur de Jeanne.

— Taisez-vous, reprit le bon père d’Arc. Vous ne vaudrez pas mieux que votre sœur qui, prenant des habits d’homme, est 166allée faire la vagabonde dans les armées du roi  !

Il dit et se repent, au fond du cœur, du terme injurieux qu’il vient de prononcer. Ô ma fille  ! ma fille, dit-il en secret, si c’est toi qui as fait de si grandes choses, peux-tu les avoir opérées sans la volonté de Dieu ? et quand l’univers t’admire, serai-je encore le seul à te blâmer  ? Hélas  ! il ignorait que l’expression flétrissante dont il venait de se servir, serait bientôt imputée à crime à sa fille, devenue infortunée.

D’Arc se met donc en route avec son fils  ; et lorsqu’il commence à perdre de vue le clocher de son village, il dit  :

— Mon fils, apprends 167où nous allons. J’ai le désir le plus ardent de voir notre bon roi et cette pucelle si renommée.

— Et moi aussi, mon père  ; j’en brûle d’envie.

— Eh bien  ! te sens-tu le courage de faire le voyage de Reims avec moi  ?

— Ô mon père  ! je vous suivrais au bout de la terre  ! Et puis si c’était ma sœur  !

— Ô mon ami  ! c’est ce que je n’ose espérer.

Telles étaient les dispositions dans lesquelles le père et le fils entreprirent le voyage de Reims. Chemin faisant, Jeanne, l’intéressante Jeanne, était continuellement dans leurs discours et dans leurs pensées  ; et confondant celle qui était l’auteur de tant de glorieux exploits avec celle qu’ils avaient regrettée, ils n’en faisaient le plus souvent 168qu’un même être. Arrivaient-ils dans une hôtellerie, ils n’y entendaient parler que de cette pucelle. Un pâtre, un laboureur dans les campagnes, entonnaient-ils un chant rustique, c’était l’hymne du jour en l’honneur de la pucelle. Passait-il un voyageur venant du côté de l’armée, il se faisait un attroupement autour de l’étranger pour entendre raconter les nouveaux faits de la pucelle. Ainsi, toujours nourris de souvenirs délicieux, non moins agités par l’incertitude de ce qu’ils allaient apprendre que tourmentés par l’impatience d’un grand espoir, ils faisaient leur route à pas précipités, lorsqu’enfin l’édifice immense de la basilique de Reims s’offrit à leurs 169regards.

D’Arc, le père, à cette vue s’arrête. Une palpitation rapide agite son cœur  ; son œil s’obscurcit, ses genoux tremblent et fléchissent. Son fils, effrayé, le soutient. D’Arc a les yeux fixés sur cette ville. Des larmes s’échappent et roulent sur ses vêtements. Il remercie le ciel, il bénit la Providence de lui avoir accordé la faveur de voir un si beau jour. Toutes les cloches de la ville sonnées à-la-fois, lui font penser qu’il s’y solennise un grand événement  ; dès ce moment son doute est dissipé. Il a l’intime conviction qu’il va revoir sa fille. La plus douce joie succède agréablement au trouble qui vient de l’agiter. Un pressentiment flatteur ; peut-être même 170un de ces agents secrets qui meuvent la nature, et qu’il est donné à si peu de mortels de sentir, parle à son cœur. Il marche à grands pas  ; il vole  ; son fils, léger à la course, ne le suivra qu’avec peine. Il touche aux murs de cette ville, y pénètre, voit un peuple immense, en perce la foule.

— Qu’est-ce, dit-il, l’œil à demi égaré ?

— C’est le roi, dit-on, qui vient d’être sacré. Il va passer avec Jeanne la pucelle, pour se montrer au peuple et se rendre à son palais.

À ces mots, d’Arc, plus agité que jamais, ne sait où se bien placer pour voir aisément celle qu’il lui importe grandement de connaître. Il aperçoit un petit théâtre 171dressé où il est permis de s’asseoir pour quelques pièces de monnaie. Il y monte avec son fils et, plein d’impatience, il attend que le monarque passe avec la vertueuse amazone.

Bientôt les instruments guerriers se font entendre. Les troupes défilent ; les grands de la cour paraissent. Il se fait un murmure, un bourdonnement lointain. Voilà la pucelle, s’écrie-t-on, la voilà  ! vive le roi ! vive la pucelle  ! vive le roi !

D’Arc et son fils, éblouis par un si brillant appareil, regardent en vain le cortège  ; ils n’aperçoivent point leur Jeanne bien aimée. Vêtue de son armure, qui est d’une éclatante blancheur, et le 172front recouvert d’un casque argenté, surmonté d’un beau panache ondoyant, elle ressemble trop peu à la simple bergère du hameau pour qu’elle ne soit pas méconnue. Mais Jeanne, d’un ton modeste, plus belle, plus sacrée aux yeux des Français, que Pallas au milieu des Grecs, saluait avec reconnaissance ce peuple immense qui la couvrait de bénédictions. Ses regards parcouraient avec une douce jouissance cette multitude enchantée. Ils se portent aussi sur l’amphithéâtre où étaient montés son frère et son père. Étonnée, elle s’arrête, les contemple avec attention.

— Mon père, s’écrie-t-elle  ! et n’écoutant que le premier mouvement de la nature, elle s’élance de 173son coursier, fait un bond, monte sur l’amphithéâtre, et de ses bras victorieux elle presse, contre son flanc, le flanc généreux de son père.

Les larmes de joie coulent de ses beaux yeux ; et tendant ses mains vers le Ciel, elle le remercie de la faveur qu’elle en reçoit en ce beau jour  ; mais bientôt s’apercevant de l’inconvenance de ses transports, confuse et le visage couvert d’une innocente rougeur, elle se retourne vers le monarque et la cour étonnés, et dit à haute voix  :

— Voilà mon père ! Je quittai les foyers paternels sans recevoir ses embrassements. Pardon  ! le souvenir de ma faute et la tendresse que j’ai pour lui m’ont fait oublier la 174pompe de cette solennité et la rigueur de mes devoirs.

Elle a dit et de toutes parts l’on répète  : C’est son père  ! c’est son père  ! Et tout le monde d’applaudir à l’embarras comme aux sentiments de l’héroïne  !

— Et ce jeune homme, ajouta Jeanne, est mon frère.

Aussitôt elle sauta légèrement de l’amphithéâtre à terre, et, remontant sur son coursier, elle se disposa à continuer la marche du cortège royal  ; mais le monarque, faisant approcher le père de Jeanne, lui tendit la main et lui dit  :

— Je dois ma couronne à votre fille chérie ; vous serez mis l’un et l’autre au rang des premiers sujets de mon empire.

175Le bon villageois ne parut pas embarrassé ; sa contenance était à la fois noble et modeste ; son visage riant avait l’expression de la simplicité et du bonheur. On lui fit donner un coursier et il marcha, dans la pompe, immédiatement après sa fille. Son habillement faisait disparate avec tout ce qui l’environnait  ; mais sa qualité de père le mettait en harmonie avec les honneurs rendus à la vertu. Ayant servi dans sa jeunesse, il n’avait pas oublié l’art de diriger un coursier. Sa pose était une excellente tenue militaire, et sa bonne mine ne le cédait en rien à celle de la plupart des seigneurs qui l’environnaient, et qui, malgré l’or, les écharpes et les cordons dont ils 176étaient décorés, ne s’attiraient pas l’attention et la bienveillance publiques autant que lui.

Ce bon père, non moins animé que sa fille de nobles sentiments pour sa patrie, emporta dans son pays, lorsqu’il quitta la cour, un témoignage de reconnaissance conforme à la vertu de celle à laquelle il avait donné le jour. Charles lui accorda une exemption de toute taille, aides et subventions quelconques pour lui et pour tout son village ; et la confirmation de ce privilège, faite par Louis XIII, en 1610, fait voir que jusque-là il n’avait pas été supprimé.

L’armée royale quitte Reims, tandis que Bedford, qui s’était considérablement renforcé, se replie sur Paris

Pendant que Charles VII triomphait par l’amour d’une partie de ses sujets, Bedfort renouvelait sa 177confédération avec le duc de Bourgogne, recevait des troupes fraîches d’Angleterre, forçait les Parisiens à renouveler leurs serments en faveur de Henri VI, son pupille, recevait aussi des renforts de troupes, des munitions de guerre et de bouche de la part des provinces françaises qui lui obéissaient ; et, caressant les lâches qui le servaient, traînant au supplice les citoyens assez courageux pour demeurer fidèles à leur souverain, intimidant les âmes tièdes et forçant les cœurs aimants à l’obéissance, il avait réuni une formidable armée, avec laquelle il marchait sur Melun. Charles, avec la sienne, était à Provins, et bientôt les deux concurrents se trouvèrent en présence. 178L’on s’attendait à une action générale et décisive  ; mais tout à coup Bedfort leva son camp et se dirigea sur Paris.

Charles le suivit de près. Un grand nombre de villes, désertant la politique des grands qui les forçait d’obéir à l’étranger, s’empressèrent de recevoir dans leurs murs leur légitime souverain. Compiègne fut de ce nombre  ; mais ce qui faisait le bonheur d’un prince français, c’est qu’il ne conquérait ainsi les remparts de ses sujets que pour en avoir conquis les cœurs.

En passant devant Compiègne, Jeanne confie à Dunois et au chancelier, son souhait de rentrer chez elle  : la reconquête du royaume peut désormais se passer d’elle  ; elle pressent que sa fin est proche

Jeanne aurait dû se croire au comble de la félicité ; son roi l’aimait et lui prodiguait les égards, il l’accablait de biens qu’elle distribuait aux infortunés. Les grands du 179royaume lui rendaient des honneurs et se faisaient une gloire de lui former une sorte de cour. Éline et Évelina, l’accompagnant partout, lui procuraient toutes les douceurs, tous les charmes de la plus sincère amitié ; Éline surtout, qui, fermant son cœur à l’amour, n’était distraite par aucun penchant, s’adonnait toute entière à l’amitié. En vain plusieurs beaux guerriers lui avaient adressé des vœux  ; quoique son cœur n’eût pas été insensible au bonheur de l’hyménée, elle avait repoussé tout sentiment qui aurait pu l’éloigner de ce qu’elle croyait devoir à sa jeune et belle amie, qui, pour jamais, devait être étrangère à l’amour.

Tout semblait donc concourir au 180bonheur de la vertueuse amazone  ; cependant, lorsqu’elle passa devant Compiègne, qui abaissait l’orgueil de ses remparts devant la majesté de son souverain, lorsqu’elle vit un peuple immense accourir sur son passage et la combler de bénédictions, Jeanne se mit à verser des pleurs. Ce n’était plus cette émotion tendre et sublime qui l’avait agitée lors du couronnement et lui avait fait répandre de si douces larmes  ; c’était un sentiment profond de douleur, dont elle ne pouvait se défendre, et que dans son affliction, elle aurait été incapable de définir.

Le chancelier de France et Dunois, étonnés de ses pleurs, lui en demandèrent le motif.

— Hélas  ! 181dit-elle ; en poussant un profond soupir, je crois que je pleure de joie en voyant tant de braves Français connaître enfin le repentir que donne à l’homme le sentiment de sa faute et celui de ses devoirs. Désormais je n’ai plus de regrets à mourir.

— Pourquoi ce discours ; répondit Dunois ? auriez-vous un pressentiment de votre mort ?

— Je ne le crois pas, dit-elle, mais…

— Achevez, dit le chancelier, encore plus ému que Dunois. Vous aurait-il été fait quelque révélation touchant votre mort ?

— Non ; mais j’ai accompli ce que Dieu m’avait ordonné. Orléans est délivré, Charles a reçu l’onction sainte, j’ignore si l’Éternel attend autre 182chose de moi  ; le roi parle de me récompenser. Ah ! s’il voulait me permettre de lui demander une grâce  !

— Ô Jeanne  ! reprit vivement Dunois, c’est l’offenser que douter de ses bontés pour vous.

— Parlez, ajouta le chancelier  ; si vous craignez un refus en sollicitant un bienfait auprès du monarque, laissez à notre attachement ce devoir précieux à remplir. Dites-nous vos souhaits, je vole aux pieds du roi, et, Dunois appuyant la demande, j’en obtiendrai facilement tout ce que vous pouvez désirer.

— Puisqu’il en est ainsi, répliqua l’héroïne, voici la grâce que je désire d’obtenir du roi  : qu’il me permette de quitter l’armée et d’aller reprendre les soins paisibles de mon 183troupeau.

— Ô ciel  ! s’écrie, Évelina ; vous penser à nous quitter ! Vous  ! abandonner les intérêts du monarque et ceux de la patrie ! Quoi donc ! Votre mission ne fut-elle pas de délivrer la France du joug des Anglais ?

— Dites plutôt du joug des Français, reprit Jeanne avec vivacité. Si Bedfort commande dans les murs de Paris, c’est Isabeau13, c’est cette reine, femme 184marâtre et dénaturée qui les a mis en son pouvoir  ; si Bedfort commande à des provinces sur l’océan, c’est un endroit qui lui fut acquis par la dot de quelques princesses 185qui portèrent ces apanages aux monarques anglais  ; et si plusieurs autres villes et provinces de l’intérieur de la France ont subi le joug de Bedfort, il le doit moins à sa valeur qu’à la lâcheté criminelle d’une foule de princes et de grands seigneurs, qui, se révoltant contre leur roi, et recevant l’or de l’Angleterre pour prix de leur trahison, lui ont livré les peuples dont la défense leur était confiée. Que nous faudrait-il donc pour secouer le joug de ces insulaires ? Des hommes justes, qui, loin de combattre la patrie, voulussent la servir. L’Anglais ne nous a point conquis  ; il a caressé les perfides, les a domptés avec de l’or, leur a promis un pouvoir absolu sur leurs vassaux, 186les a enchaînés à sa cause par leur, crime, les a détachés, par des promesses et des présents de l’honneur et de la patrie  ; et si, dans les batailles, il triompha de nos guerriers, qu’il s’en souvienne, ce fut lorsqu’il combattit les Français avec des Français  ; la guerre actuelle n’est donc réellement qu’une affaire de partis, une guerre civile dont le roi des Anglais est l’auxiliaire, quoiqu’il en ait été nommé le chef. Vassal lui-même de la France, il est entré comme conspirateur dans la trahison qu’une femme étrangère et justement méprisée a fomentée au nom d’un roi qui n’était plus. Mais que les rebelles rentrent dans le devoir, que restera-t-il à l’Anglais  ? Charles a donc moins besoin 187de combattre les Anglais que de se faire aimer des Français ; c’est avec son cœur qu’il doit conquérir et non avec son épée  ; et pour peu qu’il triomphe encore par l’amour ; ces étrangers, qui vantent leurs succès, seront trop heureux de trouver sur les rives de l’océan des vaisseaux nombreux qui les transportent au sein de leur nébuleuse patrie. Charles même, Charles victorieux, les poursuivra au-delà des mers ; mais j’ignore si je serai témoin de ces événements glorieux  ; je vois qu’ils s’exécuteront ; je ne vois point que mon bras en dirige le succès, ou plutôt, il me semble que ma vie soit bientôt achevée.

Elle dit, et la sensible Éline fond en larmes. Elle avait une intimité 188trop puissante avec l’héroïne, elle connaissait trop l’intérieur de son âme et le détail comme la source de ses pensées, pour ne point savoir que ce qu’elle pressentait était un avertissement de l’Éternel. Cependant elle s’unit à Évelina, Dunois et le chancelier, pour détourner sa valeureuse amie de ses projets de retraite, et pour la décider à persévérer dans ses glorieux travaux.

Paris commence à murmurer contre le joug étranger  ; la répression est terrible et les conjurés sont torturés et mis à mort

Cependant l’armée royale, poursuivant celle de Bedfort, l’atteignit à Senlis ; mais ce guerrier, en général habile, évita d’en venir aux mains, et par des marches savantes, il arriva sous les murs de Paris.

Sa présence commençait à y devenir nécessaire. Malgré les flatteries insidieuses de ses agents, le 189patriotisme avait enfin germé et il croissait dans tous les cœurs. Honteux de ne point partager les dangers des sauveurs de la patrie, les Parisiens rougissaient d’une gloire nationale à laquelle il n’avaient pas participé. Déjà des conspirations secrètes se préparaient, des principes libéraux se débitaient dans les familles et se propageaient de proche en proche dans tous les cœurs. Toutes les âmes s’électrisaient au feu divin que l’honneur allume et que l’amour du devoir entretient avec un dévouement sublime. Le titre de conjuré, nom odieux chez toutes les nations de la terre lorsqu’il est dirigé contre l’honneur et la liberté des siens, devint une dénomination glorieuse 190que l’on se fit un devoir de porter. Les premiers magistrats s’en décoraient, et par un bien cher enthousiasme se faisaient des complices de leurs clients. Les négociants briguaient l’honneur d’être admis dans la haine commune à la tyrannie, et leur crédit et leur argent conspiraient avec eux. Ils achetaient les méchants  ; quant aux hommes de bien, ils n’avaient besoin que de leur indiquer la route qu’ils suivaient.

Dans une conspiration, même en faveur du bien public et dirigée par la vertu, de quels ménagements, de quelles précautions il faut savoir user  ! Déjà une première trame avait été connue, et les échafauds avaient gémi sous le poids des victimes. 191Tant de sang répandu, sans les rendre timides, avait appris aux Parisiens à être circonspects. La sainteté de leur cause semblait exclure la crainte de la trahison. Mais un soupçon de Bedfort et la faiblesse de la nature dans l’irritabilité des tourments renversèrent toutes les espérances et firent éclore toutes les calamités.

Un carme, zélé partisan du roi, se chargea d’aller lui exprimer les vœux secrets des Parisiens ; mais, en sortant de leur ville pour aller leur chercher et l’honneur et la vie, il n’y rentra que pour y porter avec lui la honte et la mort. Soupçonné, saisi, jeté dans les fers, il vit sans terreur dresser les potences et les chevalets destinés à violenter 192sa vertu. Il la croyait plus forte que la nature, il s’abusait  ; des juges par commission et des bourreaux, association odieuse, mais digne de la tyrannie, interrogèrent d’accord cet infortuné. Se voyant seul entre leurs mains, le religieux, fort de sa conscience s’applaudit de la fermeté de son âme, de sa résignation à la mort, de son dévouement à toutes les souffrances, et remercia le ciel de ce que, voulant permettre qu’un conjuré fût connu, le malheur en fût tombé sur lui, sur lui qui garderait jusqu’à la mort un secret qui coûterait la vie à tant de citoyens. Il avait triomphé des terreurs du trépas, mais il n’avait pas encore lutté contre le pouvoir irrésistible de la douleur.

193Dès que la torture, après avoir épuisé les forces de l’accusé, réitéra ses demandes, sa bouche s’ouvrit malgré son cœur et fit quelques aveux qu’elle se hâta de démentir. Il n’eut point la pensée, ou n’eut point le courage d’imiter ce Romain qui, se voyant sur le point de céder à la violence des tourments, se coupa la langue avec ses dents, et la cracha au visage de ses bourreaux. Celle du religieuse obéit à la douleur, et les cordages des chevalets lui arrachèrent un à un les noms de quelques conjurés comme lui.

Aussitôt, les maisons des Parisiens furent investies  ; cent cinquante d’entre eux furent jetés dans les cachots  ; et des cachots passant 194à la torture, quelques-uns vaincus par la rigueur des tourments, firent de nouveaux aveux  ; et les prisons, n’auraient pu suffire aux victimes, si les échafauds ne les avaient pas dégagées. Il manqua des agents à Bedfort pour tant d’exécutions sanglantes. De méchants hommes acceptèrent l’office de bourreaux. Chez toutes les nations il est des criminels  ; ces hommes sans patrie sont toujours à la disposition de celui qui leur offre de l’or et le crime.

Le peuple, témoin de ces exécutions odieuses, se hâta de déguiser le secret de son cœur, en applaudissant à la tyrannie. L’on exigea qu’il assistât aux supplices de la vertu ; il obéit, craignant que le 195refus ne fût un nouveau crime. L’on admire aisément un mortel qui se dévoue à la mort, mais on ne l’imite pas sans un motif impérieux. Les mortels capables de braver la tyrannie, sont plus nombreux qu’on ne pense  ; mais tous n’ont point le courage de mépriser l’opprobre dont vous couvre un peuple qui s’applaudit publiquement de votre supplice, tandis que, dans son cœur, il voue aux furies celui qui le fait éprouver. Il s’en trouva cependant un grand nombre parmi les accusés, qui eurent l’un et l’autre courage. Plusieurs, interrogés par les cordages, les ferrements, les chevalets, gardèrent un glorieux silence ; heureux en subissant la mort sans dévoiler leurs complices, de 196préparer celle du tyran  !

Capturée par les Anglais, Éline est conduite à Paris  ; Bedford, voulant la forcer à renier Jeanne, la fait torturer puis condamner au bûcher  ; l’apprenant, Jeanne renonce à quitter l’armée

De ce nombre, hélas ! fut la vertueuse, bonne et généreuse Éline. Puisieux, le beau Puisieux, avait été blessé et fait prisonnier. Éline, à la faveur des vêtements de son sexe, s’était glissée dans l’Isle-Adam, pour donner les secours de son art, peut-être aussi ceux de son cœur, à ce guerrier qu’elle voyait livré à la vengeance, à la fureur des Anglais. Le religieux avait eu des conférences avec elle, et l’avait nommée  ; saisie et conduite à Paris, on voulut qu’elle reniât Jeanne d’Arc, la pucelle, et qu’elle déclarât publiquement qu’elle la considérait comme un agent infernal. Sur son refus, on la mit à la torture. Mais, comme si sa belle âme s’était 197fortifiée de tout ce que son corps délicat perdait de vigueur, chaque effort de ses bourreaux pour lui arracher un aveu contre son amie, la voyait faire un nouvel éloge de l’héroïne, et vanter publiquement ses vertus en applaudissant à ses desseins. C’en fut assez pour qu’Éline devînt odieuse à Bedfort. Le sentiment pur de l’admiration, le dévouement d’une amitié sans tache, furent des crimes impardonnables à ses yeux. Ce prince barbare présida lui-même aux tortures qu’on lui fit éprouver.

— Resserrez vos liens, disait-il aux bourreaux, vos écrous semblent n’avoir plus de ressorts  ; usez contre cette ennemie, de tout ce que votre art inventa de plus affreux.

Puis, adressant 198la parole à la vertueuse Éline :

— Renonce à Jeanne, avoue qu’elle est un agent infernal, et mon palais devient ton asile ; je te comble d’honneurs et de bienfaits.

Pour toute réponse, Éline, surmontant l’excès de ses douleurs, entonne et chante l’hymne du couronnement de Charles, dans laquelle Jeanne est proclamée sauveur de la patrie.

Bedfort, indigné, frappe les bourreaux qui, désirant en secret tenir leur tyran sur leurs chevalets, font retomber toute leur fureur sur sa victime  ; mais Éline, souriant à leur férocité, fait voir que si son bras ne put s’illustrer par des exploits comme ceux de l’amazone, son cœur n’en est pas moins doué d’une force digne de la valeur de son 199amie. La torture s’épuise vainement, Éline triomphe de la douleur, et Jeanne est dans sa bouche, le modèle de toutes les vertus. Lui parle-t-on des inspirations de son amie, elle y croit fermement.

— Jeanne, dit-elle, n’a pu avoir des connaissances anticipées sur tant de choses utiles à son pays  ; elle n’a pu faire d’aussi brillants exploits, sans être véritablement inspirée ; oui, s’écria-telle, au moment où les bourreaux réunissaient tous leurs efforts pour épuiser sa vertu, oui, Jeanne, mon amie, est un envoyé de Dieu ; la sagesse incréée est dans sa pensée  ; le Dieu des armées marche avec elle, et les succès de la créature annoncent le pouvoir du créateur  !

À ces mots, Bedfort s’écrie :

— Elle 200a blasphémé !

Éline sourit de pitié à cette exclamation. On l’accable alors d’épithètes injurieuses  ; on la frappe à grands coups, on la menace de la mort.

— Tu vois que je l’attends, dit-elle au prince anglais ; puis-je la redouter, lorsque mon âme seule respire et que ta férocité vient d’épuiser en mes flancs les sources de la vie  ?

Bedfort se lasse enfin de faire éprouver à la sensible Éline des supplices qu’il croyait infamants pour elle, et qui ne l’étaient que pour lui. D’un côté, l’on dresse un bûcher pour elle, de l’autre, des gibets et des échafauds pour plusieurs autres victimes torturées comme elle, et qui vont subir le trépas. Ils sont tous, entassés sur des 201chariots dont les rudes secousses deviennent une continuité de tortures pour leurs membres brisés ou disloqués par les tourments. Une populace inoccupée, composée de ces êtres vils que tout genre de travail opprime, et qui se vend à bas prix aux tyrans des peuples vertueux, insulte au courage, au malheur, à la résignation des victimes. Une proclamation de Bedfort ordonne aux Parisiens de se rendre sur le passage des condamnés ; il espère que ses espions nombreux, soit en blâmant sa rigueur, soit en épiant les physionomies des assistants, parviendront, par leurs attitudes ou leurs réponses, à découvrir des coupables. Les hommes assez forts pour dissimuler, se rendent 202à l’invitation  ; ils contemplent d’un œil sec ces bons Français dévoués au glaive de l’oppression ; ils voient passer la célèbre Éline, dont on a répété dans tous les foyers, et les douleurs et les réponses. On l’arrache à son fatal chariot  ; torturée encore par mille souffrances, elle sourit au ciel qui l’attend. Elle fait effort pour monter sur le bûcher, ce lit brûlant de la mort. Les flambeaux paraissent, ils s’inclinent, ils enflamment les joncs et le chaume léger, dont le feu se communique au chêne, qui pétille et s’embrase  ; la flamme s’élève ; elle va par des lames inégales atteindre les membres d’Éline. Elle résiste aux flammes qui la dévorent, comme elle résista aux chevalets 203qui lui brisaient le corps. Elle célèbre dans ses chants la miséricorde divine. Ses dernières paroles sont des louanges à Dieu, son dernier souffle un sentiment à l’amitié. En même temps, les bourreaux excités par la présence de Bedfort, rivalisent d’adresse et de célérité, et une foule de Parisiens illustres sont immolés.

Mais les bûchers, les gibets, les échafauds, ne suffisent point à la fureur du barbare, il veut que les ondes du fleuve partagent son ressentiment. À l’aspect d’un peuple immense qui borde les parapets, plusieurs accusés sont précipités dans les flots. Des bourreaux se sont jetés dans des barques légères, et leurs bras, armés de crocs, déchirent 204et mutilent impitoyablement les infortunés qui luttent contre la mort. Ils contraignent ainsi le fleuve à les ensevelir dans ses humides tombeaux, et Bedfort, l’œil attaché sur l’onde, jouit de ces horreurs.

Ô Français  ! vous ne vous soulevâtes point spontanément pour immoler l’homme seul qui s’immolait tant de victimes ! Non, le ciel permet les tyrans pour ramener l’homme à la jouissance de la véritable liberté, qui est l’obéissance aux lois de son pays. Loin de proscrire le prescripteur, les Parisiens tremblants le complimentèrent sur les dangers qu’il avait eu le bonheur d’éviter, et lui rendirent des actions de grâces au nom de la patrie  ; cette 205bassesse, commandée par l’empire des circonstances, n’empêcha pas les plus riches habitants, sur des soupçons que l’on faisait naître à volonté, de se voir poursuivis par le tyran ; et la proscription, qui consommait la perte d’une famille quand elle n’était point suivie de mort, devint une faveur de la tyrannie. Nulle autre carrière, auprès d’elle, ne fut ouverte à l’avancement que celle des dénonciations, qui fournissait à Bedfort du sang et des richesses. Ce fut ainsi que le tyran s’efforça, par des proscriptions et des supplices, d’asservir an joug de la terreur, un peuple vertueux qu’il n’aurait pu soumettre par des vertus qu’il n’avait pas  : l’amour et la justice.

206Cette nouvelle ne tarda pas à parvenir au camp français. Jeanne y donna des larmes amères à sa chère Éline. Cet événement lui fit prendre la résolution de servir la cause de son roi, jusqu’à l’anéantissement du pouvoir des Anglais. Pour la première fois, le sentiment de la vengeance s’unit en elle à celui de la valeur. Mais, hélas ! ses tribulations venaient de commencer, elles ne devaient la quitter qu’à la mort  !

Fin du troisième volume.

Notes

  1. [7]

    Pour avoir une idée de l’avantage prodigieux que Jeanne avait donné à l’armée française, il faut se représenter les assiégés devenus assiégeants. Les Français, dans ces trois jours de combats, combattirent à découvert, exposés au feu de l’ennemi, et les Anglais furent constamment à l’abri de leurs remparts. Cependant il meurt un Français sur soixante Anglais. Un mois et demi auparavant, au combat de Rouvrai, les Français, attaquant les Anglais, retranchés seulement derrière leurs chariots, avaient perdu près de la moitié des leurs, parmi lesquels on comptait plus de cinq cents gentilshommes.

  2. [8]

    Cette fête se pratiquait encore au moment de la révolution  ; les anarchistes, qui le plus souvent, dans leurs égarements, ne furent que les agents de l’Angleterre qui les faisait agir par des ressorts qui leur étaient inconnus, abolirent cette fête, renversèrent la statue de Jeanne et vomirent contre elle les imprécations que la haine et le ressentiment des Anglais leur avaient autrefois inspirés. Mais la gloire des grands hommes, dont les siècles ont consacré la mémoire, est invulnérable par les traits de la méchanceté ou de l’envie. Jeanne d’Arc sera immortelle, malgré les Anglais et ceux qui ont servi leur fureur. Flétrir une telle femme, ou prendre plaisir à l’entendre flétrir, c’est mépriser la vertu, c’est déclarer à l’univers qu’on a cessé d’être Français. Disons cependant, pour la consolation des âmes sensibles, que la statue de Jeanne d’Arc a été rétablie en bronze et sous un modèle plus beau, quoique forcé, que celle qu’on voyait à Orléans avant la révolution.

  3. [9]

    Jacques Cœur fut en effet dans la suite argentier du roi. Ce négociant célèbre équipa une flotte à ses frais qu’il conduisit lui-même, en faveur de son maître, en Italie ; il la commanda lui-même avec le plus brillant succès et fit tous les frais de l’expédition. Il fournit aussi gratuitement une somme, considérable à Charles VII pour lever une armée et conquérir la Normandie. Sa bourse était ouverte à tous les princes, prélats, grands seigneurs de la cour ; il faisait des charités continuelles à la classe indigente du peuple. Nul homme éprouvant des malheurs du côté de la fortune n’eut recours à lui sans en obtenir des secours. Pour prix de tant de sacrifices, de talents et de vertus, il fut accusé d’avoir contribué à empoisonner la belle Agnès, d’avoir conspiré contre son roi et d’avoir dilapidé ses finances. Jugé par ceux qui avaient été témoins de ses vertus, dénoncé, accusé, poursuivi par ceux qu’il avait comblés de ses dons, et qui, lassés de lui demander, brûlaient de tout prendre, Jacques Cœur fut condamné à la confiscation de tous ses biens et à perdre la tête sur un échafaud. Cet homme faisait plus de commerce lui seul que toute l’Europe ensemble. Son génie était un trésor pour l’État, sa bienfaisance une moralité continuelle en action, ses talents et son courage firent l’étonnement ou excitèrent l’envie de tout ce qu’il y avait de plus grand dans son siècle.

    Cet arrêt de la cour du parlement fut odieux à tous les gens de bien. Charles VII ne se sentit point le courage de le faire exécuter. Craignant plus les remords que les dangers dont pouvait l’environner un homme qui lui avait donné tant de marques d’attachement, il lui fit grâce de la vie, en maintenant la confiscation de ses biens, qui furent distribués aux grands seigneurs et aux prélats courtisans.

    Jacques Cœur, devenu aussi pauvre que les infortunés qu’il avait secourus, supportait ses malheurs en héros, lorsque Devillage, son cousin, et l’un de ses gendres, vint lui dire que chacun de ses facteurs lui faisait don de mille écus. Il en avait trois cents, ce qui formait la somme de trois cent mille écus, valant six à sept millions de nos jours.

    Cet homme célèbre se retira en Chypre, où il devint plus riche que jamais ; il fut tué dans un combat naval qu’il livra aux Turcs.

  4. [10]

    Jeanne, s’entretenant avec le duc d’Alençon, lui dit  : Ôtez-vous de là, mon prince, vous allez y périr. Le prince, à la sollicitation de l’héroïne, se mit un peu de côté. Le sieur de Lude, humilié de voir un prince obéir superstitieusement à une femme, prit la place qu’il venait de quitter  ; mais aussitôt il fut emporté par un boulet de canon.

  5. [11]

    Talbot, d’une force et d’un courage à toute épreuve, était surnommé l’Achille anglais. Il avait dit à l’un des hérauts de Jeanne d’Arc que s’il pouvait la faire prisonnière, il la ferait brûler vive. Fait prisonnier dans cette bataille, il fut renvoyé sans rançon. Il ne laissa pas que de voter bientôt après la mort de l’héroïne. Voilà ce que c’est qu’un Achille anglais  !

  6. [12]

    Quelques historiens ont prétendu que Charles VII se chargea de payer la rançon de ces prisonniers ; mais tout semble démontrer qu’il n’en est rien.

  7. [13]

    Isabeau de Bavière, femme de Charles VI et mère de Charles VII, eut une partie de la punition que méritait son forfait. Reléguée dans une petite maison à Paris, où elle vivait ignorée de tout le monde et souverainement méprisée, elle recevait par jour, pour elle et son domestique, cinq demi-septiers de vin (pinte et un quart), deux livres de viande, un pain ; et quant aux autres besoins de la vie, l’on n’y pensait jamais. Quand son petit-fils, Henri VI, fit son entrée dans Paris, elle obtint avec beaucoup de peine une fenêtre, où elle se plaça pour voir passer le monarque dont l’autorité était son ouvrage. On la fit remarquer à l’enfant roi, qui lui donna un salut. Ce fut tout ce qu’elle put en obtenir. Tous les traîtres ne furent pas si justement traités. Le succès de quelques-uns dans les récompenses, qu’ils obtiennent, récompenses qui toujours annoncent la basse pusillanimité de ceux qui les donnent, encouragent les traîtres doués de quelques talents à livrer leur patrie.

page served in 0.05s (2,1) /