J.-P. Brès  : L’Héroïne du quinzième siècle (1808)

Tome II

Tome deuxième

1Livre IV

Évelina envoie Éline prendre des nouvelles de Dunois  ; celle-ci tombe sur le beau chevalier Puisieux, blessé, et le soigne

Confier son secret à une femme, c’est, dit-on, le révéler au monde entier. Ce propos n’est-il pas plutôt une injure qu’une maxime ? Sans vouloir considérer si, à cet égard, plusieurs hommes ne sont pas plus 2que femmes, je dirai que, chez un sexe que l’homme en l’adorant s’efforça d’avilir, l’amitié connaît la valeur d’un secret, et le porte jusqu’au tombeau sans en sentir le poids. Il est des femmes qui, quant aux qualités morales, peuvent rivaliser avec les plus gens de bien ; et leur mérite, à cet égard, est d’autant plus grand, qu’on cherche davantage à les avilir.

Quoi qu’il en soit, Évelina, satisfaite d’avoir révélé son secret à son amie, la pria d’aller de sa part s’informer de la situation de Dunois. Éline s’en acquitta avec plaisir ; sa présence auprès du héros ne fut pas inutile à quelques guerriers, auxquels elle se hâta de poser le premier appareil. De ce nombre 3fut l’intéressant Puisieux  ; c’était la beauté d’Apollon jointe à la force d’Hercule, et son âme était encore plus belle que son corps. Dès que Éline parut pour le panser, son teint s’anima, son regard fut plus doux que celui d’une épouse amante qui, pour la première fois, sort du lit nuptial. Sa main, en aidant celle d’Éline, tremblait de la toucher, et son cœur trémoussait de plaisir lorsque cette douce rencontre avait lieu. Tant que dura le pansement, la voix altérée du jeune et beau Puisieux s’efforça de dire les choses des plus tendres à Éline.

Cependant Dunois retardait sa guérison par ses sollicitudes et ses travaux pour la conservation d’Orléans. Il murmurait en secret de ce 4que Berwick, son frère d’armes, venait rarement le voir, et ne s’approchait jamais de lui que lorsque, étant couvert de ses armes, il était destiné à quelque expédition militaire. Évelina, qui sentait le ridicule de son éloignement, approchait le guerrier sur le soir lorsque les ombres de la nuit favorisaient son déguisement  ; d’ailleurs, elle s’excusait de son éloignement sur la continuité du service qui l’appelait sur les remparts ou à l’exercice de sa troupe  ; et la détresse d’un long siège ne permettant pas de mettre un grand nombre de flambeaux dans un appartement, Évelina pouvait approcher le soir son amant, sans courir autant de risque d’être reconnue.

Apprenant la défaite, Charles VII songe de nouveau à fuir

5Cependant Orléans était de plus en plus resserré. Les vivres y manquaient  ; un grand nombre des plus, vaillants guerriers étaient morts ou guérissaient lentement de leurs blessures. Les Anglais poussaient d’horribles cris autour des remparts. Ils insultaient les assiégés, les menaçaient d’un assaut général, leur ordonnaient insolemment de se rendre, et leur disaient que s’ils ne se livraient pas à discrétion, ils incendieraient la ville et passeraient la garnison et les habitants au fil de l’épée.

Charles VII, en apprenant cette défaite et les malheurs qu’elle avait causés à la ville et à ses défenseurs, oubliant l’apparition de la forêt et les menaces de la belle Agnès, mais 6écoutant les propositions d’Artinville, se décida à livrer Orléans à son malheureux sort, et à passer en Provence pour y lever une armée et marcher de nouveau contre son ennemi. Toute l’éloquence de la reine, toutes les tendres sollicitations d’Agnès échouèrent. Le héros d’un moment avait disparu  ; il ne restait qu’un prince timide dont tout l’espoir était une fuite précipitée.

Sous une autre forme, le génie de la France était apparu à une vierge lorraine  ; on l’annonce à la cour

Cependant le génie de la France ne l’avait point abandonnée. Il avait apparu au monarque, et de là s’était allé montrer, sous une autre forme, à une vierge de dix-huit ans. Il avait répandu dans le sein d’une simple villageoise une portion du feu divin, dont il était animé. Tandis 7que tout était désespéré, que chaque Français semblait avoir oublié sa vertu, que leur chef se disposait à abandonner ses États au vainqueur, une simple habitante des hameaux, emportée, moins par le feu d’un courage inouï, que par un pouvoir surnaturel, parut et se montra tout-à-coup à la Terre comme un phénomène émané du pouvoir éternel, et devint la consolation, la force et l’étonnement du peuple, comme l’éternelle admiration de la postérité.

L’on faisait tous les préparatifs du départ à la cour, lorsqu’on vint dire au grand écuyer du roi qu’un gentilhomme, arrivant des confins de la Lorraine, demandait à lui parler  ; et l’écuyer, recevant ce 8gentilhomme, Pélonge (c’est le nom de cet heureux mortel), lui tint ce discours  :

— Seigneur, je viens des confins de la Lorraine  ; j’amène avec moi une jeune vierge remplie d’un courage divin, qui demande à servir Charles son roi, s’engage à délivrer Orléans, et à faire sacrer le monarque à Reims.

— Par quels exploits cette jeune vierge s’est-elle déjà signalée, répondit le grand écuyer  ?

— Par aucun. Jamais le glaive des batailles n’arma son bras ; jamais elle n’a vu d’armée, de camp ni de combats  ; cependant elle assuré qu’elle tiendra sa promesse. Je vous prie d’en parler au roi.

— Moi, parler au roi d’une étrange folie  ! Vous traversez des provinces 9pour venir offrir au monarque un aussi ridicule secours, et vous voudriez me faire partager l’insulte que vous vous disposez à faire à l’infortune de mon souverain  !

— Je ne viens pas insulter aux calamités de l’empire. J’aime mon pays et mon roi. Je fus comme vous opposé aux vœux de cette héroïne. Le seigneur de Beaudricour, qui m’envoie, fut tout aussi peu confiant que vous l’êtes  ; mais plusieurs motifs l’ont décidé à seconder les vœux de cette jeune personne. Écoutez ce qui nous a décides, et votre opposition peut-être sera vaincue.

— J’y consens  ; mais hâtez-vous, parce que j’ai peu de moments à vous donner.

Pour lui obtenir une entrevue avec le roi, Pélonge, qui l’escorta de Vaucouleurs à Chinon, raconte au grand écuyer comment Beaudricour fut lui-même convaincu

— Le seigneur de Beaudricour, commandant de Vaucouleurs, vit 10entrer dans son château une jeune bergère, d’une taille majestueuse et d’une beauté peu commune, qui lui dit  : Seigneur, l’esprit de Dieu m’a ordonné de me rendre auprès du dauphin, qui doit être, et qui est en effet roi de France, et de lui demander un certain nombre de guerriers, avec lesquels je ferai lever le siège d’Orléans, je battrai les ennemis de mon roi, et le ferai sacrer dans Reims ; faites-moi donc conduire auprès de Charles, car les dangers sont pressants.

Beaudricour, étonné, regarde cette jeune personne, et quoique son extérieur annonce la sagesse et la modestie, il lui croit l’esprit aliéné, s’en éloigne, lui laissant 11une espérance vague, tel que fait un homme d’un bon naturel, en faveur d’un insensé, ne voulant pas affliger sa folie.

La jeune bergère se vit bientôt entourée d’une foule de jeunes gens, défenseurs du château, qui, la voyant si belle, et décidée à prendre les armes, lui croyaient une vertu facile à subjuguer. Mais la pudeur, les grâces, la fierté, les nobles réparties de Jeanne (c’est le nom de cette jeune beauté), leur firent concevoir pour elle un sentiment de respect et d’admiration qui leur était inconnu. Ils en parlèrent au gouverneur, qui voulut la voir encore. Alors il daigna l’écouter, et bientôt il eut sur son compte une opinion différente de celle qu’il en 12avait conçue. En effet, Seigneur, son éloquence entraîne les esprits, et ses regards subjuguent tous les cœurs. Il est impossible de la voir, sans éprouver le besoin de lui plaire, sans être charmé de fixer un moment son attention, et le sentiment qu’elle inspire n’a rien de la passion d’un sexe à l’autre  ; on l’aime pour le seul plaisir de l’aimer  ; c’est une bienveillance amicale, une admiration tendre, un respect commandé par le plus noble intérêt.

Madame de Beaudricour, informée de l’arrivée de cette étonnante bergère, voulut la voir. Quoiqu’elle eût conçu contre elle une prévention peu favorable à son honneur, elle ne l’eut pas plutôt entretenue 13un moment sur les chose saintes, sur les bienfaits de la Providence, sur les vertus, source unique de tout bonheur social, sur la justice et la clémence de l’Éternel, que cette dame s’écria  : C’est un ange sous les traits d’une vierge, ou c’est une créature chérie de Dieu et comblée de ses dons immortels.

Madame de Beaudricour, enchantée de toutes les perfections qu’elle trouva dans cette bergère, voulut engager son époux à la faire partir pour Chinon et la faire présenter au roi  ; mais M. de Beaudricour lui répondit. Si, étant gouverneur à ma place, Madame, vous faisiez une telle démarche, on dirait à la cour  : C’est bien en effet le secours que l’on devait 14attendre d’une femme. Mais moi, guerrier, me nourrir d’une semblable crédulité  ! non, le jeune monarque ne m’accusera point d’insulter à ses malheurs.

La bergère, en apprenant cette réponse, dit avec douceur  : Bientôt le ciel me fera la grâce d’être plus favorablement écoutée. Dieu n’a pu m’ordonner d’aller délivrer Orléans et faire couronner le monarque, sans vouloir m’en fournir les moyens. Les Anglais, j’en ai l’assurance, battus de toutes parts, rentreront dans les limites que leur a tracées l’Océan  ; les Français sortiront du délire qui les frappe en faveur de l’étranger  ; et Charles, devenant un héros, saura que ce qui constitue 15un grand prince n’est point la vaste étendue de ses conquêtes, mais le bonheur de ses sujets. Il ne s’attachera donc point à poursuivre l’Anglais, mais à consolider la fortune et la gloire de son florissant empire.

Étonnée de cette réponse, madame de Beaudricour s’écria  : Restez avec nous  ; mon époux, apprenant à vous connaître, cédera bientôt à vos vœux. N’allez plus habiter vos campagnes, elles ne sont pas dignes de vous. — Elles ne sont pas dignes de moi, reprit vivement l’auguste bergère ! dites plutôt que je ne suis pas digne d’elles. Que sont tous les travaux de l’homme auprès de ceux de la nature  ? sans nos campagnes, 16que deviendraient les plus puissantes cités  ? quelle colonne, élevée par la main des mortels, égala la majesté d’un chêne à cent hivers qui porte son front majestueux dans les nues  ? quel temple offre à l’âme un recueillement plus parfait que la solitude silencieuse d’une immense forêt  ? Une prairie émaillée de fleurs, un fleuve roulant son onde argentée, des monts élevant dans les nues leurs têtes blanchies par les frimas, tandis que leurs flancs nous offrent les trésors de la moisson et des vendanges, des forêts donnant à nos troupeaux et la nourriture et l’ombrage salutaire au milieu des chaleurs de l’été, voilà ce qui constitue la richesse 17de l’homme et la magnificence du créateur  ; c’est au milieu de ces biens que je veux aller goûter encore une fois le bonheur de la vie, et connaître, dans la méditation des choses célestes, les vérités que Dieu se plaît à révéler à ceux qui brûlent pour lui seul d’un amour immortel.

Ce fut ainsi que cette étonnante bergère fut de nouveau dans ces forêts se livrer aux méditations de la nature et de l’éternité. La démarche lente désormais, la tête penchée, le cœur gros de soupirs, elle mena paître son troupeau avec une sorte de tristesse qui ne la rendait que plus intéressante aux yeux des 18siens. Un mois s’était écoulé lorsqu’elle reparut à Vaucouleurs.

Seigneur, dit-elle à Beaudricour, vous ne m’avez pas écoutée quand je vous ai dit de me faire partir pour le camp royal. Aujourd’hui même le dauphin (c’est ainsi qu’elle nomme le roi, attendu qu’il n’a pas encore été sacré), a reçu une atteinte sanglante dans le combat que ses guerriers d’Orléans viennent de livrer à l’occasion d’un convoi qu’ils voulaient enlever aux Anglais. Orléans, de plus en plus resserré, est dans l’affliction. Le duc de Bretagne va se liguer contre Charles en faveur des Anglais. Le roi de Navarre est sur le point de reconnaître 19Henri VI, roi d’Angleterre, pour roi de France. Hâtez-vous de me faire partir, ou tout est perdu.

Beaudricour, écoutant ces paroles, se confirma de plus en plus dans la pensée que, dans cette belle personne, il y avait aliénation d’esprit ; et l’humble bergère se vit contrainte, pour la deuxième fois, de gagner son village et de mener paître son troupeau auprès duquel elle avait eu ces avertissements.

Cependant Beaudricour ne tarda point à savoir la défaite que l’armée royale, sortie des murs d’Orléans, avait éprouvée près de Rouvrai-Saint-Denis. Il apprit en même temps la défection du duc de Bretagne 20et celle du roi de Navarre. Frappé de la prédiction de la bergère, qui lui avait annoncé la défaite de Rouvrai le jour même qu’elle avait eu lieu, il envoya deux hommes d’armes chercher cette jeune personne, sans leur communiquer la cause de leur message, et cette étonnante bergère ne laissa pas que de dire à Beaudricour en l’abordant : Le ciel a touché votre cœur. Il vient de m’en avertir, je lui en ai rendu grâces  ; car il faut que je sois immolée pour la patrie.

J’étais en ce moment chez le gouverneur, qui répondit à cette belle personne : Puisque vous avez appris que le ciel a touché mon cœur, vous devez savoir par 21quel moyen ce cœur a été touché. — Vous avez appris, répondit l’auguste bergère, le malheur arrivé aux troupes du dauphin et dont j’avais vu le combat dans la grotte de la forêt. — Oui, répondit Beaudricour, j’ai appris ce funeste combat ; mais ce qui m’a persuadé en votre faveur, c’est que vous m’en avez donné connaissance le jour même qu’il a eu lieu. Comment auriez-vous pu le faire, si vous n’aviez pas été instruite par un pouvoir surnaturel  ? J’en ai conclu, que vous m’aviez dit vrai en me parlant de la mission que vous avez reçue de délivrer Orléans. Me voici disposé à faire tout ce qui dépendra de moi pour que vous arriviez au camp royal  ; 22mais comment une telle entreprise pourra-t-elle s’exécuter ? Dans les provinces que vous aurez à traverser, vous ne trouverez pas un fort, pas un village, une chaumière qui ne soient dévoués à l’ennemi.— Ai-je pu l’ignorer ? Mais celui qui veut que je délivre Orléans, saura bien aplanir les difficultés. Donnez-moi seulement un habit guerrier, un cheval et deux gentilshommes qui me mènent auprès du roi ? Faut-il vous dire plus ? voilà les deux seigneurs qui doivent m’accompagner.

J’avoue qu’en écoutant la bergère, je fus persuadé qu’elle s’abusait. J’étais l’un des gentilshommes qu’elle désignait  ; je croyais avoir 23vingt motifs puissants pour refuser un tel emploi ; mon compagnon était de même ; cependant nous nous laissâmes aisément persuader. Nous sommes partis de Vaucouleurs sans escorte. Partout nous avons trouvé des ennemis  ; nulle part l’on ne nous a interrogés sur le sujet de notre voyage. Tout cela, Seigneur, ajouta Pélonge, peut-il être arrivé sans une permission divine ?Daignez voir cette bergère  ; elle vous persuadera comme elle nous a persuadés nous-mêmes.

Refus du grand écuyer  ; raillerie de la cour, mais curiosité et bienveillance du peuple qui gagne bientôt la cour

— Non, non, Monsieur, répliqua le grand écuyer, la présence de cette jeune personne ne me persuaderait pas que ce que n’ont pu tant de guerriers, dont la vaillance et les talents nous sont connus, une simple bergère puisse 24l’exécuter. Reprenez au plus tôt le chemin de Vaucouleurs. C’est le conseil le plus sage que je puisse vous donner.

Pélonge, extrêmement affligé de cet accueil, se retira confus et porta cette réponse à la bergère :

— Ne vous découragez pas, lui dit-elle. Je sais que bientôt je paraîtrai devant le dauphin. Votre démarche a commencé nos succès, le seigneur fera le reste.

Rendu à la cour, le grand écuyer se hâta d’y faire mille plaisanteries sur les deux gentilshommes qui étaient venus des confins de la Lorraine, présenter au monarque un merveilleux secours pour le délivrer de ses ennemis. L’esprit français s’égaya de toutes manières 25sur cette vierge des forêts que l’on conduisait au camp royal pour opérer des miracles.

— On la dit d’une beauté ravissante, ajouta le grand écuyer. C’est peut-être une nouvelle Armide qui, sous l’apparence de la modestie et de la piété, vient, essayant ses charmes, porter la haine et les rivalités parmi nos guerriers et mettre, ainsi la dernière main à la désorganisation de l’armée du roi.

À peine le grand écuyer eut-il appris à la cour tout ce qu’il savait de cette aventure, que plusieurs jeunes courtisans se firent un jeu du tourment et de la confusion de Pélonge, et se proposèrent d’aller le ridiculiser publiquement lui et sa belle amazone du désert.

26Cependant le peuple est avide de merveilles  ; il s’en crée de chimériques, lorsqu’il ne peut en avoir de réelles. L’histoire de la bergère héroïne plut aux imaginations exaltées ou sentimentales. On se répéta de bouche en bouche tout ce qu’on en avait appris. Bientôt chacun désira la voir ; mais modestement renfermée dans une hôtellerie, la bergère attendait que le roi voulût bien accepter les secours qu’elle venait lui offrir. Elle apprit que le peuple en foule désireux de la voir, entourait la maison où elle était logée  ; elle parut insensible à cet empressement.

Bientôt la curiosité de ce peuple fut partagée par les grands de la cour. Chacun parlait diversement de ce 27dont était capable cette pucelle, c’était ainsi qu’on la nommait. L’on n’avait pas encore perdu de vue la fameuse duchesse de Beaufort qui, faisant des prodiges de valeur à la tête de son armée, avait deux fois reconquis ses États. L’on se persuada, que cette bergère pouvait être douée d’un courage non moins héroïque, et déjà plusieurs femmes désiraient que celle-ci fût entendue  ; et quelques officiers du roi, tourmentés du désir de la connaître, furent la visiter2.

Aux grands qui vont la voir elle expose sa mission  : libérer Orléans et faire sacrer le roi à Reims  ; ils ressortent convaincus  ; sa renommée grandit dans le peuple qui se presse autour de son auberge

28La belle villageoise parut devant eux avec une fierté modeste, avec 29une assurance pleine de candeur, avec une éloquence remplie de 30grâces.

— Croyez, leur dit-elle, que, si je n’avais pas la certitude que mes 31promesses seront exécutées, j’aurais assez de bon sens pour ne pas 32m’exposer à la dérision publique. Ne comptez ni sur mes talents ni sur ma valeur pour opérer les grandes choses auxquelles je suis appelée  ; mais comptez sur la volonté de Dieu, le seul dispensateur de la victoire. Il a choisi mon bras pour sauver la patrie. C’est une tâche qu’il m’a ordonné de remplir. Je n’en tire aucune vanité, mais beaucoup de 33confiance. Nous réussirons, Dieu le veut. Hâtez-vous si vous avez quelque empire sur l’esprit du dauphin, de lui faire accepter mes services. Tant de moments, perdus pour les Français depuis que je suis appelée à ce grand ouvrage, ne l’ont pas été, pour les Anglais. Chaque jour de nouvelles victoires moissonnent les défenseurs de la patrie et donnent à la nation un découragement qu’il est temps de faire cesser. Au nom de Dieu, retirez-vous et allez dire au dauphin, qu’en peu de jours je délivrerai Orléans et que, soumettant les provinces à son pouvoir, je lui ferai recevoir l’onction sainte de la main du prélat que l’Éternel, père de tous les humains, préposa 34pour consacrer les monarques Français.

Non, ce n’est pas une bergère, disaient quelques-uns des jeunes seigneurs qui étaient venus pour la tourner, en dérision, et qui déjà ne pouvaient se défendre d’un sentiment d’admiration, de respect et d’amour ; ce n’est pas une simple bergère, c’est quelque princesse, quelque fille d’empereur ou de monarque fameux qui, ennemie des Anglais, vient, sous ce déguisement, nous faire participer à son génie.

Croyez  ; disaient quelques autres, qu’une princesse, pour nous secourir, ne se serait pas confinée si longtemps dans un hameau. C’est plutôt un ange du ciel qui, sous 35une forme humaine, nous apparaît avec toute l’intelligence de l’homme de génie, et tous les charmes de la beauté  !

Vous vous abusez les uns et les autres, dit l’un de ces jeunes seigneurs, Guy de Laval. Le pouvoir de l’Éternel est si grand, que placer dans une simple bergère l’âme d’un héros, n’est qu’un jeu de son intelligence. Souvent Dieu se servit des plus simples moyens pour opérer des merveilles. C’est en armant le bras du faible, et lui faisant opérer des prodiges qu’il manifeste son immense pouvoir. Soyez persuadés que le génie, dont les Grands hommes ont été doués, sous quelques formes extérieures qu’ils aient adoré Dieu, a toujours été un souffle divin une inspiration 36céleste, une participation directe à l’esprit du Créateur, et qu’il est possible que cette jeune personne, qui nous impose tant de confiance et de respect, à nous qui étions venus dans des dispositions toutes contraires, ait reçu une portion de ce feu divin, qui fait les grands hommes et les sauveurs de leur patrie.

Telles étaient les réflexions auxquelles se livraient ces jeûnes seigneurs. Ils sortirent, quoiqu’à regret, ne pouvant se lasser de voir et d’entendre cette jeune personne.

Le peuple, qui environnait, la maison et qui attendait leur sortie avec impatience, cherchait à lire sur leurs traits l’impression que la bergère avait faite sur leur âme. On 37les avait vus en entrant folâtrer, plaisanter sur l’aventurière qu’ils allaient visiter (c’était ainsi qu’ils s’étaient permis de la nommer)  ; on les vit sortir avec une contenance réservée, avec un air réfléchi et satisfait, parlant entre eux avec le plus vif intérêt. Le peuple en conclut que cette jeune étrangère avait l’art de les convertir en les persuadant.

Quelques personnes les abordèrent et les suivirent jusqu’au château pour savoir ce qu’ils devaient penser eux-mêmes de cette étrange aventure ; mais le plus grand nombre des spectateurs resta autour de la maison, dans l’espérance de voir cette jeune beauté, dont, la renommée, déjà volant de bouche en 38bouche, occupait tous les esprits et remplissait tous les cœurs.

Jeanne se montre enfin et s’adresse au peuple

Cependant l’aubergiste vint parler à la belle amazone et à ses compagnons de voyage  :

— Le peuple, leur dit-il, s’attroupe d’une manière alarmante autour de ma maison. Il s’irrite de ce que cette jeune personne ne s’offre point à ses regards. Montrez-vous donc, ô noble pucelle ! ajouta-t-il, en adressant la parole à Jeanne, ou craignez les menaces d’un peuple irrité. Si ce n’est pas pour la crainte du mal qui pourrait vous être fait, que ce soit pour celui dont je suis menacé… Je vois que vous vous refusez à ma demande. Eh bien  ! sortez de ma maison. Allez prendre un logement ailleurs. Le peuple est impérieux 39dans ses volontés, et les résultats de ses fureurs vont toujours au-delà de ses menaces.

— Je ne logerai point chez vous malgré vous, répondit noblement l’amazone. Je ne m’exposerai pas non plus aux regards du peuple comme un objet de curiosité  ; mais puisqu’il nous faut sortir de votre maison, nous allons monter sur nos coursiers  ; nous irons jusqu’à l’extrémité de la ville, puis nous reviendrons sur nos pas. Si vous voulez encore nous loger nous resterons chez vous  ; sinon, nous chercherons un autre asile.

L’avis de la bergère étant adopté, ils montèrent tous à cheval, et sortirent de l’hôtellerie. L’aubergiste avait eu soin de prévenir le peuple et de lui dire quel était l’habillement 40de la belle étrangère, afin que chacun pût la reconnaître et la contempler à son gré.

Bientôt elle parut devant ce peuple  ; mais elle eut lieu de se repentir de sa témérité, parce qu’elle fut assaillie par la multitude, et pressée de telle sorte qu’elle douta d’abord s’il n’y avait pas de mauvais dessein contre ses jours  ; mais le peuple indiscret, s’apercevant enfin de son importunité, s’écarta de lui-même ; satisfait d’avoir vu celle qui faisait l’objet de sa curiosité, il la combla de bénédictions. La vertueuse amazone remercia le peuple par ses gestes  ; mais celui-ci croyant qu’elle allait prendre la parole, fit un profond silence, et l’humble Jeanne, élevant la voix, 41prononça ce peu de mots  :

— Français, ayez tout espoir dans le Seigneur  ; c’est lui qui m’envoie vous secourir dans la personne de votre roi. L’aimer doit être la première de vos vertus. Alors de quels heureux succès ne serez-vous point capables ? Souvenez-vous, cependant, que je ne suis pas venue, comme un ange exterminateur, pour chasser moi seule les Anglais, mais pour vous inspirer un attachement héroïque en faveur de votre souverain, et un dévouement indomptable pour la patrie, et vous assurer le triomphe contre un étranger oppresseur que vous devez haïr.

Le roi s’enquiert de l’agitation  ; Guy de Laval lui rapporte son impression sur Jeanne et obtient du roi qu’il lise la lettre de Beaudricour et reçoive Mets et Pélonge

À ces mots l’air retentit au loin des acclamations de la multitude. Elles se firent entendre jusqu’au 42palais. Le monarque en demanda le motif  ; on lui dit que le peuple, enchanté de la bergère, croyait déjà à sa mission, et désirait que cette femme fût entendue.

En ce moment Guy de Laval et ses compagnons rentraient dans les appartements du roi. Il fut interrogé sur ce qu’il avait vu. Ce jeune Seigneur parla dignement de l’étonnante bergère, et ne dissimula point les sentiments de respect et de dévouement qu’elle lui avait inspirés : mais plusieurs vieux militaires, sincèrement attachés à la gloire et aux intérêts du roi, gens qui plus d’une fois avaient répandu leur sang pour la patrie, observèrent hautement et fièrement à Laval, que c’était compromettre et ridiculiser le 43monarque de faire dépendre le succès de ses armes des visions d’une jeune villageoise qui, douée d’une extrême beauté, ne pouvait servir dans l’armée royale sans y exciter des passions contraires aux bonnes mœurs, et par conséquent sans y faire naître mille rivalités funestes.

Laval, ne voulant point contredire ouvertement de sages et de vaillants guerriers, se contenta de demander deux choses au roi, l’une qu’il voulût bien lire la lettre que le seigneur Beaudricour lui écrivait en faveur de son envoyée ; l’autre qu’il accordât un moment d’audience aux deux gentilshommes qui avaient accompagné cette belle amazone.

Le monarque consentit à voir les 44deux gentilshommes, et tandis qu’on fut les avertir, il se fit lire la lettre de Beaudricour. Il y vit la prédiction que l’illustre Jeanne avait faite de la bataille perdue à Rouvrai-Saint-Denis, puis, il entendit ces paroles écrites par Beaudricour : On dirait, à voir cette jeune personne, que ce soit un faisceau lumineux, jaillissant de l’obscurité même, pour sortir les Français de l’état de stupeur dans lequel on les voit plongés.

— Arrêtez, dit le monarque, répétez-moi ces paroles  ; on les lui répéta.

Voilà, se dit-il à lui-même, les paroles qui m’ont été dites par ce jeune guerrier, qui, après m’avoir apparu dans la forêt, s’éleva 45sur un trône de flammes, et disparut dans l’immensité des cieux.

Comme le roi s’occupait profondément du souvenir de cet étrange événement, les deux gentilshommes, Mets et Pélonge, furent introduits. Ce dernier fit de nouveau la narration de tout ce qu’il savait du courage, de l’intelligence et des bonnes mœurs de la jeune bergère qu’il avait amenée  ; il confirma la prédiction du combat de Rouvrai, et le conseil décida, d’après le vœu bien manifesté du roi, que la belle voyageuse serait entendue.

Charles VII accepte finalement de recevoir Jeanne  ; elle paraît, le reconnaît et annonce sa mission de par Dieu comme l’assurance du succès

Les vieux militaires, qui consentirent à cette entrevue, étaient loin de penser que, se décider de voir cette villageoise, c’était accepter ses secours. Ils ignoraient que la 46voir et l’entendre, c’était la respecter, l’aimer et lui obéir.

Quand elle parut dans le conseil, tous les yeux furent fixés sur elle, mais elle n’y parut nullement embarrassée. Pour l’éprouver, le monarque, simplement vêtu, s’était mis au milieu d’un groupe de courtisans. Jeanne, l’intéressante Jeanne cherchait le monarque et ne le voyait point. Toute l’assemblée gardait un profond silence. Que fera cette jeune villageoise, âgée de dix-huit ans, qui ne vit jamais que son troupeau, la forêt et les prairies de ses cantons ? Elle fixe tour-à-tour chaque personnage de cette imposante assemblée, et ses yeux, s’arrêtant sur ceux de Charles VII, elle fait un léger sourire, met un genou en terre, 47et inclinant la tête sur sa belle poitrine, elle salue le monarque avec autant de grâces que de respect ; puis se relevant elle dit3  :

— Sire, 48j’ai reçu l’ordre exprès du ciel de venir à votre secours. Il m’a été 49commandé de solliciter auprès de vous des guerriers, et de délivrer avec eux la ville d’Orléans ; de vous conduire dans les murs de Reims, et de vous y faire recevoir l’onction 50sacrée. Bientôt après les Anglais, tombant sous vos coups, ou gagnant les bords de la nébuleuse Albion, laisseront à vos sujets la liberté de vous exprimer et leur amour et leur fidélité. Oui, gentil dauphin, vous êtes roi, le seul roi d’un vaste et magnifique empire ; et, quelles que soient les prétentions de Bedfort et de son pupille, jamais les Français ne les reconnaîtront pour leurs souverains.

Toute l’assemblée fut enchantée de la bonne mine de l’étrangère et de l’aisance avec laquelle, après avoir connu le roi sans l’avoir jamais vu, elle lui avait fait une prédiction si flatteuse. L’assurance de l’amazone, en parlant au monarque, passa dans tous les cœurs. Chacun 51s’étonna  ; plusieurs même furent irrités d’avoir pris subitement tant de confiance en ses discours. Elle avait cessé de parler, et tout le monde gardait le plus profond silence, espérant qu’elle aurait encore quelque chose à dire. En effet, la bergère voyant que le monarque était disposé à l’entendre, lui dit  :

— Je vous conjure donc, ô mon roi, et je ne sais qu’obéir au souverain qui commande à tous les mortels, de me donner un petit nombre de guerriers avec lesquels je puisse accomplir la promesse du Seigneur qui vous est faite par ma bouche, et que je fasse connaître à l’univers qu’il n’est point de grand pouvoir qui ne cède à la faiblesse même, si c’est la volonté de Dieu.

52Ces dernières paroles, dites avec tine noble énergie, achevèrent de persuader l’assemblée. On ne savait ce qu’on devait admirer plus en elle, de sa beauté, de son éloquence, où de sa noble simplicité. Le jeune Guy de Laval ne pouvait se féliciter assez d’une impression si générale, qu’il avait éprouvée le premier, et qu’il avait fait partager par toute la cour, si ce n’est par le petit nombre d’hommes vendus à l’Angleterre, tels qu’un Artinville et ses coupables adhérents. Le monarque répondit à Jeanne  :

— Je vous ai vue avec plaisir. J’admire votre courage. Je vous sais gré de vos bonnes intentions ; je ne tarderai pas à vous faire connaître mes résolutions. Allez  ; la reine vous attend. Vous 53serez tendrement accueillie par cette princesse, car elle aime jusque dans, son sexe le courage qui s’oppose à la fureur de nos ennemis.

Jeanne se rend chez la reine, où sont les dames de cour, dont Agnès, et s’adresse à un auditoire conquis  ; seule madame de Craon lui tient tête, avant de se retirer

L’humble, mais glorieuse bergère passa chez la reine en sortant des appartements de son époux. Cette princesse l’accueillit avec bonté  ; et se trouvant plus à l’aise avec une personne de son sexe, Jeanne, paraissant dans toute la noble simplicité des champs, ne laisse pas que de conserver l’indépendance de son caractère. Plusieurs grandes dames de la cour, attirées les unes par la simple curiosité, les autres par le désir de voir de leurs propres yeux celle qui se disait destinée à sauver sa 54patrie, s’empressèrent de se rendre chez leur souveraine. De ce nombre était la belle Agnès  ; et Jeanne, non moins hardie dans ses propos que dans ses entreprises, lui dit :

— Ô vous  ! qui par vos attraits, avez fixé le cœur du dauphin, pourrez-vous l’entendre  ? Je vous mésestimais naguère  ; je vous aurais haïe même, s’il m’avait été possible de haïr d’autre personne au monde que l’odieux Bedfort et ses méprisables agents. Mais j’ai appris, dans ma retraite, par la voix qui m’a développé tant de merveilles, que vous vous serviez de l’amour que, malgré vous, vous aviez fait naître, pour inspirer au monarque la plus haute vertu, l’amour et le service de la 55patrie. À ce titre, Dieu vous pardonnera, comme la reine Marie, notre souveraine, vous pardonne. Ô vous toutes, Mesdames, qui m’écoutez  ! songez qu’un ennemi, qui ravage nos foyers, est le plus grand de tous les fléaux  : la peste et la famine sont des maux passagers. La guerre, qui les amène tous les deux, entraîne avec elle toutes les horreurs, et le vainqueur, pesant comme un poids écrasant sur le peuple, ne peut être exterminé que par le courage des guerriers. Estimons donc la valeur pardessus tout  ; et que tous les avantages, que vous êtes capables de répandre autour de vous soient constamment le prix des services rendus à la patrie. Notre sainte religion 56nous enseigne cette auguste vérité, lorsqu’elle nous fait voir que Dieu, le puissant, le fort, le victorieux par excellence, est avec nous toutes les fois que notre amour est parfait. Aimons donc l’Éternel de toute notre âme, aimons après lui les hommes de la plus haute vertu, et nous sommes assurés de la victoire. Quant à moi, je l’avoue, je n’ai jamais aimé fortement que Dieu seul  ; mais si en aimant des guerriers vos époux, vous les aimiez en Dieu, je suis persuadée que vous y trouveriez la gloire et le bonheur de vos jours.

Tels étaient les discours de la bergère  ; et ces dames, en admirant sa piété si intimement unie à son amour pour la patrie, ne pouvaient se lasser 57de l’entendre. La seule madame de Craon l’apostropha un peu sévèrement et lui dit  :

— Si l’amour de l’humanité est l’essence de votre âme, comment avez-vous pu former le dessein de vous armer et d’immoler des humains à la haine que vous ayez contre eux  ?

— Je ne hais point les hommes, mais leurs vices, répondit Jeanne avec une sorte de fierté. Ce ne sont pas des hommes que je veux tuer, mais leur tyrannie  ; et si je souhaite la victoire aux Français, si je viens la leur porter, ce n’est point pour avoir le plaisir de me livrer au carnage de ceux que je hais, mais pour en garantir ceux que j’aime. L’amour est un feu qui nous brûle pour le juste opprimé ; 58et soit qu’on vive ou qu’on meure pour lui, l’on doit être également satisfait. Quand l’amour détruit, c’est dans le dessein de conserver tout ce qui est bien  ; quand la haine conserve, c’est dans le dessein de détruire tout ce qu’il y a de vertueux. Ainsi Dieu, qui est l’amour par excellence, quand il élève le juste, veut que les bons soient conservés  ; et quand il ne frappe point le méchant, qui s’élève, c’est afin que le juste arrive au tombeau, purifié par les tribulations qui sont le creuset où l’âme retrouve la perfection première dont elle fut douée par l’Éternel, et qu’elle perdit par la chute du premier homme.

— Vous croyez donc, reprit madame 59de Craon, que l’Anglais, qui s’élève sur nous, est un effet de l’amour de Dieu pour les Français ?

— Cela pourrait se concevoir ainsi peut-être. Dieu, par l’amour qu’il a pour les Français, a pu, non élever, mais ne point renverser le méchant. Les mauvais cœurs, nés en France, se sont unis à l’étranger. L’essai qu’ils ont fait d’un joug odieux doit les rappeler à leur devoir, et bientôt ils deviendront eux-mêmes les plus fermes appuis du trône. Mais je ne comprends dans ces méchants que ceux qu’un égarement funeste entraîne, et non ceux qui, trahissant la cause qu’ils feignent de défendre, seront traîtres et parjures jusqu’au dernier soupir.

60En disant ces derniers mots, Jeanne, la vertueuse Jeanne, s’anima. Son œil, si tendre et si beau, cessa d’être caressant ; il s’enflamma en regardant cette dame  ; il s’embrasa, il sembla lancer des torrents de colère et de feux.

Madame de Craon rougit, balbutia quelques mots, et, croyant que cette femme étrange avait la puissance de lire dans son cœur, elle se leva précipitamment, et, feignant une occupation soudaine, elle disparut.

Jeanne décrit ses visions et sa mission aux dames de la cour

Dès ce moment, Jeanne, se trouvant plus libre, consentit à donner connaissance, à la reine et aux dames qui formaient sa cour en ce moment, des causes secrètes qui l’avaient portée à venir offrir 61ses secours à Charles VII  ; et voici comment elle s’exprima  :

— Je cède avec plaisir à l’empressement que vous marquez de connaître le genre d’inspiration qui m’a décidée à prendre les armes pour mon pays. Je ne voudrais pas entrer dans ces détails avec des hommes qui, ayant moins de sensibilité que nous, ne m’écouteraient peut-être que pour me tourner en dérision  ; mais voici en abrégé le cours de ma vie  :

J’avais onze ans, lorsque pour la première fois, mes parents me confièrent le soin de leur troupeau. Je le conduisais parfois dans la forêt, et là, n’ayant plus à redouter les dégâts qu’il pourrait faire, je me livrais aux méditations de la 62nature ; le cours du soleil qui régulièrement venait rendre le réveil à la nature, ses rayons qui étaient les moteurs et les conservateurs de tout ce qui est ; l’accroissement, la vie et la mort de tous les végétaux et de tous les animaux, ma propre existence, ma volonté qui devenait, sans que je susse pourquoi, la cause de tous mes mouvements, me firent occuper de la cause première de toutes ces choses, et dès lors je vis Dieu dans tout ce qui m’environnait comme dans moi-même. Un beau ciel qui me permettait de faire voyager mon troupeau tout le jour, l’abondance de la terre qui nourrissait et rendait vingt fois les grains que les laboureurs lui avaient confiés, les agneaux 63de mes brebis qui augmentaient ma richesse, tout enfin, jusqu’à la source pure, qui, du pied d’un chêne antique, jaillissait abondamment, même dans les plus grandes sécheresses de l’été, et dans laquelle je menais désaltérer mon troupeau, tout me montrait la bienfaisance de l’Éternel ; tout devenait la voix muette par laquelle il m’était dit  : adore et chéris ton Dieu par-dessus tout, car il est le seul bienfaiteur de l’univers. Je me fis une telle habitude de ne penser qu’à la bienfaisance du Créateur, que je vis tout en Dieu et Dieu dans tout. De là mes méditations me portèrent à considérer quelle pouvait en être la nature. D’abord je vis que celui qui prenait un soin 64égal de tous les peuples de la terre, ne pouvait pas être irrité contre l’univers et ne trouver quelque satisfaction d’un si grand œuvre que dans un petit nombre de chrétiens vertueux. Je le considérai dans sa grandeur, et je vis que l’image, que la main de l’homme en avait tracée dans nos temples, était l’absence de toutes réflexions sur la divinité. Pour moi, loin de la circonscrire dans l’enceinte d’un temple, me la représentant dans l’espace, dans l’univers qui est sans bornes, je la trouvais encore bien resserrée pour si grande qu’elle paraissait à mon esprit et surtout à mon cœur. Je me tais sur une foule de choses que j’aurais à vous dire à cet égard. Quelque jour, ô ma 65reine  ! vous qui êtes digne de m’entendre, je vous parlerai de notre essence et de celle de la divinité. Pour le moment, apprenez comment, à l’âge de quatorze ans, je commençai à recevoir des instructions particulières sur la sagesse de l’esprit humain, et sur les moyens de la rendre utile à nos semblables.

J’étais dans la grotte de la forêt  ; mon troupeau se reposait à l’ombre des chênes, dont la cime semble percer la nue. J’étais si vivement pénétrée de l’amour que je dois à l’Éternel que je ne pensais à rien autre chose dans la nature. Devenue insensible à tous les objet qui m’environnaient (je l’ai su depuis, parce qu’une de mes compagnes survint, et ne put que très difficilement 66rendre le sentiment à mon corps, mon âme paraissant l’avoir abandonné pour un moment ou du moins s’en être en quelque sorte séparée) ; devenue insensible, dis-je, à tous les objets qui m’environnaient, je me vis entourée d’êtres que je n’avais jamais vus, mais avec lesquels je formai connaissance. L’un d’eux me dit : Jeanne, tu connais Dieu autant qu’il soit possible à une créature qui n’a point vu la nuit des tombeaux. Nous pourrons l’instruire à l’avenir. Pour le moment, sache que la vie que tu commences n’est qu’un temps d’épreuve, un moment que la destinée prescrit à certaines âmes pour les faire rentrer dans l’éternité d’où elles sont sorties. Ne crains donc point la 67mort ; elle est un bien pour le juste, puisqu’elle finit ses misères  ; un bien pour le méchant en ce qu’elle met un terme à ses iniquités. Tu mourras jeune, très jeune, mais l’éclair de ta vie sera d’un grand effet dans l’État. D’ici là, sois heureuse de tes travaux et de l’amour de ton Dieu  ; car c’est dans cet amour qu’est la source de toute bonne intelligence et de tout bien.

Voilà la première vision dont j’ai été affectée. J’en éprouvai quatre autres dans lesquelles j’appris des choses que j’ai promis de communiquer à ma souveraine  ; mais il y a deux mois qu’étant dans la même grotte de la forêt, et m’étant trouvée avec les êtres qui cinq fois m’avaient parlé des choses célestes, 68l’un d’eux me dit  : Le temps de ta vie publique est arrivé. L’Éternel t’a choisie pour délivrer l’État de ses oppresseurs. Va trouver Beaudricour ; dis-lui de te faire conduire au camp royal. Demande des guerriers et des armes au dauphin  ; délivre Orléans  ; fais donner l’onction sainte à ton roi  ; ramène-le en présence de ses ennemis, qu’il saura combattre et vaincre  : mais rentre aussitôt dans la simplicité de tes mœurs, ou, par une catastrophe horrible, semblable aux premiers génies qui aient éclairé l’univers, tu rentreras dans l’Éternité.

Dès le lendemain je me rendis auprès de Beaudricour  ; ce seigneur 69me demandant des preuves de ma mission, et ne pouvant lui en donner de sensibles à ses regards, je fus renvoyée dans mon hameau. Je ramenai mon troupeau à la forêt ; je rentrai dans la grotte  ; je dis vainement aux êtres bienheureux qui m’avaient donné cet avertissement, que je ne pouvais décider Beaudricour à m’envoyer auprès du roi, je ne reçus aucune réponse. Plus d’un mois s’était écoulé. La tristesse la plus, profonde s’était emparée de moi  ; je voyais avec douleur les obstacles qui m’empêchaient de faire la volonté du Seigneur. Cependant je goûtais quelque satisfaction à voir que je pouvais parcourir encore dans le silence les champs, les prairies et surtout la 70forêt qui m’avaient été si chers. Heureux animaux  ! me disais-je en voyant mes brebis bondir de santé et de joie, pourquoi faut-il que je sois contrainte de vous quitter ? Si je pars, je ne vous verrai plus  ; cependant si je passe avec vous le reste de ma vie, je ne remplirai pont les vœux de l’Éternel, et ma patrie restera plongée dans les dissensions, le sang et l’horreur.

Mes yeux alors se remplissaient de larmes  ; ce n’était point le pressentiment d’aucun malheur ni les regrets d’aucun avantage personnel qui me les arrachaient  ; c’était une sensibilité intérieure et cachée dont il m’aurait été impossible de me rendre compte.

Il y a vingt-cinq jours aujourd’hui 71que m’étant rendue dans la foret de Chenu, j’entrai dans ma grotte accoutumée. Je m’y assis sur le rocher où six fois j’avais vu ces êtres bienfaiteurs qui m’avaient appris tant de merveilles. À peine y étais-je assise, qu’au lieu des êtres paisibles que j’avais eu le bonheur d’y voir, j’aperçus un vaste champ de carnage. Je reconnus les Français à une espèce d’auréole enflammée qui leur ceignait le front, et était surmontée d’un lis  ; et les Anglais, et surtout ceux qui, ne l’étant pas, se sont dévoués à leur pouvoir, je les reconnus à une sombre vapeur qui sortait de leur cerveau couronné d’un serpent hideux, image du remords vengeur que chacun d’eux porte dans son flanc. Les 72Français, sur le champ des combats, faisaient en vain des prodiges de valeur  ; le nombre et la destinée les accablant, ils laissaient la terre jonchée de morts et de mourants, et furent mis en fuite. Alors quelques-uns de ces êtres divins, qui autrefois m’avaient apparu, se présentèrent au même lieu où était le champ de bataille que je ne voyais plus, et l’un d’eux me dit d’une voix sonore et d’une mélodie enchanteresse  : Que fais-tu dans ces lieux ? N’as-tu point reçu des ordres de l’Éternel  ? Laisseras-tu périr Charles et tous les siens  ? Vois les Français étendus morts sur les frimas. Leur sang ne saurait-il t’émouvoir ? Crains-tu pour toi-même une fatale destinée ? Ne sais-tu pas que, pour 73tout mortel, il n’est de félicité constante que dans les Cieux  ? Cours, vole encore à Vaucouleurs ; dis à Beaudricour ce dont tu viens d’être témoin, et demande-lui de te faire conduire au camp des Français.

J’obéis à la voix divine, qui m’avait ordonné d’aller à Vaucouleurs  ; je dis à Beaudricour le combat dont j’avais été témoin dans la grotte de la forêt ; mais je fus contrainte de retourner dans mon hameau, sans avoir pu toucher le cœur de l’inflexible Beaudricour. De retour dans la forêt, je fus visiter encore la grotte de Chenu et j’y reçus plusieurs fois les mêmes avertissements. Hélas  ! je n’y répondais que par des gémissements 74et des larmes. Je veux vous obéir, ô mon Dieu ! disais-je  ; mais quel moyen employer pour un si long voyage  ? Partirai-je pour les combats sous les vêtements de mon sexe  ? Traverserai-je tant de provinces, occupées par les ennemis, sans tomber entre leurs mains ? Trouverai-je, sur la route, des Français qui veuillent m’accorder l’hospitalité, car je ne suis pas en état de payer un asile ?

Comme je parlais ainsi, la même voix me dit  : Tu ne m’as point écouté. Pars, laisse là tes innocentes brebis, et va commander à des guerriers. — C’en est fait, m’écriai-je, vous serez obéi. En même temps, ramenant mes brebis chez mon père, et rencontrant mon 75frère cadet devant là maison, je le pris à part  ; je lui parlai de l’ordre que j’avais reçu et du projet que j’avais conçu de l’exécuter. Je lui demandai en même temps s’il se sentait le courage de m’accompagner. Quel jour voulez-vous partir, me répondit-mon frère  ? — Aujourd’hui, lui dis-je. Nous allons prendre congé de nos parents, et nous mettre en chemin. — Si vous parlez de votre projet à notre père, vous ne partirez point. Il y a près d’un mois qu’il fit un rêve, dont il fut extrêmement affligé. Il vous vit partant avec des gens d’armes, vous aperçut au milieu d’une bataille, couverte d’acier, et bientôt vous voyant saisie, entraînée par des bourreaux à la vue d’un peuple 76immense ; il vous vit jeter au milieu des flammes. Le même jour, notre père assembla la famille, et tandis que vous faisiez paître le troupeau, il nous raconta sa vision, nous fit promettre de ne pas vous en parler, et nous chargea de surveiller vos démarches avec soin. La confidence que vous me faites, ma sœur, me fait voir que la vision de mon père fut un avertissement du ciel ; je devrais prévenir mon père de vos desseins comme il l’a désiré  ; mais comme les humains ne peuvent pas s’opposer aux décrets de l’Éternel, me voilà disposé, à vous seconder en tout. — Il faut donc que tu me prêtes un habit d’homme. Puis-je traverser tant de pays ennemis… ? 77 — Je vais te chercher celui dont je me sers les dimanches.

À ces mots, mon frère me quitte, mais à son retour il me voit parler à deux hommes de guerre, que m’avait envoyés le seigneur de Beaudricour. Partons, dis-je à mon frère  ; sois le compagnon de mes travaux. Aussitôt nous nous mîmes en marche  ; mais, tournant mes regards sur le hameau, je dis en soupirant  : Adieu, troupeaux  ! adieu, champs féconds  ! et vous mes compagnes et mes chers parents, adieu  ! je ne vous reverrai plus.

L’émotion est générale  ; toutes les dames promettent de soutenir Jeanne et de se dévouer au secours de la patrie

À ces mots, la bergère essuya quelques pleurs qui roulaient dans ses beaux yeux. La reine se hâta de lui faire des questions pour la 78distraire du souvenir de ses foyers et de ses parents  ; et l’amazone lui dit des choses si belles sur l’obligation où est une femme de payer sa dette à la patrie, elle développa avec tant de charmes le bonheur d’une mère et d’une épouse qui, d’après ses glorieuses inspirations, voyait un fils, un époux voler au combat et triompher du tyran de son pays  ; elle peignit de couleurs si flatteuses les vertus que pour de tels efforts une femme trouvait dans la méditation, que toutes ces dames s’écrièrent pour ainsi dire à la fois  : Elle est véritablement inspirée ! La reine lui tendit la main affectueusement, et la duchesse d’Anjou, lui tendant les bras, la pressa contre son sein, lui jura 79une amitié éternelle  ; et plusieurs dames de haut parage, en la comblant de bénédictions, promirent, et leur engagement fut scellé de larmes, qu’elles useraient à l’avenir de tout leur crédit sur leurs amants et sur leurs époux pour les décider à tout sacrifier à la délivrance de leur pays, comme elles s’engageaient elles-mêmes de concourir à ces travaux par leurs vertus.

80Livre V

Premier examen de Jeanne à Chinon

Tandis que ces dames s’entretenaient de la sorte, le roi délibérait avec son conseil sur le parti à prendre en cette occasion  ; il y fut décidé que la bergère, ayant eu des révélations, cette décision n’appartenait pas à des guerriers, et que cette jeune personne serait interrogée par les hommes les plus instruits et les plus estimés. En conséquence, l’on convoqua les médecins, les hommes de lettres, les docteurs en droit, les philosophes, 81les théologiens  ; on les chargea d’examiner si, dans l’esprit de cette bergère, il n’y avait rien qui pût compromettre l’honneur et la piété du souverain.

Ces hommes étant assemblés, l’innocente guerrière parut devant eux. Il n’en était pas un qui déjà n’eût formé le dessein de rejeter ses offres comme ridicules et superstitieuses. Mais elle avait à peine répondu à leurs premières questions, qu’ils s’écrièrent tous d’une voix  : Jamais plus d’intelligence, de sagesse, de piété, ne se manifestèrent dans un simple mortel.

Charles VII hésite toujours, Jeanne propose de lui révéler un secret

Cette décision ne laissa pas que de rendre le jeune monarque incertain de ce qu’il devait faire. Alors l’impatiente guerrière lui dit  :

— Sire, 82j’ignore quel est le pouvoir qui se manifeste en moi. Je ne puis l’attribuer qu’à Dieu, source unique de tous biens. Vous doutez que mon bras ne vous donne la victoire. Voici l’ordre qu’une voix m’a donné. Va dire à ton roi une chose qui ne soit connue que de lui ; s’il doute encore, c’est qu’il est frappé d’un endurcissement volontaire ; alors, pars pour Domremi et reprends la conduite de ton troupeau.

— Je consens à vous entendre, répondit le roi ; mais je veux un petit nombre de témoins de la révélation que vous prétendez me faire.

Le monarque aussitôt fit appeler les ducs d’Harcour et d’Alençon, 83le sieur de Trêves, son confesseur, et Machet, qui depuis fut évêque de Castres. Il exigea d’eux qu’ils ne répéteraient rien de ce qu’ils allaient entendre, et la bergère dit au monarque  :

— Il y a aujourd’hui cinquante trois jours que, nous trouvant égaré dans la forêt, vous rencontrâtes un jeune guerrier, vêtu d’un juste-au-corps d’une blancheur éclatante. De longs cheveux dorés tombaient en boucles sur ses épaules ; il conversa avec vous une grande partie du jour, et ne vous quitta que pour remonter dans les cieux.

— J’atteste, dit le roi, que cette jeune personne, à moins que d’être inspirée, ne peut avoir connaissance 84de cette entrevue, qui s’est passée entre moi et la nature, et dont je n’ai parlé à personne.

Second examen de Jeanne, à Poitiers

Cependant le roi voulut, avant de se décider en faveur de la bergère, l’envoyer à Poitiers, ou siégeait le parlement, afin qu’elle y fût interrogée par les plus instruits et les plus notables officiers de ce corps.

Destinée à cette nouvelle épreuve, la modeste Jeanne s’y soumit avec peine, mais sans murmurer. Le roi la suivit de près. On introduisit la jeune villageoise dans une salle immense  ; elle fut s’asseoir sur un banc, et se voyant entourée d’une foule de docteurs de l’université et de membres du parlement, elle leur demanda ce qu’ils lui voulaient. 85Tous ces hommes, habiles dialecticiens, s’étaient proposé de lui faire des questions si captieuses qu’il lui fût impossible de ne pas dévoiler elle-même les prestiges dont jusque là elle avait enveloppé ses discours. Mais à peine lui eurent-ils fait quelques questions, que, loin de la regarder comme une visionnaire, ainsi que chacun d’eux l’avait déjà considérée, ils furent pénétrés d’admiration et de respect pour son intelligence et pour ses vertus.

Un de ces docteurs lui dit  :

— Si Dieu veut que les Anglais soient vaincus, est-il besoin de demander des troupes au roi pour les chasser de son empire ? la volonté de Dieu n’a-t-elle pas assez de force pour 86les dompter sans vous et sans armée ?

— Si les Français ne vont point au champ de bataille, répondit la bergère, y seront-ils vainqueurs ?

— Vous prétendez, lui dit un autre savant, que Dieu vous a donné des ordres  ; si vous voulez que nous y ajoutions foi, donnez-nous en un signe.

— Le signe sera la défaite des ennemis ; venez parmi nous en être le témoin.

Jeanne se rend chez la femme du président du parlement et s’adresse aux dames

Le lendemain de cette audience publique, la bergère se rendit chez le premier président ; là, se trouvèrent un grand nombre de dames de la plus haute qualité. Jeanne, toujours modeste, mais pleine d’un sens exquis, conversa avec elles. Ces dames furent si touchées 87des choses sublimes et sentimentales qu’elle leur dit sur la divinité et sur les devoirs envers la patrie, qu’elles répandirent des larmes de plaisir et d’admiration.

La présidente, femme distinguée par ses lumières et sa piété, lui proposa de quitter son habillement d’homme et de reprendre celui de son sexe.

— Je ne dois point le faire, répondit la bergère. Les guerriers, en me voyant sous cet habit, oublieront mon sexe et ne penseront qu’au but que je me suis proposé, les combats et la victoire. Les habits de mon sexe réveilleraient en eux d’autres pensées et les humilieraient d’être commandés par une femme.

Jeanne est enfin approuvée et va partir pour Orléans

Ce fut ainsi que, par une protection 88toute divine sans doute, elle surmonta tous les obstacles et se concilia l’estime, l’admiration et l’attachement de tout ce qu’il y avait d’hommes éclairés et vertueux à la cour, et Charles VII ne balança plus à se servir de cet étrange secours que lui envoyait la Providence.

Orléans, pressé de plus en plut par l’ennemi, était menacé d’une chute prochaine. L’armée des Anglais se fortifiait chaque jour. Les vivres y abondaient. La saison leur était favorable, et la ville perdait tous les jours quelques-uns de ses défenseurs qui n’étaient point remplacés. Les munitions de guerre et de bouche étaient épuisées et le découragement 89commençait à paraître même sur le front des guerriers.

La renommée de cette jeune et belle villageoise était parvenue jusqu’à eux  ; mais de quelle grande considération pouvait être le bras d’une femme pour des hommes vaillants qui, pendant un siège si long et si meurtrier, avaient vu tant d’héroïnes les seconder inutilement ?

Évelina, troublée et jalouse des louanges que reçoit Jeanne, redoute que Dunois ne la lui préfère  ; de son côté Dunois s’inquiète de l’absence de nouvelles d’Évelina  ; et Charles VII des rumeurs sur les entrevues entre la reine et Berwick

Cependant la reine, inquiète sur la santé d’Évelina, l’avait fait prier de venir se reposer quelques jours à Chinon ; et la belle écossaise, voyant Dunois parfaitement rétabli de sa blessure, s’était rendue à celle honorable invitation. La reine la reçut sans mystère et avec sa tendresse accoutumée. Elle était 90loin de penser à user des ménagements, commandés par l’intention du crime  ; elle avait avec le beau Berwick des entretiens secrets, que tout le monde observait, et chacun prenait sa conduite si légère à cet égard, pour l’inconséquence de la passion. C’était au moment où la bergère amazone, arrivant de Poitiers, présidait aux préparatifs destinés à la délivrance d’Orléans.

Évelina sentit son amour-propre humilié. Chacun élevait aux nues cette bergère. Son esprit et ses qualités n’étaient pas moins étonnants que ses charmes. En élevant ses vertus au-dessus de tout, l’on disait qu’elle n’avait point son égale en beauté. Évelina, qui l’avait vue, qui lui avait parlé trois fois, ne 91pouvait s’empêcher de convenir que, dans tous ces éloges, il n’y avait rien que de vrai. Elle s’imagina que cette belle personne, qui peut-être n’était rien moins qu’une bergère (et son propre déguisement favorisait cette pensée), n’était venue au camp français que pour voir Dunois, l’aimer et s’en faire adorer. C’en fut assez pour plonger Évelina dans la tristesse et les tourments de la jalousie. Dès ce moment, elle flotta dans l’incertitude des résolutions. Devait-elle se dévoiler aux yeux du héros ? Devait-elle se renfermer dans les bornes du secret protecteur de son innocence et de son honneur ? Telle était l’irrésolution qui agitait le cœur d’Évelina, tandis que 92son amant, brûlant de la revoir et de s’assurer si nul autre que lui n’avait de prétentions sur son cœur, sortait d’Orléans pour venir solliciter de nouveaux secours auprès du roi.

Dunois, depuis sa rentrée dans cette place, n’avait pas eu la moindre nouvelle de la beauté qu’il aimait  ; un si cruel silence l’inquiétait horriblement. Combien ses peines se fussent changées en doux plaisirs, s’il avait pu savoir que ce frère d’armes, si prévenant et si farouche, était l’amante de son cœur !

Dunois donc, passant les belles eaux de la Loire en présence d’un redoutable ennemi, suivi d’un écuyer seulement, se rendit à Chinon.

93L’arrivée du célèbre bâtard y faisait toujours sensation. Jeanne d’Arc était, non loin de là, occupée des apprêts du convoi. Berwick était fréquemment auprès de la reine, et la malignité des courtisans s’exerçait tous les jours davantage contre l’Écossais et leur souveraine. La seule Agnès Saurel repoussait la calomnie, et le faisait avec une humeur si marquée, que les courtisans les plus hardis se turent devant elle, et craignirent son courroux encore plus que celui de la reine, s’ils avaient l’indiscrétion de parler de ses amours.

Pour cette fois cependant Charles VII ne fut pas insensible, non aux railleries des courtisans (ils ne se les seraient pas permises devant 94lui) mais à la fréquence des entretiens particuliers de son épouse avec le jeune comte de Berwick. Il avait même observé les regards pleins de bonté, que la reine avait pour lui. N’osant en parler à son épouse, il s’en était expliqué avec la belle Agnès, qui lui avait dit avec toute la bonne foi dont elle était pénétrée  :

— J’ai remarqué comme vous, Sire, l’affection innocente de la reine pour le comte de Berwick, mais votre auguste épouse est incapable de faire contre vous la faute que je puis faire pour vous. La vertu dont son cœur est le sanctuaire, serait le garant de ses devoirs, quand elle n’aurait pas par devers elle le sentiment de sa propre 95grandeur, qui seul suffirait pour la contenir dans ce qu’elle se doit à elle-même, dans ce qu’elle doit à son époux qu’elle adore, à ses enfants dont elle est l’ornement et la gloire, à la nation dont elle sait apprécier l’amour et le respect.

Dunois est de retour Chinon  ; la reine lui ménage un nouvel entretien avec Évelina

Ces paroles suffirent pour calmer le monarque, qui d’ailleurs n’était pas vivement alarmé. Ce fut dans ces entrefaites que Dunois arriva à Chinon. Évelina en fut a peine informée, qu’elle courut chez la reine, et lui dit avec des transports de joie, que le héros était à la cour.

— Je vous entends, lui dit la souveraine. Vous désirez que, vous prêtant une seconde fois mes vêtements, je favorise, en ma présence, un entretien entre vous et 96le brave Dunois. Est-il de supercherie plus innocente  ? Est-il un amant plus vertueux  ? De quelque côté que je considère ce déguisement, ce que je fais pour vous est la récompense de la vertu.

Évelina, transportée de reconnaissance et de joie, tombe aux pieds de la reine  ; elle veut, par les discours les plus respectueux et les plus tendres, la remercier de ce qu’elle fait pour son amour.

— Relevez-vous, lui répond Marie, c’est moi qui suis l’obligée. Vous avez traversé l’océan pour venir au secours de mes États. Vous ne vous déguisez aux yeux du héros qu’afin de pouvoir plus longtemps combattre en ma faveur à la tête de vos braves Écossais. Contribuer 97donc à votre déguisement, c’est travailler à mes intérêts. Venez, ne perdons point de temps. Dunois brûle sans doute d’une impatience pour le moins égale à la vôtre.

À ces mots, la reine passe dans un de ses appartements secrets. Elle s’y renferme avec Évelina, qui, se dépouillant de ses vêtements guerriers, se hâte de prendre ceux que lui offre Marie. Elle l’habillait encore, lorsque Dunois fut annoncé. Déjà il s’était informé d’Évelina  ; déjà il avait interrogé à cet égard, mais sans succès, plusieurs dames de la cour  ; personne n’avait pu lui en donner des nouvelles, et pour la première fois, lui disait-on, ce nom était prononcé à la cour.

Quelle est donc la retraite où se 98plonge cette belle personne, disait Dunois  ? Serait-il possible qu’Évelina ne fût si belle, si intéressante qu’à mes yeux ? A-t-elle pu en effet se montrer ici sans être admirée, poursuivie, adorée  ? Quelle personne même de son sexe aura pu la voir et connaître sa belle âme sans s’intéresser à son sort  ?

C’est ainsi que, tout, ému de l’insuccès de ses recherches, Dunois arrive chez la reine. Il sollicite une audience. On lui fait dire qu’on le verra dans un instant avec, le plus grand plaisir  ; et la reine, en faisant cette réponse, donne des ordres pour qu’on ne laisse entrer personne. Le roi étant auprès d’Agnès, Marie ne redoute point de surprise qui puisse la compromettre. Bientôt elle 99paraît devant Dunois. Ce jeune guerrier la salue avec tout le respect qui convient à sa souveraine  ; mais avec toute l’amabilité d’un prince français et toute la noble fierté d’un héros. La reine, de son côté, s’empresse à l’accueillir, lui fait les compliments les plus flatteurs sur ses derniers exploits, et n’oubliant pas la malheureuse journée de Rouvrai, elle donne au héros les éloges les plus mérités.

Dunois saisissant cette occasion pour parler à sa souveraine de la beauté qu’il adore, lui dit  :

— Je crus, Madame, en recevant cette écharpe de votre main et de celle d’une personne qui m’inspira les plus nobles sentiments, que jamais elle n’éprouverait l’affront d’être dans 100les rangs des vaincus. La destinée a trompé mon espoir.

— Il est des défaites, répondit Marie, qui, pour l’honneur de certains guerriers, valent plus que la victoire. J’ai connu les détails de cette journée. Les fautes appartiennent à deux braves, qui ont payé de leur vie leur imprudente témérité, et les succès de la retraite sont à vous. Ne craignez donc point que les belles mains qui vous ont décoré de cette écharpe, je veux dire les mains d’Évelina, ne s’applaudissent pas encore de l’avoir tissue pour vous, uniquement pour vous.

— Me permettrez-vous, Madame, de vous le dire  ? Vous prononcez un nom qui m’étonne. Il semble que l’apparition de cette 101belle personne n’ait été qu’un songe. J’en ai vainement demandé des nouvelles, sans vous nommer, Madame  ; personne n’a su m’en donner. Son existence même semble être un mystère pour votre cour. Se peut-il cependant qu’une femme qui, après vous, est digne de recevoir la couronne de la beauté, soit ignorée en ces lieux  ? Sans doute elle en a disparu soudain, peut-être même pour n’y revenir jamais… et j’aurai la douleur…

— Non, vous aurez le plaisir, lui dit la reine en l’interrompant, vous aurez le plaisir de la voir aujourd’hui. Il est vrai, que depuis le jour où vous vîtes Évelina dans cet appartement, elle n’a plus reparu à la cour  ; mais la fortune ou le bon 102génie des amants la ramène, au moment, qu’après une longue absence, vous y reparaissez vous-même ; et je me félicite de procurer ce moment de satisfaction à celui que toute la France considère comme l’ornement et la colonne de l’État.

La reine dit, et un petit bruit se fait entendre. Elle vole à la porte de l’appartement, l’ouvre  ; c’est Évelina, qui, parée négligemment et à la hâte, se présente au héros dans tout l’éclat de sa beauté. Dunois est retenu par le respect qu’il doit à sa souveraine. Dans toute autre occasion, il serait tombé aux genoux de son amante. Mais si son corps est debout, son cœur est à ses pieds. Ses tendres regards 103s’efforcent de le lui dire ; les mots embarrassés qui sortent de sa bouche, son silence même, sont le plus expressif, le plus éloquent discours pour Évelina.

Cependant le héros s’enhardit. Trouvant à tout moment l’occasion de dire quelque chose de noble, de respectueux, et de tendre à la reine, il s’y prend avec tant d’adresse, qu’il y a toujours quelque chose de flatteur pour Évelina. La reine sait gré au héros, que la véhémence de son amour ne lui fasse rien oublier des égards qui lui sont dus. Quel noble, quel précieux accord s’établit entre ces cœurs faits pour être placés parmi tout ce que l’antiquité offre de plus recommandable et de plus vertueux  ! Tout, dans leur 104entretien, fut patriotisme, respect, amour, esprit et sentiment. Ce fut un mélange harmonique de sensibilité, de délicatesse, de vertueux épanchements.

Il y avait près de trois heures qu’ils étaient ensemble, lorsqu’une des dames de la reine vint lui parler à l’oreille, et cette auguste souveraine sortit un moment. Dunois profita de son absence, tomba aux genoux d’Évelina, lui jura un dévouement sans bornes, une fidélité à toute épreuve, un amour qui ne devait finir qu’avec sa vie.

— Relevez-vous, lui dit Évelina. C’est manquer à votre souveraine ; nulle autre qu’elle en ces lieux ne doit voir un mortel à ses pieds. Ciel  ! vous persistez encore  !… Ah  ! 105je vous en conjure, levez-vous, Dunois, levez-vous… Et si ce n’est assez…

— Et si ce n’est assez, reprit le héros  ?

— Hélas  ! je n’ose achever  ; je vous le commande.

— Ô Madame  ! le moyen le plus sûr d’obtenir ma soumission à cet égard, est de me dire s’il m’est permis d’espérer, qu’en vous aimant, en vous adorant le reste de ma vie, j’obtiendrai quelque retour.

— Ah  ! seigneur, n’en ai-je pas dit assez  ? Si vous avez désiré de trouver un moment favorable à votre amour, croyez que j’ai partagé votre impatience. Ô Dunois, lisez les devises de votre écharpe. Ma main n’a-telle pas dû consulter mon cœur avant que de les tracer  ? L’amour l’avait blessé ce cœur, et vous ne 106connaissiez pas encore Évelina. Elle vous avait vu, vous avait parlé  ; vous aviez fait beaucoup pour elle, elle avait fait quelque chose pour vous, et vous ne la connaissiez pas. Aujourd’hui elle triomphe de votre cœur  : voilà la source éternelle de sa félicité. Que le destin à présent dispose de mes jours ; je n’ai plus rien à désirer. Dunois a connu mon amour, et son cœur, semblable au mien, brûle de mille feux.

— Oui, céleste Évelina, mon cœur brûle de mille feux  ; mais puisque le seul hasard me procure le bonheur de vous voir encore une fois, dites-moi par quelle voie il me sera possible, à l’avenir, de recevoir de vos nouvelles.

— Le seul hasard, dites-vous  ? Dunois, 107ne le croyez point. Il est des projets, longuement concertés, que la pudeur de l’amour se plaît à convenir en hasard ?

— Quoi  ! n’ai-je pas vu s’écouler-plus, d’un mois sans avoir le plaisir de vous voir  ?

— Non, non, Évelina vous a vu tous, les jours, et ses larmes, ont coulé sur une blessure, qui, si elle avait été mortelle, devait lui coûter la vie.

— Vous vous êtes donc intéressée à mon sort  ? Dunois était présent à votre souvenir  ?

— Je pourrais ajouter à mes regards.

— Vous m’enchantez par de si doux aveux. Mais, ô ma divine Évelina  ! hâtez-vous de satisfaire à ma demande. Songez que je suis contraint d’habiter les murs d’Orléans. Ce n’est que pour un moment, et 108commandé par le sentiment le plus impérieux, l’amour, que je me suis arraché à l’empressement des assiégés, à la confiance si peu méritée, mais extrême, d’une ville aussi remplie de calamités que de vertus. J’ai promis d’y rentrer demain vers l’aube du jour  ; il s’agirait du bonheur de l’univers, que je ne manquerais pas à ma parole. Je n’ai donc qu’un moment à vous voir. La reine va reparaître  ; il ne nous sera plus permis de parler de notre amour qu’en expressions énigmatiques, ressource ingénieuse des amants. Hâtez-vous donc de me dire le nom de vos aïeux, celui des lieux qui vous ont vue naître, et surtout indiquez-moi un moyen pour que je puisse correspondre avec 109vous, par lettres  ; permettez-moi pareillement d’aller vous visiter dans votre demeure, dans le cas que le succès de nos armes me permette de disposer de quelques moment.

— Je suis Écossaise, répondit Évelina ; je demeure en ce moment à la cour de France  ; jusqu’à nouvel arrangement, je ne vous verrai qu’en présence de la reine. Si vous voulez m’écrire, adresser vos lettres à Madame de Touville, l’une des femmes de votre souveraine  ; mettez-y une enveloppe, dont l’inscription porte le nom d’Évelina. Cette, dame joint aux qualités du cœur, un dévouement…

On annonce le roi  ; Évelina s’enfuit troublée  ; Dunois soupçonne une intrigue entre eux  ; la reine le rassure

Elle allait continuer, lorsque la reine, en entrant, dit qu’on venait 110de lui annoncer l’arrivée du roi ; c’était donner à Évelina le signal de la retraite. Elle en rougit, et parut extrêmement embarrassée. Dunois s’en aperçut  ; l’amour et la jalousie vont ordinairement de compagnie. Le héros voulut en vain se défendre de ce dernier sentiment. Le séjour mystérieux d’Évelina à la cour ; son trouble si marqué à l’annonce de l’arrivée du monarque ; sa précipitation, son empressement à se retirer, qui ne parut à Dunois que la crainte où elle était de déplaire à Charles, en paraissant être d’intelligence avec lui, tout fit craindre au guerrier qu’il n’y eût quelqu’intrigue secrète entre le monarque et Évelina. Il soupçonna qu’il était possible 111qu’il ne fût aimé qu’en second, d’autant mieux se disait-il, que la reine ne favorisait son amour que pour donner un rival à son époux. Cependant le héros avait trop de fierté pour être idolâtre d’un cœur dont les prémices n’auraient pas été pour lui.

La reine s’aperçut du trouble du héros, et en ayant soupçonné le motif, elle se hâta de lui rendre le calme dont méritait de jouir un amour comme le sien. Il était même du plus grand intérêt pour l’État, que le héros ne fût pas tourmenté par d’autres inquiétudes, que celles que pouvaient lui donner les entreprises continuelles d’un ennemi toujours audacieux, toujours vainqueur. La reine dit à Dunois  :

112Seigneur, à l’annonce de l’arrivée du roi, Évelina a dû se retirer. Elle n’est point connue de mon époux. Faut-il même vous dire la vérité toute entière ? elle n’est connue, en ces lieux, que de vous et de moi. Ne commettez donc plus l’indiscrétion d’en demander des nouvelles à personne de la cour  ; ce serait compromettre la sûreté d’Évelina, la gloire de votre souveraine et même votre amours. Je dis votre amour, parce qu’il m’a été facile de deviner votre cœur, trop noble et trop sensible pour connaître la dissimulation. De plus amples explications vous seront données lorsqu’il en sera temps  ; jusque-là, songez qu’il n’appartient pas à votre souveraine de protéger les sentiments 113d’une femme qui ne seraient qu’une passion ajoutée à une passion.

Charles VII interroge brièvement Dunois sur Orléans et lui parle de Jeanne d’Arc

Dunois, pénétré de la plus vive reconnaissance, allait tomber aux pieds de la reine, lorsque la porte de l’appartement s’ouvrant, l’on annonça le roi. Le monarque, après avoir marqué à son épouse tout le plaisir qu’il avait de la revoir, salua Dunois avec amitié, et lui demanda des nouvelles d’Orléans  ; puis, interrogé lui-même par son épouse sur les travaux de la belle amazone, le roi parla d’elle avec les plus grands éloges.

— Cela vous étonne, brave Dunois, ajouta-t-il en adressant la parole au guerrier  ; mais je suis persuadé, que lorsque vous verrez cette femme, vous en 114serez émerveillé comme nous.

Alors le monarque se mit à entretenir Dunois de tout ce qui concernait Jeanne d’Arc  ; et la reine, pensant bien que son. époux ne quitterait point le héros pour la suivre, se retira dans son appartement intérieur, hâta le déguisement accoutumé d’Évelina, et certaine d’avoir dérobé son secret aux yeux les plus clairvoyants, la reine fut joindre son époux, tandis qu’Évelina, sous le costume et le nom de Berwick, fut reprendre son poste parmi les courtisans, qui devenaient de plus en plus jaloux de voir un étranger jouir, à un si haut degré, des bonnes grâces de leur souveraine.

Évelina cependant, présumant que le guerrier, en sortant de chez 115le roi, visiterait son frère Berwick, se hâta de se retirer, de peur que, paraissant au grand jour immédiatement après cette entrevue, elle ne fût reconnue par le héros. Mais, hélas  ! elle craignait ce qu’elle aurait dû souhaiter  ; elle ne soupçonnait pas le terrible accident auquel devait l’exposer bientôt ce déguisement prolongé. Tel est l’aveuglement des mortels sur la destinée  ; souvent ils préparent, ils ménagent, avec le plus grand soin, les événements qu’ils croient le plus favorables à leur bonheur, et qui doivent occasionner leur ruine.

De retour à Orléans, Dunois annonce l’arrivée de Jeanne d’Arc  ; Berwick arrive peu après, bien décidé à surpasser au combat cette nouvelle rivale

Dunois, en effet, après avoir pris congé du monarque, se rendit chez son cher Berwick pour le voir, et s’informer s’il voulait rentrer 116avec lui dans Orléans. Mais on lui dit qu’il venait de partir pour la chasse au sanglier, avec quelques seigneurs de la cour. Le guerrier, ne voulant pas manquer à la parole qu’il avait donnée, de rentrer dans Orléans le lendemain à l’aube du jour, se décida à partir sans avoir vu son frère  ; et étant allé dîner chez un autre seigneur, le roi n’étant guère en état de le lui offrir4, il se mit en route pour sa 117destination. Les assiégeants l’accueillirent avec cet empressement qu’enfantent, dans les cœurs affligés, l’amour et l’espérance. Le héros, bien plus pour leur donner quelques consolations, que par une 118conviction intime, leur parla de cette jeune bergère, qu’on lui avait dit devoir opérer des prodiges. Mais ces vaines promesses n’empêchèrent pas les assiégés d’être bientôt plus inquiets qu’ils ne l’avaient jamais été. Les Anglais battirent la place avec fureur ; ils firent des circonvallations partout, et ne doutèrent point qu’Orléans ne leur appartînt au premier jour. Évelina ne voulut point laisser son amant courir tant de dangers sans elle. Elle fut se jeter dans la place, et continua de combattre avec la même circonspection à l’égard de Dunois, et avec plus de fureur, plus de succès contre l’ennemi, parce qu’elle aurait voulu, par ses exploits, effacer ceux que 119se promettait avec tant d’avantage, celle qui n’avait jamais vu de combat.

À Chinon, le roi plus irrésolu que jamais, présente Jeanne à l’armée, aussitôt soulevée d’enthousiasme

Le roi ne tarda point à apprendre les nouveaux succès des assiégeants. Jeanne, qui préparait son convoi, pour Orléans, avait beau promettre des merveilles, ses paroles n’empêchaient pas le monarque d’être continuellement dans les plus vives appréhensions  ; il ne voyait pas de son château un homme à cheval s’avancer, qu’il ne s’imaginât qu’on venait lui annoncer la reddition de la place. Vingt fois, le jour, s’entretenant avec le perfide Artinville, il s’engageait à exécuter son projet de se retirer en Provence. La reine et la belle Agnès parlaient vainement de leurs espérances  ; 120le monarque, sans leur signifier positivement sa détermination, la leur laissait entrevoir comme nécessaire et prochaine. Telles étaient les inquiétudes de toute la cour, lorsque l’illustre Jeanne, arrivant de Blois, parla ainsi au monarque  :

— Sire, dans trois jours le convoi sera prêt ; dans douze, au plus tard, vôtre fidèle et glorieuse ville d’Orléans sera libre de tout danger. Je viens vous demander vos ordres pour notre départ. Les voix m’ont appris que vous étiez encore dans la secrète résolution de partir pour la Provence  ; n’allez point dans un pays d’où le succès de vos armes ne tarderait pas à vous rappeler.

— Eh bien, oui, répondit le roi, je 121vous donne tout pouvoir dans cette entreprise hardie. Allez vous revêtir de l’armure éclatante que je vous ai destinée. Les guerriers, qui doivent escorter le convoi, sont encore à Chinon. Que je vous voie ce soir même à leur tête, avec tout l’appareil des combats5.

En effet, le soir même, Jeanne fut armée de toutes pièces, et parut devant l’armée royale, qui, malgré 122toute la renommée dont plusieurs avaient voulu environner l’amazone, se sentait peu honorée d’être commandée par une femme. Mais bientôt l’on vit arriver, de d’extrémité de la plaine, un superbe coursier dont la crinière jaunissante contrastait agréablement avec la blancheur de son corps  ; il était monté par un guerrier de bonne mine, couvert d’une armure d’une 123blancheur éclatante  ; lorsqu’il fut plus près, on vit un jeune Mars, beau comme les amours, qui fit manœuvrer avec une merveilleuse adresse ce fier animal, qui l’œil en feu, les crins au vent, le front agité, l’encolure impérieuse et luisante comme un albâtre poli, et tout son corps d’une beauté rare, annonçant la force et la valeur, obéissait avec orgueil à la main vigoureuse qui le dirigeait. Quel est ce jeune et beau mortel, s’écriait-on de toutes parts  ? Ses traits respirent l’amour, et ses manœuvres guerrières la fureur des combats. Quelle souplesse dans ses évolutions ! quelle rapidité, quelle grâce dans le maniement des armes  ! Heureux, mille fois heureux, l’escadron commandé 124par ce héros  ! il doit marcher à la victoire.

— Guerriers, dit le monarque français, le ciel n’abandonna jamais les braves. Vous voyez devant vous la célèbre amazone dont la renommée a devancé les exploits. Elle brûle de vous mener au combat. Les paroles que vous venez de proférer sont les garants de sa victoire. Avancez, brave amazone  ; recevez de tous ces guerriers le serment de vous obéir jusqu’au trépas.

Le roi se tait, fait un signe  ; officiers et soldats, la main droite armée du glaive des batailles, l’élèvent vers le ciel ; et poussant vers la nue des cris mille fois répétés, vive le roi, ils prêtent tous le serment 125de vaincre ou de mourir, en obéissant à l’héroïne.

— Ce n’est point à moi que vos serments s’adressent, dit la modeste amazone, en élevant la voix, et prenant une attitude plus guerrière encore ; c’est à Dieu que vous les consacrez, en les offrant à votre souverain  ; comme c’est à Dieu seul que je consacre mes jours, en les offrant à mon roi. Mais, avant que je succombe, la victoire ornera vos fronts d’un triple laurier.

Elle dit, et prête aussi un serment, qui alors n’était pas le vain jouet des passions humaines. Aussitôt il s’élève une voix.

— C’est donc là, s’écrie un jeune guerrier, cette fille du hameau, qui, lasse de ses désordres dans les campagnes, 126vient les renouveler parmi nous ?

Le guerrier ne dit pas cette injure, sans proférer un horrible jurement.

— Malheureux  ! lui répondit l’amazone, tu profanes le nom de ton créateur, et tu es si près de mourir  !

En effet, le soir même, ce jeune officier, passant sur un pont, son coursier se cabra, et le jeta dans les flots, où il périt. Cet infortuné était du petit nombre de ceux qui, dans les plus nobles, les plus glorieuses entreprises, envisagent tout sous un point de vue fâcheux, et sont les ridicules envieux de tous ceux qui marchent à la gloire. Ils ne leur pardonnent que les fautes qu’ils leur voient faire, et les poursuivent avec 127acharnement si, par une conduite active et régulière, pleine de courage et de vertus, ils ont mérité le suffrage de leurs contemporains.

Le malheur de ce jeune guerrier, ne changea point le cœur de ceux qui pensaient comme lui  ; mais il consolida fortement la résolution de ceux qui avaient mis leur espérance dans l’amazone française.

Le lendemain, les troupes étant sous les armes, souhaitèrent de lui voir courir une carrière. Barbasan, l’un dès plus vaillants guerriers de son temps, qui vainquit le fameux Lescles, et mérita de porter le surnom de chevalier sans reproches, Barbasan ne dédaigna point d’entrer en lice avec la guerrière  : mais Barbasan, malgré sa force, ses talents, 128sa valeur, ne remporta aucun avantage sur l’amazone.

— Croyez, dit-elle au guerrier, en achevant sa carrière, que si j’avais eu affaire à un Anglais, au jour d’une bataille, je m’en serais tirée avec plus d’honneur, comme vous même, seigneur chevalier, qui tout à l’heure avez méprisé un adversaire aussi peu redoutable, auriez donné des témoignages plus terribles de ce que vous savez faire, si vous aviez lutté contre un Anglais.

Barbasan lui répondit avec toute l’urbanité d’un chevalier français, loua sa bonne mine, sa valeur, et ne fit que lui rendre justice.

Départ pour Blois, puis Orléans  ; Jeanne écrit une lettre aux Anglais  ; Bedfort répond par son plus terrible assaut, repoussé avec bravoure

Aussitôt les troupes se mirent en marche pour Blois, et le lendemain pour Orléans, emmenant avec elles 129le convoi. Un jeune écuyer que le roi avait donne à l’amazone, portait sa bannière. En se mettant en marche, elle avait envoyé une lettre aux Anglais, par laquelle elle sommait6 Suffolck, Talbot et les 130Anglais, de lever le siège d’Orléans, de passer en Angleterre, et de renoncer à la folle prétention de conquérir là France, qui ne pouvait être, subjuguée par aucun pouvoir. 131Elle leur disait qu’elle avait voulu leur donner cette avis avant que de répandre le sang humain, qui nécessairement retomberait sur eux.

Cette lettre portée par deux hérauts, dans le camp des Anglais, fut tournée en dérision, et les hérauts furent emprisonnés. Pour toute réponse, Bedford fit livrer un assaut terrible à la place. Mais combien de vaillants Français avaient juré de s’ensevelir sous les murs de la ville, plutôt que d’y voir flotter les léopards d’Albion ! Lahire, Villars, la Fayette, Gaucour, Puisieux, Clermont, à la tête desquels était l’immortel Dunois et son amante, avaient fait ce redoutable serment. Toute la garnison, tous les habitants Pavaient prononcé comme eux. Les 132mères, les enfants, les vierges même avaient juré de ne point survivre à leurs foyers. L’on vit dans cette cérémonie auguste, autant que touchante et terrible, de jeunes épouses, jurant, d’accord avec les héros, lever au ciel les mains des tendres nourrissons qu’elles portaient dans leurs bras y et les consacrer ainsi dès le berceau, à la défense delà patrie.

Ce fut après un tel serment qui, des guerriers et des habitants ne faisait qu’une même famille, que Bedfort donna cet assaut à la place. Son artillerie d’abord foudroya les remparts ; bientôt les fascines comblèrent le fossé ; mille échelles portées se dressèrent à la fois. Les Anglais étaient fureur  ; leurs cris menaçants 133annonçaient que la ville allait être incendiée, et ses défenseurs livrés au carnage. Les Français, en silence, attendaient que les ennemis fussent au bas de leurs murailles. Ceux-ci, encouragés par cette inaction, et croyant avoir inspiré la terreur, arrivent avec sécurité. Aussitôt d’énormes quartiers de pierres, des chaudières bouillantes, des poutres armées de crocs d’aciers, pleuvent du haut des remparts. Les guerriers y forment un premier rang. Les femmes, les enfants, en forment un second non moins intrépide quoique moins redoutable. La beauté charge ses mains de tous les traits que son époux ou son amant doit lancer  ; elle le soulage par ses travaux et l’encourage par sa tendresse. 134Le fils auprès de son père, d’une main faible encore, ébranle et fait rouler, du haut des murs une pierre sur l’ennemi qui veut les escalader  ; de l’autre il présente à son père, accablé de fatigue et de sueur, le vase rafraîchissant où il doit puiser de nouvelles forces pour le combat. Combien de jeunes personnes, prodiguant les plus doux soins aux blessés, leur mettent le premier appareil à la vue même de l’ennemi, réunissant plusieurs mains délicates, les emportent, les déposent doucement sur leur couche, bandent leur plaies, leur offrent un breuvage fortifiant, et rappellent encore en eux les sources épuisées de la vie  !

Ô patrie  ! comme tu ramènes les 135hommes à l’égalité de leur commune origine ! comme tu resserres les liens de l’humanité ! Comme du plus simple mortel, tu fais tout à coup un héros !

Ô France  ! comment, en appréciant le fier courage de cette ville célèbre, ne fus-tu pas électrisée de l’amour national, qui apprend à redevenir homme, à repousser les tyrans, à ne reconnaître que l’humanité, les lois et leur légitime souverain  ? Non, il semble que le crime ne puisse être commis que par l’âme tombée dans un abîme, d’où il lui devient, pour ainsi dire, impossible de sortir. Il semble que la conviction de sa faute devienne pour l’homme une antipathie contre la vertu. Une partie de la France a volontairement accepté des fers honteux, 136de la part d’un étranger  ; et comme si elle pouvait en couvrir sa honte, elle ne se hâte point de des briser. Le plus grand de ses malheurs n’est point, de les souffrir, mais de les avoir acceptés. La honte de la faute y fait persister, et si les Français esclaves ne s’unissent point aux Français amants de leur patrie, c’est parce que les premiers ne se trouvent pas dignes de marcher avec les seconds dans les sentiers de l’honneur et du devoir.

Cependant le nom de l’amazone retentit partout  ; partout une simple bergère voit son nom placé dans les chants de triomphe, à côté de celui des héros  ; elle, n’a pourtant que relevé l’espoir. Nul exploit n’a signalé ses coups. Elle marche, 137cette villageoise célèbre, à la tête des escadrons. C’est Minerve à la tête des Grecs, les conduisant contre Hector, et faisant de chacun d’eux un homme nouveau. En effet, la vie des braves Orléanais repose sur son bras, protégé par l’Éternel. Son oreille attentive, entend de loin le choc des combattants, et brûle d’être au milieu d’eux. Elle ne cherche point à accélérer, imprudemment, une marche qui doit tirer son succès de son unité et de son harmonie. Sa bannière fraye une route lente, mais glorieuse, à ceux que la destinée confie à ses soins. La marche guerrière n’est point embarrassée par cette foule de personnes de mauvaise vie, qui semblent n’avoir reçu le jour que pour 138être la corruption de notre sexe et l’opprobre du leur. Jeanne, en réveillant le courage des Français, leur donne des mœurs conformes à leurs vertus. Le jour baisse  ; l’amazone et sa troupe s’approchent d’Orléans. Les Anglais pensent à prendre du relâche. Ils renvoient au lendemain une attaque plus furieuse encore. Six mille hommes de renforts, et d’excellents soldats, leur sont arrivés. Tout abonde dans leur camp. Ils sentent se ranimer leur audace ; mais le lendemain, dès l’aube du jour, ils aperçoivent dans la plaine les drapeaux français ; c’est l’intrépide amazone qui, après leur avoir commandé de quitter ces remparts, vient en personne les y contraindre.

Le lendemain à l’aube, l’armée de Jeanne est en vue  ; Dunois sort les accueillir et charger le ravitaillement, sous le nez des Anglais médusés

139Les Anglais s’assemblent en conseil et délibèrent s’ils iront attaquer la guerrière, ou s’ils dirigeront encore leurs coups sur les remparts d’Orléans  ; mais déjà les Orléanais, du haut de leurs murailles, découvrent au loin des flots de poudre d’où jaillissent à la fois mille éclairs, effet terrible et consolant des armes des guerriers frappées par les rayons naissants de l’astre du jour. Cette troupe, qui porte la terreur dans l’âme des Anglais, avance à pas redoublés et en ordre de bataille. Mille instruments guerriers précèdent sa marche. Les Français frémissent de joie en découvrant ces remparts qu’ils viennent délivrer. L’amazone, dont les armes et le coursier sont d’une blancheur 140éclatante, paraît au milieu d’eux.

— Voyez-vous, disait, du haut des remparts, le jeune Lastic, chevalier que la guerrière avait envoyé pendant la nuit à Orléans pour prévenir le vaillant Dunois de son arrivée  ; voyez-vous ce guerrier aux armes blanches, devant lequel on porte un drapeau d’où partent des rayons enflammés que lancent jusqu’à nous l’or et l’argent d’une broderie éclatante  !… Et bien  ! ce guerrier est la vierge si belle, mais si vertueuse et si vaillante, que le ciel vous envoie  !

Et tous les yeux de se porter aussitôt sur la guerrière, et toutes les mains de s’empresser à la montrer à ceux qui ne l’aperçoivent pas encore.

— Guerriers, s’écria Dunois, après 141avoir jeté un regard brûlant sur l’amazone et sa troupe vaillante, ne soyons pas spectateurs inactifs d’un exploit qui doit être à jamais mémorable dans les annales de la patrie.

Il dit, et tous les regards sont tournés sur Dunois. Chacun désire d’être remarqué par le héros et d’être du nombre de ceux dont il va s’entourer pour favoriser l’entrée du convoi. Il fait choix d’un petit nombre de braves, et son cœur n’oublie point son cher Berwick, la belle Évelina. À peine est-il sur les rives du fleuve, qu’il voit sur l’autre bord Jeanne qui, après avoir rangé sa petite armée en bataille, fait défiler le convoi. L’ennemi accourt en armes des deux 142côté de la ville. Il voit l’amazone et les siens lui présenter un front terrible et n’ose les attaquer ; un de leurs forts, dressé depuis cinq jours sur le rivage, est abandonné, et les chariots nombreux, tour-à-tour déchargés, remplissent les barques légères, que la rame à coups redoublés se hâte de diriger vers d’illustres remparts.

143Livre VI

Jeanne est accueillie par Dunois  ; le duc d’Alençon en ressent de la jalousie, mais Jeanne lui fait comprendre les objectifs patriotiques et la nature divine de sa mission

Pendant ces travaux, Dunois dirigeant un certain nombre de braves, marche lentement et comme sans dessein vers les ennemis qui, s’étant mis sous les armes, délibéraient s’ils devaient s’opposer à ce débarquement  ; mais tout à coup Dunois fond sur eux  ; ils sont mis en fuite, et le héros, accompagné de quelques-uns des principaux habitants de la ville et de son inséparable 144Berwick, se confie à l’une des barques et va saluer la guerrière. Elle les reçoit d’un front amical et serein, et leur dit  :

— Je vous amène le plus grand des secours, la volonté de l’Éternel, non qu’il veuille secourir la France en ma considération, mais par celle des rois sages et vaillants qui l’ont gouvernée. C’est à vous, brave Dunois, à diriger un tel secours. Le ciel a mis en vous sa force, et les Français ont en vous leur espoir.

— Non, reprit Dunois. Celle à qui fut confié ce secours, doit seule le commander. Entrez avec nous dans ces remparts  ; donnez une âme nouvelle à chaque habitant, à chaque guerrier, et faites-nous rentrer dans le chemin de la 145victoire, dont nous nous sommes depuis si longtemps écartés.

Jeanne à ces mots semble étonnée. Elle ne s’attendait pas à entrer dans ces murs. Elle comptait tenir la campagne, assaillir et vaincre les assaillants ; mais, voyant que les vœux de Dunois et ceux des Orléanais étaient qu’elle entrât dans la ville, elle s’y décida. Le duc d’Alençon ne vit pas cette détermination sans chagrin. Étant de cette expédition, il avait marché à double titre sous les lois de la superbe amazone. Son cœur comme son bras lui étaient entièrement dévoués  ; il n’avait pu voir tant d’attraits, unis à tant de valeur et de talents, sans en être vivement épris. Il croyait aimer la guerrière 146d’un amour passionné  ; il s’était mépris sur le sentiment qui l’agitait. Il avait cru céder à une passion fougueuse, il obéissait à la reconnaissance à l’admiration, à l’enthousiasme que donne la vertu. Léger dans ses amours comme un Français, galant et sentimental comme un chevalier ; éprouvant un attachement vif pour une aussi belle personne, il ne s’était point d’abord aperçu qu’il n’avait éprouvé un si beau sentiment, que pour les vertus de la guerrière et pour l’amour inaltérable qu’il portait à son roi et aux lois fondamentales de son pays. Il ne tarda point à connaître sa méprise et à l’avouer, lorsqu’ayant rendu des soins à l’héroïne et lui ayant déclaré son amour, 147celle-ci lui répondit avec douceurs  :

— Seigneur, un grand objet nous occupe et doit nous occuper uniquement. Quand les penchants de mon cœur seraient en tout pareils à ceux des femmes galantes, je n’accéderais pas à vos désirs. Vous êtes jeune et beau, vous êtes destiné au trône  ; moi, je ne suis qu’une simple bergère. Vous avez une épouse charmante qui vous adore et que j’aime. Ce serait une raison suffisante pour qu’il n’y eût jamais entre nous les relations d’une coupable faiblesse. Mais observez, Seigneur, que je suis venue à la cour de Charles pour y opérer un grand effet. Ce n’est point l’amour de la dissipation ou une vaine gloire 148qui m’a mis les armes à la main, c’est une religieuse obéissance aux ordres de l’Éternel. Comment, d’après un tel motif, puis-je avoir d’autre passion que celle de délivrer mon roi et ma patrie  ? Je vous crois assez nobles, assez vertueux pour qu’un plaisir si grand suffise à votre cœur. Faites avec moi cette réflexion, et vous allez voir s’éclipser votre amour. Ou j’ai reçu de Dieu la mission que je suis venue remplir, ou j’en impose à votre crédulité. Si je vous abuse sur un point aussi noble, aussi sacré, je ne mérite que vos mépris. Si j’ai dit la vérité, vous et moi, chérissant notre patrie par-dessus tout, nous devons désirer que je reste pure et que je sois digne à jamais des bontés 149que le seigneur veut bien avoir pour nous.

Ces paroles furent dites avec tant de douceur, tant de simplicité, mais en même temps avec une grâce si naïve, si touchante ; un accent de, vérité si persuasif, que le duc d’Alençon fut soudainement pénétré d’un attachement tout aussi vrai qu’auparavant pour la belle amazone, mais d’un respect si relevé, d’une bienveillance si religieuse et si pure, qu’il se trouva pour ainsi dire un nouvel homme. Ce fut alors qu’il avoua aux jeunes seigneurs qui lui parlaient de sa vive affection pour l’héroïne, qu’elle était aussi vertueuse que belle, et qu’elle inspirait autant de respect 150à ses amis que de terreur à ses ennemis.

Jeanne entre dans Orléans sous les acclamations, aux côté de Dunois  ; ce qui éveille la jalousie d’Évelina

L’héroïne entra donc le même jour dans Orléans. Elle fermait la marche des troupes avec Dunois  ; et c’était une chose admirable que d’entendre les acclamations glorieuses de tout un peuple qui, ne pouvant se lasser de l’admirer, versait sur elle les bénédictions de la reconnaissance et de l’amitié. Sa modestie n’en fut pas altérée. Ne se regardant que comme l’instrument de l’Éternel, elle attribuait toute la gloire de ses actions à celui qui l’avait envoyée. Son cœur s’élevait à ces louanges, mais ne se gonflait pas d’un vain orgueil. Son regard doux et affectueux annonçait une belle âme ; et son air martial, son assurance 151imperturbable, inspiraient une confiance, dont jusqu’à ce moment les Orléanais n’avaient point connu la douceur.

Évelina, qui voyait l’amazone marcher à côté de Dunois et devenir l’objet de toutes les louanges, de tous les empressements, ne put se défendre encore d’un peu de jalousie. Vainement la vertu de l’héroïne et celle de Dunois tendaient à la rassurer, son inquiétude allait croissant. Elle fut d’autant plus alarmée, que les travaux du siège allaient nécessairement mettre Dunois en relation habituelle avec l’amazone  ; tandis qu’elle, depuis sa dernière entrevue avec le héros, se voyait plus que jamais contrainte d’éviter ses regards. Ayant été vue 152deux fois en habit de femme, ayant été remarquée, chérie, adorée, pouvait-elle raisonnablement espérer de n’être pas reconnue, si elle s’approchait familièrement du héros  ? Elle se condamna donc, malgré ses craintes, à se tenir constamment à l’écart  ; et cette résolution ne put s’exécuter sans accroître ses ennuis.

La valeureuse Jeanne fut logée chez le trésorier du duc d’Orléans. Elle pria la fille et la femme de son hôte, de ne point la laisser seule, tant qu’elle serait dans leur maison. Ce fut une précaution qu’elle prit partout où elle se trouva, afin d’être moins en butte à la calomnie. Cette précaution, qui fut connue d’Évelina, ne laissa pas que de la rassurer. 153Jeanne, dans toutes ses expéditions guerrières, soigna également sa réputation et les affaires du roi. Était-elle forcée de passer la nuit dans un camp ou dans la campagne exposée aux injures de la saison, ne pouvant avoir de compagne avec elle, elle se couchait toute armée, ne laissant pas encore, que de se faire, autant que possible, accompagner par son frère.

L’infatigable amazone avait resté à cheval tout le jour, et n’avait pris encore aucune nourriture. On voulut vainement l’engager à souper, elle n’accepta qu’un morceau de pain mouillé d’un peu d’eau rougie par le vin, et fut prendre du repos.

Telle fut dans tous les temps la sobriété de l’héroïne. Il est difficile 154qu’un homme vraiment grand par ses vertus sociales, ne soit pas un homme sobre et ne méprise pas, surtout dans sa jeunesse, une foule de petites et ridicules jouissances qui, aux yeux de tant d’êtres nuls, font les délices de la vie.

Ce fut le 30 avril 1429 que Jeanne d’Arc, d’immortelle mémoire, entra dans la ville d’Orléans. Les troupes qui avaient escorté le convoi avec elle, partirent sous la conduite de Sainte-Sévère pour en aller chercher un second. Le 3 de mai, l’on apprit qu’il arrivait. Jeanne et Dunois firent une sortie pour le protéger ; mais les Anglais n’osèrent accepter le combat, et le convoi fut introduit dans la place sans la moindre opposition.

Après sa première lettre, Jeanne lance un défi à Talbot, puis en envoie une seconde

155Cependant la sensible héroïne, avant de commencer des combats qui devaient coûter tant de sang, voulut envoyer un héraut aux Anglais ; mais où trouver un homme qui se chargeât d’une telle fonction, lorsque ses deux premiers hérauts n’avaient point reparu  ? Le brave Dunois, indigné d’une action contraire au droit des gens, fit dire aux Anglais que s’il était fait la moindre insulte aux hérauts envoyés par l’héroïne, il s’en vengerait sur tous les prisonniers anglais qui étaient en son pouvoir.

Cette menace opéra une partie de son effet. L’un des hérauts fut renvoyé. L’héroïne, en le voyant, lui dit  :

— Quelle réponse a faite Talbot à la lettre que tu lui as remise 156de ma part ?

— Il n’y a répondu que par toutes sortes de grossières injures ; il atteste même que s’il pouvait vous faire prisonnière, il vous ferait brûler vive.

— Eh  ! bien, retourne à son camp  ; tu ramèneras ton compagnon, et tu diras à Talbot  : La Pucelle vous défie en champ clos sous les murs de la ville  ; et quoique vous vous fassiez appeler l’Achille anglais, voici les conditions du combat  : Si vous pouvez vaincre la pucelle, vous la ferez brûler vive  ; si vous êtes vaincu, vous vous en irez avec les vôtres en Angleterre.

Que d’humanité, que de dévouement, que de courage dans ce défi ! Talbot le rejeta. La menace de Talbot, qui annonçait la vengeance 157atroce que lui et les siens étaient capables d’exercer, fut d’autant plus infamante contre eux dans son exécution, que Talbot lui-même ne tarda pas à être fait prisonnier, et fut renvoyé sans rançon. Il suffirait de deux traits de cette nature, et l’on en rassemblerait mille, pour caractériser, non les deux gouvernements, mais les deux nations.

Le héraut, renvoyé par l’amazone, ne tarda pas à revenir avec son compagnon ; mais Talbot les chargea de nouvelles, invectives contre une femme qui leur donnait vainement l’exemple du calme et de la valeur.

— Que font les injures, dit-elle, aux grands intérêts que nous avons à démêler  ? Écrivons encore une 158fois à Talbot et à Bedfort avant que de rougir ces remparts de sang humain.

La guerrière écrit en effet. Le héraut part et ne revient pas. Comptant cependant sur son retour, elle va prendre un moment de repos.

Alors qu’elle se reposait, Jeanne est soudain réveillée par les clameurs d’un combat  ; elle s’y précipite, retourne la situation et emporte un fort anglais

Tandis qu’elle sommeille, quelques jeunes guerriers qui la veille l’avaient entendue dans le conseil proposer d’aller le lendemain chasser les Anglais d’un de leurs forts, sortirent en assez bon nombre à son insu, attaquèrent un des retranchements ennemis, et furent cruellement repoussés. Réveillée par les cris et les chocs des vainqueurs et des vaincus, elle se couvre de ses armes, se précipite hors des remparts, 159vole aux Français qui fuient, les rallie, se met à leur tête, les ramène au combat, leur trace en courant un chemin à la victoire. Est-elle au pied du fort, elle saisit une échelle pesante, l’appuie contre le mur ; ses troupes l’environnant, poussent des cris de joie. Ce sont les Anglais qui maintenant sont assiégés  ; ils lancent sur les Français une grêle de boulets de pierres et de traits. Talbot, le redoutable Talbot, se trouve malgré lui, en face de l’amazone  ; il voit que cette bergère, qu’il avait tant dédaignée comme conductrice de paisibles brebis au pâturage, ne sait pas moins vaillamment diriger d’indomptables lions au combat. Il s’avance avec un corps nombreux de 160ses plus redoutables guerriers. Son dessein est de mettre cette lionne intrépide entre deux feux, celui du fort et celui de la troupe qu’il conduit. Dunois voit les dangers de l’héroïne, il s’est fait, si jeune encore, le nouveau Nestor de ce nouvel Ajax. Il fait avancer un corps qui impose à celui de Talbot. Il est de l’intérêt de Dunois d’observer seulement les mouvements de l’Anglais  ; et, à la vue de ces deux fameux généraux, qui ne se lancent pas un seul trait, la Pucelle, l’épée à la main, gravit les remparts du fort, y pénètre la première et l’emporte en y faisant couler des torrents de sang.

Tel fut le premier exploit d’une femme étrangère à l’art des combats, 161et qui, deux mois auparavant, jeune et simple bergère, vivait sensible et bonne parmi ses agneaux, les couronnant de fleurs ou pressurant le lait de ses brebis.

Cette expédition, dans laquelle l’héroïne ne montra pas moins de talents que d’intrépidité, la fit considérer parmi les Français comme un ange envoyé des cieux, et parmi les Anglais comme un démon détaché des enfers  ; et ce ne fut vraisemblablement qu’un de ces génies supérieurs, de ces phénomènes que la nature enfante quelquefois pour nous prouver toute l’étendue de son pouvoir, en plaçant dans un corps mortel une portion de la sublime intelligence qui régit l’Univers.

Troisième lettre aux Anglais  ; le lendemain, Jeanne dirige un nouvel assaut et s’empare d’un fort anglais

162Le 5 mai, jour de l’Ascension/ Jeanne fit trêve à son courage. Elle profita de ce jour de repos pour écrire une troisième lettre aux Anglais ; mais comme ils avaient retenu le héraut qui avait porté sa dernière lettre, l’héroïne attacha celle-ci à une flèche, et la lançant elle-même du haut des remparts dans le camp des Anglais, elle prononça ces mots à haute voix  :

— Je vous ferais tenir autrement mes dépêches, si vous ne reteniez pas mes hérauts.

Cette lettre ne produisant aucun effet, la guerrière se mit le lendemain à la tête de quelques braves, qui dorénavant auraient escaladé les cieux, passa le pont à la vue du général Glacidas, qui n’osa s’y opposer ; 163chemin faisant, enleva un fort aux Anglais et courut attaquer le faubourg du Portereau ; mais comme elle se disposait à livrer l’assaut, la plupart des Français voyant les Anglais accourir pour les attaquer en queue et les mettre entre deux feux, prirent la fuite du côté du pont, et se disposant à entrer dans la ville, ils laissaient la guerrière au milieu des dangers avec un petit nombre de braves qui savaient tout affronter comme elle.

Jeanne aussitôt vole aux fuyards. Sa figure, si tendre et si bonne, se décompose. Ce sont les traits du jeune Alcide en fureur.

— Hommes sans énergie, leur dit-elle ! faut-il qu’une femme trace à des Français 164le chemin de l’honneur ? Si vous ne voulez pas me voir mourir ici de honte, suivez-moi  !

À ces mots, elle marche contre les Anglais, qui viennent secourir le fort qu’elle veut attaquer. À cette résolution hardie, les Anglais sont frappés de terreur. Ils hésitent s’ils soutiendront l’attaque, ou s’ils rentreront dans leurs retranchements. La guerrière ne leur laisse pas le temps de délibérer ; elle fond sur eux comme un tigre sur un troupeau de génisses, qui n’ont pour défenseurs que des bergers tremblants. Dunois, qui veille aux destinées de l’amazone, a fait marcher six cents cavaliers qui viennent à son secours. Les Anglais effrayés prennent la fuite ; Jeanne les poursuit l’épée 165dans les reins et pénètre avec eux dans leurs retranchements. Elle est dans le délire du courage  ; cependant elle ne verse pas une goutte de sang. Son épée ne lui sert qu’à commander la bataille. Elle vole de rang en rang, animant les Français à bien faire. C’est ainsi qu’elle sait allier l’humanité à la valeur, la sensibilité au carnage ; se faisant un scrupule de verser elle-même le sang humain, elle ne se fait pas moins une vertu des nombreux homicides qui vont délivrer sa patrie et son roi de la tyrannie de l’étranger, servant ainsi la France plus de son génie que de son bras  ; elle communique sa noble indignation, son intrépide valeur à tout ce qui l’environne. Il n’est pas un 166soldat qui ne soit un héros. De toutes parts les Anglais sont repoussés. Vainement dans leurs murs opposent-ils une résistance jusqu’alors indomptée, ils cèdent peu-à-peu au torrent de valeur et d’intrépidité qui les presse. Telle une flamme immense, poussée par les vents, présente un front indomptable et destructeur dans un incendie, et dévore ou chasse devant elle tout ce qui s’oppose à sa fureur, tels les Français, animés, excités par l’amazone, avancent, impétueux, immolant sans pitié tout ce qui s’offre à leur passage. La guerrière, toujours à leur tête, arrive enfin vers la hauteur des remparts. D’une main, elle tient bannière, en s’attachant à l’échelle 167qui gémit sous ses pas victorieux  ; de l’autre, elle porte ce glaive sacré, dont elle ne se sert que pour parer les coups qu’on lui porte  ; mais touche-t-elle les créneaux, elle bondit et s’élève, telle qu’un lion qui franchit la palissade d’une bergerie  ; elle plante sa bannière et s’écrie :

— Amis, ils sont à nous  ! frappez, immolez, leur sang vous appartient  ; ils ont voulu notre oppression ou la mort.

Les Français, à cette voix si chère, brûlent d’achever la victoire. Ils s’élancent, escaladent, le rempart. Une foule d’Anglais redoutables tombent sous leurs coups  ; le reste fuit épouvanté, ils se sauvent à l’abri des remparts que leurs mains ont élevés. C’est en vain qu’après qu’ils n’ont pu les 168défendre, ils espèrent en être protégés. On les y poursuit avec fureur. Dans ce premier accès de valeur, ils invoquent là pitié qu’ils ont autrefois méconnue, elle est sourde à leurs cris. La soif ardente de la victoire et la sûreté même des vainqueurs les rendent impitoyables et les Anglais sont égorgés. Jeanne d’un œil irrité, présidé à cet effroyable carnage. Quand il faut exterminer l’Anglais ou voir immoler les siens, l’héroïne n’a point à balancer. Son âme sensible est contrainte d’obéir aux effrayantes lois de la nécessité. Les cris perçants des vainqueurs, les gémissements des vaincus, les flots de sang dont ses pas sont inondés, ne l’empêchent point de penser à tous les 169genres de sûretés dont sa troupe a besoin  ; et telle qu’un général consommé dans l’art des combats et les résultats de la victoire, elle fait attention aux approvisionnements dont ces remparts sont remplis.

— Amis, dit-elle, à ses soldats, que ces biens, qui sont à vous, ne vous fassent point abandonner la victoire. Quand l’on combat pour la patrie, ce n’est point d’or, mais de gloire que l’on brûle de s’enrichir. Si vous cessez de vaincre, cet or vous deviendra plus funeste que le fer de l’ennemi. Combien d’Anglais il nous reste encore à immoler ! suivez-moi  ; il faut peut-être plus de courage pour me seconder dans cette entreprise que dans celle que vous venez de terminer.

170Elle dit, s’empare d’un tison brûlant, incendie la première tente qui s’offre à son passage ; la flamme pétille et s’élève en tourbillons ; Jeanne vole et plusieurs tentes sont embrasées. Une foule de soldats, courageux comme elle, partagent son courroux, et tout le camp des Anglais est la proie des flammes. Jeanne n’en réserve pour sa troupe que les provisions de la frugalité. Cette troupe prend de nouvelles forces dans un repas conquis sur l’étranger, et, cédant encore aux vœux de l’héroïne, elle se met à construire de nouveaux retranchements, à la faveur desquels elle puisse garder ce poste conquis jusqu’à la renaissance du jour ; et quand ces retranchements furent achevés, les Français, 171prenant un repas un peu plus abondant, goûtèrent un instant de repos. De leur nombre sont les vaillants Lahire, Villars, Gritti, Graville, Lastic, Berwick, Lafayette, Puisieux qui, brûlant d’une ardeur guerrière, attendent impatiemment l’aube du jour pour voler à de nouveaux triomphes, tandis que l’immortelle Jeanne et Dunois, rentrant dans la ville, vont en prépare le succès. Le lendemain, dès l’aube du jour, l’infatigable amazone cherche à disposer les Français à l’attaque des tourelles.

Le lendemain, Jeanne apprend que les capitaines s’opposent à prendre les tourelles  ; elle galvanise le peuple et les soldats, dont Berwick, qui la suivent à l’assaut

Ce fort avait été construit pendant les basses-eaux de l’automne, et le fleuve étant actuellement dans sa crue, en défendait tellement les approches, que l’ennemi, le regardant 172comme imprenable, y avait jeté ses richesses et ses troupes de choix, afin de se maintenir toujours envers la ville dans un état offensif.

La victoire avait singulièrement accru l’estime du Français pour la guerrière ; cependant, lorsqu’après leur avoir proposé l’attaque de ce fort, elle ordonna la marche des troupes, elle vit les soldats immobiles, les yeux baissés, avoir un air morne, silencieux et s’appuyer tristement sur leurs écus.

— Quelle terreur soudaine a glacé vos courages, leur dit-elle ? n’êtes-vous plus ces braves qui, hier, pendant cette journée de sang, portâtes le carnage et la mort dans le sein de vos ennemis  ? Craignez-vous 173que depuis quelques heures ce ne soient plus les mêmes hommes et que leur surveillance se soit accrue ? tant mieux ! vous n’en aurez que plus de gloire à triompher. Mais, non, la terreur dont votre front les a glacés, n’attend que votre présence pour les harceler encore. Pourquoi donc cette épée glorieuse teinte du sang de vos tyrans, reste-t-elle immobile à vos côtés ?

Elle dit, et voyant que son discours ne produit aucun effet, couverte de ses armes éclatantes, la tête penchée, les mains jointes et renversées, l’œil triste et pensif, elle semblait méditer sur le parti qu’il lui restait à prendre, lorsque la belle Évelina, le valeureux Berwick s’avança et lui dit :

— Ne fais 174point à ces braves l’affront de les croire intimidés. La gloire qu’ils ont acquise hier à tes côtés, doit leur suffire pour n’avoir plus à regretter la vie ; ils sont affligés, non du danger qu’ils auraient à courir  ; mais de ce qu’un ordre impérieux enchaîne ici leurs pas. Dans un conseil, tenu par les chefs, il a été résolu que le fort, que tu veux attaquer, étant imprenable, l’on attendrait, pour t’obéir, que le danger fût moins périlleux. Charles, ton roi, a promis de nouvelles forces  ; le fleuve, en abaissant son onde, ne tardera pas à nous seconder…

— Vous avez déjà triomphé, s’écrie Jeanne, et vous faites dépendre vos succès à venir des lenteurs 175du monarque et des incertitudes de la saison  !

Elle dit, part, vole, arrive à la salle des délibérations. Les généraux y sont assemblés.

— Vous avez tenu votre conseil, leur dit-elle en entrant (et que l’on se figure, s’il se peut, le ton de voix, l’attitude, les gestes, le regard d’une telle amazone et dans un tel moment)  ! vous avez tenu votre conseil, j’ai aussi tenu le mien. J’en crois moins à votre prudence qu’à votre valeur ; et vos triomphes me sont un garant plus sûr de vos succès à venir que la sagesse de vos délibérations présentes.

À ces mots, elle sort du conseil, porte ses pas précipités vers la place d’armes, où tristement reposent les 176Français.

— Amis, leur dit-elle, je vais attaquer le fort et l’emporter. Qui de vous refusera d’y prendre part ?

Évelina est la première à suivre l’héroïne. La foule des braves s’élance, charge ses armes, et vole sur leurs pas. Gaucour, le vaillant, Gaucour, garde la porte par laquelle on sort pour aller à cette formidable expédition. Il s’oppose à leur étonnante sortie. Le front de l’héroïne se colore, ses regards sont embrasés, ses sourcils se froncent, les muscles de ses belles joues se contractent, son courroux est tel qu’elle est sur le point de se manquer à elle-même, en accusant de timidité un des plus braves de l’armée. D’une main, elle tient son épée fulminante  ; de 177l’autre, elle saisit les clefs, les tourne d’une main puissante dans la serrure immense qui crie  ; d’un bras vigoureux, elle fait mouvoir les doubles portes, qui, tournant sur leurs gonds arrondis, battent à grand bruit les murs qui résonnent sous un cintre obscur et profond. Jeanne se place entre les seuils redoutables  ; du geste et de la voix, elle commande la marche guerrière  ; mille bourgeois, désertant leurs foyers, choisissent l’intrépide Berwick pour leur chef et marchent au combat. En traversant les retranchements qu’elle a pris la veille, Jeanne remplit de joie les gardes qui y ont passé la nuit. Elle les invite à de nouveaux triomphes.

Les capitaines se joignent à l’assaut  ; Jeanne sur une échelle, reçoit une chaudière sur la tête, puis une flèche au cou  ; elle regagne Orléans où Éline la soigne

Alors les officiers supérieurs, qui 178s’étaient opposés dans le conseil à une attaque qui leur paraissait impossible, et qui n’était à leurs yeux, que le fruit de la témérité sans expérience, se concertèrent pour seconder l’héroïne. C’est le triomphe de l’amour de la patrie sur l’amour-propre. Toutes les forces sont dirigées en bon ordre sur les tourelles. L’attaque est régulière et soudaine. Le premier choc est affreux. Jeanne, l’intrépide Jeanne, est à la tête des Français ; elle les anime, les embrase ; elle saisit une échelle qui s’élève dans les airs ; l’emporte, bravant une grêle de pierres, de boulets et de traits, parvient au bas du rempart  ; pose contre le mur cet instrument fragile, d’où le moindre choc peut la 179précipiter au tombeau ; elle s’élance, gravit en courant le double chêne, qui, sous ses pieds, se balance dans sa longueur énorme.

Les Anglais ne l’ont pas perdue de vue. C’est sur elle que se fixent tous leurs soins  ; c’est de son côté que se portent les plus fiers combattants. Deux chaudières de bitume embrasé sont sur le rempart que l’amazone se propose d’escalader. Tout à coup l’on verse sur elle le bitume enflammé. Une des chaudières échappe aux mains des ennemis. Le pesant airain tombe et dans sa chute frappe le casque de l’héroïne  ; il bondit, va tomber au loin, et Jeanne, domptée par la violence du coup, ferme les yeux, lâche l’échelle, tend les bras et 180tombe du haut du rempart, couverte du bitume et des débris de l’échelle embrasée. Un cri général se fait entendre  : Elle est morte  ! Jeanne est morte ! À ces cris, la fureur des assiégés est plus audacieuse, et la valeur des Français se ralentit. Déjà ceux-ci regardent derrière eux pour voir s’ils auront une facile retraite. Tout à coup l’on voit l’héroïne qui fait effort pour se relever. Est-elle sur pied, elle ordonne à son écuyer d’agiter sa bannière, signal dont elle est convenue pour témoigner aux Français qu’elle se hasarde en quelque périlleuse entreprise. Non loin d’elle, est une échelle plus pesante et plus forte que celle qui vient d’être embrasée. Elle bondit comme une 181biche qui vole à son pâturage chéri, saisit cette échelle, l’élève avec facilité, l’emporte, la dresse contre le rempart, et d’une course rapide, en parcourt des échelons. Bientôt elle touche à la hauteur du rempart, et bravant les traits, les pierres, les métaux fondus qui lui sont lancés, elle fait effort pour planter sa bannière. En ce moment, une flèche au dard acéré, vole, siffle, touche à la guerrière, s’attache à son cou d’ivoire et brandit dans la plaie en s’abreuvant de sang. L’indomptable amazone brise de sa main guerrière le bois de la flèche, saisit la pointe du fer qui paraît au-delà des chairs  ; après les avoir traversées, l’arrache, avec impétuosité. Des flots de sang, sortent de sa blessure. Les Français, 182qui l’environnent, poussent un long cri douloureux.

— Ce n’est rien, s’écrie l’amazone !

— Quoi, ce n’est rien, dit Puisieux  ! La blessure est énorme  : il en jaillit des flots de sang !

— Calmez-vous, reprit-elle, je vole me faire panser et je reviens.

Évelina entendit ces mots, et voyant le danger de l’héroïne, ses beaux yeux se remplirent de larmes.

— Pourquoi vous affliger, lui dit Jeanne ? ne voyez-vous pas que de cette blessure il sort plus de gloire que de sang  ?

À ces mots, elle arrache sa bannière, beau garant de la victoire, descend l’échelle avec rapidité, vole dans les murs d’Orléans, se confie aux mains de la sensible Éline, qui, travaillant 183sous les auspices de plusieurs médecins, répond à la ville, à l’armée entière des jours précieux, qui lui sont confiés. Une lente célérité est mise dans son travail. L’héroïne, qui brûle de voler au combat, presse la sensible Éline, qui, voulant s’acquitter utilement de son emploi, y porte des soins qui fatiguent l’impatience de la guerrière. Le sang coule encore et se fait jour à travers les linges qu’on lui oppose. En ce moment, Jeanne entend dire que les soldats, découragés, abandonnent le rempart, que les généraux favorisent leur retraite, et que tous se disposent à rentrer dans Orléans.

Apprenant que les Français battent en retraite, Jeanne repart à l’assaut  ; les soldats rivalisent de bravoure et le fort est pris

À cette annonce Jeanne, s’arrachant des bras de ses médecins, 184prend sa coiffure d’airain, saisit sa bannière, s’attache son épée, et traversant la ville avec la rapidité de l’aigle, pâle et sanglante, mais belle encore, et n’ayant rien perdu de l’ardent génie qui l’embrase, elle est bientôt, à la tête des Français.

— Courage, leur dit-elle, c’est un peu de sang répandu. Il en reste encore assez pour inonder ces remparts de celui de nos ennemis.

À ces mots, les Français ne respirent que sang et carnage. L’ivresse de la valeur est dans leur sein. C’est à qui effacera un trait d’héroïsme par un trait plus héroïque encore. Si l’un tue un ennemi, l’autre plus terrible, en immole plusieurs à la fois. Vouloir compter les exploits fameux de cette 185journée, serait compter toutes les actions de chaque Français. De toutes parts, la valeur et l’art et la nature leur offrent des obstacles, qui, vus de sang froid, seraient déclarés insurmontables dans tous les temps  ; mais la valeur française n’a-t-elle pas fait des miracles ? N’est-elle pas un phénomène par la vigueur étrange qu’elle donne à des corps moins forts peut-être que ceux de leurs ennemis  ?

Tant d’efforts sont enfin couronnés par le succès. Girème est le premier qui, sautant dans les retranchements, fait des Anglais vaincus un horrible carnage. Évelina le suit de près, parce que Dunois lui tend la main comme à son frère d’armes. Les remparts sont encombrés de morts et 186de mourants. Les Anglais se précipitent épouvantés vers la porte du fort. La frayeur qui les précède et les poursuit, les fait arriver en foule. Le pont, qui favorise leur retraite, est surchargé de soldats entassés, qui ne peuvent à la fois franchir une étroite barrière. Les poutres du pont immense, plient  ; elles gémissent sous le faix, qui va toujours croissant  ; elles crient, s’affaissent, se rompent avec un horrible fracas ; les Anglais sont ensevelis dans les flots, et l’onde jaunâtre se rougit du sang de mille blessés ; ils roulent entraînés par leurs compagnons, qui luttent vainement contre le trépas.

Glacidas, le terrible Glacidas, qui pendant tout le siège, avait été si funeste aux Français, périt dans 187cet effroyable combat. Général anglais, il est trouvé sur le champ de bataille, entouré de trois cents gentilshommes Français qui, ravageant la terre qui les avait vus naître, l’arrosent à présent de leur sang. Quel honteux usage ils ont fait de leur valeur ! Ils sont couchés à côté de Glacidas  !

Le combat avait duré une grande partie du jour. Dunois, l’infatigable Dunois, cherchant moins la gloire du triomphe, que son utilité pour la patrie, jetait partout le coup-d’œil du général habile, et tantôt faisant poursuivre les Anglais jusque dans leurs derniers retranchements, tantôt s’emparant de tous les postes avantageux à la défense de la place comme aux attaques nouvelles qu’il se proposait, 188il recueillait tous les fruits de la victoire. Si donc l’héroïne, par le secours de Dunois, triomphait en courant, Dunois, par le secours de l’héroïne, récoltait avec habileté tout ce qui pouvait lui servir à la défaite des Anglais, et au triomphe de son roi. Mais, tandis que le héros vaquait à ces travaux précieux, Jeanne, après la victoire, retrouvant toute sa sensibilité, donnait carrière à sa douleur. Ce champ de bataille couvert de tant de jeunes guerriers, morts pour la cause d’une honteuse tyrannie, fut arrosé de ses larmes.

— Voilà, disait-elle, avec l’expression de la plus amère douleur, les victimes sanglantes de quelques ambitieux qui, pour s’environner d’un peu de pouvoir qu’il faudra 189bientôt abandonner, couvrent la terre qui leur donna le jour, de deuil et de carnage ! Hélas ! Dieu la créa cette terre pour en faire un lieu de calme et de félicité. L’orgueil, cette passion qui s’alimente de ses succès, dérangea l’ordre établi pour le bonheur commun ; il versa le premier sang du juste  ; il en inondera la terre jusqu’à ce que les étoiles, tombant du firmament, le monde où nous vivons soit désorganisé. Pardon, pardon, ombres plaintives et gémissantes, qui regrettez tant de corps valeureux, que vous avez à peine eu le temps d’habiter ! Pardon, si j’ai moi-même répandu et fait répandre votre sang  ! J’ai dû le faire pour l’humanité que votre révolte outrageait  ; je le ferais encore, 190si vous pouviez me résister. Quelques-uns de vous fûtes trompés, aveuglés, et par conséquent innocents ; mais vous étiez les instruments du crime.

— Ô Jeanne, s’écrièrent quelques Français, pourquoi ces pleurs de pitié ? Voyez ici Pinbrok et Dollinville ; là, Colimbourg et Glacidas ; vivants ils vous accablèrent de calomnieuses injures  ; ils vomirent des imprécations contre vous.

— Hélas  ! reprit l’héroïne, la mort efface tous ressentiment. Elle nous met tout également en présence de Dieu. Devant sa majesté tous les intérêts de la terre sont si petits ! Je les pardonne de bon cœur : puisse l’Éternel les pardonner ainsi que moi  !

L’armée rentre à Orléans en triomphe  ; devant la cathédrale Jeanne s’adresse au peuple et attribue le succès à Dieu

191Cependant le jour baissait, l’on ne devait plus entreprendre aucune autre conquête. Le corps épuisé du soldat, demandait la nourriture et le repos. Les troupes victorieuses furent mises en ordre de bataille. On laissa dans les forts conquis, les hommes nécessaires à leur conservation. Le reste de la troupe fut dirigé vers la ville. Leur marche était un triomphe. Tous les yeux cherchaient l’héroïne  ; toutes les bouches, la comblant de bénédiction, lui attribuaient la victoire ; mais, simple et modeste, le sourire de l’innocence était sur son visage qui, malgré ses souffrances qu’elle surmontait, et malgré les fatigues du jour, n’avait rien perdu de sa grâce, et surtout de sa beauté. Le linge, teint 192de sang, qui couvrait son cou d’ivoire, semblait ajouter à l’éclat de ses charmes, comme il ajoutait à la beauté de son triomphe. Son regard était doux et amical  ; sa voix, pleine d’harmonie, avait la sensibilité du plaisir et du regret. L’on eût dit d’un ange qui, sous la figure d’un mortel, avait conservé tous les charmes et toutes les vertus dont les immortels peuvent s’embellir dans les deux. À peine eut elle mis le pied dans la ville, que toutes les cloches mêlèrent leur son triomphal aux acclamations des habitants, qui désormais vont l’adorer. Elle traversa de la sorte une partie de la ville, jouissant du plus agréable concert, prix glorieux de la valeur qui si souvent se change en éternels regrets, 193par l’abus criminel qu’en fait le vainqueur  ! Quand elle fut devant la cathédrale, elle y vit une grande partie du clergé. Les ministres du seigneur, partageant l’allégresse publique, s’écrièrent tous d’une voix  : Vive Jeanne  ! vive le sauveur d’Orléans.

L’héroïne à ces mots s’arrêta, et témoignant le désir de parler ; tout le peuple s’empressa de garder un profond silence.

— Le sauveur d’Orléans, dit-elle en élevant la voix, c’est Dieu, Dieu seul, dont vous êtes les ministres sur la terre. Entrons, braves guerriers  ! que les voûtes du temple retentissent de nos actions de grâce  ! Prêtres du Seigneur, entonnons ses cantiques  : c’est recouvrer ses forces 194que d’en rendre grâces à l’Éternel.

Elle dit, et la première elle entre dans l’édifice religieux  ; elle est suivie d’un peuple immense  ; ceux d’entre les guerriers que le temple ne peut contenir, partagent le recueillement de l’héroïne. De proche en proche il se communique à tous les habitants, et même à tous les guerriers qui, sur les remparts ou dans les forts conquis, veillent à i la défense de la patrie. Les chants de vingt mille voix que la valeur, la reconnaissance et la pitié animent d’un même zèle, font retentir et trémousser les voûtes et les colonnes du temple spacieux  ; ils sont répétés au dehors, les sons se propagent dans la ville, sur les remparts, dans 195les forts à demi renversés  ; et les voix de tous les habitants, de tous les guerriers, ne faisant qu’un même chœur, frappent ensemble la voûte des cieux. L’Éternel assiste à leur concert ; il verse sur les Français des bénédictions nouvelles  ; les Anglais, témoins de ces chants de victoire, éprouvent un accroissement de terreur, et la crainte, qui les suit dans les. ténèbres, va présider à leurs conseils.

Fin du second volume

Notes

  1. [2]

    Tous les hameaux, villes et villages voisins de Domremi, près Vaucouleurs, sur la Meuse, lieu de la naissance de Jeanne d’Arc, étaient sous la domination de l’Anglais et du Bourguignon. Son village avait été entouré plusieurs fois par l’ennemi. Pour en éviter la fureur, elle avait fui et s’était réfugiée chez une aubergiste, nommée Larousse, près Neufchâtel en Lorraine, où elle passa quinze jours. Pendant ce temps d’alarmes, elle fut demandée en mariage par un jeune homme, qui, sur son refus, la cita en justice, croyant pouvoir la contraindre à l’épouser  ; mais Jeanne gagna facilement un tel procès et rentra chez ses parents.

    Il paraît qu’elle avait reçu plus d’éducation qu’on n’en donnait à une bergère ; elle savait lire et écrire, chose très rare alors même parmi les gens riches et puissants. Elle connaissait parfaitement sa religion, raisonnait sciemment des choses saintes, et n’était pas étrangère à l’histoire. Conduisant ses brebis dans la retraite, elle s’y livrait à la méditation et fréquentait peu les filles de son âge. Elle ne connut jamais leurs jeux, leurs danses et leurs plaisirs.

    Il lui fallut un génie bien extraordinaire pour s’imaginer, faible et simple mortelle, âgée seulement de dix-huit ans, n’ayant jamais vu que son village, qu’elle pût délivrer son roi de tant d’ennemis. Ce projet, conçu si extraordinairement, fut exécuté contre toute espèce d’apparence ou de probabilité.

    Elle crut entendre des voix lui parler. Les entendit-elle ? Les génies ou les ombres des morts, devenus immortels, sont-ils susceptibles de produire des sons, ou peuvent-ils parler à notre esprit lorsque le corps étant dans un état de repos absolu, l’âme est toute entière à elle-même ? Ou bien, les discours que Jeanne crut entendre ne furent-ils que de simples inspirations ? C’est ce qu’il est impossible de décider. Il est certain seulement qu’elle crut entendre des voix lui parler. Ce cœur était à la fois trop désintéressé, trop pur et trop grand, pour avoir recours à cette misérable imposture.

    Bien des hommes diront que Jeanne n’eut d’autre inspiration que l’impulsion de son génie  ; en ce cas, il avait quelque chose de céleste. Ici l’effet prouve la cause. Si l’on ne conçoit point la possibilité de l’inspiration, l’on conçoit encore moins un si grand projet dans une villageoise de dix-huit ans. On dira qu’il lui fut suggéré  ; mais quel mortel pouvait lui donner le génie propre à l’exécuter ? Tout est phénomène dans cette héroïne  ; sa retraite, son âge, ses desseins, son éloquence, ses talents, ses succès, ses malheurs, tout nous étonne également.

    Jeanne n’eut pas seulement un génie au-dessus de l’humanité, elle fit aussi des prédictions. Ces faits sont constatés par les efforts de ses ennemis pour persuader le contraire. Forcés d’avouer dans cet esprit des choses surnaturelles, ils les attribuèrent à des génies infernaux. Quel que soit le pyrrhonisme [scepticisme] de ceux qui nient les faits qu’ils ne peuvent pas expliquer, je leur dis que l’inspiration de Jeanne d’Arc me paraît un phénomène moins grand que ses actions, si elle les fit sans être inspirée.

    Qu’entendons-nous par inspiration ? Un commerce intime avec l’esprit de Dieu. Or, tout homme de bien, tout homme essentiellement vertueux est en commerce avec l’esprit divin. Supposons un juste par excellence, sa correspondance avec Dieu sera plus étendue ; et si nous jugeons l’héroïne d’après l’histoire, et même d’après les accusations de ses ennemis, nous ne pouvons douter qu’elle n’ait été un modèle accompli de vertus. Donc elle put avoir les inspirations secrètes dont l’Éternel aime à favoriser ses élus.

  2. [3]

    Quelques personnes, dont je respecte l’autorité, ont pensé que Jeanne d’Arc dut avoir dans ses discours la simplicité rustique des campagnes qu’elle avait habitées. Je ne suis point de cet avis. L’histoire nous apprend que son éloquence était si persuasive, son élocution si flatteuse, ses gestes, ses accents si remplis de grâce, qu’on ne pouvait l’entendre sans être de son avis. Comment pouvait-il en être ainsi, disaient ces mêmes hommes, lorsque Jeanne n’était jamais sortie de son village ? L’éloquence dont la nature l’avait douée était une merveille de plus. Son génie, qui la portait aux plus grandes opérations militaires, comme au développement des plus inextricables systèmes de métaphysique et de morale, était tout aussi merveilleux que son éloquence. Tous ceux qui ont réfléchi sur l’art oratoire savent que la nature seule, la force du génie, la noblesse, la rectitude des pensées donnent à l’orateur ce qu’il doit dire et dans quel ordre il doit dire ; l’art ne sert qu’à cette partie de l’oraison qui est de convention, la pureté du langage et l’harmonie cadencée du discours ; encore l’homme, éloquent par la force de son génie, possède-t-il ce dernier talent sans l’avoir étudié. Tout nous porte donc à croire que Jeanne d’Arc fut douée d’une grande éloquence. Pensant et agissant fortement, elle dut s’exprimer de même. La grandeur de son caractère, fit la grandeur de ses discours. L’art ne donne point le génie, et le génie atteint et même surpasse l’art, en ce que celui-ci n’est que la science théorique d’approcher des productions du génie. Au reste, mon opinion est prouvée par l’histoire. Jeanne parlait-elle à des guerriers ? ils étaient persuadés soudain  ; à des savants ? elle les confondait par ses raisonnements  ; aux premières dames de la cour ? elle les pénétrait d’une admiration, d’une sensibilité si douce, si parfaite que toute l’assemblée fondait en larmes. Cette éloquence était quelque chose au-dessus de l’élocution du village. Elle tenait au génie ; elle pouvait donc avoir une étendue supérieure à ce que nous supposons communément dans une villageoise.

  3. [4]

    Il suffit, pour peindre les mœurs du temps, et donner une idée de la situation de Charles VII à cette époque, de rapporter une circonstance de la vie de ce monarque. Un cordonnier de Bourges lui avait fait une paire de bottes  ; il en avait déjà chaussé une des jambes du roi, lorsque ce prince lui dit  : Si Dieu permet que je recouvre mes États, non seulement je vous payerai bien  ; mais je me souviendrai du service que vous me rendez en ce moment. — Quoi ! répondit le cordonnier, vous voulez ne me payer que lorsque vous serez rentré dans vos États ? — J’avoue que je n’ai point d’argent  ; mais, bientôt peut-être… — Mais, bientôt peut-être ?… Je ne donne point mes bottes sur les hasards d’une couronne. Il dit, arrache la botte de la jambe du roi et se retire, laissant Charles riant de la fortune d’un roi de France, qui ne lui permettait pas d’avoir une paire de bottes à crédit.

  4. [5]

    Ce fut dans cette occasion que Jeanne d’Arc dit au roi  : Sire, avant mon départ pour Orléans, j’ai une grâce à vous demander. — Parlez, répondit le monarque, je n’ai rien à vous refuser. — Une voix m’a dit qu’il était dans la chapelle de Notre-Dame de Fierbois, une épée sur la poignée de laquelle sont cinq petites croix, et que je devais en être armée. Je vous prie de me la faire donner. — Pourquoi désirer cette épée ? J’en ai une excellente à vous offrir. — Je ne refuse point la vôtre ; mais permettez, Sire, que je possède celle dont on m’a fait une loi.

    Charles VII fit aussitôt partir un exprès pour Fierbois, et l’on trouva l’épée désignée derrière le maître-autel.

  5. [6]

    Voici la lettre de Jeanne d’Arc, à Talbot et au comte de Suffolck.

    Je me suis permis de la traduire en expressions de nos jours.

    Messieurs,

    Dieu m’a ordonné de faire lever le siège d’Orléans, et je veux bien vous donner avis de mon arrivée. Je vous prie de vous retirer pour éviter les maux qui vous menacent. Il y a trop longtemps que l’État souffre. Il faut que le prince légitime des Français porte seul le titre de roi, dont votre tyrannie usurpe l’autorité. Le ciel, offensé de vos crimes, est touché de nos pleurs. Si vous êtes sages, fuyez les États de mon souverain  ; allez défendre les vôtres. Il faut, et la résolution en est prise dans le conseil de Dieu, que la France, dont vous allez être chassés, demeure entièrement à son maître. Je vous prouverai, à l’aide de celui qui m’a ordonné de vous attaquer, que par cet écrit, je n’ai voulu ni vous tromper ni vous intimider ; et si l’avis que je vous donne vous fait éviter les maux que je vous prépare, je serai glorieuse de vous avoir vaincus plutôt par ma civilité que par la force.

    Adieu  !

    Jeanne d’Arc.

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