J. Barbier  : Jeanne d’Arc (1873)

Dossier : Documentation : 1869

1869
Publication du drame. — Grand Prix de Rome.

Le Figaro, 12 mai 1869

Extrait du Courrier des théâtres, par Gustave Lafargue.

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Nous parlions l’autre jour d’une Jeanne d’Arc, tragédie en cinq actes, que M. Jules Barbier doit lire très prochainement au comité du Théâtre-Français.

Nos informations se complètent d’une façon qui n’est pas rassurante… pour le comité :

Deux autres Jeanne d’Arc attendent aussi leur tour de lecture au même théâtre. L’une est de M. Julien Dallière, ancien professeur au lycée d’Angers, poète plusieurs fois couronné à l’Académie française, aujourd’hui bibliothécaire à Paris.

L’autre est de M. Viguier, un inconnu pour nous, du moins.

La pièce de M. Barbier est écrite en alexandrins les deux autres sont en vers libres.

Des vers libres pour une telle héroïne !

Le Figaro, 21 mai 1869

Extrait du Courrier des théâtres, par Gustave Lafargue.

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M. Jules Barbier est convoqué [au Théâtre-Français] pour lire d’aujourd’hui en huit sa Jeanne d’Arc, tragédie en cinq actes, en vers.

Le Figaro, 29 mai 1869

Extrait du Courrier des théâtres, par Jules Prével.

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M. Jules Barbier a lu hier au Comité du Théâtre-Français sa tragédie de Jeanne d’Arc.

La pièce a été reçue à correction.

Le Figaro, 24 octobre 1869

Extrait du Courrier des théâtres, par Jules Prével.

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Les matinées littéraires de la Gaîté doivent, nous l’avons dit, avoir leur pendant à la Porte-Saint-Martin. Mais, si M. Ballande [créateur des Matinées] fait appel aux anciens, M. Raphaël Félix [directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin depuis 1868], lui, s’adresse aux modernes. C’est un tournoi dont on jugera les coups avec intérêt.

M. Félix avait été d’abord en pourparlers avec M. Autran pour une reprise de la Fille d’Eschyle, faite dans de merveilleuses conditions de mise en scène. Ces pourparlers n’ont pas abouti.

Aujourd’hui, il est question de donner asile à la Jeanne d’Arc de M. Jules Barbier, reçue à correction à la Comédie-Française. Nous serions heureux de voir réussir cette tentative. Car il n’est pas de spectacle plus sympathique et plus populaire que l’odyssée de cette héroïne nationale, et qui réponde mieux au but que se propose le directeur de la Porte-Saint-Martin.

Le Constitutionnel, 11 avril 1870

Extrait de la chronique Théâtre, par Nestor Roqueplan, en feuilleton.

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Le fiasco de la reprise de Charles VI, qui allège, en la simplifiant, notre tâche de critique, ne doit pas nous empêcher de jeter un regard en arrière sur l’effrayante époque où s’agitent les personnages mis en œuvre par les deux frères Delavigne.

Ce n’était encore que la fin du XIVe siècle et le commencement du XVe siècle ; déjà pourtant se remuaient toutes les idées religieuses, politiques et même sociales qui plus tard devaient se grouper et se traduire par le mot Renaissance.

Deux papes se disputaient la tiare et se partageaient la chrétienté.

En France, les communes cherchaient à fortifier et à étendre leur émancipation insuffisamment régularisée. En Angleterre, un mouvement insurrectionnel se propageait parmi les paysans, et le sectaire Wycliffe, un siècle avant Henri VIII, subordonnait l’Église à l’État.

Quand les évêques ou les prêtres, disait-il, pèchent mortellement, c’est un droit et un devoir, pour le pouvoir temporel, de les punir par la saisie de leurs biens. Il allait plus loin encore : Les biens de l’Église, ajoutait-il, étant le patrimoine des pauvres, il n’est pas permis de lever des impôts sur les pauvres, tant que les biens de l’Église ne seront pas épuisés. Enfin, après avoir accordé au pouvoir temporel le droit de châtier les clercs, il reconnaissait au peuple le droit de châtier les grands. L’hérédité monarchique et féodale n’était pour lui qu’un fait.

Un de ses disciples, un prêtre nommé John Ball, prêchait aux paysans la liberté et l’égalité. Les choses, leur disait-il, ne pourront bien aller en Angleterre jusqu’à tant que les biens iront de commun, qu’il n’y aura plus ni vilains, ni gentilshommes, et que nous serons tous unis.

Au commencement du monde, se disaient entre eux les paysans, il n’y avait pas de serfs. Nous sommes tous créés à la similitude de Notre Seigneur, et on nous tient comme des bêtes. Cela ne doit plus être, et, si nous labourons pour les seigneurs, nous vouions en avoir salaire.

When Adam delved and Eve span

Where was then the gentleman ?

Quand Adam labourait et qu’Ève filait, chantaient-ils, où était alors le gentil homme ?

En France, à Paris surtout, la bourgeoisie était tenue éveillée par l’exemple des Gantois qui se défendaient si bien contre les armes du comte Louis de Mâle. C’était la première fois, ce me semble, que le sentiment un peu étroit de la nationalité s’oubliait devant le sentiment plus large de la solidarité.

N’aurons-nous jamais de repos ni de bien-être ? s’écriait un mégissier dans l’assemblée des notables Parisiens ? Où s’arrêtera la cupidité de nos maîtres ? Et avec quel mépris ils nous traitent ? Quand ils nous voient auprès d’eux dans quelque lieu public, ils demandent, indignés, comment la terre ose se mêler avec le ciel ? Courons aux armes !

Que répondait aux bourgeois le chance lier Miles de Dormans, debout sur la table de marbre de la grand-salle du Palais ? Les rois, quand ils le nieraient cent fois, ne règnent que par le suffrage des peuples.

Jean Gerson, lui-même, à qui longtemps on a attribué l’Imitation de Jésus-Christ, et qui, dans sa vieillesse, se réduisit par humilité aux fonctions de maître d’école et de catéchiste des enfants, n’exigeant d’autre salaire que cette simple prière faite à Dieu : Seigneur, ayez pitié de votre pauvre serviteur Gerson, n’hésitait pas à dire en présence du roi Charles VI et de tout le conseil : Les rois ou princes doivent volontiers oir ceulx qui sçavent empescher le venin de tirannie qui ne les occupe, et vault mieux qu’ils aient moindre seigneurie, qui soit raisonnable, saine et durable, et bailler quelque restraintif que le chef ne tire trop à soy l’humeur et le sang des autres membres. Ce n’est pas grever le chef, mais l’aider.

Gerson disait encore devant le même auditoire : Officiers de justice ou aultres ne se doivent multiplier, ne trop souvent changer : raison, quand officiers se multiplient, chacun en emporte sa part en pensions, en dons, en exactions, pour entretenir et mener son estat. Que prouffite au Roy avoir deux cens chamberlans et autant de varlets de chambre ; des secrétaires sans nombre et ainsi des autres ?

Mais que faisait tout cela sur une noblesse affolée, sur un roi en démence ; sur une nation même qui ne savait plus où elle en était et à qui il fallait les extrêmes humiliations de l’occupation étrangère pour que de son désespoir naquît Jeanne d’Arc ?

Et puis, c’était à peine si les Anglais commençaient à renoncer à l’usage de la langue française. Il pouvait sembler d’abord que les derniers conquérants de l’Angleterre fassent des Français et que les unions royales, alors dans toute l’énergie de leurs conséquences, donnassent autant de droits aux Plantagenêts qu’aux Valois de se déclarer rois de France.

En fait, les Anglais étaient maîtres de la Guyenne, et possédaient en outre Calais, Brest et Cherbourg.

La Guyenne se considérait si peu comme française, qu’elle refusa nettement de s’armer contre les Anglais.

À Paris même, lorsque le bruit des prodiges accomplis par la main d’une femme remplissait toute la France, il y avait un parti anglais ; et, lorsqu’une trahison patriotique en ouvrit les portes au connétable de Richemont, à l’Isle-Adam et au bâtard d’Orléans, qui trouve-t-on aux côtés de lord Willoughby ? Le prévôt Simon Morhier. Il rencontre, en se dirigeant vers les halles, un sien compère, riche boulanger, qui lui démontre l’impossibilité de vaincre le peuple et lui conseille de s’accommoder avec le roi. Pour toute réponse, Morhier l’assomme d’un coup de hache et poursuit sa route. Et il n’était pas le seul a soutenir l’étranger. L’Université de Paris dut se trouver fort heureuse de racheter son passé en figurant tout entière, cierge en main, dans les deux grandes processions qui suivirent l’expulsion des Anglais.

Et maintenant, est-il une seule figure sympathique parmi les acteurs de ce long et terrible drame qui s’étend de 1380 à 1422 ? Charles VI, intéressant peut-être par sa folie, à la condition toutefois que ce fait soit considéré comme un accident et non comme une conséquence.

Auparavant de ce désordre mental, tandis que le duc d’Orléans emploie à ses débauches et à ses somptueuses constructions le montant d’une nouvelle taille qui réduisait les malheureux à vendre jusqu’à la paille de leur lit, tandis que la reine Isabeau, selon le bruit populaire, envoie en Allemagne des mulets chargés d’or, ou plutôt partage avec ses amants les deniers extorqués au peuple, Charles VI, dit le religieux de Saint-Denis, était abandonné aux soins de serviteurs dont on ne payait pas les gages, et de femmes de basse condition, qui remplaçaient la reine auprès de lui : on appelait l’une d’elles la petite reine. Il n’avait pas toujours les choses les plus nécessaires à la vie, et croupissait dans l’ordure et la vermine.

Les faits compris dans cet intervalle de quarante-deux ans frappent l’esprit d’une telle horreur qu’il faut arriver à l’époque de la Ligue pour en retrouver de semblables. C’est l’ivresse de la férocité. On en arrive presque à donner raison à ces cabochiens et à ces écorcheurs qui, dans le Paris des premières années du quinzième siècle, ont été comme les devanciers du terrible comité de salut public de 93 et de 94. Les bouchers Legoix et Saint-Yon, le chirurgien Jean de Troyes, Caboche l’écorcheur et Capeluche le bourreau, saisirent la tâche devant laquelle reculait la bourgeoisie parisienne, et rendirent atrocités pour atrocités aux Armagnacs qui prirent plus tard la nom de Dauphinois.

Ce n’était donc pas des Anglais qu’il aurait fallu dire : Jamais en France l’Anglais ne régnera ! c’était de toute cette noblesse violente et corrompue qui, selon ses intérêts ou ses passions du moment, s’unissait aux Bourguignons ou aux Armagnacs, à la cour d’Angleterre ou à la cour de France. Voilà ceux dont l’expulsion aurait dû être demandée à cors et à cris, — mais sans autre musique.

Dans rien de cela, en effet, nous ne voyons matière à un opéra, et la froideur que Charles VI vient de rencontrer au théâtre Lyrique nous ferait craindre très sérieusement pour la résurrection de cette salle si nous n’avions tout espoir de la voir bientôt rentrer dans les mains hardies et habiles d’un directeur-artiste, qui occupe déjà une si brillante place dans l’histoire de la musique dramatique de notre temps, — M. Carvalho.

La Jeanne d’Arc, paroles et musique de M. Mermet, aura-t-elle un sort plus heureux que Charles VI ? Nous le désirons très vivement, sans beaucoup l’espérer. Le sujet échappe évidemment à l’horreur par l’idéalité de la principale figure, et les personnages y sortent de cette mêlée contradictoire où nous les voyions tout à l’heure. On y sait où l’on est, à qui l’on a affaire et où l’on va.

Jusqu’à la mort de Charles VI, dit Henri Martin, les deux partis anglo-bourguignon et dauphinois avaient combattu au nom du roi de France ; son autorité était également invoquée dans les manifestes du régent anglais et du régent français ; son image et son écusson, l’écusson de France, figuraient seuls sur les monnaies battues dans toute l’étendue du royaume. Cette dernière fiction de monarchie vient de disparaître : la sinistre réalité n’a plus de voile ; la France est partagée entre deux rois ennemis. Paris, l’Île-de-France, la Normandie, l’Artois, la Flandre, la Bourgogne et ses ses dépendances, presque toute la Picardie et la Champagne, et, au Midi, la Guyenne et la Gascogne occidentales subissent la royauté d’un enfant au berceau, d’un, enfant étranger qui porte dans ses veines la sang des plus implacables adversaires de la France et qu’on élève parmi les Anglais, de l’autre côté, de la mer ; la Lorraine et la Savoie, les provinces nominalement impériales, françaises de langue, de positions et de relations, sont, la première, bourguignonne ; la seconde, neutre ; l’Anjou et le Maine sont un champ de bataille en l’absence de leur seigneur ; la Bretagne hésite et s’isole ; la Touraine, l’Orléanais, le Berry, l’Auvergne, le Bourbonnais, Lyon, le Dauphiné, le Languedoc et les parties orientales de la Guyenne et de la Gascogne reconnaissent l’héritier légitime des Valois, jeune homme de vingt ans, sur qui pèse la solidarité d’un crime abhorré d’une moitié de la France et tout au moins regretté de l’autre, et ce jeune homme n’annonce aucune grande qualité capable d’effacer ce fatal souvenir.

N’importe ; la situation est désormais nettement tranchée ; plus d’excuse ni de prétexte aux cœurs faibles et indécis ; il faut choisir entre le roi anglais et le roi français ? quel que soit, l’homme, en Charles VII ; le roi est l’unique représentant, le drapeau nécessaire de la nationalité. Les populations le comprirent.

On peut donc s’attacher à quelqu’un et l’on se trouve ainsi maître d’un des principaux éléments du drame, l’intérêt. Mais, si fouillée en tous sens qu’ait été la légende de Jeanne, si certain que l’on puisse être maintenant des faits qu’elle a accomplis, des paroles même qu’elle a prononcées, si touchantes, si belles, si sublimes que soient sa vie et sa mort, nous craignons, bien que la libératrice du sol français ne parvienne pas à sortir du cadre historique et mystique où sa figure rayonne d’un si pénétrant éclat.

M. Jules Barbier a fait aussi sa tentative : il a lu au comité du Théâtre-Français puis au directeur de L’Odéon un drame en cinq actes et en vers qui porte ce titre redoutable : Jeanne d’Arc ; et il a été refusé.

Il y avait déployé ce talent d’assimilation qui parvient à faire disparaître tout vestige de suture entre des données de l’histoire et la mise en œuvre de l’imagination. Tout ce qui nous reste de Jeanne, il avait su le faire entrer sans efforts ni disparate dans la trame de son propre style.

Voici de très agréables vers où Thibaut essaie de se faire accueillir par Jeanne :

Souviens-toi seulement de notre enfance heureuse !

Tout ce riant vallon arrosé par la Meuse

En a gardé mémoire ; il n’est prés ou buissons

Où ne résonne encor l’écho de nos chansons.

Toi plus grave pourtant et déjà réfléchie,

De nos jeux trop bruyants tu t’étais affranchie,

Écoutant volontiers les cloches, dont l’appel

Te semblait une voix qui montait vers le ciel !

Et je te contemplais dans tes grâces discrètes,

Grandissant comme un lis parmi les pâquerettes !

Souviens-toi des beaux jours, quand, le printemps venu,

Une foule joyeuse allait au bois chenu,

Dames, seigneurs, garçons, filles, Dieu sait le nombre,

Pour fêter le vieux hêtre et danser à son ombre !

Tes compagnes tressaient dans les prés d’alentour

Des couronnes de fleurs, et chacune à son tour,

Avec un vœu secret, comme on fait d’une offrande,

Aux rameaux du beau mai suspendait sa guirlande ;

Comme elles tu faisais ta provende de fleurs ;

Mais l’arbre n’avait pas tes dons avec les leurs,

Et tu les réservais, dans la foi de ton âme,

Pour attacher leurs nœuds au cou de Notre-Dame.

La réponse de Jeanne est d’un charme ingénu où se glisse le ton plus grave de la mysticité :

Tu triomphes d’un cœur résolu de se taire.

À nul autre que toi je n’ai dit ce mystère

Où ma vie est pendante, où Dieu même apparaît ;

Sur ton âme, Thibaut, gardes-en le secret.

J’avais treize ans. Déjà nos campagnes ouvertes

Voyaient se rapprocher la guerre et ses alertes ;

Le trouble et la frayeur étaient dans les esprits,

Et les yeux inquiets regardaient vers Paris.

Un soir, comme j’étais à genoux, en prière,

Une voix m’appela, dans un jet de lumière ;

J’eus peur et je pleurai. La voix s’évanouit,

Et le rayon de feu disparut dans la nuit.

[…] La clarté reparut ; la voix se fit entendre ;

Puis d’autres voix encor qui descendaient du ciel.

Je les connus ; c’était l’archange saint Michel,

Et sainte Marguerite, et sainte Catherine ;

Et je les contemplai dans leur splendeur divine.

[…] Dès lors, maîtresses de mes jours,

Les saintes m’ont conté les villes sans secours,

Les vainqueurs sans merci, le roi sans espérance,

Et la grande pitié du royaume de France.

Enfin, voici deux mois passés que j’entendis

La voix du Seigneur même en son saint paradis :

Jeanne ! il faut que tu sois dans le temps du carême

Devers ton souverain ! Nul autre que toi-même,

Prince ni duc, ne peut venir en aide au roi.

Sans toi point de secours ! va, je serai vers toi !

[…] Moi, pauvre fille !

Abandonner mon toit ! délaisser ma famille !

Voir le sang des chrétiens couler dans les combats !

Donner la mort ! tuer !… Non ! je ne tuerai pas.

Ah ! l’esprit soulagé de cette angoisse amère,

Que j’aimerais bien mieux, près de ma pauvre mère,

Filer le lin, le chanvre, et que le ciel m’ôtât

De souci ; car enfin ce n’est pas mon état.

J’ai tant pleuré, prié, demandé cette grâce !

Si Dieu le veut pourtant, il faut que je le fasse !

J’ai prolongé cette citation pour donner une idée complète de l’élégant et fidèle travail de M. Jules Barbier. En aucun point de son drame il ne se dément de son projet. Il a toujours sous les yeux la légende que les recherches modernes ont faite histoire et qui ne sera jamais assez lue, tant l’héroïsme y est simple et naturel, tant, la femme y reste femme sans cesser d’être sainte, tant les choses les plus grandes y sont faites comme en passant.

Mais, au théâtre, c’est autre chose. Jeanne, sans avoir la rigidité de la pierre ni du bronze, y apporterait une physionomie toute d’une pièce, ou, si l’on veut, une existence d’un seul aspect qui avoisinerait l’uniformité et la monotonie.

Jusqu’à preuve du contraire, dit M. Jules Barbier, j’ai bien de la peine à croire qu’un récit qui, sous la forme légendaire ou historique, a ému tout un peuple, ne puisse pas, sous la forme du drame, émouvoir tout un public. Pour être prévu, le bûcher de Jeanne d’Arc ne m’en paraît pas moins un élément dramatique aussi intéressant, en somme, que le mariage ou l’adultère obligé de nos héroïnes modernes, du Théâtre-Français, et de l’Odéon.

Je ne partage pas ce sentiment et la musique qui a bien plus de puissance que la poésie pour nous enlever de terre et nous transporter dans les régions idéales, verra peut-être à son tour l’inutilité de sa tentative.

M. Adrien Viguier a lu aussi une Jeanne d’Arc au comité du Théâtre-Français et une réception à correction est venue mitiger dans la forme la réalité d’un refus.

Comme M. Jules Barbier, il croit que le défaut originel de la pièce c’est le sujet connu, c’est le dénouement prévu. Et là-dessus il s’écrie : Eh quoi ! Le Théâtre-Français, quand il joue l’Orestie, Phèdre, tout ce répertoire, joue-t-il donc des sujets inconnus, des dénouements imprévus ? Le dénouement prévu ! mais toutes les pièces historiques en ont-ils un autre ? Qui donc, avant que Corneille fit Cinna, ne connaissait la clémence d’Auguste ? qui ne savait pas d’avance la mort de Camille, le dévouement des Horaces, la mort de Britannicus, d’Hippolyte ? Cela a-t-il empêché les auteurs de faire ces pièces, le théâtre de les représenter, le public de les goûter ? Est-ce qu’il n’y a pas d’ailleurs, dans tout sujet, même le plus historique, une part ouverte à l’imagination du poète, et dont il doit savoir faire son profit, sous peine de ne donner qu’une photographie, dont personne ne se soucie ? Nous ajouterons que la pièce la plus originale, la plus inconnue, qui se joue une centième, une millième fois, ceux qui ne l’ont pas encore vue la connaissent pourtant assez d’avance pour qu’elle n’ait vraiment rien d’inattendu.

Cette dernière remarque si vraie aurait dû suggérer à M. Viguier quelque appréhension de s’être trompé sur la cause réelle du refus de sa pièce. Ce n’est pas le dénouement prévu qui l’a fait écarter, c’est le personnage même de Jeanne. Il nous faut des passions au théâtre et nous nous trouvons devant un Credo en cinq actes.

M. Viguier nous raconte un incident fort curieux. En 1795, le public de Covent-Garden accueillit par des sifflets et des huées un dénouement où Jeanne d’Arc était enlevée par des diables ; et, forçant le théâtre à changer ce dénouement, il couvrit d’applaudissements, à la seconde représentation, Jeanne enlevée par les anges et portée au ciel.

Je comprends fort bien que le sujet de Jeanne d’Arc ait tenté les auteurs dramatiques. Les éditeurs du Mystère du siège d’Orléans, œuvre contemporaine des événements qu’il met en scène, en citent plus d’une soixantaine. D’autres drames ont été écrits, depuis, sur le même sujet, sans compter ceux de MM. Jules Barbier et Adrien Viguier.

Dans une pièce jouée à Ratisbonne en 1430, c’est-à-dire un an avant la mort de Jeanne, on voit figurer notre héroïne. Le sujet de la pièce était la guerre contre les hussites.

Shakespeare fait figurer Jeanne dans Henri IV. C’était trop tôt de deux règnes. Schiller a fait Jeanne amoureuse, et on le lui a reproché. Il montrait bien par là que la Jeanne idéale était impossible au théâtre.

Il y a, — et ce serait grand dommage de ne pas la citer — la Pucelle d’Orléans, tragédie en prose selon la vérité de l’histoire et les rigueurs du théâtre, par l’abbé d’Aubignac. C’est à propos de cette tragédie que le grand Condé disait : Je sais gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir suivi les règles d’Aristote, mais je ne puis pardonner à Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise pièce à l’abbé d’Aubignac.

M. Viguier parle d’une biographie de 1790, annonçant la mise en répétition, au Théâtre-Français, d’une Jeanne d’Arc, dont l’auteur, Ronsin, fut général de la république, puis guillotiné, — deux situations bien différentes, mais dont l’une mena souvent à l’autre.

M. Viguier a trouvé aussi, avec assez de bonheur, le style qui convenait à Jeanne. Il en reporte l’éloge à la légende : Mais quoi ! dit-il, le dialogue même était donné. Et quel dialogue ! quel langage, que celui de l’étonnante fille ! Une admirable simplicité et en même temps la raison la plus vive et la plus sûre, et, dans l’occasion, l’élévation la plus grande : voyez l’interrogatoire. Et nous avions cet avantage, que la chronique donnait non-seulement le langage de Jeanne, mais plus d’une fois celui des autres interlocuteurs.

Voici des vers d’une convenance parfaite et d’une couleur aimable :

Voyons, Jeanne, à quoi bon te tourmenter ainsi !

Pauvre fille des champs, devrais-je avoir souci

Que de paître, le jour, mon troupeau dans la plaine,

Ou bien, le soir venu, coudre, filer la laine

À la veillée, oyant, tous près de l’âtre assis,

Du livre du Seigneur les merveilleux récits ?

Et ailleurs, quand elle se rappelle l’invasion dans son village :

Je m’en souviens encor. Tout le monde s’enfuit

Loin d’ici, dans les bois, au milieu de la nuit,

Ramassant ce qu’on put. Mon père avec ma mère

Nous portait tour à tour, mes sœurs, mon petit frère

Qui mourut. Tous petits, pouvant bien peu marcher,

Nous avons passé là quinze jours à coucher.

En plein air, sur la terre et les feuilles humides,

Toujours en peur de voir les bandes homicides

Arriver dans le bois, ou de mourir de faim.

Car nous eûmes bientôt épuisé noire pain,

Toute ressource ; et puis, de retour au village,

Nous n’avons plus trouvé qu’incendie et ravage.

Notre pauvre maison sous son toit abîmé.

Pas un meuble, une paille, un grain.

Tout consumé. Et Dieu ne mettrait pas fin à tant de souffrance,

À la grande pitié du royaume de France !

Si les petits théâtres continuent à essaimer comme ils menacent de le faire, l’ubiquité deviendra une des conditions nécessaires de la critique théâtrale à qui bientôt va s’imposer, à qui s’impose déjà le compte rendu des représentations diurnes et des conférences dramatiques. Et pourtant sur toutes ces petites scènes beaucoup de talent se dépense, et dans ces conférences dramatiques, des voix éloquentes, et des penseurs vigoureux se sont fait entendre, entre autres MM. Jules Claretie, Francisque Sarcey, Tony Révillon, [Henri de] Lapommeraye et [Charles] Gidel.

Le Ménestrel, 29 octobre 1871

Extrait des Nouvelles diverses concernant le Grand Prix de Rome et le concours de cantate sur la Jeanne d’Arc de Barbier.

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Demain lundi [30 octobre], au Conservatoire, concours des cinq cantates de la Jeanne d’Arc de Jules Barbier, pour le grand prix de Rome.

Le Gaulois, 1er novembre 1871

Article sur le Concours du Prix de Rome, de François Oswald.

Lien : Gallica

Hier, à midi et demi, a eu lieu sur la scène du petit théâtre du Conservatoire le concours des cantates pour le prix de Rome.

M. Ambroise Thomas, dont plusieurs concurrents sont les élèves, avait, pour cette raison, cédé le fauteuil de président à M. Gounod ; il n’assistait même pas à la séance.

Sept ou huit personnes seulement avaient pu pénétrer dans la salle et eurent, dès le début, à subir un petit speech de M. Gounod qui, d’un ton fort sec et fort tranchant, leur intima l’ordre de ne se livrer à aucune marque d’approbation et d’improbation.

Cela dit, M Gounod s’assit entre M. Félicien David et M. Mermet, qui semblait prendre un intérêt tout particulier au poème de M. Jules Barbier, dont le sujet est, comme on sait, Jeanne d’Arc. (Nos lecteurs se rappelleront que l’auteur de Roland à Roncevaux vient de terminer un grand opéra sur le même sujet.)

La représentation commença :

Le premier candidat est une de nos anciennes connaissances de l’an dernier, M. [Gaston] Serpette.

Il a pour interprètes Mlle Rosine Bloch, MM. Bouhy et Richard.

De très grandes et de très réelles qualités dans cette partition dont la musique, châtiée, élégante et tendre, produit une heureuse impression.

Je citerai parmi les morceaux qui m’ont frappé un trio très coloré où se remarque un grand sentiment mélodique.

Vient ensuite un ravissant appel adressé par le ténor aux souvenirs d’enfance de Jeanne ; en voici les paroles :

Ô Jeanne ! souviens-toi de nos jeunes années,

Jours à jamais bénis,

Où comme nos deux mains l’une à l’autre enchaînées,

Nos cœurs étaient unis !

Quand nos voix se mêlaient aux soupirs de la brise

Dans un chant fraternel,

Et quand nous écoutions une cloche indécise,

Écho lointain du ciel !…

Les vallons de la Meuse

Te parlent avec moi

De notre enfance heureuse !

Ô Jeanne souviens-toi !

Au Mai du bois chenu nous portions nos offrandes,

Fillettes et garçons ;

Tes compagnes l’aimaient paré de leurs guirlandes,

Fêté par leurs chansons !

Mais tu ne voulais pas, dans la foi de ton âme,

Mêler tes dons aux leurs ;

Et pour les attacher au cou de Notre-Dame,

Tu réservais tes fleurs !

Les vallons de la Meuse

Te parlent avec moi

De notre enfance heureuse

Ô Jeanne souviens-toi !

[Note : le poème de cette romance de Raymond n’est pas sans rappeler la tirade de Thibaut de l’acte I, scène V.]

Notons encore une prière fort belle et fort poétique, qui a sans doute décidé du sort de M. Serpette.

Je reproduis également cette prière dont les vers sont aussi très réussis :

Jeanne, seule.

Hélas ! mon pauvre père ! ô tourment ! ô supplice !

Effroi qui me poursuit !

De mes lèvres, Seigneur, détourne ce calice !…

(Elle écoute).

Tout se tait !… Je suis seule eu milieu de la nuit !

I

Ô toit de chaume où l’hirondelle

Vient suspendre son nid à la saison nouvelle,

Et brave les vents en courroux.

Ce Dieu voudra-t-il donc me séparer de vous ?

II

Et toi sous l’ombre de l’église,

Ô mon petit jardin, Éden, terre promise,

Parfums et souvenirs si doux,

Ce Dieu voudra-t il donc me séparer de vous ?…

(On entend sonner l’angélus.)

Ah ! les cloches !… Il semble à leur voix familière,

Que l’âme vers le ciel s’envole tout entière !

(Elle s’agenouille.)

Seigneur Dieu tout-puissant, j’implore ta bonté !

Laisse, laisse ma vie en pleine obscurité !

(Un rayon de lune éclaire peu à peu la scène. — Symphonie. — Jeanne relève la tête et semble écouter.)

Ciel ! me trompé-je ? Quel délire

S’empare de mes sens ?

À peine je respire !

Les cieux éblouissants

S’ouvrent devant mes yeux !… les saintes se révèlent !…

L’archange de Seigneur paraît ! Les voix m’appellent !…

(Elle se relève, et répète ce qu’elle entend dire à ces voix.)

Va ! fille de Dieu !… va !

Ah !… Jésus Maria !

Oui, je vous entends Jeanne !… Jeanne !…

Dieu parle et la terre s’émeut !…

À fuir c’est Dieu qui me condamne !…

Dieu le veut ! Dieu le veut !

(Avec désespoir.)

Pitié !… ma mère !… mon vieux père

Faut-il que je vous désespère ?

Vous ai-je vus pour la dernière fois ?…

Ô voix !… terribles voix !…

Oui, je vous entende !… Jeanne !… Jeanne !…

Dieu parle et la terre s’émeut !…

À fuir c’est Dieu qui me condamne !…

Dieu le veut ! Dieu le veut !

(Jeanne, enveloppée par le rayon de lumière, semble obéir à une force surnaturelle et s’éloigne en jetant un adieu désespéré vers la chambre de son père et de sa mère.)

[Note : le poème de la prière de Jeanne et de l’apparition des voix est tiré de l’acte I, scène XI.]

M. Serpette a obtenu le prix.

Son rival le plus sérieux, M. [Gaston] Salvayre, n’a pu arriver qu’au premier accessit, délivré à l’unanimité !

Il était cependant bien partagé sous le rapport de l’interprétation : Mlle Priola et M. Gailhard, qui ont bien chanté, quoiqu’ils parussent mal en voix, un duo très chaud et très brillant.

La musique de M. Salvayre est plus savante, plus cherchée, mais aussi plus inégale que celle de M. Serpette ; on y rencontre aussi plus de réminiscence et moins d’originalité.

MM. Pilot et Dallier, malgré des efforts consciencieux, n’avaient pu s’élever à la hauteur de leurs devanciers. Il faut dire que leurs partitions étaient moins heureusement interprétées : Mlle Thibaut, entre autres, doit prendre une large part dans l’insuccès du compositeur.

Aucune récrimination n’a accueilli le prononcé du jugement qui a déclaré M. Serpette prix de Rome.

M. Gounod a dû être content.

[Note : Salvayre remportera le Prix de Rome l’année suivante.]

Le Ménestrel, 5 novembre 1871

Extrait des Nouvelles diverses.

Lien : Gallica

Lundi dernier, au Conservatoire, le prix de Rome a été décerné à M. Serpette, élève d’Ambroise Thomas, par quatre voix sur sept. Les deux voix de MM. Gounod et Membrée se seraient portées sur M. Salvayre, autre disciple du même maître. Il y a donc eu lutte des plus sérieuses entre MM. Serpette et Salvayre, et l’on peut dire que la nouvelle défaite de ce dernier est encore une victoire ! Cependant l’accessit décerné à l’unanimité à M. Salvayre ne lui sera guère une consolation ; et cet accessit, se fût-il transformé en second prix, ce qui devait être, la consolation, pour être plus relevée, n’en guérirait pas davantage la profonde blessure faite au cœur du jeune artiste. C’est à l’un de nos directeurs de théâtres lyriques qu’il appartient d’apporter au noble vaincu le baume bienfaisant d’un bon livret. Que reprochent à M. Salvayre ses juges de concours ? Ceux-ci trop de savoir, ceux-là trop d’énergie et de fougue. Voilà des défauts avec lesquels se fondent les grandes réputations. Avis à MM. Halanzier, de Leuven, du Locle et Martinet.

La nouvelle déception de M. Salvayre ne doit pas rendre injuste envers M. Serpette. Notre collaborateur Arthur Pougin qui assistait au concours, et dont la compétence ne saurait être mise eu doute, reproduit ainsi qu’il suit, dans le journal le Soir, ses impressions sur la cantate de M. Serpette :

Considérée dans son ensemble, la composition de M. Serpette est claire, judicieusement ordonnée, bien écrite, scénique et mouvementée, d’un style élégant, d’ailleurs, et souple. Le trio, avec prière, qui suit l’introduction est d’une bonne couleur, et conçu dans la vraie forme dramatique. La romance du ténor, dont la poésie est très-expressive, conclut musicalement d’une façon élégante et inattendue. Une mélodie charmante, placée dans la bouche de Jeanne d’Arc, est pleine de tendresse et de mélancolie. Quant à la scène indispensable de la vision, elle est étrange, caractéristique, empreinte d’une vraie poésie ; le style en est vigoureux, et, de plus, elle est fort bien accompagnée.

En attendant que les concours du prix de Rome fassent retour à l’Institut, — ce qui est le vœu unanime aussi bien en musique qu’en peinture, sculpture et architecture, — c’est dans la petite salle des examens du Conservatoire que se dénouent les destinées de nos jeunes compositeurs. Cette année, le jury se composait de MM. Gounod, Félicien David, Mermet, Membrée, Semet, Jules Cohen et Henri Potier. Par un sentiment naturel de délicatesse, M. Ambroise Thomas, qui voyait concourir trois de ses élèves, n’assistait même pas à la séance, présidée par M. Charles Gounod. Un petit discours du président aux assistants a ouvert la séance. M. Gounod leur recommandait, dans l’intérêt même du concours et de l’indépendance intellectuelle du jury, de se priver de toute espèce de manifestation, de marques d’approbation ou d’improbation, celles-ci pouvant toujours influer d’une manière indirecte sur l’esprit et sur la décision des juges. Après quoi, la cantate de M. Serpette a été interprétée par Mlle Bloch, MM. Bouhy, et Richard. Celle de M. Salvayre avait pour interprètes : Mlle Priola, MM. Gailhard et Idrac. Le poème de cette Jeanne d’Arc de concours est de M. Jules Barbier, qui assistait à la séance et semblait incliner pour M. Salvayre.

Aujourd’hui, au Conservatoire, 2e exécution de Gallia, la nouvelle œuvre de Charles Gounod.

Le Ménestrel, 26 novembre 1871

Extrait de la Semaine théâtrale.

Lien : Gallica

M. Halanzier a voulu faire honneur au prix de Rome de celle année, et il a décidé l’audition de la cantate couronnée. C’est vendredi dernier [24 novembre] que la Jeanne d’Arc de M. Serpette a fait son apparition sur la scène de l’Opéra, en attendant celle de M. Mermet. Comme au Conservatoire, Mlle Rosine Bloch et le jeune ténor Richard en étaient les principaux interprètes. M. Gailhard prêtait à cette cantate son précieux concours. L’œuvre ainsi distribuée, soutenue par le puissant orchestre de l’Opéra, ne pouvait qu’être bien accueillie. D’ailleurs on aime, en France, à encourager les jeunes compositeurs, et M. Serpette [26 ans], plus qu’un autre, ne saurait le méconnaître sans ingratitude. Nous lui souhaitons maintenant bon voyage en Italie et meilleur retour encore. Qu’il médite là, non-seulement sur ses études déjà faites pour les compléter, mais qu’il s’inspire au contact des chefs-d’œuvre de tout genre dont, ce pays artistique abonde. Le tort des musiciens est de se faire par trop spécialistes. Ils dédaignent aujourd’hui le séjour à Rome, d’où la musique a presque émigré, il faut bien le reconnaître. Mais Naples, Bologne, Florence et Milan offrent encore de belles ressources théâtrales, et presque toutes les bibliothèques musicales d’Italie ont un grand intérêt rétrospectif. Or il faut qu’un jeune compositeur n’ignore pas ses classiques. Donc à l’œuvre ! M. Serpette, et faites que le jeune musicien de la Jeanne d’Arc, de M. Jules Barbier, nous revienne un vrai compositeur. Votre partition de concours n’est pas celle de tous les prix de Rome. L’orchestration y est plus nette, plus intelligente et plus puissante. Les musiciens de l’orchestre de l’Opéra en ont témoigné en applaudissant de leurs archets sur les pupitres. Le seul reproche qu’on puisse adresser à cette instrumentation est d’être par trop surchargée, par trop touffue. La partie vocale de celle cantate accuse aussi de grandes qualités scéniques. On a fort goûté la romance du jeune ténor Richard, la belle prière en trio, chantée par Mlle Bloch, MM. Gailhard et Richard, ainsi que la scène finale de Jeanne d’Arc, très-bien interprétée par Mlle Rosine Bloch. — Bref, un vrai succès de cantate relevé par le poème de M. Jules Barbier.

Avant de quitter la Jeanne d’Arc de M. Serpette, un mot de sa modestie : Il a écrit à son père, un Nantais millionnaire, s’il vous plaît, de ne point manquer de venir entendre sa cantate à l’Opéra, cette soirée inespérée pouvant bien rester sans lendemain dans toute sa carrière de compositeur. Et l’heureux père d’accourir, comme on le pense bien.

C’est avec la reprise de la Favorite par Faure que la Jeanne d’Arc de MM. Barbier et Serpette a été interprétée sur la scène de l’Opéra. Comme on le voit, M. Halanzier n’a pas fait les choses à demi. Aussi la salle était-elle comble. On remarquait parmi les auditeurs M. Ambroise Thomas, venu pour encourager son disciple couronné.

Le Ménestrel, 10 décembre 1871

Extrait des Nouvelles diverses.

Lien : Gallica

Aujourd’hui, au théâtre du Châtelet, 2e festival. Le programme en est fort beau. On y exécutera, entre autres morceaux, la cantate du prix de Rome de cette année, Jeanne d’Arc, poésie de Jules Barbier, musique de Serpette. Interprètes Mlle Lombia, MM. Richard et Bouhy.

Le Phare de la Loire, 28 décembre 1871

Chronique musicale d’Édouard Garnier, en feuilleton.

Lien : Retronews

Jeanne d’Arc, cantate couronnée au concours de l’Institut.

Le cercle des Beaux-Arts a inauguré avec éclat la série annuelle de ses concerts, en faisant entendre à ses sociétaires et à ses invités la cantate qui a valu à M. Gaston Serpette le premier grand prix de Rome. Le lendemain, cette solennité musicale, qui offrait un intérêt sympathique, s’est répétée au théâtre de la place Gradin.

Nous ne saurions trop féliciter le jeune lauréat de son succès. Il lui fait fait un véritable honneur, et cette ville, où il est né, en reçoit elle-même un heureux reflet.

Ce prix n’est pas facile à obtenir. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Disons d’abord en quoi consiste le concours.

L’épreuve préparatoire qui sert à l’admission en loges et au choix de six concurrents pour la Cantate, présente surtout les plus sérieux obstacles. Il s’agit dans un délai de six jours de composer un Chœur pour voix d’hommes et de femme, avec accompagnement à grand orchestre. Cette preuve est d’autant plus difficile que les jeunes musiciens n’ont l’aide d’aucun instrument, et que leurs moyens de travail se réduisent à une feuille de papier et à un crayon. On conçoit que dans de telles conditions l’élève ne peut guère avoir le choix des idées, que la recherche, les soins minutieux ne peuvent exister, et que la moindre pensée musicale convenable qui se présente à son esprit doit être accueillie avec reconnaissance et surtout empressement. Mais ce n’est pas tout. Les concurrents doivent écrire encore sur un sujet de quelques mesures une Fugue à quatre parties avec tous les développements qu’elle comporte. C’est ainsi qu’au moyen des Réponses, des Contre-sujets, des Divertissements, des Imitations, des Strettes, des Contre-points renversables, sans parler de l’arsenal compliqué des différents Canons dits de Société ou Scientifiques, perpétuels, fermés, ouverts, énigmatiques, circulaires, en Augmentation, ou en Diminution, doubles, rétrogrades, Polymorphus, ou autres, l’élève, avec le thème proposé, parvient à produire laborieusement un morceau de deux à trois cents mesures, selon la nature du sujet, ou l’adresse plus ou soins exercée du compositeur. Ce travail se fait d’après des préceptes rigoureux, des règles sévères, — véritables entraves dans lesquelles l’élève se meut à grand-peine, mais enseignement fécond, exercice salutaire, sorte de gymnastique de la pensée pour pouvoir tirer tout le parti possible d’une idée et posséder enfin l’unité ans la variété, cette condition essentielle de toute bonne musique. — À ce sujet, il convient de dire qu’on n’est en état d’écrire une fugue correcte et complète qu’après plusieurs années de l’étude approfondie des différents contre-points qui la constituent. Bien que les détails suivants nous éloignent de la cantate dont nous avons à nous occuper, ajoutons, cependant, pour compléter cette explication de la fugue, que dans ce genre de composition aucune période ne peut être séparée, parce qu’avant qu’elle se forme une autre voix rentre avec le même thème, et un nouveau rythme commence avant que le premier ait été terminé. Les règles n’admettent pas les repos qu’il faudrait. Là, pas de nuances, d’opposition de force ou de douceur ; aussi pas de rythme sensible. De là vient que l’effet de cette musique ressemble assez à celui que produiraient quatre personnes qui parleraient ensemble sur le même objet, chacun disant sans doute de fort bonnes choses, mais la conversation devenant inintelligible, uniquement parce que ces personnes s’exprimeraient toutes à la fois.

Mais revenons vite à notre concurrent et à sa rude tache. Les moindres instants sont précieux pour lui, il n’a pas une minute à perdre, car la fugue et le chœur terminés, c’est à peine s’il restera à sa plume rapide le temps nécessaire pour la copie ou la mise au net de ses deux manuscrits. Or, la fugue, avec ses combinaisons, ses formules, ses artifices ses à employer est d’une telle contexture, que la moindre correction entraîne tout un bouleversement dans les autres parties. Par suite, l’ordre devient fort long à rétablir. En outre des dispositions naturelles, des connaissances nécessaires, de la science acquise, les concurrents doivent posséder le don de la conception facile et de la rapidité d’exécution.

On voit donc combien le seul concours préparatoire est hérissé d’obstacles sérieux. Aussi avons-nous entendu dire par Adolphe Adam, l’auteur du Chalet et de tact d’autres opéras charmants, que cette première épreuve était pour lui le concours réel, et que les vieux professeurs du Conservatoire demandaient en définitive à leurs élèves ce qu’ils ne seraient plus en état de faire eux-mêmes. Adam raconte dans son intéressant volume des Souvenirs d’un Musicien, qu’il concourut deux fois à l’Institut. La première fois, il n’eut qu’une mention honorable, et l’autre fois, qu’un deuxième second prix. Boieldieu, son professeur, fut, dit-il, désespéré de son succès ; il ne voulut plus qu’il se représentât au concours, et il eut raison. Dix années plus tard, ses concurrents heureux, Barbereau, — l’éminent théoricien, — et Paris, — un inconnu pour nous, — étaient tous deux chefs de petits orchestres de théâtre, et lui, Adam, avait déjà fait jouer une dizaine d’opéras.

Le problème du concours préparatoire résolu, le comité des études désigne les élèves les plus méritants pour l’épreuve de la cantate. Six élèves seulement sont admis en loges. — Ici la latitude est tout autre. On a un délai de près d’un mois. L’élève peut avoir un piano à sa disposition. De plus le travail est prévu. — En effet, les cantates se ressemblent presque toutes. Leur coupe est à peu près la même. Trois personnages sont invariablement en scène : une basse, un ténor et une voix de femme, — soprano ou contralto. — Il s’agit toujours d’une introduction, d’un air quelconque, d’un duo, d’un trio et d’une scène finale, soit à peu près la valeur d’un acte de musique. Cette élaboration forcée et de serre chaude, et qui se produit sous les verrous, n’en prouve pas moins chez les concurrents des qualités de spontanéité et d’aptitude musicales.

M. Gaston Serpette s’est conformé au programme du concours, il en a rempli les conditions et les exigences, il a été vainqueur dans la lutte. C’est à nos yeux un grand mérite. Il a donné la vie, la poésie des sons à un livret plus ou moins banal et froid. Enfermé dans un cadre de formules académiques, il a su faire preuve d’imagination, de couleur et d’un véritable sentiment dramatique. Sans doute, le talent du jaune lauréat ne saurait être complet, il a encore beaucoup à apprendre ; mais déjà il donne dans sa Jeanne d’Arc le meilleur espoir pour l’avenir.

L’introduction débute par l’emploi des timbres clairs de l’orchestre, avec des appels de cor auxquels succède un solo expressif pour la clarinette dans le mode mineur et les notes graves de l’instrument. Cette introduction est d’un bon effet et prépare favorablement l’auditeur à la première scène.

Jeanne, comme dit le livret, est absorbée dans ses méditations. Son père l’éveille doucement et l’invite à la prière du soir. Arrive Raymond : il annonce l’invasion du pays.

Ce dernier passage avec son instrumentation imitative et mouvementée a du caractère et de l’expression dramatique. — Dans le Trio il y e une phrase finale à la Verdi, entraînante et sonore. — La Romance : — ô Jeanne, souviens-toi de nos jeunes années ! — un six-huit en ré bémol majeur, — a beaucoup de charme et d’expression. Des broderies contre-pointées, confiées à la flûte, accompagnent le second couplet. Cette romance, très bien interprétée par la voix jeune et fraîche de M. Richard, un autre lauréat du Conservatoire, a été fort appréciée et applaudie.

Dans le Duo et le Trio nous avons remarqué des passages intéressants et d’une bonne forme lyrique.

La Prière que chantent Jacques, Raymond et Jeanne, a l’inconvénient de reproduire presque intégralement la phrase du 5e acte de Robert : Gloire à la Providence ! Par contre l’accompagnement des cuivres seuls offre toute une série de riches accords et l’effet en est imposant.

Jeanne, restée seule, demande à Dieu de ne pas la séparer de son père. L’Angelus sonne. Il y a là un motif pastoral à six-huit, avec accompagnement d’une cloche donnant un mi naturel qui forme pédale. Ce motif, qui se reproduit dans différentes tonalités et finit par s’y perdre, apporte une heureuse diversion.

La Vision de Jeanne est exprimée par le bruit mystérieux, le susurrement léger d’un tremolo sur les notes aiguës des violons avec sourdines, pendant que la voix noble et mélancolique du cor se fait entendre. L’auteur a une prédilection marquée pour cet instrument, dont il tire un très bon parti. Disons pourtant que dans sa partition il existe un solo de cor en sol bémol, qui a fait l’embarras momentané de l’excellent artiste chargé de l’interpréter, cette tonalité de sol bémol ne se trouvant pas dans les cylindres ou tubes de rechange et nécessitant une transposition délicate et difficile.

En définitive, la Jeanne d’Arc de M. Serpette révèle chez son auteur des qualités estimables. Cette partition renferme de belles et bonnes choses. L’orchestration n’est pas celle des cantates ordinaires, encore moins celle d’un débutant à ses premiers pas dans la carrière. M. Serpette a eu le rare bonheur de voir exécuter son œuvre sur la scène du Grande-Opéra de Paris, et les musiciens ont applaudi eux-mêmes de leurs archets sur les pupitres cette instrumentation qui dénote une connaissance déjà remarquable des ressources et de l’emploi des timbres. Mais il ne doit pas se laisser enivrer par ce premier succès et croire qu’il ne lui reste plus rien à étudier. Nous désirons surtout lui voir acquérir les qualités d’un style correct et pur qui, ainsi que chez la plupart de nos jeunes compositeurs, lui font encore complètement défaut.

À ce propos, ne craignons pas d’aborder, dans l’intérêt même du lauréat, quelques points d’une critique utile. D’ailleurs, à qui la vérité doit-elle être dite, à qui les conseils bienveillants doivent-ils être donnés, si ce n’est à ceux qui sont assez bien doués pour qu’ils leur soient certainement profitables ? Nous ne voudrions pas nous poser ici en pédagogue, ni faire entendre une note trop discordante au milieu des éloges unanimes décernés à notre jeune auteur. Mais nos convictions et notre respect de l’art sont trop vifs pour ne pas accomplir ce que nous considérons être un devoir.

Nous avons été surpris de trouver dans l’œuvre de M. Serpette des négligences de style, même des erreurs d’écriture grammaticale que nous ne nous attendions guère à rencontrer dans un travail couronné par l’Institut, et revu par l’auteur, pour l’impression. Nous avons sous les yeux la scène finale de Jeanne d’Arc, chantée au concours par Mlle Rosine Bloch de l’Opéra. Dans ce morceau qui a été publié par un journal musical de Paris, nous relevons notamment page 1, mesures 12 et 13, et page 2, mesure 6, de graves fautes grammaticales qu’avec un peu plus de soin et d’attention il était facile d’éviter.

Nous n’admettons pas qu’aucun musicien, et encore moins l’élève, se permette de telles infractions aux règles établies. Ce sont les choses saintes, les préceptes sacrés de l’art, et, loin d’être des entraves à l’enfantement de la pensée, ces règles secourables offrent des points de repère, des indications précieuses et deviennent des guides sûrs.

Sans doute, comme l’a fort bien dit Jelensperger :

Les défenses imposées par les règles sont semblables à celles que l’on fait à un enfant sur mille choses, durant son enfance, et sur lesquelles il lui reste un libre choix, lorsqu’il est devenu assez raisonnable pour en peser lui-même la valeur et les conséquences. [Daniel Jelensperger, L’harmonie au commencement du dix-neuvième siècle et méthode pour l’étudier, Paris, 1830.]

Mais pour s’affranchir ainsi des bons préceptes, il faut avoir fait preuve d’abord de connaissances positives, il faut surtout de l’infraction même à la règle, obtenir quoique chose d’original et de saisissant. À ces conditions seules vous serez pardonné.

Nos jeunes compositeurs doivent donc se conformer minutieusement aux moindres énigmes de l’École et en être les plus scrupuleux observateurs.

Malheureusement le public est peu versé en ces matières délicates, car il lui faudrait pour reconnaître la faute une éducation musicale qui lui manque.

À défaut de la valeur de la pensée, que sa forme, son style, son expression, ne laissent au moins rien à désirer. Victor Hugo a dit : Ôtez la forme à Homère, vous avez Bitaubé.

Au milieu des louanges et des félicitations qui lui sont prodiguées, nous avons cru pouvoir faire entendre au jeune auteur cette voix amie et ces conseils utiles.

Nous n’avons pas voulu laisser exécuter la cantate de M. Gaston Serpette sans l’accueillir de notre suffrage. Il nous reste à lui adresser nos meilleurs souhaits, pour son heureux voyage d’Italie.

La route s’ouvre nouvelle et riante devant lui, les bonnes fées lui sont favorables, les horizons sont enchanteurs. Sous le ciel clair et lumineux de Cimarosa et de Paisiello, au pays du soleil et de la gaîté, des merveilles et de la mélodie, nous le suivons de nos vœux. Le contact des chefs-d’œuvre de l’art, l’impression de bien-être que donne ce beau climat, développeront certainement son sentiment poétique et son instinct musical, et le retour sera encore plus heureux que le départ.

Né dans la patrie de Brizeux, il se rappellera plus tard ces vers du chanteur de Marie :

De son voyage d’Italie

Toute la vie on se souvient :

C’est comme une douce folie,

On en parle toujours, sitôt qu’on en revient.

Le Ménestrel, 7 janvier 1872

Extrait des Nouvelles diverses.

Lien : Gallica

Le Cercle des Beaux-Arts, de Nantes, vient de fêter notre grand-prix de Rome, de l’année 1871, M. Serpette, natif de cette ville, en faisant exécuter sa cantate couronnée : Jeanne d’Arc. M. Serpette avait choisi ses interprètes à Paris. Le jeune ténor Richard, M. Chenu et Mlle Lombia ont été très-applaudis, ainsi que l’œuvre, qui a excité le plus vif intérêt.

Le Gaulois, 29 décembre 1895

Article de Gaston Salvayre.

Lien : Gallica

Gaston Serpette

En causant l’autre soir, à l’Opéra, avec Ernest Reyer, pendant l’un des entractes de la répétition de gala, je fus assez surpris d’entendre l’illustre auteur de Salammbô m’adresser à brûle-pourpoint cette question :

— Avez vous vu jouer le Capitole aux Nouveautés ?

— Non, lui dis-je rentrant à Paris, après trois mois d’absence, je viens ce soir au théâtre pour la première fois et j’accomplis ainsi, vous le voyez, un devoir professionnel.

— Eh bien ! ajouta mon éminent interlocuteur, allez donc voir ça, c’est très amusant !… et puis vous y entendrez la musique de Serpette… qui est ravissante ! Il y a là un duo, surtout, qui vous charmera… et le reste est si finement, si joliment écrit !…

Je crus d’abord à une de ces fantaisies de pince-sans-rire, à une de ces boutades humoristiques qu’Ernest Reyer débite si volontiers… mais, au ton dont il me parlait, — et chacun sait que c’est le ton qui fait la chanson, — au tour que prit la suite de la conversation, il n’y avait pas à s’y méprendre et c’était bien sérieusement que le grand artiste me débitait tout cela… Et dame, j’en fus heureux pour mon vieux camarade !… Le conseil de Reyer — quelque grande que fût la pression qu’il pouvait exercer sur moi, — était superflu, car aimant beaucoup Serpette, le connaissant comme pas un, je savais trop, pour être surpris, tout ce que l’on peut attendre de sa merveilleuse facilité et de son fin talent.

C’est en effet sur les bancs de la même école, celle de notre maître vénéré Ambroise Thomas, que nous fîmes ensemble, Serpette et moi, nos études musicales, au Conservatoire !

Me conformant donc au désir de l’auteur de Sigurd, augmenté de l’intérêt affectueux que je porte à Serpette, je suis allé l’entendre, cette partitionnette du Capitole… et, ma foi, j’en ai été ravi !

Aussi est-ce pour moi une vraie joie de dire que, du fond de ma conscience, j’ai partagé, en l’écoutant, l’impression si favorable qu’Ernest Reyer en avait rapportée et qu’il cherchait à me communiquer…

Or, tandis que j’écoutais ce charmant petit ouvrage, la maligne appréciation que porta un jour Rossini sur le spirituel talent d’Auber hantait mon cerveau.

Un matin, chez l’auteur du Barbier, l’un de ses familiers — un peu courtisan peut-être ! — cherchait à diminuer Auber dans l’estime artistique de Rossini, alléguant que l’auteur du Domino noir ne faisait que de la petite musique :

— Eh ! oui, ajouta négligemment Rossini, Auber fait de la petite musique, mais c’est en grand musicien qu’il la fait !

La qualification de grand musicien dont Rossini honorait Auber, je l’atténuerai pour Gaston Serpette, me contentant de dire de lui qu’il est un joli musicien.

Certes, ce n’est point un mince éloge que je prétends lui faire en le qualifiant ainsi ! Il faut, en effet, avoir la tête solide et l’âme bien trempée pour ne pas se laisser troubler par le débordement du torrent cacophonique qui nous environne… et pour pouvoir rester clair et limpide, par ces temps enharmoniques sur lesquels pèse en outre une crise suraiguë de chromatisme !…

Serpette est une nature simple, bonne… intégralement honnête ; le sourire légèrement sceptique, que souligne sa moustache de dragon mélancolique, dissimule mal une obligeance rare ; ses yeux bleus reflètent son âme expansive… bien que son expansion soit tempérée par une discrétion d’homme du meilleur monde ; et son parler, bas, un peu morne, fourmille des traits d’un esprit délié et subtil dont plus d’un autre se parerait.

Sait-on seulement qu’avant d’avoir obtenu le premier grand prix de Rome, Serpette, déjà reçu avocat, venait d’être admissible à l’École polytechnique ?… Pas un de nous, au Conservatoire, ne soupçonnait ces titres divers. Lui, dans sa modestie, n’en parla jamais… Et ses camarades les eussent vraisemblablement toujours ignorés si les indiscrétions du dehors n’avaient traversé les murs de l’école du Faubourg-Poissonnière.

L’arrivée de Serpette au Conservatoire vaut qu’on la raconte : Fils d’un industriel considérable de Nantes, il avait été présenté à Ambroise Thomas par un de ses compatriotes, ancien élève de l’illustre maître ; ayant pris jour avec le patron, il nous arriva à la classe, par unes belle matinée printanière, vêtu d’un pantalon roussâtre surmonté d’une sorte de pet-en-l’air noir, et armé d’un rouleau de musique serré sous son bras gauche.

Comme ses manières indiquaient une éducation correcte — mieux soignée que celle de la moyenne des jeunes musiciens qui fréquentaient chez le maître si justement réputé, comme il sentait d’une lieue son fils de famille — qui ainsi que votre serviteur — n’avait pas besoin d’aller racler le boyau à l’Eldorado pour savourer les délices du pain sec quotidien, l’accueil que nous fîmes au jeune Nantais ne fut point exempt de quelque fraîcheur !… Cette fraîcheur se changea en douce hilarité, quand le patron, avec sa bonté habituelle, lui dit :

— Avez-vous quelque chose à me faire entendre, mon ami ? et que Serpette, dressé sur la pointe de ses fins souliers, y alla de son petit salut d’homme du monde…

Ouvrant alors son rouleau de musique, il s’assit lentement devant l’Érard et frisa d’abord flegmatiquement sa jeune moustache blonde.

Le mouvement musical, qui depuis a pris un si vertigineux essor, s’accentuait déjà ; une sainte ardeur révolutionnaire enflammait nos jeunes cervelles, nous ne voulions admettre alors que ce qu’Ambroise Thomas appelait des accords pimentés… dont le plus douceâtre était celui de quinte augmentée… — t’en souvient-il, ô Raoul Pugno ?… Qu’allait donc nous faire entendre le jeune musicien breton égaré dans cet antre redoutable ?… Nos oreilles se dressaient et nous braquions curieusement nos yeux sur les doigts du néophyte musicien… espérant que ce jeune homme, dont l’éducation paraissait si distinguée et la bourse, hélas mieux garnie que la nôtre, allait nous révéler quelque manifestation audacieuse de l’art nouveau… à genoux sur les chaises, accoudés pêle-mêle autour du vieil Érard, nous attendions…

Horreur ! Aux premiers accords plaqués par Serpette nous nous entre-regardons pleins de la sainte indignation qu’éprouvent des apprentis musiciens pour lesquels déjà le grand Mozart est le dernier des drôles.

Le Nantais téméraire nous tapait une marche en mi bémol d’une platitude inouïe que sur-le-champ nous dénommâmes Marche de la garde mobile, et, comme pour justifier cette appellation, nous nous levâmes tous soudainement puis, nous mettant à la queue-leu-leu, nous évoluâmes en formant un demi-cercle serpentin ; chacun prit alors son voisin par le pan de la redingote et, réglant notre pas sur le rythme de la marche, nous quittâmes ainsi la classe, saluant tour à tour le patron ébahi… au son des accords dédaignés du futur camarade que nous prétendions ainsi humilier !…

Mais nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que Serpette était fort bien doué et de plus — ce qui ne gâtait rien — que nous avions en lui un excellent copain. Il se mit au travail, ses facultés se développèrent, son goût musical se façonna et je le vois encore piochant la fugue et le contrepoint comme on les piochait dans la classe si recherchée de l’illustre auteur d’Hamlet.

Quatre ans après,le musicien de la Marche de la garde mobile, dont nous avions fait des gorges chaudes, décrochait le premier grand prix de Rome, au nez et à la barbe de ses humiliateurs… dont j’étais !…

Mon Dieu ! que d’anecdotes amusantes et pittoresques se rattachant à la période des concours du prix de Rome je pourrais raconter sur Serpette !

Imaginez-vous que, pendant les vingt-cinq jours d’emprisonnement que nécessitent ces concours, il se hissait la nuit sur une chaise placée derrière sa fenêtre grillagée et emplissait le quartier du Conservatoire des accents sonores du cor en fa qu’il avait été autorisé à garder près de lui dans sa loge…

Et c’est ainsi que les voisins et ses concurrents faisaient connaissance avec sa cantate, dont il jouait sur l’instrument forestier les principaux motifs — le leitmotiv n’était pas encore à la mode dans ces temps de mélodique candeur.

Nous la connaissions tous par cœur, cette cantate, avant la fin du concours… Mais que voulez-vous ? c’était l’âge d’or !… Et pas un de nous n’eût songé à s’approprier les idées de Serpette — bien qu’il en eût à foison, et des meilleures.

Le bon serpent, ainsi que nous l’appelions au Conservatoire, obtint le premier grand-prix de Rome, en 1871, avec la cantate intitulée Jeanne d’Arc… tandis que je dus rester encore un an au Conservatoire pour y noircir du papier à musique. Ah ! il m’en coûta de me séparer de l’excellent camarade à qui j’avais voué une réelle amitié !…

J’allai le retrouver à Rome, à la villa Médicis, l’année suivante, et là, nous préparâmes joyeusement nos envois académiques, entremêlant le travail d’interminables parties de dominos que nous allâmes continuer à Naples, en compagnie de Victor Capoul, merveilleusement servis, d’ailleurs, par une pluie torrentielle qui, durant trois jours consécutifs, nous bloqua dans l’Albergo de Santa Lucia…

La gaieté napolitaine ne nous fit pas défaut malgré les averses ininterrompues !… Nous étions jeunes !… Et puis, le Vésuve ne fumait-il pas narquoisement sa pipe en face de nous, donnant ainsi l’exemple d’une stoïque philosophie !

Plus tard, nous nous retrouvâmes dans ce grand Paris… combattant chacun différemment… mais demeurant toujours bons amis.

Serpette fut pourtant, pendant un certain temps, désavoué et déclaré indigne par quelques anciens camarades dont l’étroitesse le blâmait ouvertement de trahir les Dieux en traînant, comme il le faisait, son prix de Rome dans l’opérette…

Contrairement à eux, j’ai toujours pensé que le bon serpent avait raison de suivre sa nature… et l’encourageant, j’ai applaudi à ses nombreux succès dans le genre léger où il a su se faire une si belle place ; persuadé que je suis qu’il n’y a point de petit art… mais qu’il peut y avoir quelquefois de petits artistes.

Eh bien ! Serpette reste un fin artiste dans un petit art si vous le voulez… mais comme son petit art est joli !… Et quelle savoureuse pointe de classicisme et de grâce juvénile il sait donner à ses petits ouvrages… sans oublier leur côté spirituel… car il a de l’esprit, le serpent, bien qu’il n’en fasse pas étalage !

Un désir m’anime, en écrivant ces lignes, c’est celui de voir fleurir la boutonnière de Serpette… Celui de lui voir décerner la croix de la Légion d’honneur, qu’il mérite hautement depuis longtemps déjà.

On me dit que M. Combes, notre ministre actuel des beaux-arts, est un homme de goût et un fin lettré… L’on ajoute que, plein d’aspirations généreuses et épris de saines traditions artistiques, il professe un large éclectisme.

Eh bien ! je n’ai jamais tant regretté de ne pas connaître personnellement un ministre.

Ah ! si j’avais l’honneur de connaître M. Combes, comme j’intercéderais chaleureusement auprès de lui pour qu’il accordât un bout de ruban rouge à l’auteur de la Branche cassée, la Petite Muette, Madame le Diable, Adam et Ève, le Capitole et de tant d’autres ravissantes partitionnettes !…

Le ministre s’honorerait en décorant Serpette qui est un brave garçon, en même temps qu’il est un charmant musicien, bien français.

Et je plaiderais avec d’autant plus de conviction la cause de mon vieux camarade que les concurrents au ruban rouge opposés à Serpette ne sont que des candidats de la faveur, produits rachitiques de la protection des bureaux ou des malignes intrigues du foyer de la danse.

Le Ménestrel, 15 juillet 1911

Extrait d’un article de Victor Massé sur Gaston Serpette.

Lien : Gallica

[…] Quelques jours après son installation, Serpette vint me jouer sa cantate. Le sujet en était emprunté à un épisode de la vie de Jeanne d’Arc ; Jules Barbier en était l’auteur, ayant été, ainsi qu’on l’a vu, couronné en 1871 au concours des paroles à fournir aux candidats musiciens.

La partition de Serpette était charmante et d’une rare abondance mélodique. Comme je l’en félicitais, il fixa sur moi son regard de givre et me dit :

— Alors, tu trouves cela bien ?

— Certes, et très bien, même.

— Regarde.

Et reprenant un à un tous les thèmes entendus, il me donna la preuve qu’ils étaient empruntés aux opéras ou opéras-comiques alors célèbres. C’était un véritable démarquage, une parodie, une caricature obtenues par des rythmes, et surtout des mouvements, radicalement changés. Le jury, cependant présidé par Gounod, n’y avait rien vu ; pas plus que moi-même, d’ailleurs, avant l’explication fournie.

Tout Serpette est dans cette anecdote.

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