Texte intégral : Chapitres 24 à 28
Chapitre XXIV Comment Jeanne d’Arc fut contrainte de suivre le roi et rompit son épée
Le couronnement du roi Charles avait mis fin à la mission de Jeanne d’Arc. Désormais il n’était plus besoin de miracles ; la sagesse et la bravoure humaines devaient suffire à terminer la tâche. Jeanne sentit elle-même que le temps était venu de suspendre devant l’autel de Reims son épée et sa bannière, et de déposer son armure. Aussi pria-t-elle Charles VII de la laisser retourner chez ses parents pour y achever sa vie, comme elle l’avait commencée, dans le calme et la retraite. Mais ni le roi ni son conseil ne voulurent y consentir. Ces habiles politiques, qui avaient d’abord dédaigneusement repoussé sa parole inspirée lorsqu’elle appelait les Français sur les champs de bataille, refusaient maintenant de la laisser partir, bien qu’elle déclarât elle-même que sa mission était finie. Ils espéraient tirer encore de grands avantages de l’éclatant prestige dont ces merveilleux événements l’avaient entourée et n’en voulaient rien perdre. Ils la tourmentèrent si bien, qu’elle fut obligée, à la fin, de céder aux ordres du roi et aux instances des grands du royaume et de consentir à demeurer avec l’armée, après l’achèvement de sa mission.
Mais dès lors la situation de la pauvre jeune fille est bien différente de ce qu’elle était auparavant. La puissance divine s’est retirée d’elle. Elle peut encore, sans nul doute, combattre avec courage et fidélité pour la France, verser son sang pour son roi dans les batailles, et attester sur un bûcher la vérité de la mission céleste dont elle avait été naguère investie, mais elle n’est plus assurée de la victoire. Les secrets de l’avenir ayant cessé de lui être révélés, elle n’oppose plus, comme auparavant, aux conseils trompeurs des hommes son propre avis, organe infaillible de la volonté de Dieu, en exigeant une aveugle obéissance. C’est un douloureux et lamentable spectacle de voir cette glorieuse Pucelle, qui n’aspire qu’à rentrer, loin du tumulte de la guerre, dans la tranquillité de son pays natal, se traîner à la suite de l’armée pour verser son sang dans des batailles auxquelles elle n’est plus appelée à prendre part. Mais ce contraste est une preuve de plus qu’auparavant elle avait reçu sa mission du ciel, et, à ce point de vue, le changement qui s’opère en elle n’est pas moins merveilleux.
De Reims, le roi se dirigea lentement vers Paris avec toutes ses forces ; et, à mesure qu’il avançait, de tous côtés, les villes, les forteresses lui ouvraient leurs portes ou lui faisaient porter leur soumission par des députés. Pendant que Château-Thierry négociait la sienne, grandement hâtée par une rumeur qui se répandit alors, — on disait qu’on avait vu, comme à Troyes, des papillons voltiger autour de la bannière de la Pucelle, — on annonça tout à coup l’approche des Anglais. Le trouble et le désordre se mirent alors dans l’armée française ; mais Jeanne, toujours intrépide, releva les courages en assurant, ainsi qu’on en eut bientôt la preuve, que c’était une fausse nouvelle, et la forte garnison qui occupait la ville dut se retirer.
[Lettre d’exemption d’impôts accordée aux habitants de Greux et de Domrémy]
Jeanne montra dans ces jours heureux combien elle était attachée au pays qui l’avait vue naître et grandir. Ce fut en effet à Château-Thierry que, sans rien demander pour elle-même, elle pria le roi d’exempter de tous impôts les pauvres villages de Greux et de Domrémy. On conserve encore à Greux l’ordonnance royale qui lui conféra cette grâce ; elle est ainsi conçue :
Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, au bailli de Chaumont, aux trésoriers et commissaires commis et à commettre pour asseoir et imposer les aides, tailles, subsides et subventions audit bailliaige, et à tous nos autres justiciers ou à leurs lieutenants, salut et dilection.
Sçavoir vous faisons que, en faveur et à la requeste de nostre bien amée Jehanne la Pucelle, considéré le grant, haut, notable et prouffitable service qu’elle nous a fait et fait chacun jour au recouvrement de nostre seigneurie : nous avons octroyé et octroyons de grace espéciale par ces présentes aux manants et habitants des ville et village de Greux et Domremy audit bailliaige de Chaumont en Bassigny, dont ladite Jehanne est natifve, qu’ils soyent d’ores en avant francs, quictes et exemptz de toutes tailles, aides, subsides, et subvencions mises et à mettre audict bailliaige. Si vous mandons et enjoingnons à chascun de vous que d’iceulx affranchissement, quittance et exempcion vous faites et laissez lesditz manants et habitants joyr et user pleinement, sans leur mettre ou donner ni souffrir estre mis ou donné aucun desteurbier ou empeschement au contraire, lors ni pour le temps à venir ; et en cas que lesditz manants et habitants soyent assis ou imposés auxdites tailles et aides, chascun de vous en droit soy les en faire tenir quictes et paisibles : car ainsi nous plaist et voulons estre fait, non obstants quelxconques ordonnances, restrictions, mandemens ou deſfenses au contraire.
Donné au Chasteau-Thierry, le derrenier jour de juillet, l’an de grace mil quatre cens vingt-neuf, et de nostre regne le septiesme.
Ainsi signé : Par le roy en son conseil, Budé.
On doit le dire à l’honneur des rois de France, cette grâce que la reconnaissance de Charles VII concéda par un acte solennel, à Château-Thierry, le dernier jour de juillet de l’an 1429, fut respectée par tous ses successeurs jusqu’à 1610. En cette dernière année, le 28 juin, Louis XIII la confirma de nouveau, et cet antique et beau privilège subsista jusqu’aux jours désastreux de la Révolution française, qui anéantit, avec tant d’autres choses, le souvenir sacré de celle grande et miraculeuse période de l’histoire nationale. Jusqu’à cette époque, on laissait en blanc, dans les registres des tailles, les pages relatives à Greux et à Domrémy, et à la place des sommes dues, se trouvaient ces mots, écrits pour mémoire :
Rien : la Pucelle.
Et dans le fait, le sang de la Pucelle avait largement payé la dette. Mais ce qu’on ne saurait trop louer, et qui peut servir d’exemple, même à ceux qui ne sont pas rois, c’est que cette dette de gratitude, reconnue et acquittée durant près de quatre siècles, fut pour les pauvres compatriotes de Jeanne un sensible bienfait.
Cependant, plus Charles VII se rapprochait de Paris, plus la consternation devenait grande dans l’infidèle capitale. Les habitants des campagnes environnantes cueillaient leurs récoltes avant qu’elles fussent mûres, et couraient s’abriter, avec tout ce qu’ils pouvaient emporter, derrière les murs de Paris. Le duc de Bedford joignit son armée à celle du cardinal de Winchester, et put s’avancer, à la tête de douze-mille hommes, à la rencontre du roi. Il lui envoya, de Montereau20, une lettre de défi lui demandant, orgueilleusement et du ton le plus arrogant : paix ou combat et dans laquelle il injuriait grossièrement la Pucelle. Charles VII répondit d’un ton railleur au héraut d’armes anglais qui la lui porta : Ton armée n’aura pas grande peine à me trouver, car je suis précisément à sa recherche.
Durant une journée entière, le roi attendit Bedford et ses troupes ; mais rien ne parut, Bedford ayant jugé plus prudent de garder ses troupes pour la défense de Paris. À cette occasion, un nouveau débat s’éleva dans le conseil royal. Les uns voulaient qu’on marchât rapidement jusqu’à la capitale, en suivant le chemin désormais ouvert de la victoire, les autres qu’on battît en retraite ; et Charles adopta ce dernier avis. Mais, à la grande joie des chevaliers les plus braves de l’armée, les Anglais fermèrent soudainement, par une ruse de guerre, l’unique endroit où l’armée pût repasser la Seine, et Charles VII fut obligé de prendre la route de Paris.
Au loin comme auprès, villes et campagnes se soumettaient au roi. Partout sur son passage le peuple, transporté de joie, l’accueillait en criant : Noël ! Noël !
Dans tous les endroits où il paraissait, dans ceux même où il envoyait ses hérauts, on accourait, avec croix et bannière, en criant : Vive Charles, roi de France !
Et on remerciait, à haute voix, Dieu d’avoir rendu son maître légitime au pays ; on chantait le Te Deum. Mais plus encore que le roi, la Pucelle attirait les regards, et c’était, en effet, un spectacle admirable de la voir si calme et si humble, mais en même temps si courageuse et si belle, s’avancer semblable à l’ange protecteur du royaume. En voyant cette grande joie de la foule, elle ne pouvait retenir ses larmes, et un jour elle dit en pleurant à l’archevêque de Reims, qui chevauchait à ses côtés :
— Voilà un bon peuple, et je n’en ai encore vu nulle part qui se soit tant réjoui de l’arrivée d’un si noble roi. Plaise à Dieu que je sois assez heureuse, lorsque je finirai mes jours, pour être enterrée en pareille terre !
— Ô Jehanne ! lui répondit l’archevêque, dans quel lieu avez-vous donc espoir de mourir ?
— Où il plaira à Dieu, répliqua la Pucelle, car je ne suis sûre ni du lieu ni du temps plus que vous ne l’êtes vous-même. Et plût à Dieu, mon créateur, qu’à présent je fusse libre de déposer les armes, et de m’en aller servir mon père et ma mère en gardant les troupeaux avec mes frères et ma sœur, qui se réjouiraient bien de me revoir.
En prononçant ces paroles, elle levait les yeux au ciel, et, c’est Dunois lui-même qui l’atteste, jamais les chevaliers qui la virent et l’entendirent en ce moment ne comprirent si bien qu’elle venait de Dieu et n’avait rien du malin esprit auquel les Anglais la prétendaient assujettie.
Autour de Paris, le pays s’était de trois côtés déjà soumis à l’armée royale, et Charles VII songeait à marcher contre le quatrième, c’est-à-dire la Normandie et la Picardie, lorsque le duc de Bedford, lui barra le passage avec son armée, près de Senlis. L’armée française se porta résolument à sa rencontre en se préparant au combat. Mais Bedford, s’apercevant que la crainte de la Pucelle paralysait le courage de ses soldats, se retrancha pendant la nuit derrière des fossés et des palissades. Le lendemain matin, le roi, s’étant avancé pour livrer ba taille, trouva les archers anglais, si redoutables par leur adresse, retranchés dans une position inaccessible et attendant son attaque. Derrière leurs retranchements, les troupes réunies des Anglais, des Bourguignons et des Français révoltés contre leur roi formaient, avec leurs lances en arrêt, comme un mur de fer. Charles chevaucha le long et tout près de cette lisière de piques ; puis, ayant rangé son armée à deux jets d’arc de l’ennemi, il envoya ses hérauts défier le duc de Bedford au combat.
Bedford demeurant immobile dans la position inattaquable où il s’était retranché, les meilleurs et les plus courageux chevaliers français se mirent à chevaucher dans l’espace étroit et allongé qui séparait les deux armées, en provoquant les chevaliers anglais ; ceux-ci ne furent pas longs à relever le défi. Ils sortirent furieux et en grand nombre, et la lutte s’engagea. Elle dura depuis le matin jusqu’au soir, tantôt d’homme à homme, tantôt de troupe à troupe, comme dans un tournoi, mais toujours avec un extrême acharnement. On ne faisait quartier ni d’un côté ni de l’autre, et la journée de Montépilloy, ainsi s’appelait l’endroit où l’on combattit, laissa de longs souvenirs dans la mémoire des deux nations par le grand nombre d’exploits chevaleresques dont elle fut l’occasion. Cependant, bien que des deux parts on secourût les siens et que de nombreuses mêlées s’ensuivissent, le prudent Bedford ne laissa point le combat se généraliser, et les trompettes des deux armées rappelèrent les combattants après le coucher du soleil. Jeanne se distingua encore, ce jour-là, par son intrépidité ; elle encourageait les siens lorsqu’ils faiblissaient, et repoussait les assaillants avec sa lance. Le roi lui-même brava le péril, et parcourut plusieurs fois ce champ clos dans toute son étendue.
En même temps, sur tous les points du pays, les gentilshommes français prenaient les armes, et chassaient l’Anglais des villes et forteresses avec l’aide de leurs vassaux. La Hire emporta de cette manière le château d’Étrépagny, et délivra le célèbre chevalier de Barbazan, qui depuis neuf ans y était enfermé. La Normandie, l’ancienne patrie des vainqueurs, se trouvait menacée de deux côtés par ces irrésistibles progrès des armes françaises. Aussi Bedford quitta-t-il dès le lendemain le camp de Montépilloy avec la plus grande partie de son armée, pour aller au secours de cette province. Charles VII marcha de son côté sur Paris. Il envoya en outre au duc de Bourgogne, d’après le conseil de la Pucelle, une ambassade chargée de négocier une réconciliation, mais qui ne put d’abord obtenir de lui autre chose que des promesses.
À Paris, le chancelier anglais, inquiet des progrès de l’armée royale, exigea des bourgeois un nouveau serment de fidélité à l’Angleterre ; et, pour les détourner de toute idée de réconciliation avec leur souverain légitime, il fit publier que Charles de Valois (les Anglais appelaient ainsi Charles VII) avait promis à ses soldats de leur livrer à discrétion la population entière, hommes et femmes, grands et petits.
À Saint-Denis, sépulture des rois de France depuis les premiers temps de la monarchie, Charles remercia Dieu et le saint patron du royaume des grâces qu’il avait obtenues ; puis il fit, suivant un usage immémorial, de riches offrandes à la basilique qui renfermait les tombeaux de ses ancêtres. Jeanne y tint deux enfants sur les fonts de baptême. Là, comme partout, le peuple se pressait autour d’elle pour baiser son anneau et ses vêtements ; mais là aussi un singulier accident montra que sa mission était achevée.
Remplie de douceur, de bienveillance et de compassion pour tous ceux qui l’approchaient, Jeanne éprouvait une invincible horreur pour les femmes dissolues qui accompagnaient et empestaient l’armée. La pieuse Pucelle employait tantôt la miséricorde, tantôt la sévérité, pour les retirer de leur vie criminelle ; souvent elle leur avait défendu de suivre les gens de guerre, si ceux-ci ne les épousaient pas sur-le-champ. Elle n’en pouvait souffrir la vue et elle leur avait sévèrement interdit de paraître devant elle. Or il arriva, précisément vers cette époque, qu’elle en aperçut une dans les rangs des soldats. Elle fut saisie d’une si violente indignation, qu’elle la frappa du plat de son épée. Aussitôt la lame de choix, qui avait porté de si rudes coups à Orléans, à Jargeau et à Patay, vola en éclats ; et, disent les chroniques, on ne put trouver d’ouvrier assez habile pour la réparer.
Le roi fut très affligé de cet accident, et l’on dit à Jeanne qu’elle aurait tout aussi bien pu se servir d’un bâton
. Elle aurait pu répondre que, si les seigneurs l’avaient laissée partir de Reims, lorsqu’elle voulut retourner à Domrémy, son épée serait restée intacte. Elle fut elle-même si contristée de cette perte et surtout d’avoir brisé pour cet usage indigne et dans un accès de colère, l’arme que ses saintes lui avaient miraculeusement confiée, qu’elle ne voulut jamais raconter à ses juges ce qu’était devenue l’épée de Sainte-Catherine de Fierbois.
Chapitre XXV Attaque de Paris
Les chefs de l’armée résolurent de marcher de Saint-Denis sur Paris. Ils voulaient voir si, en se portant avec d’imposantes forces contre la capitale du royaume et en donnant l’assaut à ses murailles, ils n’amèneraient pas le peuple à se soulever en faveur de son souverain légitime et à secouer le joug des Anglais. Ils firent, dans ce dessein, jeter par-dessus les murs des lettres adressées aux principaux personnages de la ville et conçues en termes bienveillants, afin d’y semer la défiance et la discorde entre le peuple et la garnison. Les Parisiens firent savoir à ceux qui leur avaient écrit qu’ils n’eussent plus à leur envoyer désormais de semblables messages
. Or, sans le concours du peuple, on ne pouvait espérer de réussir.
À Paris, comme on redoutait l’attaque, on avait mis la ville en bon état de défense. On imposa des contributions extraordinaires aux ecclésiastiques et aux laïques, pour l’entretien des gens de guerre et pour la mise en état des fortifications de la ville ; on saisit de plus pour le même objet tout l’argent consigné au nom du roi. Le peuple vivait du reste dans la meilleure intelligence avec les capitaines anglais et bourguignons, et se préparait à une résistance opiniâtre, car les ennemis de Charles VII avaient répandu le bruit que ce prince était irrité au plus haut point contre les Parisiens, et ferait passer la charrue sur les ruines de la ville, s’il s’en rendait maître. Le guet de jour et le guet de nuit avaient été renforcés. Paris était aussi abondamment pourvu d’artillerie et de vivres ; les remparts étaient chargés de pierres destinées à être lancées sur les assaillants ; sur les maisons contiguës des canons étaient braqués ; les barrières et les boulevards situés en avant des portes avaient été munis de nouvelles fortifications, les fossés déblayés, et la ville barricadée au dedans et au dehors.
De même que, naguère, les fidèles bourgeois d’Orléans avaient tout sacrifié pour défendre leur ville contre les ennemis de la France, et que Jeanne d’Arc était venue les secourir au plus fort de leur détresse, de même, bien que dans un sens tout con traire, Paris révolté s’apprêtait à recevoir son souverain légitime en ennemi, et à repousser la Pucelle marchant à l’assaut sa bannière en main. Mais si, naguère, Jeanne avait souvent et de la manière la plus solennelle prédit au roi, de la part de Dieu, qu’Orléans serait délivré et qu’il serait lui-même sacré à Reims, elle ne pouvait plus lui donner désormais de semblables assurances. Lorsque ses juges lui demandèrent plus tard :
— Cette attaque a-t-elle eu lieu suivant le conseil de vos voix ?
— Non, répondit-elle, mais selon le désir des seigneurs qui voulaient faire une tentative sur Paris.
Cependant, quand une résolution avait été prise par le conseil, elle n’y coopérait pas moins avec un invincible courage.
Le jeudi 8 septembre 1429, à onze heures du matin, au moment où l’on chantait la grand-messe dans les églises de Paris (c’était la fête de la Nativité de la Sainte Vierge), l’armée française, forte de plus de douze-mille hommes, se présenta en ordre de bataille sous les murs, au pied des hauteurs de Montmartre. Elle apportait, sur de nombreuses voitures, des échelles pour escalader les remparts, des fascines et de gros fagots liés d’une triple hart pour combler les fossés. On voyait dans ses rangs la Pucelle, le duc d’Alençon, les comtes de Clermont, de Vendôme et de Laval, les maréchaux de Sainte-Sévère et de Rais, les chevaliers La Hire et Xaintrailles et beaucoup d’autres héros d’Orléans. De l’endroit qu’elle occupait, on distinguait très bien les bannières étrangères : la croix rouge de Bourgogne, l’étendard de Saint-Georges, patron d’Angleterre, et d’autres images encore, insultantes ou railleuses, que les Parisiens promenaient ou agitaient sur les remparts. L’artillerie royale, qui occupait le sommet des hauteurs, se mit alors à tirer vigoureusement contre les murs de la ville, et, à la faveur de cette canonnade, les colonnes d’assaut se précipitèrent bravement sur la partie occidentale des remparts située entre les portes Saint-Denis et Saint-Honoré, en maudissant à grands cris la trahison des Parisiens. Mais l’insouciant Charles VII, dont la présence et la parole auraient pu produire plus d’effet que ses échelles d’escalade, ses canons et ses capitaines, n’assistait point à la bataille ; il avait, on ne sait sous quel prétexte, voulu rester à Saint-Denis avec l’arrière-garde.
Cependant les gros canons et les longues coulevrines des assiégés tonnaient à leur tour et répondaient énergiquement à l’artillerie royale. Une partie de la population parisienne était accourue, en armes, sur les remparts, pour y soutenir les Anglais et les Bourguignons, tandis que les autres, dans les églises, étaient encouragés et soutenus par les prédicateurs. On se battit des deux côtés avec acharnement ; — l’armée royale, parce qu’elle avait affaire à des traîtres ; les Parisiens, parce qu’ils redoutaient la colère du roi et les menaces qu’on lui attribuait. Le sire de Saint-Vallier, en Dauphiné, ayant fait une pointe audacieuse à la tête des siens, mit le feu au boulevard et à la barrière qui protégeaient la porte Saint-Honoré. Les Parisiens se retirèrent alors derrière la porte, non sans avoir opposé une vive résistance. Jeanne avait, dans le désordre de cette mêlée, arraché une riche épée des mains d’un chevalier anglais.
Le duc d’Alençon et Charles de Bourbon, comte de Clermont, prévoyant que les assiégés feraient une sortie, s’étaient embusqués derrière le pli de terrain le plus rapproché. Mais les assiégés n’ayant pas osé se montrer en rase campagne, la Pucelle résolut de s’avancer jusqu’au pied des murs. Elle s’y rendit en bon ordre avec le maréchal de Rais et bon nombre de seigneurs et d’hommes d’armes. Tous, à son exemple, descendirent de cheval, et ayant comblé le premier fossé, qui était à sec, au moyen de poutres et de fascines, ils le franchirent vers deux heures de l’après-midi. Mais personne n’avait prévenu Jeanne, et quelque-uns cependant le savaient très bien, que le second fossé était très profond et plein d’eau. Pendant quelque temps on la vit aller et venir le long de ce fossé, le sondant avec sa lance pour trouver un passage, et ne sachant à quoi se résoudre, tandis que ses compagnons y jetaient des poutres et des fascines sous le feu de l’artillerie ennemie.
De grands cris, poussés par les partisans de Charles VII, retentirent alors dans toutes les rues de Paris : on disait que tout était perdu, que les Français avaient forcé la ville, et que chacun devait pourvoir à sa propre sûreté. Les bourgeois sortirent alors épouvantés des églises, et coururent en toute hâte s’enfermer chez eux. Mais le stratagème fut inutile. Personne, à Paris, ne se souleva contre les Anglais ; les uns se tinrent tranquillement barricadés dans leurs maisons, pendant que les autres combattaient vaillamment sur les remparts.
Cependant la Pucelle demeurait toujours au bord du fossé, ayant à côté d’elle son courageux écuyer, qui tenait haut sa bannière. Elle criait aux assiégés, sous une pluie de balles, de pierres et de traits : Rendez la ville au roi de France !
Pour toute réponse, un archer, qui l’accablait d’injures, décocha contre elle une flèche qui lui traversa la cuisse. Une autre flèche, presque en même temps, perçait le pied de son écuyer. Ce dernier, ayant levé la visière de son casque pour retirer le trait de la blessure, fut atteint par une nouvelle flèche au front, entre les yeux et tomba mortellement blessé. Jeanne eût mieux aimé perdre quarante de ses meilleurs hommes d’armes que son excellent écuyer ; mais elle ne voulut point, malgré sa propre blessure, quitter la place, et elle continua de faire combler le fossé.
Le combat dura de la sorte, indécis et partagé, jusqu’à quatre heures de l’après midi. À la fin, les gros canons et les longues couleuvrines des Parisiens criblèrent les assiégeants d’une grêle si furieuse de projectiles, que les assiégés en furent comme animés d’une nouvelle force, et que l’armée royale dut se résigner à la retraite. Les boulets la suivirent encore longtemps dans ce mouvement rétrograde, bien que personne n’osât sortir de la ville et l’attaquer, de peur d’une embuscade. Cette retraite, exécutée par l’armée tout entière, s’accomplit sous le commandement de La Trémoille. En passant près de la ferme des Mathurins, les Français y mirent le feu, et ils jetèrent dans le brasier une partie des morts qu’ils emportaient à dos de cheval.
La Pucelle, épuisée par le sang qui coulait de sa blessure, et désolée de la fâcheuse issue du combat, s’était assise derrière la crête du second fossé. Elle ne pouvait se résoudre, aussi facilement que ses compagnons, à s’éloigner de la capitale du royaume, à la laisser au pouvoir des Anglais et des Français traîtres à la patrie. Elle resta là jusqu’au soir. Guichard de Thiembronne et les autres seigneurs qui s’étaient mis à sa recherche l’y découvrirent enfin. Bien que l’armée fut en pleine retraite, elle ne voulait pas abandonner cette position, qu’elle considérait comme son poste ; elle y demeura jusqu’à minuit, sans que ni prières ni remontrances pussent l’émouvoir, et il fallut, à la fin, que le duc d’Alençon la fît, pour ainsi dire, emmener de force.
L’armée française, dans ce combat sanglant, avait éprouvé de grosses pertes. Elle revint à Saint-Denis. Le héraut du roi compta, le lendemain, quinze-cents morts ou blessés ; les bagages étaient, en outre, tombés au pouvoir de l’ennemi. Ainsi, depuis la journée de Montépilloy restée indécise, et depuis le sacre de Reims, où Jeanne avait annoncé à Charles VII, devant l’autel, que sa mission était terminée, l’attaque de Paris était le premier grand combat livré par les armes royales, et ce combat était une défaite ! Bien que la Pucelle n’eût point conseillé l’entreprise, et qu’avec un courage héroïque, elle eût fait tout ce qui dépendait d’elle pour amener le succès, elle n’en fut pas moins considérée comme la cause du désastre par la foule, qui la croyait invincible ; on ne lui tint aucun compte de sa blessure.
Elle s’agenouilla pieusement dans l’église de Saint Denis, devant le patron de la France, et remercia Dieu, la sainte Vierge, et le saint évêque martyr, d’avoir échappé à la mort ; puis elle suspendit à l’une des colonnes du tombeau vénéré son armure complète, avec l’épée qu’elle avait conquise, et
…dont les annelets, garnitures et boucles des pendans estoient d’or.
Quand, plus tard, ses juges lui demandèrent pourquoi elle avait fait cette offrande :
— Ce fust, répondit-elle, par dévotion, ainsi qu’est la coustume des gens d’armes, quand ils sont blecés, et comme j’avois moi-même esté blecée devant Paris, j’ay voulu faire offrande à sainct Denys, pour ce qu’il est le cri de guerre des François.
Désormais, il devait être évident pour tout le monde que la Pucelle n’était plus revêtue de l’invincible puissance de Dieu. Ne voulant pas suivre plus loin l’armée du roi, elle demandait à rester à Saint Denis. Elle était résolue, paraît-il, à retourner dans sa vallée natale, où son enfance s’était passée à garder les troupeaux. Elle-même l’a déclaré plus tard à ses juges :
— Ma voix me disait que je devais rester à Saint-Denis, dans l’intérieur de la France ; aussi voulais-je le faire, mais les généraux ne le permirent pas, parce que j’étais blessée ; ils ne l’auraient pas permis davantage si je ne l’eusse pas été ; je fus guérie au bout de cinq jours.
Les généraux cherchaient à la consoler en louant la vaillance qu’elle avait déployée dans l’assaut. Plusieurs lui disaient que si l’affaire eût été mieux conduite, ou que si l’on avait attendu jusqu’au lendemain matin, Paris eût été facilement emporté. Ce fut ainsi qu’elle consentit à ne pas s’éloigner de l’armée, après en avoir obtenu la permission de ses voix
, a-t-elle dit elle-même ensuite dans un interrogatoire.
L’hiver approchant, Charles VII mit une partie de ses troupes en garnison dans les villes et forteresses reconquises ; puis, avec le gros de l’armée, composée presque tout entière de volontaires non soldés, qui demandaient à rentrer dans leurs foyers, il retourna par Lagny, Provins et Montargis, jusqu’à Gien : c’était de cette dernière ville que, trois mois auparavant, il était parti pour aller se faire sacrer à Reims.
[Lettre du chevalier Perceval de Boulainvilliers au duc de Milan]
Nous allons ici reproduire intégralement une lettre dont nous avons déjà donné un extrait dans le quatorzième chapitre. Cette lettre, conservée au couvent de Melk et dans les archives de la ville de Königsberg, nous a transmis le vivant témoignage d’un contemporain racontant les faits et gestes de la Pucelle. C’est un chevalier, chambellan de Charles VII, qui l’a écrite et adressée au duc de Milan, trois jours après la grande victoire de Patay. Elle donne un aperçu de la vie de Jeanne d’Arc, depuis sa naissance jusqu’à ce jour mémorable. Si l’on compare avec la relation de ce chevalier ce que des témoins oculaires, déposant sous la foi du serment, nous ont appris par ailleurs sur les premières années de la Pucelle, on voit comment la tradition populaire, enveloppant son héroïne bien-aimée dans un nimbe poétique, et la transfigurant, selon son habitude, lui attribue une foule d’actions merveilleuses ignorées de l’histoire. Ainsi, par exemple, nous y apprenons pour la première fois que la venue en ce monde de la miraculeuse libératrice de la France fut annoncée et saluée par le chant des coqs eux-mêmes, — ce que nous laisserons volontiers croire à qui le voudra. Mais si le récit de l’enfance de Jeanne par le bon chevalier renferme d’autres détails également fabuleux, nous n’en devons pas moins ajouter foi à ce qu’il rapporte de ses faits et gestes ultérieurs, notamment de la bataille de Patay. Nous y sommes d’autant plus obligés, que sa lettre fut écrite très peu de jours après l’événement, que son auteur sans aucun doute se trouvait près du Dauphin à cette époque, et qu’elle est tout à fait d’accord avec d’autres relations parfaitement authentiques.
Quant au document lui-même, tel qu’il se trouve aux archives de Königsberg, c’est une traduction du XVe siècle21. Mais le traducteur, ne possédant pas parfaitement la langue allemande, a rendu le texte en plusieurs endroits d’une manière fautive. Quelques mots ont été, en outre, effacés à la marge, et la plupart des noms propres sont visiblement altérés. Le manuscrit de l’abbaye de Melk est, au contraire, et sans aucun doute, une copie de l’original latin ; il est complet, clair et facile à comprendre, sauf quelques noms propres plus ou moins défigurés22.
En voici la traduction exacte :
Au très illustre et très puissant prince et seigneur Philippe Angelo Marie, duc de Milan, mon très honoré maître :
Mon très illustre, très puissant et très honoré prince, comme la curiosité des mortels et surtout l’attention des esprits distingués et avides de savoir se tournent volontiers vers les choses nouvelles et inouïes, parce que les anciennes leur répugnent comme étant usées, j’ai entrepris, connaissant le goût de Votre Altesse pour les choses merveilleuses et les louanges que vous leur donnez, de vous instruire avec tout le zèle dont je suis capable, des grands prodiges récemment advenus à notre roi de France et à son royaume.
Pensant que la renommée vous a déjà fait connaître une certaine pucelle qui, comme on le croit pieusement, nous a été envoyée par la miséricorde divine, je raconterai les choses en peu de mots, depuis sa naissance, afin que vous connaissiez sommairement sa vie, ses actions, son état et ses habitudes.
Elle est née dans un petit village appelé Domrémy, et situé dans le bailliage de Bassigny, sur les frontières du royaume de France, près de la rivière de Meuse, en Lorraine. On sait que ses père et mère sont des gens simples et honnêtes.
Elle est venue au monde pendant la nuit de Noël, alors que les peuples ont coutume de célébrer avec une grande allégresse la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette nuit-là, les habitants du village furent saisis d’une joie extraordinaire. Sans rien savoir de la naissance de la Pucelle, ils couraient çà et là en se demandant les uns aux autres :
Qu’est-il arrivé de nouveau ?Quelques-uns ressentirent au fond de leur cœur une impression de bonheur tout à fait singulière. Mais qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? Les coqs eux-mêmes furent les hérauts de cette nouvelle fête, et firent entendre un chant étrange et tel qu’on n’en avait jamais ouï de semblable. Ils crièrent ainsi pendant environ deux heures en agitant leurs ailes pour annoncer la destinée merveilleuse de la vierge qui venait de naître.L’enfant grandit, et à l’âge de sept ans, elle fut chargée, suivant l’usage des gens de la campagne, de garder les troupeaux. Même à cet âge si tendre, jamais, dit-on, elle ne perdit la moindre brebis, ni n’eut un seul agneau emporté par les loups. Tant qu’elle demeura dans la maison paternelle, elle la protégea si bien que ni la ruse des ennemis ni la méchanceté des barbares n’en purent rien enlever. Ce fut dans sa douzième année, qu’elle reçut la première révélation d’en haut.
Comme elle était occupée à garder les troupeaux avec les jeunes filles du village, quelques-unes d’entre elles se mirent à folâtrer dans la prairie. Elles l’appelèrent et lui demandèrent si elle voulait courir pour une poignée de fleurs ou pour quelque autre chose de semblable. Elle accepta et, à deux ou trois reprises, elle courut avec tant d’agilité qu’elle paraissait à peine toucher l’herbe, si bien qu’une de ses compagnes s’écria :
Jeanne, je te vois voler au-dessus de la terre.Après avoir ainsi couru, elle s’arrêta au bout de la prairie comme ravie hors d’elle-même, et tandis qu’elle cherchait à reprendre haleine, elle vit à ses côtés un jeune homme qui lui dit :
Jeanne, retourne à la maison, car ta mère vient de dire qu’elle a besoin de toi.Elle crut que c’était son frère ou quelque enfant de Domrémy qui lui avait parlé, et prit en courant le chemin du village. Comme elle s’y rendait, elle rencontra sa mère qui lui demanda pourquoi elle avait abandonné le troupeau, et se mit à lui faire des reproches. L’innocente enfant répondit :Ne m’avez-vous pas demandée ? — Non, reprit la mère.Alors Jeanne s’imagina que le jeune garçon l’avait trompée, et elle allait retourner près de ses compagnes, lorsque, tout à coup, un nuage d’une clarté éblouissante descendit devant ses yeux, et une voix qui sortait du nuage lui dit :
Jeanne, il te faut prendre un autre chemin et accomplir des choses merveilleuses, car tu es celle que le Roi du ciel a choisie pour rétablir le royaume de France et pour défendre et soutenir le roi Charles actuellement dépossédé de la plus grande partie de ses États. Tu te vêtiras d’habillements d’homme, tu te couvriras d’une armure, et tu seras un chef de guerre. Tout se fera selon ton conseil.Après que la voix eut ainsi parlé, le nuage disparut, et la Pucelle fut plongée dans un tel saisissement par ce miraculeux langage, qu’elle ne pouvait en croire ses oreilles, et qu’elle ne savait dans son trouble si elle devait ou non ajouter foi à ce qu’elle venait d’entendre. De semblables révélations furent faites la nuit et le jour à ladite Pucelle et se renouvelèrent souvent. Néanmoins elle garda le silence, n’ouvrit son âme qu’au curé de sa paroisse, et resta environ cinq ans dans cet état d’incertitude.Ensuite, lorsque le comte de Salisbury eut débarqué en France, les révélations et visions de Jeanne se multiplièrent. Son cœur en était ému et son esprit flottait plein d’inquiétude. Mais un jour qu’elle se livrait dans les champs à ses méditations ordinaires, une apparition plus distincte et plus grande que de coutume vint tout à coup la surprendre, et elle entendit une voix qui lui disait :
Jeanne, que tardes-tu ? Pourquoi ne cours-tu point, d’un pas ferme et rapide, au but que t’a marqué le Roi du ciel ? Pendant que tu fais faute à la France, les villes sont ruinées, les justes meurent, les nobles tombent sous le glaive, le meilleur sang coule à flots.Réconfortée un peu par cette exhortation, elle dit à son curé :Que ferai-je et par où commencer ? Faut-il que je parte ? J’ignore la route, je ne connais ni le peuple ni le roi. Ils ne voudront pas me croire ; je serai, et avec raison, la risée de tout le monde, car n’est-ce pas une folie de dire aux plus puissants du royaume qu’une jeune fille prendra le commandement de l’armée et sauvera la France, et que son bras ramènera la victoire ? Y a-t-il rien qui prête plus à rire qu’une Pucelle vêtue d’habits d’homme ?Après qu’elle eut fait ces réflexions et beaucoup d’autres, le curé lui répondit :Le Roi du ciel t’a manifesté sa volonté ; il t’ordonne de la remplir. Ne demande donc plus comment cela pourra se faire, car de même que la volonté de Dieu s’accomplit dans le ciel, de même elle s’accomplira sur la terre. Va au bourg voisin, à celui-là qu’on appelle Vaucouleurs : c’est le seul, dans la province de Champagne, qui soit resté fidèle au roi. Le capitaine de Vaucouleurs te conduira sans difficulté, et comme tu le lui demanderas.Elle suivit le conseil du curé, et le capitaine, après qu’elle eut prédit bien des choses merveilleuses, la fit conduire au roi par une compagnie de gentilshommes. Ils arrivèrent jusqu’à lui en traversant une foule d’ennemis et sans rencontrer le moindre obstacle.Quand ils furent au château de Chinon, dans le pays de Touraine, où Charles VII s’était fortifié, le Conseil décida que Jeanne ne serait présentée à ce prince que le troisième jour. Mais le cœur des hommes est vite et facilement retourné ; on appela la Pucelle tout de suite et elle descendit aussitôt de cheval. Elle fut interrogée avec le plus grand soin sur sa foi et ses mœurs par des archevêques, des évêques, des abbés, des docteurs en l’un et l’autre droit. Puis le roi la conduisit devant son Parlement afin qu’elle fût examinée plus sévèrement et plus attentivement encore ; et elle y fut trouvée sur tous les points orthodoxe, bien pensante et ferme dans la foi, croyant aux sacrements et aux lois de l’Église. Enfin on la soumit à l’examen scrupuleux de vierges, de femmes et de veuves expérimentées, qui ne trouvèrent en elle rien que de conforme à la nature humaine et à la plus entière pureté.
De plus, on l’observa et la surveilla pendant six semaines pour voir s’il y avait en elle quelque légèreté, ou si elle n’hésiterait pas à poursuivre son entreprise, mais on ne découvrit rien de semblable. Elle était tout entière vouée au service de Dieu : elle allait à la messe, recevait la sainte communion, poursuivait sans relâche son premier dessein et priait le roi tous les jours en soupirant et pleurant de la laisser marcher contre les ennemis ou de la renvoyer dans la maison de son père. Après avoir obtenu avec beaucoup de peine la permission d’entrer en campagne, elle se rendit à Orléans pour y conduire des munitions et des vivres, s’empara bientôt des bastilles des assiégeants, et, quoiqu’ils parussent invincibles, en trois jours elle fut victorieuse. Beaucoup d’entre eux ont été tués, un plus grand nombre faits prisonniers et les autres mis en fuite, de sorte que la ville est maintenant délivrée.
Ces exploits accomplis, la Pucelle retourna vers le roi qui accourut au-devant d’elle et la combla de félicitations. Elle demeura quelque temps auprès de lui ; mais elle le pressa bientôt de faire proclamer une nouvelle entrée en campagne et de réunir une armée pour vaincre le reste des ennemis. Ces troupes rassemblées, elle assiégea la place forte de Jargeau ; puis, le lendemain matin, elle livra bataille et remporta une victoire complète. Six-cents gentilshommes furent battus dans ce combat et dans le nombre se trouvaient le comte de Suffolk et son frère, qui furent faits prisonniers. Un autre frère du comte y perdit la vie. La Pucelle attaqua, trois jours après, Meung-sur-Loire et Beaugency, et les emporta d’assaut. Le samedi suivant, dix-huitième jour de juin, sans prendre de repos, elle courut à la rencontre des troupes qui venaient au secours de l’armée anglaise. Les ennemis, assaillis à l’improviste, furent mis en déroute. Là (près de Patay), quinze-cents Anglais restèrent sur la place et nous fîmes mille prisonniers. On compta, au nombre de ces derniers, Talbot, leur capitaine, Fastolf, le fils de lord Hendefort et beaucoup d’autres. Nous, au contraire, nous n’avons pas perdu plus de trois hommes, ce que nous attribuons tous à un miracle de Dieu. Voilà quelques-unes des merveilles accomplies par la Pucelle, et si Dieu le permet, elle en fera de plus grandes encore.
Jeanne est d’une beauté attrayante, garde un maintien viril, parle peu et montre dans tout ce qu’elle dit une merveilleuse sagesse ; sa voix a la douceur d’une voix de femme. Elle mange peu, boit encore moins de vin, et a le goût des chevaux et des belles armures ; elle aime beaucoup la noblesse et les gens de guerre, et fuit les réunions nombreuses et les entretiens du monde. Elle pleure facilement et verse alors d’abondantes larmes ; mais son visage est d’habitude gai, et elle supporte des fatigues inouïes. Elle possède une si grande force de volonté et est si vigoureuse qu’on l’a vue rester six jours et six nuits de suite sans quitter son armure. Elle dit que les Anglais n’ont nul droit en France.
Aussi se présente-t-elle comme étant envoyée de Dieu pour les vaincre et les chasser après les avoir d’abord exhortés à se retirer librement. Elle rend beaucoup d’honneurs au roi ; elle dit qu’il est spécialement aimé et protégé de Dieu, et que pour ce motif il sera bien gardé. Quant au duc d’Orléans, votre neveu23, elle assure qu’il sera délivré d’une manière miraculeuse, après qu’on aura sommé les Anglais, qui le retiennent prisonnier, de le mettre en liberté.
Illustre prince, je vous assure, en finissant, qu’il s’est accompli et se fait encore, à cette heure, plus de miracles que je ne puis vous en écrire ou vous en raconter. Tandis que j’écris cette lettre, la Pucelle traverse la Champagne et marche sur la ville de Reims, où le roi se rend avec elle en grande hâte pour recevoir, Dieu aidant, le sacre et la couronne. Très illustre et très puissant prince, mon très honoré seigneur et maître, je me recommande très humblement à votre grâce, et je prie le Tout-Puissant qu’il vous tienne en sa sainte garde et remplisse heureusement tous vos souhaits.
Votre très humble serviteur,
Perceval,
seigneur de Boulainvilliers, conseiller et chambellan du roi de France, sénéchal du duc du Berry et chevalier du roi.Écrit à Bourges, le vingt-et-unième jour du mois de juin.
Chapitre XXVI De la renommée de Jeanne d’Arc et de sa vie pieuse
[Traité d’Henri de Gorkum]
La renommée de la Pucelle, la sainteté de sa vie et ses merveilleuses victoires attiraient de plus en plus l’attention dans tous les pays de la chrétienté ; parmi ses ennemis eux-mêmes, le nom de la libératrice d’Orléans était souvent prononcé avec respect. Nous possédons encore un traité écrit à cette époque par un sujet du duc de Bourgogne, le théologien hollandais Henri de Gorkum, qui fut célèbre en son temps. Ce docteur expose avec une grande circonspection, et dans la forme scolastique alors usitée, les raisons qu’on peut invoquer pour ou contre la divine mission de Jeanne d’Arc. Or, bien qu’en terminant il laisse la question indécise, et dise que son unique dessein a été de rassembler pour l’avenir les éléments de recherches plus profondes, cependant les témoignages qu’il produit et emprunte, soit à la rumeur publique, soit au récit de personnes dignes de foi, militent d’autant mieux en faveur de la Pucelle, qu’ils viennent d’une contrée soumise à la domination de ses ennemis.
Jeanne d’Arc prouve la divinité de sa mission, dit entre autres choses ce théologien hollandais, par des signes surnaturels, ainsi par la révélation de secrets cachés au fond des cours et la prédiction de choses futures. Quand elle chevauche avec sa bannière en main, elle est merveilleusement adroite et agile, elle est active et déploie la science et l’activité d’un véritable chef d’armée. Aussi ses soldats sont-ils pleins de courage et ses ennemis frappés d’une telle terreur, que toute force semble leur être enlevée. Mais dès qu’elle descend de cheval et reprend les habits de son sexe, elle redevient simple et naïve et ne montre pas plus de connaissances des affaires du monde qu’un innocent agneau. On raconte aussi qu’elle mène une vie pure et sobre toute consacrée à Dieu, et qu’elle défend à tous ceux qui veulent l’écouter, le meurtre, le vol et tout acte de violence, quel qu’il soit. C’est pour cette raison et d’autres semblables que les campagnes, les villes, les châteaux se soumettent au fils du roi et lui jurent fidélité. Elle exhorte aussi ses soldats à la pratique de la vertu et aux œuvres de justice par lesquelles on glorifie le Seigneur. Elle ne recherche aucun avantage pour elle-même, et travaille de toutes ses forces à rendre au pays le trésor de la paix. Elle n’a certainement pas besoin pour de pareilles œuvres de l’aide du malin esprit, qui est le père de la discorde.
Telles sont les raisons invoquées par Henri de Gorkum.
Si l’on en croit les dépositions unanimes de plus de cinquante témoins oculaires, la Pucelle a pleinement mérité cet éloge, car sur les champs de bataille, au milieu de l’éclat de la cour, auprès des pauvres et des affligés, dans ses jours de bonheur comme dans l’infortune, elle resta toujours l’humble et pieuse bergère qu’elle avait été dans la maison de son père. Les grâces que Dieu répandit sur elle ne firent, suivant les mêmes témoins, que la rendre plus zélée à le servir et à fréquenter les sacrements. Elle ne demandait rien pour elle, sinon que Dieu voulut bien avoir pitié de sa pauvre âme, car, si pieuse et si sainte que fût sa vie, et quoique personne ne découvrît en elle le moindre défaut, elle ne se confessait pourtant jamais sans verser des larmes abondantes sur ses péchés.
Elle n’a jamais tué un seul ennemi, même dans la plus grande ardeur du combat. Comme elle ne voulait point répandre le sang, elle se contentait de porter sa bannière en tête des combattants. Aussi ne se servait-elle presque jamais de son épée ; elle se défendait le plus souvent avec sa lance ou avec une petite hache d’armes attachée à sa ceinture. Tant qu’elle était en campagne, elle se rendait, chaque matin, dès le point du jour, à l’église la plus voisine. Là, pendant une demi-heure, elle faisait appeler, par le tintement des cloches, tous les prêtres et tous les moines qui suivaient l’armée à la célébration du saint sacrifice. Elle priait, agenouillée au milieu d’eux, tandis qu’ils chantaient une hymne en l’honneur de la sainte Vierge. Lorsque le prêtre tenait dans ses mains, au moment de l’élévation et de la communion, le corps divin du Sauveur, elle versait des larmes brûlantes. Elle avait recommandé à Jean Pasquerel, son confesseur, de lui indiquer tous les couvents de son Ordre près desquels passait l’armée, et, un jour, elle eut la joie particulière de communier dans une de ces maisons avec des enfants pauvres.
Les juges lui ayant demandé plus tard si le roi ne lui avait point fait de dons : Je ne lui demandais, répondit-elle, que de bonnes armes, de bons chevaux et assez d’argent pour payer les hommes de ma compagnie. Je recevais sur sa cassette dix ou douze-mille écus ; ce n’est pas là une grosse somme pour faire la guerre.
Ce qui lui restait de cet argent, elle le distribuait libéralement aux pauvres, et, quand on lui recommandait l’économie, elle répondait : J’ai été envoyée pour secourir les indigents et les abandonnés.
Elle défendait rigoureusement le pillage à ses gens, aimant mieux endurer elle-même la faim, que de manger quelque chose qu’elle soupçonnait avoir été obtenu par la violence. Un Écossais, qui ne savait point le français, l’invita une fois, par signes, à manger d’un veau qu’il venait de voler ; elle en fut si courroucée qu’il s’en fallut de peu que, dans le premier mouvement d’indignation, elle ne le frappât du plat de son épée. Elle était, dans toutes ses paroles, si pure, si pénétrée de l’amour de Dieu et de l’horreur du mal, que tous ceux qui l’approchaient se sentaient saisis d’une sainte terreur en sa présence.
Je demandais trois choses à Dieu, lorsque je commandais l’armée, disait-elle à ses juges, d’abord qu’il délivrât les Français ; ensuite qu’il protégeât les lieux soumis à leur domination ; et enfin le salut de mon âme.
[Prière latine contemporaine]
On conserve encore, à la Bibliothèque royale de Paris, une prière en langue latine qui, si l’on en juge d’après le titre, devait être récitée dans les églises, pendant les expéditions de la Pucelle, afin d’appeler sur la France la miséricordieuse assistance de Dieu. Elle est ainsi conçue :
Antiph. Nos ennemis sont rassemblés et s’enorgueillissent de leur puissance. Anéantissez leur courage et dispersez-les, ô Seigneur, afin qu’ils reconnaissent que nul autre que vous, notre Dieu, ne combat pour nous.
Resp. Remplissez-les de crainte et faites-les pâlir d’effroi ; puissent-ils être fortement troublés par leur ruine.
Seigneur, exaucez la prière, etc. Le Seigneur soit avec nous.
Prions : Dieu, auteur de la paix, qui réduisez à néant, sans arcs et sans flèches, les ennemis de ceux qui mettent en vous leur confiance, venez à notre aide. Nous vous supplions, ô Seigneur, de jeter sur notre misère un regard miséricordieux ; et, de même que vous avez délivré votre peuple par le bras d’une femme, de même rendez victorieux le bras de notre roi Charles, afin que maintenant il puisse vaincre les ennemis qui mettent leur confiance dans leur nombre, et se glorifient de leurs flèches et de leurs lances, et qu’un jour il soit avec le peuple dont il est le chef, et demeure dans la gloire éternelle auprès de vous qui êtes la voie, la vérité et la vie, par Jésus-Christ Notre Seigneur. — Ainsi soit-il.
Jeanne, pleine de respect pour sa mission divine, évitait avec le plus grand soin de s’exposer au soupçon même le plus léger, qui eût pu ternir sa bonne renommée. C’est pour ce motif qu’on ne la vit jamais, après le coucher du soleil, parler à des hommes. Elle dormait toujours entourée de femmes, ou, ce qu’elle préférait, de jeunes filles. Lorsqu’elle ne pouvait le faire, ou qu’elle était obligée de passer la nuit en plein air, elle se couchait armée de pied en cap. Pendant son séjour à Bourges, comme elle désirait vivement assister aux matines, mais qu’elle ne voulait point s’en aller seule dans les rues à une heure si matinale, elle pria instamment son hôtesse de l’accompagner. Son écuyer Jean d’Aulon, que les devoirs de sa charge obligeaient à se tenir toujours près d’elle, se plaisait à répéter : Je ne crois pas qu’il y ait au monde une femme plus chaste.
Souvent, la nuit, lorsqu’elle croyait tout son entourage plongé dans le sommeil, elle se levait sans bruit et priait à genoux pour la prospérité du roi et du royaume. Aussi l’armée était-elle enflammée de courage lorsqu’elle voyait cette jeune fille pure et calme s’élancer sur son grand cheval de bataille, à la tête des plus vaillants chevaliers, à travers le feu de l’artillerie, et diriger les attaques avec un courage, une constance héroïques, sans que jamais le divin enthousiasme dont elle était animée laissât faiblir ses forces.
Jeanne, pressentant sa fin prochaine, disait souvent à son confesseur : Si je dois bientôt mourir, dites de ma part au roi, notre maître, qu’il lui plaise de fonder des chapelles où l’on puisse prier pour le repos de l’âme de ceux qui sont morts en défendant le royaume.
Charles VII, de son côté, considérait comme un devoir de reconnaissance d’honorer, par tous les moyens en son pouvoir, celle dont Dieu s’était servi pour lui faire une si grande grâce. Il entoura la Pucelle d’honneurs presque royaux, et le train de maison qu’il lui donna ne le cédait en rien à celui des plus grands seigneurs de sa cour. Jeanne portait, par son ordre, un magnifique habillement de guerre à retroussis garni de fourrures, dont l’étoffe était d’un grand prix, une barrette brodée d’or, tailladée et doublée, et, par-dessus sa cuirasse, un manteau de drap d’or, une cotte tailladée qui lui descendait jusqu’aux genoux et des chausses brodées de couleur cramoisie24.
Elle avait aux doigts deux anneaux, dont l’un était un cadeau de son frère, et l’autre un souvenir de son père et de sa mère. Sur le second, on lisait : Jhesus Maria, et l’on avait gravé trois croix. La Pucelle avait un jour, avec cet anneau, touché sainte Catherine, et chaque fois qu’elle se jetait dans la mêlée, elle le regardait ; mais elle ignorait de quelle matière il était composé, et si c’était d’or, disait-elle elle-même, ce n’était pas d’or fin. Son écurie se composait de cinq chevaux de bataille et d’un plus grand nombre de chevaux de selle pour la marche. Des demoiselles nobles, un maître d’hôtel, plusieurs pages et valets de chambre étaient attachés à son service.
[Lettres d’anoblissement de Jeanne d’Arc et de sa famille]
Après tous ces dons, le roi voulut honorer sa personne d’un éclat encore plus grand qui ne mourût pas avec elle, mais qui fût aux yeux du monde entier, tant que vivrait un descendant de sa maison, le témoignage vivant de la grande grâce apportée par la Pucelle au royaume de France. Ce fut le motif pour lequel il anoblit le lignage masculin et féminin de la famille de Jeanne d’Arc, et il est relaté dans l’acte d’anoblissement. Cet acte existe encore. Nous le reproduisons intégralement, parce qu’il nous montre la grandeur humaine s’inclinant avec humilité devant la toute-puissance divine et lui rendant hommage. Le spectacle de l’orgueil et de l’ingratitude humaine est malheureusement bien plus commun dans l’histoire.
Lettres d’anoblissement accordées par Charles VII, en décembre 1429, à Jeanne d’Arc et à sa famille.
Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, en perpétuelle mémoire des nombreuses et insignes faveurs dont le Très-Haut nous a comblé par les glorieux services de la Pucelle, notre chère et bien-aimée Jeanne d’Arc, de Domrémy, dans le bailliage de Chaumont et que, nous l’espérons, sa divine miséricorde daignera nous continuer et accroître, et afin de l’en glorifier, tant pour récompenser les services que ladite Pucelle nous a rendus que pour publier les louanges de Dieu, nous estimons convenable et opportun de la revêtir et de l’orner, elle et toute sa race, d’un honneur égal à celui dont elle a paré notre majesté royale, afin qu’après avoir été éclairée par la lumière divine, elle laisse à sa race un souvenir précieux de notre libéralité royale, et que la gloire de Dieu, ainsi que le glorieux souvenir de tant de grâces, se perpétue par là et s’accroisse dans tous les siècles.
C’est pourquoi nous faisons savoir à tous, présents et à venir, que, eu égard à ce que dessus, considérant en outre les agréables, nombreux et recommandables services que Jeanne la Pucelle a déjà rendus et rendra à l’avenir, nous l’espérons, à nous et à notre royaume, et pour autres certaines causes à ce nous mouvant, nous avons anobli la dite Pucelle, Jacques d’Arc dudit lieu de Domrémy et Isabeau sa femme, ses père et mère, Jacquemin et Jean d’Arc et Pierre Pierrelot ses frères, et toute sa parenté et lignage, et en faveur et contemplation d’icelle Jeanne, toute leur postérité mâle et femelle, née et à naître en légitime mariage, et par les présentes, de notre grâce spéciale, certaine science et pleine puissance, les anoblissons et déclarons nobles ; voulant que ladite Pucelle, les dits Jacques, Isabeau, Jacquemin, Jean et Pierre, et toute la postérité et lignage de ladite Pucelle, ainsi que les enfants d’eux nés et à naître, soient par tous tenus nobles, dans leurs actes, en justice et hors justice, et qu’ils jouissent et usent paisiblement des privilèges, franchises, prérogatives et autres droits, dont sont accoutumés de jouir, en notre royaume, les autres nobles, extraits de noble lignée, lesquels et leur dite postérité nous faisons participer à la condition des autres nobles de notre royaume, nés de noble race, nonobstant qu’ils n’aient, comme dit est, une origine noble, et qu’ils soient peut-être d’autre condition que de condition libre. Voulant aussi que les susnommés, ladite parenté et lignage de la Pucelle, et leur postérité mâle et femelle puissent, quand et toutes fois qu’il leur plaira, obtenir et recevoir de tout chevalier les insignes de la chevalerie. Leur permettant en outre, à eux et à leur postérité tant masculine que féminine, née et à naître en légitime mariage, d’acquérir des personnes nobles et autres quelconques tous fiefs, arrière-fiefs et bien nobles, lesquels, acquis ou à acquérir, ils pourront et leur sera permis avoir, tenir et posséder à toujours, sans qu’ils puissent être contraints, maintenant ni au temps à venir, à s’en dessaisir par faute de noblesse.
Pour lequel anoblissement ils ne seront en aucune façon tenus ni forcés de payer aucune finance à nous ni à nos successeurs ; de laquelle finance, en considération et regard de leurs ancêtres, nous avons de pleine grâce fait don et remise, nonobstant toutes ordonnances, statuts, édits, usages, révocations, coutumes, inhibitions et mandements, faits ou à faire, à ce contraires. Pourquoi nous donnons en mandement par les dites présentes à nos amés et féaux les gens de nos comptes, aux trésoriers généraux et commissaires ordonnés ou à ordonner sur le fait de nos finances, et au bailli dudit bailliage de Chaumont, et à nos autres justiciers ou leurs lieutenants présents et à venir, et à chacun d’eux, en tant qu’il lui appartiendra, qu’ils fassent et laissent ladite Jeanne la Pucelle, et leur postérité susdite, née et à naître comme dit est, en légitime mariage, jouir et user paisiblement de nos présente grâce, anoblissement et octroi, maintenant et au temps à venir, sans leur faire ni souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ni empêchement contre la teneur des présentes. Et pour que ce soit chose ferme et stable à toujours, nous avons fait apposer aux présentes notre sceau en l’absence de notre grand sceau, sauf en autres choses notre droit et le droit d’autrui en toutes.
Donné à Mehun-sur-Yèvre, au mois de décembre, l’an du Seigneur mil-quatre-cent-vingt-neuf, et de notre règne le huitième.
Sur le repli :
Par le Roi, l’évêque de Séez, les sieurs de La Trémoille, de Trèves et autres présents. Signées : Mallière, et scellées sur lacs de soie rouge et verte du grand sceau de cire verte.
Et plus bas :
Expédiées en la chambre des comptes du Roi, le seizième du mois de janvier, l’an du Seigneur mil-quatre-cent-vingt-neuf (c’était en réalité 1430, l’année commençant alors à Pâques), et y enregistrées au livre des chartes du temps, folio CXXI. Signées : A. Gréelle.
Le roi accorda, en outre, aux frères de la Pucelle l’honneur d’emprunter aux armes de France et de porter pour blason deux lis d’or en champ d’azur, côtoyant une épée nue placée en pal, et dont la pointe soutient une couronne. Jeanne ne fit point elle-même usage de ces armoiries ; mais elles perpétuèrent à jamais le souvenir si honorable pour sa famille : que de cette maison était sortie la Pucelle, dont l’épée reconquit sur les ennemis héréditaires du royaume la couronne aux fleurs de lis. Les descendants de la maison d’Arc ont en effet toujours porté ce blason ainsi que le nom de Du Lys, et ils furent longtemps une des familles de France les plus considérées. Ce fut seulement en 1633 qu’un arrêt du Parlement restreignit à la descendance masculine le bénéfice des lettres d’anoblissement de Charles VII, afin d’éviter une trop grande extension du privilège concédé par l’acte royal.
Ainsi Charles VII reconnut dans un document, revêtu de son sceau, qu’il devait son trône à la grâce de Dieu, qui se servit, pour le relever de la poussière, du faible bras d’une vierge. Ce document est daté de l’année 1430.
Le roi Charles fit aussi frapper en l’honneur de la Pucelle une médaille sur laquelle on voyait, d’un côté, l’image de la vierge héroïque, et de l’autre une main tenant une épée avec ces mots pour légende : Consiliis confirmata Dei, c’est-à-dire fortifiée par les conseils de Dieu.
Chapitre XXVII Comment Jeanne d’Arc prit la forteresse de Saint-Pierre-le-Moûtier et comment ses saintes lui annoncèrent sa captivité prochaine
Cependant le duc de Bourgogne différait toujours de se réconcilier avec le roi ; il conservait des attaches et négociait avec les deux partis, s’appliquant à tirer tout le profit possible de leur lutte.
Charles VII lui avait offert les plus honorables conditions : il consentait à déclarer hautement que la mort de Jean sans Peur était un acte exécrable, accompli dans des intentions criminelles, qu’il abhorrait de tout son cœur et eût empêché de toutes ses forces, s’il n’eût été alors trop jeune et trop inexpérimenté. Il promettait de châtier ou de bannir les auteurs de ce crime, et de faire élever à Montereau, sur la place où il avait été commis, un couvent dont les religieux seraient employés à prier pour l’âme du duc assassiné, et pour ceux qui avaient péri dans ces affreuses guerres. Il demandait, en revanche, que Philippe le Bon, déposant toute rancune, pardonnât et oubliât le passé, afin que la concorde et la paix régnassent entre le duc et lui. Charles consentait, en outre, à reconnaître Philippe comme souverain indépendant de toutes ses possessions, à la condition que ses successeurs redevinssent après lui vassaux de la couronne de France. Le pape Martin V, en qualité de père et de pasteur suprême de la chrétienté, avait depuis longtemps multiplié ses efforts pour terminer cette lamentable querelle, et, plusieurs années auparavant, il avait déjà écrit au duc de Bourgogne la lettre suivante, que nous allons reproduire en entier, parce qu’elle est conçue dans le véritable esprit qui doit animer le père commun et le pacificateur général du monde chrétien.
[Lettre du pape Martin V au duc de Bourgogne]
Depuis le jour de notre exaltation, nous nous sommes appliqué, avec un infatigable zèle, par l’entremise de plusieurs légats et ambassadeurs du Saint-Siège, à rétablir la paix entre l’Angleterre et la France, comme nous le commandait le devoir de notre apostolat suprême, et nous le faisait souhaiter le vœu ardent de notre cœur. Et si nous n’avons encore, jusqu’à présent, trouvé personne qui ait accueilli favorablement nos paroles de paix, qui ait écouté nos prières et dont la pitié se soit laissé émouvoir par la nôtre, rien n’a pu cependant affaiblir en nous le désir d’opérer cette paix, ni le peu d’espoir que nous conservions, ni les nombreux obstacles que nous avons rencontrés. Au contraire, plus nous apprenions que les maux des fidèles s’aggravaient, que des provinces entières étaient plongées dans une profonde misère, et que le sang coulait à flots dans cette guerre désastreuse, plus nous sentions brûler en nous le désir d’y mettre un terme. Nous ne pouvons, sans verser des pleurs, penser aux effroyables calamités qui ont affligé les deux peuples et les affligeront encore, si l’on n’oppose pas au torrent, comme une digue, la miséricorde de Jésus-Christ.
Pénétré de cet ardent désir de voir renaître une paix salutaire, et cesser tant de malheurs plutôt tard que jamais, nous t’implorons derechef, fils bien-aimé, bien que nous t’ayons déjà supplié plusieurs fois pour le même objet, et parce que nous savons qu’il dépend grandement de toi de nous satisfaire.
Nous avons récemment appris de la bouche d’hommes dignes de foi, que tes adversaires sont, par l’inspiration divine, disposés à conclure une paix honorable et juste, que personne ne pourrait repousser sans encourir la responsabilité la plus grave. Mais peut-être tes alliés vont-ils, comme plusieurs le craignent, s’y refuser. C’est pour ce motif que, nous adressant à la générosité de toute la force de notre amour paternel, et au nom de Jésus-Christ qui, avant de retourner près de son Père, dit à ses disciples : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, nous te conjurons d’incliner aussi ton cœur à cette paix si désirable, et de t’efforcer de faire naître chez tes alliés les mêmes sentiments, car la paix sera d’autant plus efficace et sûre, et nous réjouira d’autant plus le cœur, qu’un plus grand nombre de personnes y participeront.
Que, s’ils étaient assez obstinés pour persister dans cette guerre qui finira nécessairement par dévaster de la façon la plus horrible, un si grand nombre de pays, et par plonger le peuple dans le plus affreux désespoir, ce qui serait une offense envers Dieu capable d’attirer sur eux les châtiments de sa malédiction, et exposerait la chrétienté tout entière à des maux irréparables, réfléchis alors à ce que tu dois faire, afin de mettre ta conscience et ton honneur en sûreté, et de ne point paraître aux yeux de Dieu et des hommes la cause unique de tant de souffrances. Pour nous, nous ne voyons en ce monde rien qu’on puisse raisonnablement préférer à un bien si grand et si général, et nous y intéressons le salut de ton âme qui court le péril d’une damnation éternelle, si, pouvant donner la paix à un si grand nombre d’infortunés chrétiens, tu la leur refuses.
Quelqu’un objectera peut-être que l’on doit tenir à ses traités et à ses alliances. Nous le disons et nous le croyons aussi, pourvu qu’ils n’offensent pas Dieu, ce qu’il faut craindre beaucoup plus que d’offenser les hommes. Car, bien que l’amour de la patrie, le rétablissement du royaume dans son état primitif et les liens de la parenté doivent être ici d’un très grand poids, la crainte de Dieu doit peser plus que toutes les considérations terrestres, et son jugement est plus à redouter que les rumeurs et discours des hommes dont généralement le blâme procède bien moins du souci de la vérité que de leurs penchants et de leurs passions. Mais telle est l’immense utilité de cette paix pour tout le peuple chrétien, que si tu parviens à la faire conclure, bien loin de souiller ton nom d’aucune tache, tu recevras au contraire de justes éloges en tout lieu honorable, et chez tous les princes.
Mais le duc de Bourgogne ne s’était pas alors laissé persuader par cette touchante exhortation ; et maintenant encore il ne savait pas se résoudre à une paix complète, tant était profonde la scission produite par l’acte abominable du pont de Montereau, et tant les conséquences en étaient terribles ! Aussi un chartreux de Dijon avait-il bien raison de dire, cent ans plus tard, à François Ier, en lui montrant la sépulture du duc assassiné et l’entaille béante du coup de hache qu’il avait reçu au crâne :
— Voilà l’ouverture par où les Anglais ont pénétré en France.
Ce crime, toutefois, n’était pas l’unique cause de si grandes calamités, car il ne fut lui-même que la vengeance d’un assassinat antérieur, et ne formait qu’un anneau de cette longue et noire chaîne d’attentats, représailles les uns des autres.
Tandis qu’il négociait avec le roi une trêve s’étendant jusqu’aux fêtes de Pâques, Philippe le Bon s’était fait accorder un sauf-conduit au moyen duquel il traversa paisiblement tous les pays soumis à l’autorité royale. Mais une fois arrivé à Paris, il s’y fit donner par Bedford le commandement de la capitale du royaume. L’un et l’autre s’étaient, en outre, engagés à réunir leurs efforts, après l’expiration de la trêve, pour conquérir de nouveau les provinces reprises par Charles VII.
Cet arrangement conclu, Bedford quitta Paris pour aller défendre la Normandie. Pendant l’automne et l’hiver, il n’y eut que des escarmouches entre des chevaliers isolés et des bandes de partisans. Cependant plusieurs de ces rencontres amenèrent des luttes sanglantes ; plus d’une ville et d’une forteresse furent tour à tour prises et perdues par la force ou par la ruse. La victoire restait ordinairement aux Français, car la Pucelle avait partout relevé leur courage et ils déployaient dans l’attaque une énergie, dans la défense une fermeté qui presque partout leur assurait le succès. Ils maintinrent dans l’obéissance les campagnes et les villes qui s’étaient soumises pendant la marche de l’armée sur Reims, et ils conquirent, en outre, plusieurs belles places fortes. Ainsi, par exemple, ils surprirent Laval, qui était fortifiée, avec l’aide d’un meunier, qui les cacha dans son moulin. Ambroise de Loré défendit contre des attaques réitérées Lagny et Saint-Célerin ; Château-Gaillard défia, durant sept mois, toutes les forces du duc de Bedford. Mais les Français perdirent Saint-Denis, situé trop près de Paris pour être facilement défendu. Lorsque les Anglais le reprirent, ils imposèrent une forte contribution de guerre aux habitants pour les punir d’avoir ouvert leurs portes à Charles VII sans coup férir. La ville fut en partie pillée ; les tombes antiques des rois, sur lesquelles la longue suite des souverains de France avaient prié en déposant leurs offrandes, et près desquelles ils étaient allés ensuite dormir eux-mêmes du sommeil de la mort, furent dévastées. Le cercueil d’or de saint Louis et bien d’autres objets d’un prix inestimable n’échappèrent point à ces mains sacrilèges. Cette malheureuse ville de Saint-Denis fut reprise nuitamment, dans le même hiver, par les troupes royales, qui la pillèrent de nouveau.
Quatre-cents ans plus tard, la Révolution française, animée d’une haine furieuse contre toutes les reliques vénérées et saintes du passé, ne se contentait pas de disperser, à Saint-Denis, les sépultures des rois de France ; sa main téméraire profanait aussi dans la cathédrale de Spire les tombes des anciens empereurs d’Allemagne, et jetait leurs cendres au vent.
Le chancelier anglais, Louis de Luxembourg, fit même enlever de l’église de Saint-Denis les armes que la Pucelle y avait suspendues. L’épée seule parait avoir été sauvée ; du moins le trésor de la royale abbaye en possédait-il une que l’on montrait, un siècle plus tard, comme étant la sienne. Quant à la ville d’Amiens et à la province de Picardie, le duc de Bourgogne sut si bien les gagner, en leur envoyant en grande pompe une ambassade qui leur promettait de les aider et secourir et d’obtenir du duc de Bedford la suppression des tailles, qu’ils lui laissèrent, en retour, lever de nombreux hommes d’armes dans la province, et les enrôler sous ses drapeaux.
Le malheureux royaume continuait, malgré la trêve, à être ravagé comme auparavant, et de la manière la plus affreuse. Ce que les étrangers laissaient derrière eux était pris par les troupes de Charles VII, pour tenir lieu de la solde qui ne leur était point payée. Les villes se dépeuplaient. Les partisans du roi s’avancèrent plus d’une fois jusque sous les murs de Paris. Personne n’osait s’aventurer hors des portes, dans la crainte d’être tué par ces pillards ou d’avoir à payer une rançon supérieure à sa fortune. L’hiver porta la détresse à un degré épouvantable. La ville, dépourvue de garnison, étant à peu près sans défense, un grand nombre de bourgeois émigrèrent. Philippe le Bon lui-même, voyant Paris si misérable, l’avait abandonné, pour aller en Flandre célébrer son mariage avec Isabelle, fille du roi de Portugal.
Le riche et magnifique vaisseau qui amenait cette princesse était déjà en vue du port de l’Écluse, et le peuple accourait en foule à sa rencontre, lorsqu’une soudaine et violente tempête emporta le navire, comme par magie, au milieu des flots agités de la mer en fureur. On resta pendant quarante jours sans nouvelles du navire et de la princesse. Enfin, après cette longue attente, Isabelle de Portugal reparut saine et sauve, et le mariage fut célébré à Bruges avec une magnificence inouïe. Les fêtes durèrent toute une semaine, et la présence d’Ambroise de Loré et de quatre autres chevaliers français qui vinrent à Arras jouter dans un tournois, leur donna un grand éclat. Le duc leur opposa cinq chevaliers et, pendant cinq jours de suite, chaque couple de combattants déploya son courage et son habileté en présence de Philippe, choisi pour juge du camp, et de la chevalerie bourguignonne. Dans ces dangereuses rencontres, deux chevaliers français furent grièvement blessés ; le duc, en prenant congé des autres, les combla d’honneurs et de présents. Philippe le Bon fonda, à cette époque, l’ordre célèbre de la Toison d’Or, que les souverains d’Autriche et d’Espagne, en leur qualité d’héritiers de la maison de Bourgogne, confèrent encore aujourd’hui, dans de rares circonstances, comme une marque de la plus haute distinction.
Voulant atténuer le coup si rude que le sacre solennel de Charles VII à Reims avait porté à leur puissance, les Anglais résolurent de couronner d’abord à Londres le jeune Henri VI, puis de l’envoyer, sous la conduite des grands de son royaume, recevoir en France la couronne fleurdelisée. Si l’on veut se faire une juste idée de la profonde atteinte qu’avait reçu le courage de l’orgueilleuse Angleterre, il faut lire le manifeste publié, le 30 mai 1430, par le duc de Gloucester, lieutenant du jeune roi. Dans ce manifeste, le duc menace de la prison, avec perte de leurs chevaux et de leurs armes, tous les capitaines qui, au lieu de suivre leur souverain en France, comme il est de leur devoir de le faire, resteront chez eux par crainte des sortilèges de la Pucelle.
Il arriva, vers le même temps, un événement qui prouve que, malgré sa grande piété et quoiqu’elle fut visitée par des apparitions merveilleuses, la Pucelle n’ajoutait pas une foi aveugle à tous les miracles qu’on voulait lui faire croire. Elle était alors, — c’est elle-même qui le raconte, — dans le duché de Berry, à Montfaucon. Une femme nommée Catherine de la Rochelle, qui avait pour directeur spirituel le frère Richard, vint la trouver. Cette femme menait en apparence une vie sainte et pieuse, et le frère Richard, qui croyait en elle, faisait courir le bruit qu’elle recevait du ciel toutes sortes de révélations surprenantes. Cette prétendue prophétesse dit à Jeanne qu’une dame blanche, vêtue d’une robe d’or, lui apparaissait la nuit et lui avait donné l’ordre de demander au roi des hérauts et des trompettes afin d’aller, dans toutes les villes du royaume, faire proclamer que quiconque avait de l’or ou de l’argent, ou quelque trésor caché, devait l’apporter sans délai, et que ceux qui voudraient celer leurs richesses n’y réussiraient pas, parce qu’elle saurait bien les découvrir ; cet or et cet argent devaient être employés, disait-elle, à la solde des hommes d’armes de la Pucelle
. Comme alors on manquait absolument d’argent pour payer les gens de guerre, cette offre avait quelque chose de très séduisant. Bien des personnes s’y seraient laissé prendre, sans s’inquiéter si l’apparition de la dame blanche vêtue d’une robe d’or était bien réelle.
Jeanne, au contraire, interrogea soigneusement la prétendue voyante, et lui demanda si cette dame blanche lui apparaissait toutes les nuits. Catherine de la Rochelle ayant répondu affirmativement, la Pucelle, pour s’en assurer, la fit coucher dans sa chambre. Mais laissons Jeanne d’Arc raconter elle-même ce qui se passa. Voici ce qu’on lit, à ce sujet, dans le procès-verbal de l’interrogatoire du 3 mars 1430 :
Interroguée se elle cogneut point Katherine de la Rochelle, ou si elle l’avoit veu. Respond : que ouy, à Gergeau et à Montfaulcon, en Berry. — Interroguée si elle lui monstra point une femme vestue de blanc, qu’elle disoit qui lui apparaissoit aulcunes fois. Respond : que non. — Interroguée qu’elle luy dist. Respond : que celle Katherine luy dist qu’il venoit à elle une dame vestue de drap d’or, qui luy disoit qu’elle alast par les bonnes villes et que le roy lui baillast des heraulx et trompectes pour faire crier : quiconque aroit (aurait) or ou argent ou tresor mucié (caché), qu’il l’apportast tantost ; et que ceulx qui ne le feroient et qui en aroient de mucié, qu’elle les congnoistroit bien et sçaroit (saurait) trouver lesdits tresors ; et que ce seroit pour payer les gens d’armes d’icelle Jehanne. A laquelle elle respondit : qu’elle retournast à son mari faire son menaige et nourrir ses enfants. Elle demanda aussi à celle Katherine se celle dame venoit toutes les nuicts et pour ce qu’elle coucheroit avec elle ; et y coucha et veilla jusques à minuict, et ne veist rien, et puis s’endormist ; et quant vint au matin, elle demanda se elle (la dame blanche) estoit venue ; et (Catherine) luy respondit que ouil (oui). Pour laquelle chose dormit icelle Jehanne de jour, afin qu’elle peust veiller la nuict ; et coucha la nuict ensuivant avec la dicte Katherine, et veilla toute la nuict, mais ne veist rien, combien que souvent luy demandast : Viendra-elle point ? Et la dicte Katherine respondoit : ouil tantost. Et, pour en sçavoir toute la verité, elle (Jeanne) en parla à saincte Katherine et à saincte Marguerite qui luy dirent que du faict de icelle Katherine n’estoit que folie et estoit tout ment (mensonge). Et (la Pucelle) escrivit à son roy qu’elle luy diroit [ce] qu’il en devoit faire. Et quant elle vint à luy, elle luy dist que c’estoit folie et tout ment du faict de ladicte Katherine. Toutes voies, frère Richard vouloit que on la mist en œuvre, ce que elle (Jeanne) ne voulust souffrir ; dont ledict frère Richard et la dicte Katherine ne furent pas contents d’elle.
Mais ce n’est pas la seule occasion où Jeanne d’Arc ait fait voir combien elle était au-dessus de toute superstition et de toute vanité et impureté. N’était ce pas elle-même qui repoussait tous les hommages exagérés et presque idolâtriques dont l’entourait l’enthousiasme populaire ? Quand on lui disait : Vous êtes invulnérable
, elle répondait : Je le suis aussi peu que toute autre personne.
Plusieurs femmes, à Bourges, étant venues avec des rosaires et des cierges, pour qu’elle sanctifiât ces objets en les touchant, elle se retourna vers son hôtesse et lui dit en riant : Touchez-les vous-même, car de votre toucher ils seront aussi bons que du mien.
Jeanne séjourna pendant trois semaines à Bourges, chez une grande dame de la suite de la reine, qui était veuve d’un conseiller du roi. Elle vécut durant tout ce temps en très grande intimité avec elle et partagea son lit. Cette honorable personne rendit dans la suite, comme au reste tout le monde, le meilleur témoignage de la Pucelle, louant surtout sa tendre compassion pour les pauvres, sa libéralité courtoise envers les malheureux, sa bienveillance, sa chasteté, sa piété, son admirable dextérité à manier les chevaux et les armes, son innocence et sa simplicité en toutes choses. Jeanne parlait avec la plus grande vénération de la reine, cette bonne Marie d’Anjou, qui supportait si patiemment la légèreté et la froideur de Charles VII. Lorsque la reine se rendit à Selles en Berry pour y attendre le retour du roi, Jeanne d’Arc alla à cheval au-devant d’elle.
Pendant l’hiver, la Pucelle mit ses gens en campagne, à l’exemple des autres chevaliers, et le conseil royal la chargea du siège de Saint-Pierre-le-Moûtier, dans la vallée de la Loire. Cette expédition fut, pour ainsi dire, le dernier rayon de soleil de sa carrière militaire. Là, semble-t-il, la force d’en haut qui l’assistait la soutint une fois encore avant de se retirer d’elle. Aussi est-il fort regrettable que, pour ce qui regarde ce siège, la déposition juridique du chevalier Jean d’Aulon, qui accompagnait Jeanne en qualité d’écuyer, soit presque le seul renseignement que nous possédions. Jean d’Aulon raconte l’entreprise en ces termes :
Dict encore que, certain temps après le retour du sacre du roi, fut advisé par son conseil, estant lors à Mehun-sur-Yesvre, qu’il estoit très nécessaire recouvrer la ville de la Charité que tenoient lesdicts ennemis ; mais qu’il falloit avant prendre la ville de Sainct-Pierre-le-Moustiers, que pareillement tenoient iceux ennemis.
Dict que pour ce faire et assembler gens alla ladicte Pucelle en la ville de Bourges, en laquelle elle fist son assemblée, et de là, avec certaine quantité de gens d’armes, desquieulx Monseigneur d’Elbret estoit le chief, allerent assieger ladicte ville de Saint-Pierre-le-Moustiers.
Et dict que, après ce que ladicte Pucelle et ses dictes gens eurent tenu le siège devant ladicte ville par aulcun temps, qu’il fut ordonné donner l’assault à icelle ville ; et ainsi fut faict, et de la prendre firent leur debvoir ceulx qui là estoient ; mais obstant le grand nombre de gens d’armes estans en ladicte ville, la grant force d’icelle et aussi la grant resistence que ceux de dedans faisoient, furent contraincts et forciés lesdicts Françoys eulx retraire pour les causes dessus dictes.
Et à celle heure, il qui parle, lequel estoit blecié d’ung traict parmy le tallon, tellement que sans potences (béquilles) ne se povoit soustenir ne aler, vit que ladicte Pucelle estoit demourée très petitement accompaigniée de ses gens ne d’aultres ; et doubtant il qui parle, que inconvenient de ce ensuivist, monta sur ung cheval et incontinent tira vers elle, et luy demanda ce qu’elle faisoit là ainsi seule et pourquoy elle ne se retrahioit (retirait) comme les aultres ? Laquelle, apres qu’elle ot (eut) osté sa salade (son casque) de dessus sa teste, luy respondit qu’elle n’estoit pas seule et que encore avoit-elle en sa compaignie cinquante mille de ses gens et que d’ilec (de là) ne se partiroit jusques à ce qu’elle eust prinse ladicte ville.
Et dict, il qui parle, que à celle heure, quelque chose qu’elle dist, n’avoit pas avecques elle plus de quatre ou cincq hommes ; et ce scet (sait) il certainement et plusieurs aultres qui pareillement le veirent ; pour laquelle cause luy dist derechief qu’elle s’en alast d’ilec et se retirast comme les aultres faisoient. Et adonc la Pucelle luy dist qu’il luy feist apporter des fagoz et cloies (claies) pour faire ung pont sur les fossés de ladicte ville, affin qu’ilz y peussent mieulx approuchier. Et en luy disant ces paroles s’escria à haulte voix et dist : Aux fagoz et aux cloies tout le monde, affin de faire le pont !
Lequel incontinent après fut faict et dressé. De laquelle chose icelluy desposant fut tout esmerveillé ; car incontinent ladicte ville fut prinse d’assault sans y trouver pour lors trop grant résistence.
Et dict, il qui parle, que tous les faicts de la dicte Pucelle luy sembloient plus faicts divins et miraculeux que aultrement, et qu’il estoit impossible à une si jeune pucelle faire telles œuvres, sans le vouloir et conduicte de Nostre Seigneur…
Dict aussi il qui parle, lequel par l’espace d’un an entier, par le commandement du roy, demoura en la compaignie de ladicte Pucelle, que pendant iceluy temps, il n’a veu ni cogneu en elle chose qui ne doie estre en une bonne chrestienne ; et laquelle il a tousjours veue et cogneue de très bonne vie et honnête conversacion en tous et chacun ses faicts25.
Ici encore Jeanne défendit sévèrement à ses gens, avides de pillage, de rien enlever, — que ce fût propriété ecclésiastique ou non, — d’une église dans laquelle les assiégés avaient déposé les objets qui leur appartenaient.
La Pucelle, après cette victoire, alla contre son opinion, mais d’après l’avis des chefs, mettre le siège devant la Charité-sur-Loire. On était au plus fort de l’hiver. Catherine de la Rochelle conseillait à Jeanne de ne point partir, lui remontrant qu’il faisait si froid, qu’elle-même n’irait point, si elle était à sa place
. Jeanne resta là environ un mois avec sa petite armée, sans pouvoir emporter la ville d’assaut ; on y fit au contraire des pertes sensibles dans plusieurs rencontres sanglantes, et en fin de compte les Français levèrent le siège à la hâte, en abandonnant leur artillerie. Ils s’étaient laissé tromper et effrayer par le commandant ennemi, qui leur avait fait croire que des secours approchaient et allaient le délivrer.
Les juges demandèrent plus tard à Jeanne :
— Pourquoi n’êtes-vous pas entrée dans la ville, puisque vous aviez commandement de Dieu ?
Elle répondit :
— Qui vous a dit que j’avais commandement de Dieu d’y entrer ?
— N’avez-vous pas eu conseil de vos voix ?
— Je voulais venir en France, mais les gens d’armes me dirent que c’était le mieux d’aller devant la Charité premièrement.
De là la Pucelle se hâta de se rendre à Melun, que les Anglais attaquaient avec de grandes forces, et elle réussit à dégager la ville. Mais ce fut sur les remparts de Melun, vers le temps de Pâques, c’est elle-même qui l’a déclaré plus tard dans ses dépositions, que ses saintes lui annoncèrent sa prochaine captivité. Elles lui dirent qu’elle tomberait, avant la fête de saint Jean, aux mains des ennemis ; que c’était absolument inévitable ; qu’elle ne devait pas s’en effrayer, mais au contraire accepter cette croix avec reconnaissance de la main de Dieu qui lui donnerait aussi la force de la porter
. Jeanne pria ses chères saintes de demander à Dieu qu’il lui épargnât un long emprisonnement, et lui accordât la grâce de la faire mourir tout de suite, et de l’admettre en son saint paradis. Mais les saintes ne voulurent rien lui révéler sur ce dernier point ; elles ne lui dirent même pas le lieu ni l’heure où elle tomberait au pouvoir de l’ennemi ; elles lui recommandèrent seulement d’être patiente et résignée.
La Pucelle dit plus tard à ce sujet que, si elle avait su d’avance le lieu où elle devait être prise, elle aurait eu peine à y aller, mais qu’elle aurait fini par s’y rendre, quoi qu’il lui dût advenir. On touchait alors aux fêtes de Pâques. Depuis cette époque, les saintes lui renouvelèrent presque chaque jour la prédiction du malheur qui la menaçait. Jeanne n’en apprit rien aux chefs de l’armée, mais désormais elle suivit passivement leurs ordres en toutes choses. Se sentant placée dans la main de Dieu, elle ne voulait point par ses conseils en entraîner d’autres dans son malheur, au-devant duquel elle marchait avec une tranquille résignation.
Chapitre XXVIII Comment Jeanne d’Arc tomba entre les mains de ses ennemis
Jeanne, accompagnée de ses deux frères et d’une petite troupe de ses gens, se rendit à Lagny. Après les fêtes de Pâques, le duc de Bourgogne s’était, comme il l’avait promis au duc de Bedford, remis en campagne et il assiégeait les places françaises. Voilà pourquoi Catherine de la Rochelle avait conseillé à la Pucelle d’aller elle-même trouver Philippe le Bon et de l’exhorter à la paix. Jeanne lui répondit : On n’y trouvera point de paix, sinon en la gagnant à la pointe de la lance
; et c’est ainsi qu’elle reparut, l’épée à la main, en face de l’ennemi.
On venait d’entrer de nouveau dans le mois de mai ; les fleurs renaissaient, tout s’animait d’une vie nouvelle ; mais, cette fois, Jeanne ne s’avançait plus d’un cœur joyeux vers la rayonnante couronne de la victoire, comme naguère, lorsqu’elle marchait à la délivrance d’Orléans. L’épine blanche de la douleur amère était l’unique fleur que dût lui apporter le printemps de l’année 1430.
Pendant qu’elle attendait à Lagny l’ennemi qui s’avançait, une femme mit au monde un enfant ne donnant aucun signe d’existence, et comme on allait l’ensevelir sans le baptiser, les parents étaient fort affligés que leur enfant n’eût point part à la grâce de la Rédemption. Les jeunes filles de la ville, s’en allèrent, pour les consoler, dans l’église de Notre Dame, afin d’appeler la miséricorde de la sainte Vierge sur le cadavre de ce petit enfant, qu’on avait placé devant l’autel.
Elles avaient demandé à Jeanne de venir prier en leur compagnie, ce qu’elle fit volontiers. Il y avait déjà trois jours que l’enfant gisait dans l’église, et la Pucelle elle-même dit plus tard qu’il était noir comme sa cotte
; mais à peine se fut-elle agenouillée devant l’image de la sainte Vierge, qu’il reprit la couleur d’une créature vivante et bailla trois fois. Il fut aussitôt baptisé, et referma ensuite les yeux pour toujours. Comme on demandait plus tard à Jeanne, dans son interrogatoire, si l’on n’avait pas dit en ville qu’elle avait fait ce miracle, et que l’enfant était ressuscité par son intercession
, elle répondit avec sa simplicité habituelle : Je ne m’en informai point.
Vers le même temps, la nouvelle se répandit à Lagny qu’un capitaine ennemi, nommé Franquet d’Arras, homme farouche et cruel, approchait de la ville avec une troupe de trois à quatre-cents partisans tous chargés de butin. La Pucelle prit avec elle les principaux officiers de la garnison, et partit à la tête de quatre-cents hommes d’armes pour donner la chasse aux pillards. Franquet d’Arras, ayant fait descendre de cheval ses archers, les plaça en bonne position derrière une haie. Le combat fut rude et sanglant. Deux fois Jeanne fut repoussée avec perte, malgré l’intrépidité de son attaque ; mais elle ne cessa pas de ramener ses hommes à la charge, et ayant été à la fin renforcée par les garnisons voisines, qui lui amenèrent une bonne artillerie, elle vint à bout de la résistance acharnée de cette bande furieuse et la défit complètement. Le capitaine lui-même fut pris avec les derniers débris de sa troupe.
La Pucelle affirma plus tard en justice qu’elle voulait d’abord échanger Franquet d’Arras contre un prisonnier français ; mais ayant appris la mort de ce dernier, elle remit le chef de bande au bailli de Lagny, qui le réclamait à cause des horribles cruautés qu’il avait commises dans le pays, disant qu’il s’était conduit non comme un chevalier faisant une guerre honorable, mais comme un brigand et un assassin. Le bailli ayant représenté à Jeanne qu’autrement la justice souffrirait grand dommage
, elle dit aux juges d’instruire l’affaire comme le voulaient la loi et la coutume, ce qui fut fait. Dans le cours de ce procès, qui dura quinze jours, Franquet s’étant reconnu lui-même assassin, voleur et traître, le conseil de guerre, composé de chevaliers, le condamna à être décapité, et la sentence fut exécutée. Cette exécution, à laquelle la Pucelle ne prit aucune part, lui fut cependant reprochée dans la suite, par des juges iniques, comme un acte de cruelle violence et comme un crime capital.
De Lagny, la Pucelle gagna Compiègne. Elle y fit sa jonction avec le chancelier du royaume et le comte de Clermont, et prit en leur compagnie la route de Choisy que le duc de Bourgogne, Suffolk et Arundel assiégeaient alors et canonnaient violemment. Mais avant d’arriver en vue de l’ennemi, Jeanne fut obligée de revenir à Compiègne, car le capitaine qui commandait à Soissons au nom de Charles VII était un traître vendu aux Anglais, auxquels il devait bientôt livrer cette place, et pendant cette expédition il en ferma les portes l’armée française. Le chancelier et le comte, se trouvant, par suite de ce mauvais vouloir, sans argent et sans vivres, perdirent courage. Ils abandonnèrent l’entreprise et se retirèrent sur la Loire, dans l’intérieur de la France. Jeanne, au contraire, tint ferme. Elle fit de tous côtés mander à Compiègne, au nom du roi, les chevaliers et hommes d’armes. Un grand nombre répondirent à son appel ; parmi eux se trouvaient plusieurs capitaines qui, comme le vaillant Poton de Xaintrailles, avaient pris part avec elle à la délivrance d’Orléans. La Pucelle se vit bientôt entourée d’une armée de deux-mille hommes ; mais elle en abandonna complètement la direction aux principaux capitaines, se soumettant à leurs ordres sans les louer ni les blâmer.
Leur première prouesse fut d’aller un matin, avant le lever du soleil, surprendre une partie de l’armée bourguignonne demeurée à Noyon pour protéger ses bagages. Les chevaliers français pénétrèrent bravement jusque dans les faubourgs de la ville, et ils ne s’en retournèrent à Compiègne, chargés d’un riche butin, que lorsque l’ennemi leur opposa des forces trop supérieures en nombre.
Sur ces entrefaites, Choisy, horriblement mal traité par l’artillerie du duc de Bourgogne, fut forcé de se rendre après une vigoureuse résistance ; mais la garnison obtint de se retirer librement avec les honneurs de la guerre. Philippe, après avoir fait raser les fortifications, s’avança en bon ordre sur Compiègne, et s’établit dans les villages et châteaux environnants. Chaque jour de nouveaux renforts, venant des nombreux pays soumis à sa domination, renforçaient son armée. Quinze-cents Anglais étaient aussi venus le joindre sous la conduite d’Huntington, d’Arundel et de Suffolk, afin de prendre possession de cette place importante au nom du roi d’Angleterre.
Tandis que la garnison faisait d’incessantes et vigoureuses sorties, Jeanne, infatigable, rassemblait, dans le pays d’alentour, de nouvelles troupes qu’elle introduisait la nuit dans la ville, à l’insu de l’ennemi et à la grande joie des assiégés. Les capitaines de ces troupes, voulant mettre aussitôt à profit le regain de courage que le retour de Jeanne avait fait naître dans tous les cœurs, la chargèrent avec d’autres capitaines et six-cents hommes, tant à pied qu’à cheval, d’attaquer les retranchements que Baudon de Noyelle avait élevés sur la rive droite de l’Oise, et qui coupaient la route près de Marigny. Ce fut à cinq heures de l’après-midi, la veille de la fête de l’Ascension, que Jeanne, avec ses gens, sortit par le boulevard qui couvrait l’entrée du pont, et déboucha dans la large prairie qui s’étendait devant cet ouvrage. Il advint alors, avec la permission de Dieu, que Jean de Luxembourg, l’un des chefs de l’armée bourguignonne, et quelques gentilshommes étant venus faire une reconnaissance du même côté, aperçurent la Pucelle. Ils se retirèrent aussitôt et appelèrent à leur secours le poste le plus proche, placé près de la barrière de Marigny. Sans cet accident, Jeanne eût certainement enlevé cette barrière, car les hommes chargés de sa garde ne songeaient rien moins qu’à la défendre.
En quelques instants, ils se trouvèrent sous les armes. La Pucelle les attaqua avec autant de décision que de vigueur. Jamais, disent ses historiens, elle ne déploya plus de courage et d’héroïsme. Elle eut bientôt rejeté Jean de Luxembourg et ses hommes au delà de la barrière de Marigny. Mais alors un long cri d’alarme retentit de poste en poste le long de la ligne ennemie. Anglais et Bourguignons accoururent de toutes parts et leur nombre croissait de minute en minute. Un retour offensif, qu’ils tentèrent bientôt, fut de nouveau repoussé. Mais, étant revenus une troisième fois avec des troupes fraîches et plus considérables encore, Jeanne ne put les refouler qu’à moitié chemin. Ses hommes commencèrent même à lâcher pied, sans qu’il lui fût possible de les arrêter. Ils reculèrent jusqu’au pont de Compiègne. Derrière eux la Pucelle combattait pour protéger leur retraite. Mais les chevaliers qui l’accompagnaient n’eurent, cette fois, ni son sang-froid ni son courage. Ils se laissèrent entraîner par les fuyards, tandis qu’elle combattait intrépidement, et cependant ce n’était plus la perspective d’une victoire qu’elle avait devant les yeux, mais celle d’un cachot.
Cependant le désordre augmentait dans les rangs des Français à mesure qu’ils approchaient du pont. L’ennemi, de ses masses compactes, pressait de tous côtés les fuyards, qui, craignant que la retraite ne leur fût coupée, se jetaient en tumulte dans les retranchements du boulevard. L’arrière-garde, ne pouvant plus soutenir le choc de l’ennemi, se dispersa dans toutes les directions. Les uns se précipitaient dans la rivière de l’Oise, les autres se rendaient. Montée sur un beau cheval de bataille, enveloppée dans un manteau de pourpre qui recouvrait son armure, et tenant haut sa bannière, la Pucelle était désormais seule à se défendre et maniait vigoureusement l’étincelante épée qu’elle avait conquise dans un autre combat. Tout l’effort des Bourguignons se dirigeait sur cette jeune fille, la terreur de l’Angleterre et le salut de la France. Jeanne d’Arc, tout en luttant contre les ennemis qui l’entouraient, parvint jusqu’au fossé du boulevard élevé devant le pont. Toutes les cloches de Compiègne, il est vrai, sonnaient bien l’alarme, mais personne ne venait la délivrer. Hélas ! elle avait aussi sonné, l’heure que ses saintes lui avaient prédite sur les remparts de Melun ! Jeanne trouva close l’entrée du boulevard ; on l’avait fermée parce que les ennemis s’y jetaient pêle-mêle avec les fuyards. Même alors son courage ne faiblit pas ; elle continuait à se défendre avec la même intrépidité, tout en cherchant une issue par laquelle elle pût lancer son cheval sur la route de Picardie, qui était libre. Mais un archer, originaire de cette Picardie où elle voulait se réfugier, la saisit alors par sa cotte d’armes, et la fit tomber de cheval. Comme elle ne voulait point encore se rendre, il fallut s’emparer d’elle de vive force. Lionel, surnommé le bâtard de Wandonne, l’emmena prisonnière à Marigny où il la vendit à Jean de Luxembourg, qui l’y retint sous une forte garde.
Ce fut ainsi que, le 23 mai de l’année 1430, devant le pont de Compiègne, la Pucelle tomba entre les mains de ses ennemis acharnés. Elle fut faite prisonnière quinze mois après l’entrevue qu’elle eut à Chinon avec le roi, un an après la délivrance d’Orléans, dix mois après le sacre de Charles VII dans la cathédrale de Reims. Ainsi s’accomplit la prédiction qu’elle fit alors au roi, ainsi qu’en témoigna plus tard le duc d’Alençon : Je ne durerai guère qu’un an ; voyez donc à bien employer cette année-là.
[Annales d’Aquitaine de Jean Bouchet]
Quelques-uns racontent que Jeanne fut vendue à l’ennemi par Guillaume de Flavy, commandant de la place de Compiègne. Bouchet, qui vivait peu de temps après la Pucelle, et qui connut une des personnes qui l’avaient vue, raconte, dans son Histoire d’Aquitaine26 :
… qu’avant de chevaucher hors de Compiègne, Jeanne fit dire, dans l’église de Saint-Jacques, de grand matin, une messe où elle se confessa et communia. Quand elle sortit de l’église, plusieurs chefs et capitaines l’ayant entourée : Messeigneurs et amis, leur dit-elle, je vous annonce que je suis trahie et vendue, et que je mourrai bientôt. Priez Dieu pour moi.
Bouchet raconte aussi que Flavy fut le traître qui la vendit ; mais ce récit est tout à fait erroné, car, lorsqu’on demanda à la Pucelle elle-même, dans son interrogatoire du 10 mars, si elle avait prévu sa captivité, elle répondit :
— En la semaine de Pasques dernière, estant sur les fossés de Melun, me fut dict par mes voix, c’est à sçavoir sainte Katherine et sainte Marguerite, que je seroie prinse avant qu’il fust la Saint-Jehan, et que ainsi falloit (fallait) que fust faict, et que je ne m’esbahisse et prinsse tout en gré, et que Dieu me ayderoit. Et à mes voix requeroie, quant je seroie prinse, que je fusse morte tantoust (aussitôt), sans long travail de prison ; et elles me dirent que je prinsse tout en gré et que ainsi le falloit faire ; mais ne me disrent point l’heure ; et avoie plusieurs fois demandé sçavoir l’heure, et elles ne le me disrent point.
Toute cette histoire de trahison n’est donc qu’un conte dénué de vraisemblance, bien que Guillaume de Flavy fût un homme capable de tous les crimes. C’était un de ces monstres odieux comme on en voit toujours surgir au milieu des horreurs des guerres civiles. Une chronique rapporte qu’il avait, il est vrai, toujours combattu pour son roi en soldat fidèle et vaillant, mais qu’il avait, du reste, une des âmes les plus scélérates qu’on pût voir. Il massacrait les hommes, déshonorait les femmes, commettait, en un mot, toutes sortes d’horreurs. À la fin, il fut tué par sa propre femme, dont il avait assassiné le père, et avec laquelle il vivait en mésintelligence, la menaçant même souvent de la percer de son épée. Elle le prévint en lui faisant couper la gorge par son barbier et l’acheva elle-même en l’étouffant sous des oreillers. Guillaume de Flavy descendit donc aussi bas dans les abîmes de l’enfer que Jeanne d’Arc s’éleva haut dans les régions célestes. Que Dieu ait pitié de son âme !
Notes
- [20]
Il suffit de se rappeler l’odieux meurtre du pont de Montereau avec toutes ses circonstances et conséquences, pour comprendre combien était injurieux un défi daté de cet endroit. (Note du traducteur.)
- [21]
M. le professeur Voigt, conservateur de ces archives, a, en 1820, publié cette pièce dans la Gazette littéraire de Leipzig, numéros 135 et 136.
- [22]
L’original, coté G. 23, dans les manuscrits de l’abbaye de Melk, a été publié par Pez, dans son Thesaur. Anecdot., t. VII, pars III, p. 237.
- [23]
Ce passage prouve que la lettre a été adressée à Philippe Marie, qui régna, comme duc de Milan, de 1412 à 1447. Sa sœur Valentine avait épousé Louis d’Orléans, qui mourut assassiné, et était le père de Charles, prisonnier des Anglais. Charles était ainsi neveu du duc de Milan, et c’est en cette qualité qu’il éleva, après la mort de ce prince, des prétentions sur le Milanais. François Sforza ne se rendit maître du duché qu’en 1450. On est donc fondé à supposer que cette lettre fut adressée au duc Philippe Marie. (Note de l’auteur.)
- [24]
Edmond Richer :
Vestue en guise d’homme, elle portoit les cheveux rondiz, chaperon déchiqueté, gippon, chausses vermeilles attachées à foyson d’aiguillettes.
- [25]
Déposition de Jean d’Aulon, chevalier, conseiller du roy et sénéchal de Beaucaire, faite à Lyon, le vingt-huitième jour de mai mil-quatre-cent-cinquante-six, en présence de frère Jean de Pratis, maître en théologie, de l’ordre des Dominicains de la province de Lyon, et vice-inquisiteur au royaume de France. Jean de Pratis était assisté des deux notaires apostoliques, Hugues et Barthélemy Bellièvre. (Note du traducteur.)
- [26]
Annales d’Aquitaine de Jean Bouchet (1476-1557), publiées à Paris en 1524.