Ph.-H. Dunand  : Histoire de la Pucelle d’Orléans par Edmond Richer (1911-1912)

Tome I : Advertissement au lecteur

37Advertissement au lecteur

Auparavant ce jourd’huy, l’histoire de la Pucelle n’a esté traitée que par lambeaux ou parcelles : laquelle nous expliquerons en quatre livres, et ferons veoir que jamais histoire humainement escrite ne fut plus véritable, comme prenant son jour et lumière très certaine des ennemis conjurez de la France. Car les Anglois voulans calomnier le secours duquel Dieu favorisoit Charles VII, et faire perdre l’honneur et réputation à ce prince, ont fait faire le procez à la Pucelle en tant que sorcière, idolâtre, hérétique, et employans toutes sortes d’impostures, médisance et calomnies pour la diffamer.

Toutefois leurs calomnies demeurent amplement refutées, tant par les actes de leur prétendu procez, que par la revision et examen d’icelluy fait vingt et cinq ans après la mort de cette fille : Dieu, par sa providence, ayant voulu que la plupart des juges, conseillers, notaires, et autres officiers qui avoient esté contrains et forcez par les Anglois d’assister à ce procez, l’an 1431, et d’y opiner selon leur conspiration, survesquissent jusques à l’an 1455, qu’il fut revu par authorité spéciale du St-Siège apostolique : le Roy Charles VII n’y ayant pu faire travailler auparavant, tant à cause des grands affaires qu’il avoit sur les bras, que pour le différent survenu entre le concile de Basle et le pape Eugène IV.

Tout ce que nous déduirons est recueilli de pièces originales bien authentiques. Premièrement d’un discours du siège d’Orléans escrit en vieil langage par quelqu’un qui 38assista à ce siège et y a remarqué bien particulierement jour par jour ce qui s’y est passé. Ce discours a esté tiré de l’hostel de ville d’Orléans, et imprimé deux fois, sçavoir l’an 1576 par Saturnin Hottot, et l’an 1606 par Olivier Boynard et Jean Nyon, libraires en l’université d’Orléans : sur lequel discours et autres mémoires tirez pareillement de l’hostel de ville d’Orléans, Jean Louis Miguellet, principal du collège d’Orléans, l’an 1560, lit imprimer un livret bien latin des expéditions de la Pucelle qu’il dédia à M. le Cardinal de Lorraine, lequel nous avons aussi bien soigneusement feuilleté.

L’autre pièce originale est le procez que les Anglois firent à cette fille, signé et contresigné en chascun feuillet Bosguillaume1 (et non point Bosguille, ainsi que Estienne Pasquier et autres lisent, ne prenans pas garde à une abréviation). J’ay vu la déposition originale en la revision du procez, où ce notaire se nomme Guillaume Colles surnommé Bosguillaume. Il estoit le second notaire, et confesse avoir escrit cinq copies de ce procez, l’une desquelles fut consignée entre les mains du Roy d’Angleterre, l’autre de Messire Pierre Cauchon, évesque de Beauvais, et la tierce de frère Jean Magistri2, Dominicain, docteur en théologie, suffragant de l’Inquisiteur de la foy, juge en cette cause avec l’Évesque de Beauvais.

Monsieur du Puis3 m’a presté l’original de ce procez signé 39de trois notaires, à sçavoir de Guillaume Colles Bosguillaume, de Guillaume Manchon, premier notaire, lequel gardoit toutes les notes et minutes, et de Nicolas Taquel qui fut nommé par frère Jean Magistri pour troisiesme notaire. Cette copie originale est scellée de deux sceaux : le plus grand est de l’Évesque de Beauvais, et le plus petit de frère Jean Magistri, inquisiteur de la foy. Et [je] me persuade que cette pièce soit l’un des originaux qui fut déposé entre les mains de l’Évesque de Beauvais ou dudit Magistri.

La troisiesme pièce originale est la revision de ce procez dont j’ai eu deux originaux, l’un du trésor de l’Église Nostre Dame de Paris, l’autre de la Bibliothèque de Monsieur du Lis, conseiller du Roy et son advocat général en sa cour des Aides : lesquels originaux sont signez et contresignez à chascun feuillet, Dionysius Comitis et Franciscus Ferrebouc, notaires qui ont instrumenté en la revision du procez, où furent produits six traitez latins pour servir de griefs et contredits contre les actes et prétendues accusations des ennemis de la Pucelle.

Le premier de ces traitez est un opuscule que Me Jean Gerson composa en faveur de cette fille, incontinent qu’elle eut fait lever le siège d’Orléans.

Le second est de messire Hélie de Bordeilles, cordelier, évesque de Perigueux, et depuis archevesque de Tours et cardinal.

40Le troisiesme a pour nom ces trois lettres capitales M. E. N., souscrites à la fin du discours4.

La quatriesme est de frère Jean Brehal, Dominicain, docteur en théologie, inquisiteur de la foy au Royaume de France par commission du St-Siège.

Le cinquiesme, de Robert Ciboule, docteur en théologie et chancellier de l’Université de Paris.

Le sixiesme, de Me Guillaume Bouile (Bouillé), docteur en théologie et doyen de l’église de Noyon.

Lesquels autheurs déclarent expressément que la Pucelle n’estoit en rien justiciable de l’Évesque de Beauvais, attendu qu’elle n’avoit tiré sa naissance, ni eu domicile, ni mesme esté prise en son diocèse5, et parlent de choses qu’ils sçavoient très bien.

Outre lesquels opuscules j’ay encore vu et bien examiné quatre autres traitez latins, l’un de Paulus Pontanus, advocat de Rote, l’autre de Theodoricus, auditeur de Rote, le troisiesme de messire Thomas Bazin, Évesque de Lisieux, grand jurisconsulte : et le quatriesme est un sermon que Me Guillaume Erard, docteur en théologie de Paris, fit à Rouen au cimetière St-Ouen, lorsque les Anglois contraignirent la Pucelle de se retracter sous peine d’estre bruslée toute vive6.

Jacques Meyer, en l’histoire de Flandre, tient inventaire d’un autheur sans nom, lequel asseure avoir eu commandement 41du Roy Charles VII d’examiner le procez de la Pucelle, et dit avoir fait des griefs en latin sur icelluy, lesquels je n’ay pu recouvrer, ni sçavoir qui en est l’autheur : nous en ferons registre au livre des Eloges et de tous les autheurs et historiens qui ont parlé de cette fille.

Ayant ouï dire qu’il y avoit un original de la revision du procez au thrésor de l’Église de Beauvais, j’ay prié plusieurs chanoines et autres personnes de cette ville de m’en esclaircir et faire sçavoir s’il y auroit point quelques autres pièces concernans ce sujet ; mais je n’ay trouvé aucun qui m’en aye pu rien dire. Et d’autant que plusieurs qui ont traité cette histoire tesmoignent avoir pris ce qu’ils ont escrit de la bibliothèque St Victor de Paris, comme d’un thrésor bien authentique, j’ay eu la curiosité de veoir et y ai trouvé un volume auquel sont escrites à la main les copies suyvantes non signées, sçavoir le discours du siège d’Orléans cy dessus mentioné, item le procez fait à la Pucelle avec la revision d’icelluy7. Et m’estant enquis d’où provenoient ces copies, le père Thoulouze, chambrier de St-Victor, qui a fait un recueil de l’histoire de leur ordre, m’a asseuré que l’an mil quatre cens soixante et douze, sous le règne de Louis XI, un de leurs religieux, nommé Nicasius de Ulmo (Nicaise Delorme), estoit prieur d’une maison de leur ordre appelée Bussy, distante environ six lieues d’Orléans, et qu’il escrivoit8 lors ces copies dont nous avons fait inventaire ; la mémoire des expéditions de la Pucelle et de sa justification estant encore toute récente.

Quant au premier livre de cette histoire, il contient bien exactement la vie de cette fille recueillie tant de ses propres 42dépositions que de celles de cent et douze tesmoins qui ont esté ouys en la revision du procez9.

Le second est l’examen de tout son procez ;

Le troisiesme, la revision d’icelluy ;

Et le quatriesme sera dédié à ses éloges que nous avons extraits de divers autheurs de toute nation. A quoy Jean Hordal, docteur et professeur en droit à l’université de Pont-à-Mousson, a dignement travaillé en latin : au moyen de quoy ce dernier livre ne nous sera si difficile à traiter que les trois autres.

Et possible n’y eut-il jamais histoire plus enveloppée pour ce qu’elle contient, à cause des intrigues calomnieuses et malignes chiquaneries dont les Anglois ont rempli ce procez. Toutefois, nous espérons, à la gloire de Dieu et à l’honneur de la France, relever bien haut cette pièce et la mettre en son vray jour naturel, qui est la simple et naïve vérité, sans laquelle l’histoire ressemble à un cheval aveugle duquel on ne se peut servir, ainsi que disoit Polybe.

Au reste, il m’eust esté beaucoup plus facile de l’escrire en latin qu’en langue vulgaire, considéré mesme que le procez, tous les actes et traictez ci dessus inventoriez sont couchez en latin. Neantmoins, pour faire cognoistre à ma patrie combien après Dieu, elle est obligée à cette fille qui ne parloit que très bon françoys, j’ay mieux aymé l’escrire en nostre langue, à ce que (afin que) ceux qui n’entendent pas le latin, et mesme les femmes et les filles, y puissent profiter et recognoistre les merveilles de Dieu envers le royaume de France duquel il a toujours eu un soin particulier.

Vrayment il seroit à désirer que, pour conserver ces pièces originales, j’entend le procez et la revision d’icelluy, quelqu’un en fist imprimer cent ou six vingts exemplaires en un beau 43charactère, pour les mettre en diverses bibliothèques, afin de les conserver et transmettre fidèlement à la postérité, car autrement elles se perdront par l’injure du temps. Pour mon regard, joffrirois volontiers ma peine et mon travail à reveoir et conferer les copies et impressions sur les originaux. Et ne seroit besoin faire imprimer les traitez des autheurs que nous avons cy devant alléguez, pour ce qu’ils sont trop peu elabourez, polis, et tumultuairement escrits, mesme en un siècle auquel la barbarie triomphoit.

Certes, attendu le secours miraculeux que la Pucelle apporta à la couronne de France et race royale, je m’esbahys fort que nos pères ayent eu si peu de soin de faire veoir la vérité de cette histoire. Or, je ne fais point de doubte que tant de pièces originales et traitez latins qu’il a esté nécessaire de bien veoir, reveoir, conférer, examiner et développer, n’ayent esté plus que suffisants pour détourner maintes personnes d’entreprendre cet œuvre laborieux. Mais à ce que (afin que) tout le monde cognoisse nostre candeur et la fidélité que nous y voulons garder, nous ne désirons qu’aucun y ajouste plus de foy que permettent les actes publics et pièces originales desquelles nous l’avons extraite et colligée : car nous tenons pour très véritable maxime que c’est un très grand sacrilège de mentir en matière d’histoire, puisque l’escrire n’est autre chose que sacrifier à la vérité, comme disoit un ancien10.

Notes

  1. [1]

    Ou Boisguillaume, d’après l’orthographe dont a usé Quicherat (Procès, t. I, p. 8 et passim). L’attestation écrite au bas du premier feuillet du manuscrit du procès par le greffier lui-même porte : Boscguillaume ; et il en est de même de la signature mise au bas du recto de chaque feuillet : Affirmo ut supra Boscguillaume (Ibid., p. 4).

  2. [2]

    Jean Lemaître. Voir Procès, t. I, p. 2.

  3. [3]

    Il y a eu trois Dupuy contemporains d’Edmond Richer. Ils étaient frères et c’est à l’un d’eux que très vraisemblablement Richer fait allusion. L’aîné avait pour prénom Christophe et était théologien. Il était fils d’un conseiller au parlement et gardien de la bibliothèque du roi. Né à Paris en 1580, il mourut à Rome en 1654. C’est lui qui empêcha l’histoire du président de Thou d’être mise à l’index.

    Le second des trois frères s’appelait Pierre. Il naquit en 1582 à Agen et mourut en 1657. Il s’adonna d’une façon toute particulière à l’étude de l’histoire de France, s’occupa de l’inventaire du trésor des Chartes, réunit un vaste recueil de mémoires, qu’il communiquait aux savant, et publia un certain nombre d’ouvrages et d’études historiques. On ne se trompera guère en supposant que c’est de ce savant qu’il est question dans la préface d’Edmond Richer.

    Le troisième des frères Dupuy avait prénom Jacques. Né en 1586, mort en 1656, il devint gardien de la bibliothèque du roi. Il publia, avec son frère, plusieurs éditions de l’histoire de son parent de Thou, et un Index des noms qui y sont latinisés.

    Dans son Mémoire pour servir à l’histoire des hommes illustres (44 vol. in-12, Paris 1727. t. I, p. 316-317), Niceron rapporte que Ménage recevait tous les mercredis, ce qu’il appelait sa mercuriale, mais que les autres jours, il alloit assiduement au Cabinet de Messieurs Dupuy, les deux frères dont nous venons de parler.

  4. [4]

    On pourrait croire que ce mémoire est celui de Jean de Montigny, docteur en décret, dont parle Quicherat, t. III, p. 319, 320, et que M. Lanéry d’Arc a publié dans son recueil des Consultations sur le procès de la Pucelle, p. 276 et suivantes (in-8°, Paris, A. Picard 1889). Mais le manuscrit dont le texte est reproduit n’a de souscription d’aucune sorte, tandis que trois capitales, M. E. N., dans le manuscrit que cite Richer, figuraient à la fin comme souscription.

  5. [5]

    Cette dernière assertion n’est pas exacte. Les docteurs de la réhabilitation se bornent à dire que l’évêque de Beauvais n’avait pas juridiction sur la Pucelle, alors même qu’elle eût été prise sur le territoire de son diocèse, parce qu’elle n’y avait commis de crime d’aucune sorte.

  6. [6]

    C’est grand dommage que le texte de ce sermon n’ait pu être retrouvé.

  7. [7]

    Voir sur ce manuscrit de Saint-Victor la notice que Quicherat lui consacre : Procès, t. V, p. 398-400 et 405, 440, 445, 452, 453. Comme l’indique Richer, ce manuscrit n’est qu’une copie de l’un des manuscrits originaux.

  8. [8]

    Ou mieux : fit exécuter. Remarque de Quicherat (Procès, t. V, p. 400).

  9. [9]

    Les témoignages recueillis dans les enquêtes de la révision s’élèvent au nombre de cent-quarante-quatre. Mais il n’y eut que cent-vingt-cinq témoins, quelques-uns d’entre eux ayant été entendus plusieurs fois.

  10. [10]

    Pline le Jeune exprimait une idée semblable lorsque, dans une de ses lettres, il signalait la puissance, la dignité, la grandeur, la majesté et, en quelque sorte, la divinité de l’histoire (quanta potestas, quanta dignitas, quanta majestas, quantum denique numen sit historiæ quum frequenter alias, tum proxime sensi). (Lettres de Pline, livre IX, 27, in-12, Paris, Garnier, sans date.)

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1. Ou Boisguillaume, d’après l’orthographe dont a usé Quicherat...

2. Jean Lemaître. Voir Procès, t. I, p. 2.

3. Il y a eu trois Dupuy contemporains d’Edmond Richer. Ils étaient...

4. On pourrait croire que ce mémoire est celui de Jean de Montigny,...

5. Cette dernière assertion n’est pas exacte. Les docteurs de la...

6. C’est grand dommage que le texte de ce sermon n’ait pu être retrouvé.

7. Voir sur ce manuscrit de Saint-Victor la notice que Quicherat lui...

8. Ou mieux : fit exécuter. Remarque de Quicherat...

9. Les témoignages recueillis dans les enquêtes de la révision s’élèvent...

10. Pline le Jeune exprimait une idée semblable lorsque, dans une de ses...