Tome II : Avant-propos du livre IV
300Avant-propos de l’éditeur Sur le livre IV : Éloges tirés de divers auteurs.
Edmond Richer est le premier historien de la Pucelle qui ait puisé aux vraies sources les éléments de son récit. Il est le premier et le seul, jusqu’au dix-neuvième siècle, qui ait abordé et mené à bonne fin l’exposé critique des deux procès. Mais il n’est pas le seul ni le premier qui ait réservé un livre entier aux éloges qu’ont faits de l’héroïne les écrivains français et étrangers des quinzième et seizième siècles. Jean Hordal l’avait fait avant lui dans la petite histoire de la Pucelle qui parut à Pont-à-Mousson en 1612. Il avait même accordé à ces éloges une place si grande, qu’ils formaient la partie principale de l’opuscule.
Edmond Richer a donc suivi l’exemple de Jean Hordal, avec cette différence qu’il offrait en même temps au public une histoire complète de Jeanne et des deux procès, ce que Jean Hordal n’avait point fait : et, sous ce rapport, il a lui-même servi de modèle à deux historiens qui sont venus après lui, M. l’abbé Lenglet du Fresnoy et Jules Quicherat.
Au demeurant, on peut considérer ce quatrième livre du docteur de Sorbonne comme une enquête complémentaire ayant pour but de préciser l’opinion que les lettrés des quinzième et seizième siècles avaient conçue de la Pucelle et de son œuvre.
Il en a été de même du travail de Jean Hordal, enquête de même nature dont voici l’économie.
I. De l’enquête entreprise par Jean Hordal.
Il faut convenir que, pour la plupart, les auteurs cités n’ont pas laissé de traces profondes dans la littérature de l’époque : aujourd’hui 301ils sont à peu près oubliés. Mais au temps où Jean Hordal et Richer écrivaient, ils faisaient bonne figure dans la République des lettres, et on ne leur contestait ni une honnêteté de bon aloi ni un certain savoir. Quelques-uns même, en petit nombre il est vrai, avaient rempli un rôle considérable dans la société et dans l’Église : tels Gerson, Saint Antonin, Æneas Svlvius qui fut le pape Pie II, et le président Estienne Pasquier.
Jean Hordal range en cinq classes les personnages auxquels il se propose de demander ce qu’ils pensent de la Pucelle.
- La première classe est celle des évêques et des théologiens : quinze, magni nominis et auctoritatis, d’après lui, répondent à son appel. Seulement parmi ces théologiens figurent des écrivains qui seraient mieux à leur place dans la catégorie des historiens : tels sont Jacques Meyer, Paul Jove, Robert Gaguin et le jésuite espagnol Mariana.
- La deuxième classe est celle des jurisconsultes : ils sont au nombre de six.
- La troisième classe comprend les médecins : deux seulement.
- La quatrième est celle des historiens : il y en a vingt-six.
- La cinquième nous fait entendre les poètes, cinq en tout.
Parmi eux Valéran Varanius et Estienne Pasquier dont Hordal cite le quatrain :
Jana vocor, Gallis numen, Medea Britannis…
À Valéran Varanius Hordal emprunte une quarantaine de vers.
Les théologiens le plus longuement cités sont : Robert Gaguin avec 24 pages ; Philippe de Bergame : 10 pages ; Jacques Meyer : 6 pages ; Laziardus Célestin : 4 pages ; Forcadel : 12 pages ; Sybilla francica : 2 pages ; Mariana : 2 pages.
Un seul des 26 historiens figure pour 5 pages ; trois ou quatre autres pour 2, les autres pour une seule ou pour quelques lignes. Du pape Pie II, Hordal ne donne que 7 lignes (Histor. Joannæ Darc, p. 37).
II. Edmond Richer : son enquête.
Edmond Richer, dans son enquête, a procédé de la même manière que Jean Hordal : lui aussi range ses auteurs en cinq classes : les 302écrivains ecclésiastiques, les jurisconsultes, les médecins, les historiens, les poètes. Mais il n’a pu tenir la promesse qu’il avait faite au sujet de ces derniers, il n’a pas eu le temps de s’en occuper ou bien il n’a pas cru devoir le faire.
Les écrivains ecclésiastiques dont le docteur de Sorbonne invoque le témoignage sont au nombre de vingt au moins. Toutefois, de ces vingt il en est quelques-uns, les docteurs de la réhabilitation, par exemple, aux mémoires desquels il se contente de renvoyer.
Après les écrivains ecclésiastiques viennent les jurisconsultes. Richer en désigne seize ; mais il ne fait entendre que Forcadel et Kormannus.
En fait de médecins, il invoque le témoignage de Camperius, de Jérôme Cardan et de Nicolas Vigner.
Les historiens qu’il cite ou signale sont au nombre de trente.
Il restait à écrire un cinquième chapitre, celui des poètes qui ont chanté les louanges de la Pucelle. Edmond Richer se l’était promis à lui-même : il le promet également au lecteur à certaines pages de cette quatrième partie. Les citations de Kormannus reproduisent quelques vers de Valéran Varanius. Richer ajoute : Pour ces vers, nous en parlerons en son lieu.
Il fait la même observation à propos du quatrain d’Estienne Pasquier. Bel épigramme, dit-il, que nous enchâsserons en son lieu.
Arrivé à la dernière page de son Histoire, notre auteur s’aperçoit et avoue que l’abondance de la matière l’oblige à laisser de côté bon nombre d’écrivains, et aussi à omettre des poètes célèbres, comme Hubertus Momoretanus et Valerandus Varanius, docteur en théologie de la faculté de Paris, natif d’Abbeville.
Qu’acte lui soit donné de cette excuse. Mais il est permis de croire que, s’il n’écrivit pas le chapitre des poètes, les souffrances qui marquèrent les dernières années de sa vie y furent pour quelque chose.
Jean Hordal, pour n’avoir rien à se reprocher, signale au lecteur, son enquête terminée, cinquante-deux écrivains et plures alios qu’on pourra consulter. Richer, à son exemple, en indique trente-quatre. Parmi ceux dont il a donné des extraits, il a, remarque-t-il, cité de préférence des auteurs étrangers. C’est qu’il est plus à propos d’alléguer tout au long les opinions des écrivains estrangers que des Français, afin qu’on ne pense pas que nous voulions nous payer de nostre propre bourse.
303III. De Lenglet du Fresnoy.
Cette réflexion a frappé par sa justesse un autre historien de la Pucelle, Lenglet du Fresnoy. Au moment de suivre l’exemple d’Edmond Richer et de Jean Hordal, il s’exprime ainsi :
Dans tous les témoignages que je vais produire en faveur de la Pucelle, à peine se trouvera-t-il deux ou trois auteurs français.
J’appuie principalement sur les Anglais et les Bourguignons. Le témoignage favorable d’un ennemi vaut seul une douzaine de témoins qui sont amis1.
Les écrivains qu’il cite sont en effet :
- Le théologien hollandais Henri de Gorkum ;
- L’auteur de la Sybilla Francica, des confins de l’Allemagne ;
- Le duc de Bedford lui-même ;
- Enguerrand de Monstrelet, le chroniqueur Bourguignon ;
- L’Italien François Philelphe ;
- Saint Antonin, italien lui aussi et archevêque de Florence ;
- Æneas Sylvius, pape sous le nom de Pie II, dont Lenglet indique le sentiment sur la Pucelle sans reproduire les pages qu’a citées Edmond Richer ;
- Baptiste Frégose, doge de Gênes ;
- Philippe de Bergame, religieux augustin ;
- Jean Nider, dominicain allemand ;
- Polydore Virgile, historiographe d’Angleterre ;
- Hector Boece, historiographe d’Écosse ;
- Isaac de Larrey, historien partisan des Anglais ;
- Paul Jove, évêque de Nocera au royaume de Naples ;
- Jean de Mariana, historien espagnol ;
- Jacques de Meyer, flamand ;
- Pontus de Huyter, prévôt d’Arnhem, partisan de la maison d’Autriche ;
- Thomas Carte, historiographe pensionné de la ville de Londres ;
- Guillaume Postel, auteur d’un livre sur
les très merveilleuses victoires des femmes
.
Lenglet du Fresnoy ne range pas les auteurs dont il invoque le témoignage en diverses catégories, comme l’ont fait ses prédécesseurs ; mais on remarquera qu’il s’en présente peu dont Edmond Richer ne se soit déjà occupé, et parfois avec un sens critique beaucoup 304plus perspicace. Richer ne s’est pas mépris sur l’importance des pages de Pie II ; Lenglet du Fresnoy n’a pas l’air de s’en être douté, n’y prenant qu’une quinzaine de lignes.
IV. De Jules Quicherat. — Une rectification.
L’éditeur des deux procès ne s’est pas contenté, comme Lenglet du Fresnoy, des témoignages que Richer avait réunis : il a fait usage de plusieurs d’entre eux, une douzaine environ ; mais il y en a joint un nombre considérable qui remplissent, dans les tomes IV et V de sa publication, quatre-cent pages au moins, prose et poésie, sans compter les chroniques de Perceval de Cagny, du héraut Berry, de Jean Chartier, du Journal du siège d’Orléans et de la Pucelle.
Après avoir reconnu le mérite de Jules Quicherat sous ce rapport, nous nous permettrons une rectification ayant pour objet de réparer une erreur dont Edmond Richer a été victime. C’est à propos des pages sur la Pucelle empruntées au pape Pie II.
Ces pages sont tirées du livre VI des mémoires que Pie II avait composés sur les principaux événements de son temps, et que son secrétaire intime, Jean Gobelin (Gobellini ou Gobellinus) fit paraître à Rome en 1484.
Comme récit et comme appréciation, ce morceau, remarque Jules Quicherat, peut passer pour ce qui a été écrit de meilleur à l’étranger au XVe siècle sur la Pucelle2.
Très exact en s’exprimant de la sorte, l’éditeur des deux procès ne l’est plus quand il ajoute :
Parmi les historiens et collecteurs de textes sur Jeanne d’Arc, Denis Godefroy est le seul qui ait songé aux mémoires de Pie II.
Si Jules Quicherat avait pris la peine de feuilleter jusqu’au bout le manuscrit d’Edmond Richer, qu’il connaissait fort bien, il aurait constaté que, une quarantaine d’années avant Godefroy, le docteur de Sorbonne avait tiré des mémoires de Pie II, non pas seulement un passage d’assez peu d’intérêt
mais les douze pages que Jules Quicherat lui-même a insérées dans le quatrième volume de son édition des deux procès3.
En supposant que Jules Quicherat ait lu jusqu’au bout le quatrième livre de Richer, lorsqu’il a écrit les lignes rapportées plus haut il a été victime d’un lapsus memoriæ dont il serait bon qu’il ne restât pas de trace.
305V. De la portée des enquêtes dont nous venons de parler.
Les enquêtes de Richer, de Lenglet du Fresnoy, de Jules Quicherat dont nous venons de parler ont une double portée. D’une part, elles projettent sur les faits et dits de la Pucelle, sur l’œuvre extraordinaire qu’elle a exécutée, sur son héroïsme intégral, une lumière si abondante qu’il n’y a plus de place pour des doutes sérieux. D’autre part, elles font justice des historiens imaginatifs qui, fermant les yeux à cette lumière aveuglante, veulent à tout prix que Jeanne ait été
… dès la première heure, et pour toujours peut-être, enfermée dans le buisson fleuri des légendes4.
Lenglet du Fresnoy fait observer que les témoins invoqués, quoique étrangers, ne disent que du bien de l’héroïne. Ce bien, ils le savaient par les bruits publics qui se répandaient de tous côtés :
S’il y avait eu du mal à dire, ils l’auraient également su, et ils se seraient faits un plaisir de l’écrire, comme le bien qu’ils en ont marqué5.
La conséquence à tirer de cet ensemble de témoignages, et tout particulièrement de ceux qu’a réunis Jules Quicherat, c’est que tous ces écrivains présentant sous le même jour et comme indubitables les grands faits et les grandes lignes de la vie de Jeanne d’Arc, son histoire offre un caractère de certitude qui se rencontre bien rarement au même degré chez les personnages célèbres.
Et ce ne sont pas les quelques légendes ridicules que nous ont fait connaître tout récemment les éditeurs de la Chronique Morosini, des mémoires d’Eberhard Windeck, et autres érudits, qui affaibliront cette certitude. Au lieu de rayonner autour d’elles et de pénétrer dans les masses, ces légendes sont demeurées enfouies dans les manuscrits dont on vient de les tirer, et on n’en trouve de traces dans aucun des écrivains français ou étrangers dont le témoignage va passer sous nos yeux.
N. B. Nous dirons peu de choses des nombreux auteurs cités par Edmond Richer : nous ne mentionnerons guère que le temps où ils ont vécu. Pour ceux qui sont quelque peu célèbres, on trouvera leur biographie et la liste de leurs principaux ouvrages dans les Dictionnaires historiques connus, tels que ceux de l’abbé Moreri, de Michaud, de M. le chanoine Ulysse Chevalier, dans le grand ouvrage de Jules Quicherat et autres où nous avons puisé nous-même.
L’Éditeur : Ph.-H. Dunand