Tome IV : Livre IV. La Vierge-Guerrière d’après les poètes de son temps
311Livre IV La Vierge-Guerrière d’après les poètes de son temps
- Christine de Pisan, Antonio Beccadelli, ballade dauphinoise, Astésan
- Le Mystère du siège d’Orléans
- Poème latin anonyme
- Martin Le Franc, Georges Chastellain, François Villon
- Martial d’Auvergne, Octavien de Saint-Gelais, Valeran de La Varenne
C’est dès la première heure que la poésie, éprise de la Vierge-Guerrière, essaya d’en parler dans la langue qui lui est propre. L’essai se renouvelle depuis près de cinq siècles, et cela sur tous les modes : épopée, drame, ode, chants, épigrammes. Faut-il dire que la poésie a été toujours vaincue, et s’est toujours trouvée au-dessous de l’histoire ? Beaucoup le pensent. Elle peut avoir du moins l’avantage de populariser le divin poème, et de graver dans un vers facile à retenir un des sentiments qu’il fait naître.
Les poètes du XVe siècle qui ont écrit sur Jeanne d’Arc n’ont pas généralement pensé à embellir par leurs fictions les réalités merveilleuses dont ils avaient été les témoins, ou qu’ils tenaient de la génération qui les avait vues. Sous ce rapport, ils sont utiles à l’histoire, peuvent confirmer ce qu’elle raconte, y ajouter même parfois certains menus détails qu’elle a passés sous silence. Les poèmes qui font l’objet de ce livre seront envisagés sous ce rapport.
Les transcrire en entier est impossible. Un seul, le Mystère de la délivrance d’Orléans, demanderait plusieurs volumes ; car avec le texte il faudrait de longs commentaires pour en rendre la lecture facilement intelligible : il faudrait traduire ceux qui sont en latin. C’est une analyse avec citations des passages les plus intéressants pour l’histoire, qui va en être présentée, dans l’ordre chronologique de leur composition.
Le premier, celui de Christine de Pisan, fut écrit quelques jours après le sacre. Il est daté du 31 juillet 1429.
312Chapitre I Christine de Pisan. — Antonio Beccadelli. — Ballade dauphinoise. — Astésan.
- I.
- Christine de Pisan.
- Un mot sur sa vie et ses œuvres.
- Elle ressuscite avec les événements qu’accomplit la Pucelle.
- Invitation pressante à courir au-devant de Charles VII.
- Il est destiné à de grandes choses ; qu’il s’en rende digne.
- La Pucelle supérieure à tous les héros sacrés et profanes.
- Elle doit remettre l’ordre dans l’Église, recouvrer la Terre-Sainte.
- Rien ne résiste à la Pucelle.
- Que Paris se soumette.
- Il y sera forcé, s’il ne le fait pas spontanément.
- Charles pardonne.
- II.
- Antonio Beccadelli et Antonio da Rho : épigramme.
- III.
- Ballade dauphinoise, composée du temps de la Pucelle
- IV.
- Antoine Astésan.
- Son poème sur la Pucelle.
- Quelques citations.
I. Christine de Pisan
Un mot sur sa vie et ses œuvres. — Elle ressuscite avec les événements qu’accomplit la Pucelle. — Invitation pressante à courir au-devant de Charles VII. — Il est destiné à de grandes choses ; qu’il s’en rende digne. — La Pucelle supérieure à tous les héros sacrés et profanes. — Elle doit remettre l’ordre dans l’Église, recouvrer la Terre-Sainte. — Rien ne résiste à la Pucelle. — Que Paris se soumette. — Il y sera forcé, s’il ne le fait pas spontanément. — Charles pardonne.
Christine de Pisan fut appelée la sœur des neuf Muses, mise au premier rang des poètes français de la fin du XIVe siècle, et du commencement du XVe : elle était née à Venise vers 1363. Son père, astrologue renommé, fut en cette qualité attaché à la cour par Charles V, qui lui assura rentes et honneurs. Il fit venir sa fille, âgée alors de cinq ans. L’enfant, élevée à la cour, reçut une éducation accomplie, dont ses talents lui firent tirer le meilleur profit. Mariée à un gentilhomme picard, du nom de Castel, elle devint veuve à vingt-cinq ans, avec la charge de plusieurs enfants. D’honorables partis se présentèrent, elle les refusa. Les cours de Milan, d’Angleterre, de Bourgogne voulurent se l’attacher ; elle resta fidèle à sa patrie d’adoption, et au parti qui avait fait sa fortune. Son talent d’écrivain fournit aux besoins de son existence. L’on ne compte pas les menues pièces de poésie tombées de sa plume ; elles sont remarquables par la grâce et la délicatesse du sentiment ; on lui doit la meilleure histoire de Charles V.
Lorsque le parti dynastique dut céder devant le Bourguignon triomphant, Christine s’effaça, et se cacha dans une abbaye que l’on ne connaît pas. Les triomphes de la Libératrice l’en firent sortir, et ce fut pour la chanter. Elle le fit par une pièce de près de cinq-cents vers de huit 313syllabes, formant soixante-et-une strophes de huit vers chacune. L’on a vu que Mathieu Thomassin en avait fait entrer une partie notable dans les pages qu’il nous a laissées sur la Pucelle (III, p. 263). La pièce entière se trouve à la bibliothèque de Berne ; de Sinner l’y découvrit, Jubinal la publia, en 1438, Quicherat la fit entrer au tome V du Double Procès (p. 3 et suiv.). Je dois renoncer par raison de brièveté à la transcrire à mon tour. Il faudrait expliquer chaque strophe pour en faciliter l’intelligence au lecteur. Une analyse accompagnée de quelques citations cadrera mieux avec le but poursuivi.
Les cinq premières strophes sont consacrées à dire la joie qui succède à onze ans de deuil : c’est le soleil qui reluit après une longue éclipse ; c’est le printemps qui tout renouvelle. Je suis de ceux qui longtemps en deuil ont vécu, dit Christine.
Je, Christine qui ai plouré,
Unze ans en abbaye close,
À rire bonnement de joie
Me prends…
L’an mil quatre cens ving et neuf
Reprit à luire li soleil…
Plus de rien je ne me deuil
Quand ores voy (ce) que je veulx…
C’est la très belle
Saison, que printemps on appelle
Où toute rien (chose) se renouvelle.
Les quinze strophes qui suivent sont une exhortation à venir au-devant de Charles VII, à rendre grâces à Dieu. S’adressant à Charles, Christine lui prédit que puisque Dieu accomplit en sa faveur de telles merveilles, c’est qu’il lui réserve quelque grand fait à réaliser, quand le lieu et le temps seront venus :
Or fesons feste à nostre roy ;
Que très bien soit-il revenu :
Resjoiz de son noble arroy (éclat).
Alons trestous (absolument tous), grans et menu
Au devant : nul ne soit tenu (dispensé),
Menant joie le saluer,
Louant bien qui l’a maintenu.
Criant Noel ! en hault huer (à pleins poumons).
Oyez par tout l’univers monde
Chose sur toute merveillable ;
Notez se Dieu, en qui habonde
Toute grace, est point secourable
Au droit enfin…
Qui vit doncques chose advenir
Plus hors de toute opinion…
Que France de qui mention
En (on) faisoit que jus est ruée (jetée à bas)
Soit, par divine mission,
Du mal en si grant bien muée.
Par tel miracle vrayment
Que, se (si) la chose n’est notoire,
Et évident quoi et comment,
Il n’est homs (homme) qui le peust croire.
Oh, quel honneur à la couronne
De France par divine preuve !
Car pour les grâces qu’il (Dieu) lui donne,
Il appert comment il l’appreuve,
Et que plus foi qu’autre part treuve,
En l’estat royal, dont je lis
Que oncques, (ce n’est pas chose neuve),
En foy n’errèrent fleurs de lis.
Et toi Charles… Vois ton renon
Hault eslevé par la Pucelle,
Que a soubmis sous ton penon
Tes ennemis ; chose est nouvelle.
Si croy fermement que tel grâce
Ne te soit de Dieu donnée.
Se à loy, en temps et espace
Il n’estoit de lui ordonnée
314Quelque grant chose solempnée
À terminer et mettre à chief ;
Et qu’il t’ait donné destinée
D’estre de très grans faiz le chief ;
Car ung roi de France doit estre
Qui sur tous rois sera grand maître
Je prie à Dieu, que celluy soies.
Ce fut la persuasion générale ; Dieu relevait la France pour en faire l’instrument de ses particuliers desseins ; la Pucelle l’indique à la fin de sa lettre aux Anglais ; la raison éclairée par la foi le proclame. Christine dit au roi de n’être pas indigne de si grandes destinées.
Et j’ai espoir que bon (tu) seras,
Droiturier et amant justice,
Et tous (les) autres passeras,
Mais que orgueil ton fait ne honnisse (ternisse).
À ton peuple doulx et propice
Et craignant Dieu qui t’a esleu
Pour son servant, si com premisse
En as ; mais que faces ton deu (dû),
Et comment pourras-tu jamais,
Dieu mercier à souffisance,
Servir, doubler en tous tes fais,
Que de si grande contrariance (calamité)
Ta mis à paix, et toute France
Relevée de tel ruyne,
Quand sa très grant saint Providence
T’a fait de si granl honneur digne ?
La suite, jusqu’à la strophe 53, a été traduite dans la Chronique de Thomassin. On y voit comment Christine met la Pucelle au-dessus de tous les héros connus. Aux strophes 42 et 43, elle développe ainsi ce que la Pucelle fera pour la Chrétienté :
En Chrestienté et en l’Église
Sera par elle mis concorde,
Les mécréants dont on devise,
Et les herites (hérétiques) de vie orde (honteuse)
Destruira ; car ainsi l’accorde teuse)
Prophétie qui l’a prédit,
Ne point n’aura miséricorde
De li (de celui) qui la foi (de) Dieu laidit (altère).
Des Sarrazins fera essart (destruction),
En conquérant la sainte terre,
Là meura Charles que Dieu gard.
Ains (avant) qu’il meure fera telerre (campagne) ;
Cilz est (il est celui) qui la doit conquerre :
Là doit, elle, finer (finir) sa vie,
Et l’un et l’autre gloire acquerre,
Là sera la chose assovye.
Dans les quinze dernières strophes, Christine adjure ceux qui se sont soumis aux Anglais, de revenir au roi Charles :
N’apercevez-vous pas, gent avugle,
Que Dieu ici a la main mise ?
Et qui ne le voit, est bien vugle.
C’est en vain que l’on essaierait de s’y soustraire : Voulez-vous contre Dieu combattre, leur dit la femme de foi ? Elle rappelle le sacre accompli malgré tous les obstacles, les villes, les châteaux, qui n’ont pas la puissance de résister.
N’a-t elle mené le roy au sacre
Que tenoit adès (toujours) par la main ?
Plus grant chose oneques devant Acre
Ne fut faite ; car pour certain
Des contrediz y ot tout plain,
Mais malgré tous, à grant noblesse,
Il fut receu, et tout à plain
Sacré, et là ouy la messe.
Avecques lui la Pucellette
En retournant par son païs,
Cité, ne chastel, ne villette
Ne remaint (résiste). Amés ou hays (ennemis) ;
Qu’ilz soient, ou soient esbaïs
Ou asseurez, les habitans
Se rendent ; pou sont envahys.
Tant sont sa puissance doublans !
315Quelques-uns promettent de résister ; l’on fait des assemblées pour lui courir sus, mais il n’y a si forte opposition qui à l’assaut de la Pucelle ne tombe. Christine ne sait si Paris pour se soumettre attendra la venue de la Vierge, mais Charles entrera qui qu’en groingne, la Pucelle le lui a promit ; il n’est puissance qui puisse l’empêcher ; soumis tu seras, Paris, et ton oultrecuidance.
Christine se plaint de ceux qui donnent des conseils contraires :
Ô Paris, très mal conseillé !
Fols habitans, sans confiance,
Aime-tu mieulx estre essillié (dévasté)
Qu’à ton prince faire accordance ?
Certes, ta grant contrariance (opposition)
Te destruira, se ne t’avises.
Trop mieulx te feust (te serait) par suppliance,
Requérir mercy ; mal y vises.
Gens a dedans mauvais, car bons
Y a maint, je n’en fais doubte ;
Mais parler n’osent, j’en respons,
À qui moult desplait et sans double,
Que leur prince ainsi on déboute,
Si n’auront point ceulx déservie (attiré)
La punition où se boute
Paris, où maint perdront la vie.
Christine engage tous les rebelles à prévenir par leur repentir la soumission qu’ils seront forcés de faire plus tard ; elle exalte la clémence de Charles VII, qui de sang espandre se deult, a douleur. La Pucelle veut qu’il pardonne à chacun.
Et vous toutes, villes rebelles.
Et gens qui avez regnié (renié)
Vostre Seigneur, et ceulx et celles
Qui pour autre l’avez nié,
Or soit après aplanie (remédié)
Par doulceur, requérant pardon ;
Car se vous estes manié
À force, à tart vendrez ou don.
Et que ne soit occision.
Charles retarde tant qu’il peut.
Ne sur char (chair) d’omme occision ;
Car de sang espandre se deult,
Mais au fort, qui rendre ne veult
Par bel (bonté) et doulceur ce qu’est sien.
Se par force en effusion
De sang le requerre, il fait bien.
Hélas ! il est si débonnaire
Qu’à chascun il veult pardonner ;
Et la Pucelle lui fait faire,
Qui ensuit (il suit) Dieu. Or ordonner
Veuillez vos cueurs et vous donner
Comme loyaulx François à lui,
Et quand on l’orra sermonner (quand on l’entendra parler)
N’en serez reprins de nulluy (personne).
Donné ce ditié (poème) par Christine,
L’an dessus dit mil quatre cens
Et vingt et neuf le jour où fine (finit)
Le mois de juillet. Mais j’entends
Qu’aucuns se tendront mal contents
De ce qu’il contient, car qui chière (visière ?)
À embrunche (abaissée) et les yeux pesans
Ne peut voir la lumière.
II. Antonio Beccadelli et Antonio da Rho : épigramme.
Antonio Beccadelli dit le Palermitain.
Le dépit, le désir de se venger ont inspiré l’épigramme suivante, qui n’en reste pas moins un éloge pour la Vénérable, en dépit des sentiments qui l’ont dictée. Elle a été découverte par M. Mercati, qui l’a publiée 316en même temps que la lettre de Raymond de Crémone dans les Studi e documenti de décembre 1894.
On a vu par la lettre de Raymond de Crémone que l’on disputait à Milan s’il fallait croire aux nouvelles qui arrivaient de France sur la Pucelle. Les notables de la ville résolurent d’envoyer un député s’en informer, et ils jetèrent les yeux sur le franciscain Antonio di Rho, un humaniste et un prédicateur zélé pour la pureté des mœurs. Le moine avait poursuivi des invectives de son zèle les œuvres d’Antonio Beccadelli, un humaniste obscène, dont les productions avaient été condamnées par le Saint-Siège, et publiquement brûlées. Antonio Beccadelli, outré de l’honneur que la délégation de la ville de Milan conférait au franciscain son ennemi, fit les vers suivants : c’est Jeanne la messagère céleste qui s’adresse aux pères conscrits de Milan.
Johanna, Dei nuntia, ad Patres conscriptos Urbis Mediolani.
Dicite io, patres, quænam hæc sententia vestra est ?
Ecquis honor in me ? Turpe est ad me mittere monstrum
Raudense…
Non datur impuris faciom spectare dearum.
Vos tandem moneo, patres ; hanc flectite mentem,
Quæque agitis, sunto longe prospecta, quod hoc est :
Me nunquam oratori huic responsa daturam ;
Non bene conveniunt pudor et scelus, agnus et hostis.
Traduction :
Jeanne, la messagère de Dieu, aux seigneurs de Milan.
Dites donc, ô pères conscrits, à quoi pensez-vous ? Où est l’honneur qui m’est dû ? C’est une honte que vous me députiez le monstre de Rho. Les hommes souillés n’ont pas le droit de voir la face des divinités. Je vous avertis, pères conscrits, changez d’avis ; voyez ce qui sera la conséquence de votre résolution. Sachez que je n’adresserai jamais la parole à votre ambassadeur. Il ne saurait y avoir accord entre l’innocence et le crime, entre l’agneau et son ennemi.
Ce n’est pas le seul exemple qui prouve que la culture des lettres païennes n’était pas une école d’urbanité et de politesse.
Antonio de Rho aurait fait allusion, d’après le Dr Mercati, à ces insultes de Beccadelli dans une de ses pièces où il dit :
Ta parole infâme ne saurait rompre le conseil des dieux ;
et encore :
Qu’il se relise, compte les pieds de ses vers quand il en forge, et que sa fureur ne s’étende pas jusqu’à la métrique :
Sic divas frangere mentes
Vox tua spurca nequit…
Perlegat, atque pedes numeret dum carmina cudit.
Et encore :
Nec furor invoivat metrum…
317L’avant-dernier vers de Beccadelli est faux. On ignore ce qu’il en fut de l’ambassade de frère Antonio de Rho.
III. Ballade dauphinoise, composée du temps de la Pucelle
La pièce suivante n’est connue que depuis 1891. M. Paul Meyer la découvrit dans le feuillet de garde du dossier d’un procès que soutenait la ville de Romans. Le procès ayant été terminé en 1431, il est très vraisemblable que c’est vers cette époque que l’on en aura réuni les pièces, qui depuis lors auront reposé dans les archives de Romans, jusqu’à ce qu’elles soient passées dans les archives départementales de la Drôme, à Valence. En voulant explorer le procès, l’attention de l’érudit chercheur fut attirée sur l’enveloppe, où il recueillit le chant populaire que l’on va lire, et qu’il publia en 1892, dans la revue Romania, page 51.
Le Dauphiné était l’apanage du roi de Bourges que les ennemis appelaient aussi le Dauphin Viennois. Charles y comptait de chaleureux partisans. Il suffit de rappeler ce que nous avons dit de Mathieu Thomassin, dans le volume de la Libératrice, de Jacques Gelu, archevêque d’Embrun, dans la Pucelle devant l’Église de son temps. La victoire d’Anthon (11 juin 1430), avait exalté les cœurs français, et c’est probablement à la suite qu’aura été composé le chant qui suit :
Arrière, Englois coués400, arrière,
Votre sort si401 ne règne plus,
Pensez d’en troquer la bannière
Que bons Français ont rué jus,
Par le vouloir du roy Jésus
Et Jeanne la douce Pucelle :
De quoy vous êtes confondus,
Dont c’est pour vous dure novelle.
De trop orgeuilleuse manière,
Longuement vous êtes tenus ;
En France est vous (votre) semet(i)ère,
Dont vous êtes pour foulx tenus ; Faucement y êtes venus.
Mes, par bonne juste querelle
Tourner vous en faut tous camus,
Dont c’est pour vous dure novelle.
Or esmaginés quelle chière
Font ceulx qui vous ont soutenus
Despuis vostre emprise première ;
Je croy qu’i sont mors ou perdus,
Car je ne voys nulle ne nus
Qui de présent de vous se mesle,
Sinon chétifs et malotrus,
Dont c’est pour vous dure novelle.
Pour vous (vos) gages, il est conclu.
Ayez la goutte et la gravelle,
Et le coul taillé rasibus,
Dont c’est pour vous dure novelle.
318IV. Antoine Astésan
Son poème sur la Pucelle. — Quelques citations.
Antoine Astésan [Antonio Astesano], a-t-il été dit (II, p. 241), sur la foi de Quicherat, traduisit en hexamètres la lettre de Boulainvilliers à Philippe Visconti. C’est inexact, c’était pour le duc d’Orléans ; et le poème ne fut pas composé en 1430, mais en 1435.
Antoine naquit sujet du duc d’Orléans, Asti, sa ville natale, faisant partie de la dot de Valentine de Milan, mère du prisonnier de Londres. Il eut pour père un notaire d’Asti et vint au monde en 1412. Après avoir étudié à Turin et à Pavie, il ouvrit un cours de belles-lettres dans sa ville d’origine. Lors de la visite que Charles d’Orléans fit en 1449 à sa possession d’au-delà des Alpes, le professeur de belles-lettres gagna les bonnes grâces d’un prince qui les cultivait. Le duc d’Orléans amena l’humaniste en France ; et Astésan traduisit en vers latins les poésies françaises, si gracieuses, de Charles d’Orléans. La traduction n’a pas été imprimée : la bibliothèque de Grenoble en possède un manuscrit signalé par Champollion-Figeac.
M. Herluison édita, en 1874, avec une traduction, le poème d’Astésan sur la Pucelle. Jusqu’à la délivrance d’Orléans, c’est la lettre de Boulainvilliers en hexamètres. Le poète profile de cette délivrance pour dire au duc combien il est aimé du Ciel. Le Ciel a permis que l’ennemi ne comptât que des triomphes jusqu’à ce qu’il se fut attaqué à la capitale de son duché ; là, pour l’arrêter, il est intervenu par le miracle de la Pucelle, qui a prophétisé la fin de la longue captivité du prince.
Très bref sur la campagne de la Loire, muet sur le sacre, Astésan, après Patay, résume en ces termes les exploits de la Vierge :
Après cette victoire, la Pucelle, conduite par la Divinité, conquit en peu de temps tant de contrées, écarta de la France tant de périls, donna au royaume un secours si puissant, que la persuasion des Français est que seule Jeanne est venue à leur aide, que seule elle a sauvé leur patrie tout entière.
Au portrait tracé par Boulainvilliers, Astésan ajoute ce trait :
Lorsque la Vierge était sans armes, entourée d’un cercle de demoiselles, une telle pudeur, une telle modestie reluisaient sur ses traits qu’on eût cru voir Lucrèce de si grande renommée ; mais lorsqu’une puissante armure revêtait sa sainte poitrine, lorsque sur un fier coursier elle marchait sur l’ennemi, et qu’elle, une femme, ordonnait l’armée, on eût pensé voir le roi des Troyens, Hector, etc.
319Astésan ne parle qu’à mots couverts de la prise et de la mort de la Pucelle :
Telle était, dit-il, l’excellence de sa vie, telle sa vertu ; c’est ainsi qu’elle défendait contre l’ennemi les peuples de France. Le Tout-Puissant, voyant que sa valeur avait mis la France suffisamment à couvert de l’ennemi, souffrit qu’un si puissant secours fût retiré aux Français, et qu’ils n’eussent plus à compter que sur des forces purement humaines.
Quoi de plus étonnant, (s’écrie Astésan), quoi de plus merveilleux a chanté dans son poème le poète de la divine Énéide… Dieu et la nature m’ont refusé le génie de Virgile… Cependant viennent des temps plus heureux, que Dieu ménage des loisirs à ma muse ; avec ta louange, à Charles, je dirai les exploits des Français.
Et cum laude tua Gallorum prælia dicam ;
L’affection que je te porte m’inspireront de tels accents qu’ils retentiront dans tous les siècles, et rappelleront éternellement ton nom.
Ut cuncta in sæcula durent,
Eternoque tuum memoretur tempore nomen.
320Chapitre II Le Mystère du siège d’Orléans
Mystère du siège d’Orléans
- I.
- Bibliographie.
- Composé à deux dates différentes.
- Frais de représentations couverts par de Rais.
- II.
- Lieu de la représentation.
- Moins encore que dans les autres mystères, le compositeur et les spectateurs supposaient l’arbitraire et périlleuse distinction entre l’histoire et la légende.
- III.
- Coup d’œil sur le drame jusqu’au rappel des Bourguignons par leur duc.
- Courtes citations.
- IV.
- La Pucelle introduite au vers 7017.
- De quelle manière ?
- Son portrait.
- Entretien avec saint Michel.
- Repoussée par Baudricourt.
- Acceptée à cause de l’annonce de la défaite de Rouvray.
- Chinon.
- Poitiers.
- La Pucelle équipée.
- Départ.
- Citations.
- V.
- Les péripéties du siège du côté des Français et des Anglais ; tout est dû à la Pucelle qui rapporte tout à Dieu.
- Courtes citations.
- VI.
- La campagne de la Loire.
- Jargeau.
- Patay.
- Humilité et humanité de la Pucelle.
- Courtes citations.
I. Bibliographie. — Composé à deux dates différentes. — Frais de représentations couverts par de Rais.
De toutes les compositions poétiques sur la Vénérable, léguées par le siècle qui a vu la céleste apparition, voici la plus longue, et, au point de vue historique, la plus instructive.
Montfaucon, dans sa Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum signalait, dans le fonds de la reine Christine, une composition dramatique sous le titre qui vient d’être donné. L’exemplaire unique se trouve coté aujourd’hui sous le numéro 1022, à la Vaticane.
À la suite de divers extraits qui en avaient été publiés, le poème a fini par sortir, en 1862, entièrement imprimé des ateliers de l’imprimerie Impériale. C’est un in-quarto de plus de 800 pages. MM. Guessard et de Certain avaient été chargés par le gouvernement français d’en tirer une copie et d’en surveiller l’impression ; mission qu’ils ont remplie en faisant précéder l’œuvre d’une large introduction, à laquelle seront empruntées plusieurs des remarques que l’on va lire.
Le mystère compte vingt-mille-cinq-cent-vingt-neuf vers, presque tous de huit syllabes. L’auteur, malgré diverses études qui en ont été faites, reste 321inconnu, et les conjectures émises par Vallet de Viriville manquent de solidité. On est plus fixé sur l’époque de la composition. Elle doit être rapportée très vraisemblablement à l’année 1435, et pas plus tard que 1439. On lit en effet dans le mémoire présenté par les héritiers du maréchal de Rais pour établir sa prodigalité :
Faisait jeux, farces, morisques, jouer mystères à la Pentecôte, et à l’Ascension, sur de hauts chaffaux, sous lesquels estoit hypocras et autres forts vins comme en une cave. Il se tenoit ès villes, comme Angiers, Orléans et autres, auquel lieu d’Orléans, il demeura un an sans cause, et y despendit quatre-vingt à cent-mille escus, empruntant de qui lui vouloit prester, engageant les bagues et joyaux pour moins qu’ils ne valoient, puis les rachetant bien chier402.
Le malheureux maréchal comparaissait devant le tribunal ecclésiastique de Nantes le 10 septembre 1440, et était brûlé le 20 octobre. Déjà ses proches avaient obtenu dès 1436, du parlement de Paris, une sentence d’interdiction de l’administration de ses biens. La sentence, quoique éludée, grâce à l’appui intéressé du duc de Bretagne, suppose que le prodigue avait déjà considérablement entamé son immense fortune.
Occupé durant ses dernières années à en réparer les brèches par de sanguinaires et sataniques pratiques, il n’a pas dû passer une année à Orléans. Les comptes de la ville d’Orléans viennent corroborer cette conjecture. On lit dans ceux de 1435 :
À Guillaume le Charon et Michelet Filleul, pour don à eux faict pour les aider à paier leurs eschaffaulx et aultres depenses par eux faictes le VIIIe jour de mai mil CCCCXXXV, que ils firent certain mistaire ou bolvart du pont durant la procession ; payé III réaulx d’or, pour ce 72 sols p.
Les comptes de 1439 sont encore plus explicites. On y lit :
À Mahiet Gaulchin peintre, le XIIIe jour du moys d’avril, pour faire les jusarmes et hachy et une fleur de lis, et deux godons, par marchié fait à lui en la chambre de la dicte ville, pour faire la feste du lièvement des Tourelles, 12 liv. 16 sols p.
À Jehan Chanteloup, pour avoir vacqué neuf journées à faire les eschaffaulx de la procession des Tourelles, et pour onze charrois pour mener et ramener le bois qu’il failloit à faire lesdiz eschaffaulx ; pour ce 44 sols p.
À Jehan Hilaire, pour l’achat d’un estendart et bannière qui furent à Monseigneur de Reys pour faire la manière de l’assault comment les Tourelles furent prinses sur les Anglois, le VIIIe jour de May, VII liv. tournois qui valent à Paris CXII sous parisis ; pour ce CXII sols p.
C’étaient là de bien petites sommes pour solder une représentation telle que le Mystère du siège, qui compte cent-quarante personnages 322parlants, sans comprendre de nombreux groupes de bourgeois, de soldats, etc. ; où l’on devait faire entendre non seulement le son des clairons et des trompettes, mais encore le grondement des canons, et reproduire de vraies batailles. C’est en effet ce que l’on trouve exprimé souvent par le dramaturge. Les dépenses pour les échafauds devaient être énormes.
Les scènes n’étaient pas représentées, comme de nos jours, dans un édifice, mais en pleine place publique. On admet aujourd’hui qu’au lieu d’une seule scène dont le changement de décor renouvelle l’aspect, il y en avait plusieurs, séparées par divers intervalles sur lesquels pouvaient se reproduire les rencontres, les mêlées. Que l’on ajoute à tout cela les costumes, et l’on n’aura pas de peine à trouver l’emploi des cent-mille écus du maréchal de Rais. Cent-mille écus d’alors représentent plus de deux millions d’aujourd’hui ; d’après cette évaluation, c’est par centaines de mille francs qu’il faut compter ce qu’a dû coûter l’exhibition du mystère.
M. l’abbé Bossard, le récent historien de Gilles de Rais, nous apprend que le maréchal passa à Orléans du mois de septembre 1434 au mois d’août 1435. Une partie de l’année a dû être employée à la composition du mystère, aux préparatifs de la représentation. Il a dû y remplir le rôle fort honorable qui lui est attribué dans le drame, comme il l’avait eu dans la réalité des événements. Les comptes de ville de 1439 qui viennent d’être cités montrent qu’il était propriétaire de la bannière, dont il s’était servi pour faire la manière, c’est-à-dire la représentation de la prise des Tourelles.
Les sommes dépensées en 1435, pour porter et ramener les échafauds de la procession des Tourelles, indiquent qu’il y eut une première représentation cette année. Rien ne s’oppose à ce qu’on en admette une seconde en 1439.
Il est manifeste que ta composition a subi une addition de plus de cinq-mille-six-cents vers, et cette addition porte sur le commencement et non pas sur la fin du poème. La preuve en est dans le nom donne à Dunois. Il est constamment appelé Dunois, bâtard d’Orléans, jusqu’au vers 5602. Au contraire, dans les quinze-mille vers qui suivent, pas une fois il n’est appelé Dunois, mais constamment bâtard d’Orléans. Son frère Charles ne lui avait donc pas alors concédé le comté du Dunois ; ce qui n’eut lieu qu’en juillet 1439. Les cinq-mille-six-cents premiers vers ont donc été composés postérieurement à cette donation, tandis que le reste du mystère était composé avant la collation de ce titre et de cette récompense.
323II. Lieu de la représentation. — Moins encore que dans les autres mystères, le compositeur et les spectateurs supposaient l’arbitraire et périlleuse distinction entre l’histoire et la légende.
Quelques heures ne suffisaient pas pour la représentation d’une œuvre de si longue haleine ; et on en connaît qui sont plus étendues que le Mystère du siège. Il y fallait des jours, et parfois une semaine entière. Nicolas Despréaux, en écrivant le vers classique :
De nos dévots aïeux le théâtre abhorré,
a buriné une colossale fausseté. M. Petit de Julleville, dans les très intéressants volumes consacrés à l’étude des représentations connues sous le nom de mystères, prouve qu’il fallait dire de nos dévots aïeux le théâtre adoré. Les mystères mettaient sous les yeux, tantôt les scènes de la vie de Notre-Seigneur et des Apôtres, et tantôt la vie des Saints, ou d’autres faits religieux, chevaleresques. La représentation en était saine. Elle était annoncée au loin et l’on y accourait des villes et des localités voisines. L’on ne connaissait pas l’étroite et tyrannique loi des trois unités dans lesquelles l’arbitraire essaya d’emprisonner les représentations dramatiques. Nos pères en s’y rendant savaient qu’ils venaient pour s’illusionner. Ils venaient pour voir la représentation d’un fait vrai ou réputé tel, qui parlait à leur âme.
Quicherat, qui ne pouvait juger du Mystère du siège que par des extraits, s’est entièrement mépris, quand il a écrit que ce n’était que le Journal du siège mis en vers. Le mystère n’a avec le journal d’autre ressemblance que celle qu’aura nécessairement tout ouvrage qui traitera de ce grand fait. La marche est totalement différente. Le journal ne parle pas de ce qui se passait dans le camp anglais ; dans le mystère, on passe successivement d’un camp à l’autre ; il y a, dans le mystère, une multitude de faits que l’on chercherait vainement dans le journal ; il arrive à l’un et à l’autre de commettre des erreurs diamétralement opposées ; c’est ainsi que le journal fait partir les Anglais le 7 mai, tandis que le mystère les fait partir le 9 ; erreur des deux côtés, puisque c’est le 8 qu’ils se retirèrent. Le style du mystère est beaucoup plus archaïque que celui du journal, même en tenant compte des licences des poètes du temps.
Ce n’est pas le lieu de parler de ces licences et d’écrire la poétique du moyen âge. Qu’il suffise de dire qu’elle allait jusqu’à autoriser l’addition ou la suppression d’une syllabe pour satisfaire aux exigences de la mesure.
Le compositeur du mystère et les spectateurs croyaient à la réalité de ce qui était représenté, avons-nous entendu dire à M. Petit de Julleville, dans une de ses leçons. Ils ne faisaient pas le départ si scabreux et 324souvent si arbitraire de ce que la critique moderne appelle l’histoire, et de ce qu’elle appelle de ce mot si plein d’embûches : la légende. Aux yeux de l’école naturaliste, tout ce qui est surnaturel est légende. Qu’il nous soit permis de dire qu’à nos yeux les catholiques usent beaucoup trop du mot légende, qui devient de plus en plus synonyme de fable pieuse ou gracieuse. La langue catholique use depuis des siècles de ce mot légende dans une acception qui n’est nullement celle d’un conte et d’une fable. Les vies des saints sont dites légendes, spécialement l’abrégé qu’en fait le bréviaire : Legenda, ce qu’il faut lire, à lire. Traiter tout cela d’un bloc de conte pieux, c’est courir à la négation de tout surnaturel. On est bien sur la pente de nier l’Évangile, lorsque, de parti pris, on nie toutes les merveilles que, dans son Évangile, Notre-Seigneur a promis de faire dans et par ses serviteurs. Qui credit in me opera quæ ego facio et ipse faciet, et majora horum faciet. (Joan. C. XIV, V. 12.)
Une raison particulière imposait à l’auteur du mystère de la délivrance l’obligation de ne pas rompre avec l’histoire, s’il en avait eu la tentation. Les spectateurs connaissaient les faits ; ils s’étaient passés sous leurs yeux ; ils auraient protesté s’il y avait eu autre chose que quelques hypothèses n’altérant en rien le caractère des événements et des personnages. Par suite, le mystère peut être d’un grand secours pour l’étude de l’histoire. Le caractère de l’héroïne, tel qu’il est dessiné, se trouve en parfaite conformité avec les documents produits dans nos volumes : sous ce rapport plusieurs passages du drame doivent trouver ici leur place. Indiquons aussi comment le mystère présente quelques autres faits.
III. Coup d’œil sur le drame jusqu’au rappel des Bourguignons par leur duc. — Courtes citations.
Le mystère commence en Angleterre, par une scène où Salisbury et ses capitaines se promettent de parachever la conquête de la France. Le duc d’Orléans, introduit, demande qu’on épargne ses États : prisonnier, il ne peut les défendre. Salisbury le promet, et la promesse est ratifiée par ceux qui l’entourent (v. 357-464). Dans un conseil tenu à Chartres, ville très attachée à l’Anglais (v. 1153), il est représenté que, pour avoir toute la France, il faut s’emparer d’Orléans : la conquête en est résolue.
À la suite de ce conseil, Salisbury et Glacidas consultent l’astrologue, Jean de Boilions ; au premier, il répond qu’il n’a rien à craindre pour son corps, mais qu’il garde bien sa tête ; au second, que ni le canon, ni le feu, ni le fer n’atteindront pas son corps, qu’il mourra sans saigner.
Le dramaturge met sous nos yeux la campagne de Salisbury, et tout particulièrement le pillage de Notre-Dame de Cléry. Aucun chroniqueur n’expose aussi bien la conquête et l’incendie du faubourg du Portereau, 325la résistance des Orléanais et des Orléanaises, la mort de Salisbury. Les Orléanais ignorent cette mort. Un messager, qui va du camp anglais en porter la nouvelle à Bedford, tombe entre leurs mains et la leur apprend. Pour s’assurer qu’il ne trompe pas, on visite les canons. Un seul est déchargé, au grand étonnement du canonnier auquel la pièce est confiée. Il ignore quand et par qui la mèche a été allumée. Ce détail est-il historique ? Ce qui est certain, c’est que, à Orléans, on ne sut jamais par qui avait été tiré ce coup si heureux. On se demande aussi s’il faut voir un fait historique, ou une invention de pure fantaisie, dans l’ambassade orléanaise allant demander à Charles VII la permission pour la ville de détruire ses faubourgs.
L’énorme supériorité des Français sur les Anglais à la journée des Harengs est ainsi exprimée par Dunois :
Pour un Anglais, nous sommes dix ;
Faisons qu’i (ils) ne puissent fouir ;
Qu’ung seul d’eulx n’échappera pas.
(V. 8867.)
Les conseillers d’Orléans expriment ainsi les sentiments causés dans la cité par le départ des nobles et de leurs milices, au 18 février :
(V. 9312.)
Messeigneurs, je suis esbaï,
C’est du comte de Clermont
Qui emmêne avecque lui
Un nombre de deux à trois-mille ;
Je m’esbaïs pourquoi,
De voloir desgarnir la ville.
Un autre conseiller :
Il semble à voir à leur voyage
Qu’ils ont peur et que cœur leur faille.
(V. 9335.)
Lorsqu’à la suite du refus qu’il a éprouvé d’avoir Orléans engage entre ses mains, le duc de Bourgogne a envoyé l’ordre aux Bourguignons de quitter le siège, Talbot adresse ces paroles insultantes au héraut chargé de promulguer ce commandement :
(V. 9668.)
Publie fort et le fais crier ;
Je n’en donne pas une maille ;
S’en voise (s’en aille) qui vouldra aller,
Tu n’emmèneras chose qui vaille.
IV. La Pucelle introduite au vers 7017. — De quelle manière ? — Son portrait. — Entretien avec saint Michel. — Repoussée par Baudricourt. — Acceptée à cause de l’annonce de la défaite de Rouvray. — Chinon. — Poitiers. — La Pucelle équipée. — Départ. — Citations.
Le poète n’a pas attendu jusqu’à cette partie du mystère, pour nous montrer la Pucelle. Elle apparaît dès le vers 7017. Voici comment elle 326est introduite. Charles VII adresse au Ciel une touchante prière ; en voici quelques vers seulement :
Ô Dieu, très digne et glorieux,
Puissant, éternel roi des Cieux,
Je vous pry, ayez souvenance
De moi désplaisant, soucieux,
Quand je regarde de mes yeux
Mon royaume qui est en doubtance (péril).
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Jésus, si je vous ay meffait.
Et que envers vous ay forfait,
Vous requiers pardon humblement.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Je vueil délaisser le pays,
Et me consent être démis,
Vrai Dieu, si c’est votre plaisir.
Le drame nous fait pénétrer dans le Ciel pour nous y montrer Notre-Dame intercédant pour le royaume qui tout soutient Chrétienté et la maintient. Saint Aignan et saint Euverte joignent leurs supplications à celles de la Mère de Dieu. Notre-Seigneur se plaint de ce que les Français infectent l’air de leur vie orde. Il se laisse fléchir par les supplications de sa Mère, et envoie saint Michel à Domrémy vers une Pucelle par honneur, dont il lui parle en ces termes (v. 7016) :
En elle est toute douiceur
Bonne, juste et innocente,
Qui m’ayme du parfont du cœur,
Honneste, sage et bien prudente.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tu lui diras que je lui mande
Qu’en elle sera ma vertu,
Et que par elle on entende
L’orgueil des Français abattu.
Le dialogue entre saint Michel et l’enfant est calqué sur celui de Notre-Dame et de l’archange Gabriel. La Vierge de Domrémy exprime ainsi son Quomodo fiet istud (v. 7116) :
En armes ne me connais,
Ne (ni) m’appartient la congnoissance.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ne en moy n’est sens qui tende
À savoir ceci propenser.
L’Ecce ancilla Domini est ainsi rendu (v. 7140) :
À Dieu je vouldrois obéir
Comme je dois et est raison,
Et très humblement le servir,
À mon pouvoir sans mesprison,
Et toujours et toute saison
Vueil estre sa povre servante.
L’Archange fait à l’enfant ce touchant adieu :
À Dieu, Jehanne, vraye Pucelle,
Qui est d’icelui bien aymée :
Ayez toujours ferme pensée
De Dieu estre la pastourelle.
327Laissée seule, la Pucelle se jette à genoux, et fait à Dieu une humble prière (v. 7180) :
Ô mon Dieu, et mon créateur,
Plaise vous moi toujours conduire !
Vous estes mon père et mon seigneur,
Auquel je ne vueil contredire, etc.
Elle va trouver Baudricourt. Le capitaine la repousse. Comment elle, une simple bergère, une enfant de douze à treize ans, pourrait-elle accomplir ce à quoi sont totalement impuissants les hauts princes de France, qui ont foison d’or et d’argent et gens d’armes à leur plaisance (v. 7225). — Ceci dans le mystère, comme dans l’histoire, se passe avant la journée des Harengs.
Après la défaite, Notre-Dame, saint Aignan et saint Euverte intercèdent de nouveau auprès de Notre-Seigneur, qui envoie de nouveau saint Michel.
Le dramaturge suppose avec quelques historiens que la Pucelle a trop tardé, puisqu’il fait dire au céleste messager les paroles suivantes (v. 9076) :
Les François ont eu très grande perte,
Aujourd’hui en ceste journée,
Laquelle eust été recouverte (évitée),
Se plus toust y fussiez allée.
Jeanne va trouver Baudricourt, et en preuve de sa mission lui transmet la révélation reçue :
Si nous faut faire diligence,
Que aujourd’hui de vérité.
Les François ont eu grant offense
De guerre et grant adversité.
Arrivés à Chinon, Jean de Metz et Bertrand de Poulengy remettent les lettres de Baudricourt, racontent comment dans le voyage ils ont échappé à tous les dangers, et attestent qu’en celle dont ils ont été les guides se trouve toute bonté (v. 9908). Ce n’est qu’après délibération avec son conseil que le prince se décide à l’admettre et à lui faire subir l’épreuve que tout le monde connaît. La Pucelle, se jetant à genoux, lui dit entre autres choses (v. 10051) :
Dieu vous a eu en souvenance
D’une prière d’un tel jour
Que lui tistes en révérence,
Dont il vous a pris en amour.
La délivrance d’Orléans, et le sacre à Reims font partie de la mission, mais elle s’étend bien plus loin dans l’esprit du poète, qui fait dire à Jeanne :
Je vueil bouter les Anglois
Dehors du royaulme entièrement,
En le délessant ès François
À qui il est totalement.
328Après que la Pucelle s’est retirée, c’est une nouvelle délibération du conseil. Grand est l’embarras des conseillers.
Oncques de si étranges choses
Je n’ouïs parler en ma vie,
dit l’un d’eux (v. 10107). Si les promesses de Jeanne ne se réalisent pas (v. 10114)
Ce sera une grande escande
Au royaume et une grande vitupère.
Un autre émet un avis auquel tous se rangent et qui mettra la responsabilité du roi à couvert. Que l’on s’en tienne à ce que décideront les doctes de Poitiers. Là se trouvent le conseil de toute France, des hommes experts en toute science, fleur et excellence de pratique et de théologie. Le roi ne pourra être repris, s’il n’agit que par leur conseil.
L’assemblée de Poitiers est présentée comme se composant des hommes du Parlement ; seul l’Inquisiteur représente nécessairement un personnage ecclésiastique. Ce n’est que pour raison de brièveté que plusieurs des questions et surtout des réponses de la Pucelle sont ici passées sous silence. Il en est une qui contredit les autres documents. La Pucelle ferait un gentilhomme de son père :
Quand est de l’hostel de mon père,
Il est en pays de Barrois ;
Gentilhomme et de noble affaire,
Honneste et loyel François.
Ces paroles ont été introduites, pensons-nous, pour ménager les sentiments de ceux qui avaient commandé le poète, et tenaient la première place parmi les spectateurs ; elles sont en opposition avec celles que le dramaturge a prêtées à la Vierge, lorsqu’elle s’excusait auprès de saint Michel. Elle disait alors n’être qu’une simple bergerette, une simple pucelette gardant ès champs dessus l’herbette les bêtes de son père. Pour la Vierge-Guerrière, comme pour son divin Maître, un des grands obstacles à sa mission était l’obscurité de sa naissance. C’est l’éternelle objection : N’est-ce pas là un artisan ? N’est-ce pas le fils d’un artisan ? (Nonne hic est faber ? Nonne hic est fabri filius ?) La conclusion est celle qui a été citée bien souvent dans les documents précédents, elle reparaît dans le rapport fait au roi par le premier conseiller (v. 10447) :
Ont parlé à la jouvencelle
Parlement, docteurs en l’Église ;
L’ont trouvée ferme, vraye ancelle,
Saige, prudente, bien appris ;
Ne en elle riens n’ont trouvé
Que tout bien, vertu et honneur ;
Et tout son fait bien esprouvé,
Tout est de Dieu le Créateur.
Jeanne dépeint de la manière suivante l’étendard qu’elle demande lui être confectionné (v. 10539) :
329Un estendard avoir je vueil
Tout blanc, sans nulle autre couleur,
Ou dedans sera ung souleil,
Reluisant ainsi qu’en chaleur ;
Et au millieu, en grand honneur,
En lectre d’or escript sera,
Ces deux mots de digne valleur,
Qui sont, c’est : Ave Maria
Et au-dessus notablement
Sera une Majesté
Pourtraite bien et jolyment,
Faicte de grande autorité.
Aux deux coustéz seront assis
Deux Anges que chacun tiendra
En leur main une fleur de liz ;
L’aultre le souleil soustiendra.
Elle demande à la suite un cheval de poil blanc, fort et puissant.
Lorsque la Pucelle part pour se mettre en campagne, le roi adresse à Dieu une émouvante prière, dont voici quelques extraits (v. 11223) :
Ô Dieu du ciel, par la vostre puissance
Conduisez donc la très noble Pucelle,
Qui pour moy va porter harnoys et lance,
En soustenant du royaulme la querelle.
Or n’ai-je plus de fiance qu’en icelle,
Ne en autry plus secours je n’atant :
Mon très doulx Dieu, gardez la jouvencelle
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Se offencé vous ay aucunement,
Je vous requiers pardon, mon vray Seigneur,
N’en punissez mon peuple nullement ;
Supporté soit par la voltre doulceur ;
Celuy je suis pour porter la douleur,
Et réparer vostre vraye sentence,
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Servir je vueil, doulcement obéir
Et accomplir vos bons commendements,
Faictes de moy à votre bon plaisir…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
… se Orléans est soumis,
Dire je puis que plus n’ay espérance,
Prest à partir et lesser le pays
Et de quicter le bon royaulme de France.
V. Les péripéties du siège du côté des Français et des Anglais ; tout est dû à la Pucelle qui rapporte tout à Dieu. — Courtes citations.
La lettre que le héraut lit aux Anglais est, à quelques très légères variantes près, celle que citent les chroniqueurs. Elle fait vomir des torrents d’injures, et contre celle qui l’a dictée, et contre les Français.
Scales s’écrie (v. 11351) :
C’est leur fin, leur destruction,
Chascun le voit evidemment,
Qui n’ont plus autre affection
Qu’en une fille seulement.
Pensent-ils donc bonnement
En elle avoir recouvrance ?
C’est bien faulte d’entendement,
Et ès François n’est pas science.
Le héraut est jeté dans les fers ; mais la Pucelle est entrée de Chécy à Orléans, escortée des défenseurs de la place et des principaux bourgeois. Elle a refusé l’offre de Dunois qui voulait la faire entrer par des chemins détournés ; elle a passé au pied de Saint-Loup, sans que les Anglais aient fait semblant de s’en apercevoir. Reçue avec l’enthousiasme que l’on sait, son premier soin est de travailler à la délivrance de ses hérauts. Les représailles dont Dunois menace les violateurs du 330droit des gens forcent les Anglais de les relâcher ; ils sont renvoyés, au milieu des grincements de dents de leurs geôliers.
Jeanne somme successivement les assiégeants de la rive gauche et de la rive droite d’avoir à se retirer. La réponse est une suite d’insultes vomies par chacun des capitaines ; Molyns est le moins insolent, il lui dit d’aller en Barrais garder ses brebis et ses bêtes avec sa mère. Si les Français s’arrêtent à ses dits, c’est qu’ils ne savent plus que faire. Il contrefait le cri avec lequel on appelle les bergères : Dézelau ! dézelau ! bergière. C’est une panetière qu’il lui fault. Glacidas surenchérissant sur tous les autres en cris outrageants, la Pucelle finit par lui dire, qu’avant douze jours il sera mort.
C’est à la Croix-de-Morin que la Pucelle fait sa sommation aux Anglais de la rive droite. Même concert insultant ; Talbot ne le cède pas à Glacidas en réponses injurieuses. Le dramaturge lui fait constamment tenir un langage ordurier et plein de barbares menaces. La Pucelle finit sa réponse en leur disant qu’ils perdront tout en France (v. 12050).
Saint-Loup est emporté. Le lendemain, jour de l’Ascension, le mystère nous fait assister à trois conseils : celui des capitaines français à Orléans, celui des capitaines anglais dans leur camp, celui qui se tient dans le Ciel.
Au conseil des capitaines français, Jeanne propose une attaque pour le lendemain du côté de la Sologne. La proposition est combattue. Cependant, sur les instances de La Hire, il est arrêté que l’on s’en tiendra à la décision de la Pucelle. Après avoir exhorté à la confiance, la Pucelle ordonne de préparer pour le lendemain échelles, cordes, crochets, lances de feu bien ardent, coulevrines, grosses arbalètes, maillets de fer gros et pesants.
Dans le camp anglais, c’est un torrent d’imprécations et de malédictions contre la Pucelle, qui, dit-on, a tout fait à Saint-Loup. Scales s’écrie (v. 12400) :
Qu’il faut résister à la diablesse.
Chacun dit qu’elle a tout fait.
Emporté l’honneur de noblesse.
De France toute la prouesse,
Et l’onneur de chevalerie ;
Chacun devers elle s’adresse,
N’est si grant qui ne la supplie.
Dans le Ciel Notre-Dame renouvelle sa prière à Notre-Seigneur. Notre-Seigneur envoie saint Aignan et saint Euverte défendre Orléans, et infliger aux Anglais par la Pucelle une défaite qui les tienne loin durant cent ans et plus.
Le mystère suppose que Saint-Jean-le-Blanc a été non pas abandonné 331par les Anglais, comme la plupart des chroniques semblent le dire, mais emporté de vive force par les Français, qui y ont tué un grand nombre d’ennemis. Malgré les capitaines qui auraient voulu la faire reposer, le mystère fait coucher la Pucelle aux Augustins ; elle y prépare l’assaut des Tourelles pour le lendemain ; les capitaines français s’y opposent et le trouvent imprudent. (Plusieurs chroniques nous ont dit qu’il avait été engagé contre leur vouloir.) Les Anglais s’indignent contre cette maudite baveuse qui de jour et de nuit travaille leurs gens (v. 12955).
Dans l’assaut contre les Tourelles, les capitaines, à la suite de la blessure reçue par la Guerrière, insistent pour qu’elle se retire, et que l’attaque cesse. La Pucelle les supplie de n’en rien faire (v. 13207).
De ma blessure ne vous chaille ;
En nom Dieu, ce ne sera rien.
Saint Michel vient la réconforter pendant sa prière à l’écart. Au retour, c’est malgré les chefs qu’elle conduit l’armée à un nouvel assaut. L’inexpugnable forteresse est enlevée. La Pucelle dispose tout pour ne pas perdre les avantages de la victoire. Les procureurs viennent au-devant de la Libératrice quand elle rentre en ville ; elle veut qu’on remercie Dieu et Marie.
Le mystère ici, comme dans le poème tout entier, nous fait passer du camp français dans le camp anglais. Talbot hors de lui se lamente sur la mort de Glacidas et des braves qui ont péri avec lui (v. 13662).
Ô fleur de toute noblesse,
Fleur de vaillance et hardiesse,
À ce coup-ci être perdue !
s’écrie-t-il. Dans sa fureur, il promet de se venger, en faisant baigner son cheval dans le sang français. On le ramène à des sentiments plus réels ; il est arrêté qu’on lèvera le siège, et que dès ce moment l’on s’occupera des préparatifs du départ.
Le guetteur Orléanais s’aperçoit de tout ce mouvement, et vient en donner avis à la Pucelle. Elle ordonne d’être prêt à tout événement. Les Anglais se retirent, les capitaines veulent les poursuivre. Jeanne s’y oppose, elle veut qu’on aille rendre grâces à Dieu.
Les bourgeois viennent au-devant de la Pucelle, pour lui rendre louange et gloire. La Pucelle répond (v. 14368) :
Mes amys, ce n’est pas à moy ;
Cest à Dieu, qui a cecy fait.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et si ayez en souvenance
De ce jour icy, mes amys :
Comme Orléans, eult délivrance,
L’an mil IIIIc XXIX :
Faites en memoire tous dis (tous les jours) ;
Des jours de may ce fut le neuf.
332Elle remercie les Orléanais de l’avoir si bien secondée ; le procureur répond qu’Orléans n’a pas de biens dignes de ses bienfaits ; la ville entière est à elle. Jeanne remercie les seigneurs, qui tour à tour se mettent à sa disposition, et lui expriment chacun à leur manière les sentiments de dévouement dont ils sont animés. Voici les paroles de La Hire (v. 14520) :
Dame de très haulte excellence,
Vous estes la protection,
La sauvegarde et providence,
Des François la rédemption.
Par quoy doit être mencion
De vous et de vos nobles fais,
Et à tout temps relacion,
De vous mémoire à toujours mès.
Le drame est d’accord avec l’histoire ; Français et Anglais proclament qu’à Jeanne est due la délivrance. Elle a tout conduit contre l’avis des capitaines, forte qu’elle est de l’appui de la multitude qui la suit. Elle engage et soutient le combat, aussi intrépide dans le danger que fidèle à faire à Dieu hommage de la victoire.
VI. La campagne de la Loire. — Jargeau. — Patay. — Humilité et humanité de la Pucelle. — Courtes citations.
La campagne de la Loire fournit aussi d’importantes remarques historiques. C’est en termes bien exprès qu’en conférant au duc d’Alençon le titre de lieutenant général, le roi lui proscrit d’obéir à la Pucelle. C’est ainsi que Charles s’en exprime à la Pucelle elle-même (v. 15076) :
Je ordonne duc d’Alanson
Vous servir à mont et à val ;
Pour mon lieutenant général,
À tout votre bon plaisir faire
Avecques gens de grant façon,
Enjoinct, en espécial
Et tant à pié comme à cheval
Du tout vostre plaisir parfaire.
Non seulement d’Alençon accepte pareille situation ; il la constate souvent, il dit à Dunois (v. 15274) :
Si veil estre dessoubz son elle (Je veux être dessous son aile)
Et la servir à mon povoir.
À la nouvelle que la Pucelle marche contre Jargeau, Suffolk éclate en malédictions (v. 15500) :
Maudit sois tu, lui et ta bande
Faulse, deloyale, putin
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Un chacun ici a peur d’elle :
Je crois qu’elle soit immortelle,
Ou que au diable soit donnée ;
Jamès n’ouys parler de telle,
Je ne say s’elle est deable d’enfer.
Pour remonter les courages, le frère de Suffolk, Alexandre de La Pole, 333rappelle la tentative contre Jargeau, en l’absence de la Pucelle, après la délivrance d’Orléans. L’attaque a tourné contre les assaillants ; les corps de plusieurs d’entre eux gisent dans les fossés. Ordre est donné de mettre en œuvre tous les moyens de défense.
La résistance de Jargeau fut très vive ; et le mystère aide à comprendre plusieurs données éparpillées dans les documents proprement dits. Il y eut trois assauts. Après le premier les capitaines ordonnent de se désister de l’entreprise et préparent la retraite. Ils craignent d’être pris entre deux feux ; car le bruit court que Talbot et Fastolf arrivent à la tête d’une armée pour secourir la ville. C’était vrai ; mais la Pucelle, au lieu de se retirer, veut qu’on se hâte de donner un second assaut, pour que la place soit emportée avant l’arrivée de l’armée auxiliaire. L’assaut recommence ; la pierre qui tombe sur la tête de la Guerrière et la renverse dans le fossé produit un moment de découragement. Elle se relève en criant aux siens qu’ils sont vainqueurs ; ils le sont en effet et la ville est forcée. Le dramaturge fait dire à la Pucelle que son armée se compose de huit-mille combattants (v. 15761).
Les capitaines anglais apprennent à Étampes la reddition de Jargeau. La fureur de Talbot est telle qu’il déclare ne savoir s’il est mort ou vivant ; Fastolf se lamente de n’être pas venu à temps au secours de Jargeau, comme il aurait pu le faire. Si Suffolk avait tenu seulement deux jours, il arrivait ; ce qui justifie la Pucelle d’avoir mis fin aux pourparlers par lesquels le capitaine de Jargeau cherchait à gagner du temps.
Pour se donner du cœur, les capitaines anglais rappellent les défaites que dans le passé ils ont infligées aux Français. Talbot s’étend sur Azincourt. Dans leur folle confiance, les capitaines firent publier que nul ne fut si hardi que de prendre place parmi les combattants, s’il n’était duc, comte, baron, ou chevalier. Ils reluisaient dans leur harnais, mais quand on en vint à férir horions, ils ne savaient où ils étaient ; ils furent tués et mis en fuite, ainsi que moutons et brebis (v. 17826).
Les chefs anglais forment la résolution d’aller à la rencontre des Français.
Ceux-ci, sur la proposition de la Pucelle, se préparent à expulser l’ennemi de Meung et de Beaugency. Le duc d’Alençon veut que Jeanne ait l’entière conduite de l’expédition (v. 17800) :
Dame Jeanne totalement
De cette armée aurez la charge
Pour l’ordonner certainement…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Vous y estes prudente et sage
Et à vous nous sommes tous.
334Le pont de Meung est emporté ; les fortifications qui le défendent sont jetées bas ; et l’armée marche sur Beaugency.
À la nouvelle de l’arrivée des Français, le capitaine anglais éclate eu lamentations : Il y a cent ans que les Anglais n’eurent si tristes nouvelles, un Anglais n’ose plus attendre un Français, tandis que précédemment vingt Anglais passaient cent Français au fil de l’épée, à moins que, par une riche rançon, ils ne pussent racheter leur vie (v. 18105). Depuis l’arrivée de cette maudite Pucelle, plus de bonheur à la guerre ; c’est une Sarrasine, elle a été engendrée par l’Antéchrist, c’est un diable qui a pris chair, Lucifer la conduit. On fera semblant d’abandonner la ville pour se fortifier au château, mais des soldats cachés dans des cavernes et dans des taudis près du pont fondront sur les Français, tandis qu’ils chercheront à se loger dans les maisons de la ville.
Dans l’entrevue avec Richemont, il n’y a rien de l’attitude hautaine prêtée par Gruel à son maître.
Le capitaine anglais demande à capituler ; les capitaines français voudraient qu’on donnât l’assaut et que les vaincus fussent mis à mort. La Pucelle demande qu’on épargne l’effusion du sang humain et que l’on se contente des conditions énumérées par les chroniqueurs (v. 19294).
Aussi le duc d’Alençon, en faisant connaître la composition au chef anglais, lui dit-il qu’il en est redevable à la Pucelle qui est de dévotion, toujours pitoyable (compatissante), très bonne et charitable (v. 19355.).
Dans le mystère, la Pucelle ordonne toutes les dispositions que doit couronner la victoire de Patay. La Hire doit empêcher que les ennemis occupent quelque forte position ; Richemont surveillera l’aile gauche, et empêchera que Talbot arrive à Patay, d’Alençon sera à l’aile droite. L’armée n’ira que son pas pour ne pas arriver hors d’haleine sur le champ de bataille.
La victoire est remportée : voici les sentiments que le mystère prête à la Pucelle :
Messeigneurs et bons amis,
Or avons-nous eu la victoire.
De ces Anglais nos ennemis,
Dont à toujours sera mémoire,
Sachez que le vray Dieu de gloire
L’a voulu donner à nous tous,
Ne veuillez autrement croire,
Qu’elle n’est pas venue de nous.
D’après le mystère, il y aurait eu six-mille morts, les plus braves qu’eut jamais l’Angleterre. (C’est la Pucelle qui parle :)
Bien VI mille, comme je pense,
Sont demeurés morts sur les champs,
Tous gens de grande magnificence,
Nobles chevaliers et puissants,
Et croy, c’étoient les plus vaillants
Qui saillirent onc d’Angleterre.
335Elle insiste pour que les prisonniers soient bien traités (v. 20254) :
Amenez tous vos prisonniers
À Orléans, ce que pris avez
Sans leur faire nui destourbiers,
Ni nullement ne les grevez ;
Entretenir vous les devez,
Selon leur estat noblement.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tous prisonniers vous recommande
Que leur soyez doux et traitys ;
Et est vertu très noble et grande
Estre (doulx) envers cil qui est soumis,
Quand il s’est rendu à mercy.
Elle n’oublie pas les morts ; avant de partir pour Orléans le poète lui prête ces paroles :
Si nous fault aller à Orléans…
Puis à ces morts commettre gens
Qui les veillissent enterrer,
Et qu’i soient d’ici ostez,
Qui ne soyent mengés des bestes ;
Chrétiens sont comme vous estes.
Les vainqueurs, mais surtout l’héroïne, sont reçus en triomphe à Orléans. Le drame se termine par cette recommandation de la Vénérable :
Si vous eu charge faire procession
Et louer Dieu et la vierge Marie,
Dont par Anglois n’a point esté ravie
Voire cité, ne voz possession.
C’est bien la Sainte que le mystère met constamment sous les yeux.
Il est conforme à l’histoire, et, à notre avis, historiquement supérieur à bien des chroniques. Il peut être invoqué comme expression du jugement que portaient des personnes et des faits ceux qui cinq ans avant en avaient été les témoins.
336Chapitre III Poème latin anonyme
- I.
- Proposition.
- Tableau de la désolation de la France.
- Prodiges qui accompagnent la naissance de la Pucelle.
- Son adolescence.
- Cinq années d’entretien avec le Ciel.
- Prédiction du supplice et des merveilles que la Pucelle accomplira après sa mort.
- Contraste entre l’état passé et l’état présent de la maison de France.
- Incertitude des conseillers du roi.
- Portrait de la Pucelle par les docteurs de Poitiers.
- Prédiction des honneurs réservés à la Pucelle après sa mort.
- Discours de la Pucelle à Charles VII.
- Ce qu’elle demande.
- II.
- Orléans aux abois.
- Le cheval de Pierre de Beauveau.
- Exemplaire et soudain châtiment d’un libertin, Furtivolus, contempteur de la Pucelle.
- Le poète veut qu’on ne chante plus que la Pucelle.
- Dithyrambe en son honneur.
- Délivrance d’Orléans.
I. Proposition. — Tableau de la désolation de la France. — Prodiges qui accompagnent la naissance de la Pucelle. — Son adolescence. — Cinq années d’entretien avec le Ciel. — Prédiction du supplice et des merveilles que la Pucelle accomplira après sa mort. — Contraste entre l’état passé et l’état présent de la maison de France. — Incertitude des conseillers du roi. — Portrait de la Pucelle par les docteurs de Poitiers. — Prédiction des honneurs réservés à la Pucelle après sa mort. — Discours de la Pucelle à Charles VII. — Ce qu’elle demande.
Ce poème, édité par Quicherat, se trouve à la fin du manuscrit 5970 de la Bibliothèque nationale (fonds latin). Le manuscrit est un des exemplaires authentiques du procès de réhabilitation, puisqu’il est contresigné par les greffiers. Pareille place donne de l’autorité à l’œuvre poétique, qui n’a pu être insérée à la suite de la pièce officielle que du consentement des greffiers ou des juges, selon la juste observation de Quicherat.
Le poème, composé de six-cent-deux hexamètres, est divisé en deux livres ; le premier chante la Pucelle, son arrivée à Chinon et son admission par le roi ; le second la délivrance d’Orléans. L’auteur a probablement vu la Pucelle, dit Quicherat ; il vivait certainement de son temps. Le vers est virgilien ; et encore qu’il y ait quelques inexactitudes, on y trouve la confirmation de faits merveilleux rapportés ailleurs, et quelques détails nouveaux qui ne sont pas sans vraisemblance.
Dans les six premiers vers, le poète a renfermé la proposition du sujet, et une invocation à la Vierge Mère de Dieu. Il veut chanter quelques-uns des exploits de la Pucelle dont le nom a naguère retenti dans l’univers entier :
Quam totum lama per orbem
Nuper eundo tulit.
337Les soixante vers qui suivent sont consacrés à peindre la désolation de la France et ses causes. C’est le tableau que présentent les documents du temps : villes dépeuplées, noblesse tremblante, campagnes sans bras, temples sans prêtres ; des bandes de pillards sans entrailles ; partout l’horreur ; la frayeur au dedans, le glaive au dehors :
Horror ubique fuit, intus pavor et foris ensis
Grudus, et hostiles furioso milite turmæ.
L’usurpateur Henri a déchaîné sur la France tant de fléaux, son ambition s’est allumée en voyant la guerre civile déchirer peuple et noblesse, et plonger la nation dans un abîme de maux inconnus jusqu’alors. La poète adresse à la France cette émouvante apostrophe : Ô noble race, ô bonne France, qui ne sus jamais mentir, ô sang généreux, laisse tomber le fer, pleure, fais la paix avec toi-même. Rougis d’être pour toujours asservie à tes anciens ennemis, de ne pouvoir supporter tes amis.
O genus egregium, bona Francia, nescia fraudis,
O sanguis gencrose, tuum, precor, exue ferrum,
Et flue per lacrymas, et pacis fœdera tecum
Percute. Perpetue Gallos servire vetustis
Hostibus, heu pudeat, et amicos ferre moleste.
Une partie de la France courbe ignominieusement la tête sous le joug, ceux qui tentent de défendre le sol des aïeux succombent dans un glorieux trépas ; la perfide Angleterre s’est engraissée des désastres des Français.
Gallorum damnis fuit Anglia subdola pinguis.
Le Dieu dont le bras régit le monde, et parfois abat soudain la force par la faiblesse, a entendu le cri des peuples. Une Pucelle née de parents très pauvres, au royaume des lis, aux confins du Barrois, apparaît, pour donner, en vierge, une nouvelle joie au monde.
Mirabilis ecce Puella
Orta parentela perpaupere ruricolarum
Regni liligeri, patriæ Barrensis in oris
Emicat ut, virgo, referat nova gaudia mundo.
Boulainvilliers, les docteurs de Poitiers, Gerson parlent des prodiges qui signalèrent la naissance de l’enfant. Le poète ne se contente pas de décrire la joie qui, au rapport de Boulainvilliers, saisit soudainement les habitants de Domrémy, il fait gronder le tonnerre, frémir la mer, flamboyer les airs, chanter et danser les peuples en proie à l’étonnement et à une émotion mêlée de terreur : inventions peu heureuses, bien 338au-dessous du récit de Boulainvilliers, et que certains historiens ont le tort de recueillir :
Cujus origo datis, si famæ credere dignum est,
Claruit indiciis. Superorum pendulus orbis
Insonuit tonitru, fremuit mare, terra tremiscit,
Æthera flammavit ; mundus sua signa paravit
Lætitiæ, novus ardor agit formidine mixta
Mirantes populos, et carmina dulcia cantant,
Et dant compositos motus, signando salutem
Venturam generi Franco virtute superna.
Comme Boulainvilliers, il nous dit que, commise à la garde du troupeau, l’enfant, par sa présence, le préserva des loups et des brigands.
Non lupus insidias pecori, non latro paravit,
Dum custodit oves.
Il la peint aimant la solitude, les mains et les yeux vers le Ciel ; elle sollicite la paix pour la terre, et les joies du Paradis à la suite.
La première manifestation céleste se fit entendre de bonne heure. Nuit et jour durant cinq ans l’ordre du Ciel retentit à son oreille :
Sed visio quinque per annos,
Vocibus illatis, jam nociu, jamque diebus
Sollicitat pavidæ purgatas virginis aures.
Le commandement devient plus impérieux. Dans le discours par lequel la voix répond aux objections de la Vierge se trouvent indirectement annoncées et le supplice qui doit rendre la Vierge au Ciel :
O flammis Cœlo remeanda Puella,
et les merveilles plus grandes que celles de son existence terrestre qu’elle doit accomplir dans sa glorieuse vie des Cieux ; heureux présage de ce que nous prépare peut-être sa Béatification. Voici la prédiction : après avoir annoncé le sacre et d’autres triomphes, la voix ajoute :
Et miranda dabis majora futuris
Temporibus, quando vita potiere secunda.
La partie qui regarde l’entrevue de la Vierge et de Baudricourt est plus que manquée ; car l’accueil prêté à Baudricourt est le contraire de celui que nous raconte l’histoire. Le poète passe sur le séjour à Vaucouleurs et les périls du voyage. Après avoir mentionné l’habit masculin et l’escorte, il montre la Vierge arrivant à Chinon. C’est un tableau de l’impuissance et de l’anxiété du roi et de son conseil ; un contraste entre la grandeur passée de la Maison de France et l’état où elle est présentement réduite.
339L’arrivée de la Pucelle et la mission qu’elle se donne, son costume viril, font naître à la cour les sentiments les plus divers ; c’est un mélange de crainte et d’espérance ; les uns sont trop prompts, les autres trop lents à croire. Plusieurs pensent que c’est le démon qui la pousse, d’autres en font le sujet de leurs dérisions ; la partie la plus saine croit que Dieu peut faire plus grande merveille encore :
Posse Deum majora tamen pars optima credunt.
La jeune fille, sur l’ordre du roi, est examinée par les maîtres les plus habiles. Voici ce que constate l’examen ; je traduis :
C’est une paysanne, mais de mœurs austères, nul vice, elle est simple, droite, honnête, sa vie est en tout conforme aux enseignements de la foi, très sobre dans le manger, elle l’est plus encore dans le boire ; elle parle très peu ; requiert avec grande ferveur l’aide de son confesseur ; c’est avec une extraordinaire piété qu’elle assiste aux cérémonies de la messe ; elle cherche avant tout le règne de Dieu.
Cette Vierge parle avec la plus grande sagesse de la guerre, du relèvement du roi et du royaume ; elle sait mettre la jeunesse en armes, préparer les batailles, promulguer les lois de la guerre et conclure les traités de paix, rompre les rangs d’une armée ennemie, donner l’assaut aux remparts, et se montrer clémente envers ceux qui demandent spontanément la paix.
Le poète introduit alors un prophète du nom de Pierre, Normand d’origine, dont il est le seul à parler ; mais qu’il soit un personnage réel ou fictif, il tient un remarquable discours.
Si la Pucelle arrive à la maturité de l’âge, quels coups portés au perfide ennemi, quels flots de sang vomis par l’Anglais expirant ! Mais si le Ciel, Ô Vierge, jaloux de ton éclat, l’enviant à notre terre, ne veut pas que tu remédies aux maux du peuple de France ; et parce que le poids du corps est un fardeau, veut, que tu y pénètres par le feu, libre de la poussière de la chair, tu monteras plus pure au-dessus des astres. Tu les verras à tes pieds et tu seras pour les Anglais eux-mêmes vaincus et frémissants un objet de vénération ; nous t’offrirons nos supplications et nos vœux dans les rangs des saints où tu seras assise. Ton crédit auprès de Dieu te fera opérer pour le monde de nombreuses merveilles, si mon regard n’est pas trop indigne de pénétrer l’avenir.
Il faut citer ces vers, qui semblent une prophétie de ce que nous voyons en voie de se réaliser.
His visis, senior vates, qui nomine Petrus
Dictus erat, dulci Normanna gente creatus,
In medium tales producit pectore voces :
Hic sexus fragilis annos si forte viriles
340Vividus attigerit, quot vulnera subdolus hostis
Accipict, quantasque vomet miser Anglicus undas
Sanguinis ! At si te Cœlorum gloria nobis
Invideat, virgo, prohibens curare labores
Francisci generis, quia moles corporis olim
Impedit, et Cœlos jubeat penetrare per ignem,
Purior astra petes, carnali pulvere pulso,
Sub pedibusque videns nubes et sidera, fractis
Et licet iratis aderis venerabilis Anglis ;
Sed tibi, conjunctæ superis, pia vota feremus,
Quæ, fautore Deo, facies miracula mundo
Plurima, si mea mens verum præscire meretur.
Charles VII reconnaît la mission de la Pucelle au milieu d’une nombreuse assemblée. Le poète prête a l’héroïne un long discours dans lequel elle fait plusieurs demandes en parfaite conformité avec celles dont nous parlent les chroniques.
Je porterai un étendard sur lequel brillera l’image du Roi du Ciel, (lui fait-il dire). Tout autour fleuriront les lis.
Vexillumque feram cœlestis imagine Regis
Signatum : circum florebunt lilia regni.
De nombreux vices règnent en France ; Dieu a choisi Charles VII pour les arracher, et faire croître à la place les semences des vertus.
Ut vitiis igitur multis à stirpe revulsis,
Semina virtutum spaliosius undique crescant
Te Deus assumpsit, quasi per sua rura colonum.
Il doit combattre pour le nom du Christ, procurer à l’Église la paix et la liberté.
Altera bella geres Christi pro nomine sacro,
Ecclesiæ pacem libertatemque daturus.
Qu’il ceigne l’épée, qu’il passe courageusement le bouclier à son cou ; que maître de lui-même, ami de la vertu et de l’équité, il soit bienveillant pour les bons, l’ennemi redouté des méchants.
Cinge femur, scutumque tuum cape, strenue, collo ;
Atque polens animi, virtutis amator et æqui,
Esto bonis facilis, pravis metuendus et hostis.
Le poète suppose que cette scène se passait le soir à la nuit ; en quoi il est d’accord avec l’héroïne qui nous a dit dans son interrogatoire que l’heure était avancée.
Obscura radiabant sidera nocte.
C’est là le premier livre du poète anonyme. Il se compose de trois-cent-quarante-six vers.
341II. Orléans aux abois. — Le cheval de Pierre de Beauveau. — Exemplaire et soudain châtiment d’un libertin, Furtivolus, contempteur de la Pucelle. — Le poète veut qu’on ne chante plus que la Pucelle. — Dithyrambe en son honneur. — Délivrance d’Orléans.
Le second livre commence par une description d’Orléans, la sommation faite aux habitants de reconnaître l’Anglais, leur fière réponse. Les Anglais viennent assiéger la ville ; ils établissent sept camps fortifiés en face des sept portes. Après une longue suite de combats, la famine fait sentir ses horreurs à Orléans.
Insidiosa fames, consumptis omnibus escis,
Irruit.
Pas d’espérance de secours ; les assiégés le demandent au Ciel par d’instantes supplications ; ils font connaître leur extrémité au roi ; le roi fait un appel désespéré à ses rares hommes d’armes sans solde. La Vierge se présente. Elle dit que la délivrance d’Orléans est de sa mission.
Le poète lui prête un discours dans lequel elle demande un cheval que le frère du roi (le dernier était mort en 1417) avait donné à Pierre de Beauveau, — sénéchal d’Anjou et de Provence, — et douze-cents hommes bien armés ; elle veut que chacun d’eux ait une croix sur son bouclier et le nom du Christ sur ses armes.
Quisque super scutum signum crucis, et super arma
Nomen, Christe, tuum feret.
Aucun document ne parle du cheval dont il est ici question, ni du signe de la croix, ni du nom du Christ gravé sur les armes. Il n’y a pourtant là rien que de très vraisemblable ; et l’on ne voit pas pourquoi le poète aurait inventé l’incident du cheval.
Au moment où elle part à la tête de sa troupe, un jeune libertin, nommé Furtivolus, s’échappe en la voyant en un propos obscène. Saisi soudainement de tremblement, il tombe et expire. Nous avons vu que Pâquerel dans sa déposition raconte un fait semblable, si ce n’est pas le même, avec quelques légères variantes ; Pancrace Justigniani écrit de Bruges (III, p. 574) que des morts soudaines frappent les contempteurs de la Vierge-Libératrice.
Le poète veut que l’on cesse de chanter les femmes célébrées par les poètes, Penthésilée. Sémiramis, Camille. Minces sont les exploits des héros comparés à ceux de la Pucelle : Les Géants, Énée. Ulysse, Hercule et ses travaux pâlissent devant elle. C’est la Pucelle qu’il faut chanter.
Nam labor unius per gallica rura Puellæ,
Istis major erit, majoraque monstra domabit.
Hanc decantemus ; illi nova carmina demus.
342Et joignant l’exemple au précepte, il s’échappe en accents lyriques et s’écrie :
Ô gloire, ô éclat des hommes des champs ! Ô déesse de la campagne ! Ô Vierge empourprée de toutes les couleurs de la rose mariées à la blancheur des lis ! Ô fille parfumée des senteurs de la violette ! Ô arche de salut pour tes concitoyens, tu leur rends le sens, tu verses la consolation sur leurs douleurs ! Ô terreur des Anglais ! Ô la foudre éclatant sur les pervers ! Ô capitaine de la nation guerrière ! Ô gloire immense du roi des lis ! Qui donc t’a rendue digne de tant de louanges, comment, quand ? Ni la chair, ni le sang, ni un ancêtre rejeton d’ancêtres, ne t’ont donné pareil éclat ; ce n’est pas la série de tes années longtemps prolongées, ce n’est pas l’expérience des affaires, ce n’est pas l’opulence des rois, ce n’est pas celle de ta famille, ce ne sont pas les leçons des sages ; c’est le Dieu éternel, c’est la vertu qui ne fuit personne, mais a d’égales faveurs pour les grands, pour les petits et pour ceux qui ne sont ni grands ni petits. La Pucelle, la puissante Pucelle, mérita les honneurs des grands cœurs en vivant sous le chaume, dans l’étroit domaine d’un pauvre laboureur, père qui éleva fille si grande. Gardienne de brebis, elle errait dans les champs jusqu’au jour où sur elle se leva le quinzième été. Est-ce là notre conviction, ou est-ce un rêve que nous faisons ? Or, je ne rapporte que des choses vraies, bien connues. C’est alors que délaissant les fleurs de son pauvre jardin, le troupeau laineux, elle se mit à dompter des troupeaux d’hommes de guerre, d’une grande armée capitaine plus grande encore, elle mit au service du roi une artillerie docile. Ô heureuse femme, dont le nom célèbre sera, tant qu’il y aura des guerres, honoré dans tous les âges.
O decus ! o speculum campestribus ! O Dea ruris !
O variis redimita rosis et murice rubro,
Purpureis pulchrè per candida lilia mixtis !
O violis redolens ! O civibus arca salutis,
Consilium tribuens, mœstis solatia fundens.
O timor Angligenis ! o fulman missile pravis !
O dux belligerca gentis, sed gloria grandis
Regi liligero ! miror quis, quomodo, quando
Te tam pulchrarun pretiavit munere laudum.
Non caro, non sanguis, nec avus numerator avorum,
Tale decus tibi contulit ; hoc non limite longo
Annorum series, non experientia rerum,
Non regum, non gentis opes, non turba sophorum ;
Sed Deus æternus, et virtus omnibus æqua
Quæ magnos, humiles, mediocres diligit omnes.
Namque Puella, potens, generosæ mentis honorem
Promeruit, subtus fenilia prædiolumque
Pauperis agricole ?, tantæ genitoris alumnæ ;
Quæ pecudum custos, vacuis errabat in agris,
343Donec post decimam sibi quinta resurgeret æstas.
Credimus hoc vel somnia fingimus ? Atqui
Vera relata fero. Tunc flores pauperis horti
Lanigerumque pecus linquens, armenta virorum
Armigerum domuit, magni capitanea major
Agminis, et regi famulantia tela ministrans.
O felix millier, cujus memorabile nomen,
Pradia dum fuerint, toto venerabitur ævo.
Le poète raconte ensuite l’introduction des vivres, et la délivrance d’Orléans en des vers qui rappellent la Pharsale de Lucain. Il ne pousse pas plus loin son poème, encore que, comme on l’a vu, il fasse indirectement allusion à deux reprises au supplice qui devait terminer la carrière mortelle de la Libératrice.
Le poème s’inspire manifestement de la lettre de Boulainvilliers au duc de Milan, et de la lettre d’Alain Chartier à un prince inconnu. Nous avons émis la conjecture que, d’après le style, le secrétaire du roi, Alain Chartier, était l’auteur de l’une et de l’autre. Ne serait-il pas aussi l’auteur du poème ? Cela ne nous semble pas invraisemblable, le poète maniant également le vers latin et le vers français.
344Chapitre IV Martin Le Franc. — Georges Chastellain. — Villon.
- I.
- Martin Le Franc.
- Son livre : Le Champion des Dames.
- Ce qu’a fait la Pucelle.
- C’est un stratagème inventé par un ami des Orléanais. Élevée auprès d’un écuyer, elle a contrefait la bergère pour qu’on la crût divinement envoyée.
- Elle n’aurait pas pu faire ce qu’elle a accompli si la vertu divine ne l’avait remplie.
- Raisons de l’habit masculin.
- Elle fut justement brûlée.
- Combien de saints ont subi une mort ignominieuse, le Roi des saints le premier.
- Qu’on ne parle pas d’elle ; c’est à faire tourner la tête.
- On doit au contraire la célébrer par-dessus les femmes non françaises : chacun lui doit d’immortelles actions de grâces.
- Exhortation à la noblesse de marcher sur ses traces.
- II.
- Georges Chastellain.
- Ses strophes sur la Pucelle.
- III.
- François Villon.
- Deux vers.
I. Martin Le Franc
Son livre : Le Champion des Dames. — Ce qu’a fait la Pucelle. — C’est un stratagème inventé par un ami des Orléanais. Élevée auprès d’un écuyer, elle a contrefait la bergère pour qu’on la crût divinement envoyée. — Elle n’aurait pas pu faire ce qu’elle a accompli si la vertu divine ne l’avait remplie. — Raisons de l’habit masculin. — Elle fut justement brûlée. — Combien de saints ont subi une mort ignominieuse, le Roi des saints le premier. — Qu’on ne parle pas d’elle ; c’est à faire tourner la tête. — On doit au contraire la célébrer par-dessus les femmes non françaises : chacun lui doit d’immortelles actions de grâces. — Exhortation à la noblesse de marcher sur ses traces.
Martin Le Franc, né d’après les uns à Aumale, d’après les autres à Arras, vers le commencement du XVe siècle, mérita les bonnes grâces d’Amédée VIII, duc de Savoie. Les schismatiques de Bâle ayant tiré le duc de sa retraite de Ripailles pour en faire l’antipape Félix V, Martin Le Franc resta attaché à la personne de son protecteur, et reçut de lui le titre de protonotaire apostolique. Ce titre lui fut conservé lorsque, avec son maître, il se rangea sous l’obéissance de Nicolas V. Martin Le Franc mourut à Rome en 1460.
Il est l’auteur d’un poème de vingt-quatre-mille vers intitulé : Le Champion des Dames. L’œuvre est sous forme de plaidoyer. Le champion, et son second, Franc-Vouloir, réfutent les accusations que Malebouche, Vilain-Penser, Faux-Semblant, entassent contre la seconde moitié du genre humain, et font valoir les mérites des filles d’Ève. Le livre avait son à-propos ; et il n’est pas le seul de son espèce dans le XVe siècle. Les femmes avaient été si atrocement attaquées dans le fameux roman de la Rose de Jean de Meung, que Gerson, Christine de Pisan, les prédicateurs, avaient combattu l’immonde composition, dans des écrits, ou du haut de la chaire. C’est dans cet esprit qu’a écrit Martin Le Franc. Il vise l’écrivain Orléanais.
345Son poème renferme, avec tout ce qui peut être dit pour et contre les femmes, l’histoire des plus célèbres, qui apparaissent selon que le demande le point traité.
L’ouvrage est divisé en cinq livres ; c’est au quatrième livre, lorsqu’il s’agit des femmes guerrières, qu’est évoqué le souvenir de la vénérable Pucelle. Le champion l’ayant alléguée comme divinement envoyée, Court-Entendement en prend occasion de reproduire les fables mises en avant par le parti anglo-bourguignon. C’est un stratagème inventé par quelque Français ; elle avait été au service d’un écuyer, y avait pris des habitudes cavalières, on lui persuada de contrefaire la bergère pour faire croire qu’elle était divinement envoyée ; elle usait d’art nécromantique ; la voix publique fit le reste.
Le champion répond qu’elle n’aurait pas pu faire en un moment ce que l’on n’avait pas fait en vingt ans, si Dieu ne l’avait conduite. Il la justifie du port du vêtement viril.
L’adversaire allègue que ce sont de frivoles raisons, et qu’on l’a bien vu par son supplice.
Le champion répond qu’elle est morte comme beaucoup de saints et Jésus lui-même. Honneur et gloire lui sont dus pour sa vertu très excellente, pour sa force et pour sa victoire. L’adversaire demande qu’on en finisse sur ce sujet : c’est à en devenir fou.
Franc-Vouloir veut qu’elle soit louée par tous, plus que d’autres femmes de mérite, mais qui ne sont pas Françaises.
Martin Le Franc écrivait en 1440. Les Anglais possédaient la Normandie, le Maine et la Guyenne ; il en profite pour exhorter les seigneurs et les princes à imiter le courage de la Pucelle, laisser leurs jeux, leurs querelles pour courir à l’ennemi.
La réhabilitation n’avait pas eu lieu. Cependant, dans le manuscrit 12476 (fonds français), l’auteur est représenté offrant son livre à Philippe, duc de Bourgogne, auquel le prologue est adressé. Le duc se donnait comme le champion des dames, et il est à croire que l’auteur comptait que son attention ne s’arrêterait guère sur un passage qui tient bien peu de place dans un ouvrage de si grande étendue.
Le champion
Que peurent faire les duchesses
Contre les ennemis nuisans,
Les roynes elles princesses ?
Qu’en penseront les cognoissants
Quand naguère Pucelle, sans
Habondance de biens mondains
A rompu tous les plus puissant
Et mis à mort les plus soudains ?
De la Pucelle dire veul
Laquelle Orlyens délivra,
Ou Salsebery perdit l’oeil,
Et puis male mort le navra,
Ce fut elle qui recouvra
Lonneur des François, tellement
Que par raison elle en aura
Renom perpétuelement.
346Tu sces comment estoit aprise
A porter lance et harnois ;
Comment par sa grande entreprise
Abatus furent les Anglois,
Comme de Bourges ou de Blois
Le roy sailly sous sa fiance,
En un très grand ost de Franchois
Ala devant Paris en France.
Dont vint, et pourquoy et comment,
Tu le scez bien ; si men veulx tère (taire),
Mais, que en livre ou en comment
Vouldra ses miracles retraire,
On dira qu’il ne se pust faire
Que Jhenne neust divin esprit
Qui à telle chose parfaire
Ainsi l’enflamma et lesprit (l’apprit).
Court-Entendement
Court-Entendement commence par citer l’histoire de frère Thomas Connecte, un soi-disant carme, dont les prédications excitèrent un incroyable enthousiasme et qui, mandé à Rome, y fut brûlé, entre autres choses parce que, sans être ni prêtre ni sous-diacre, il se donnait comme prêtre. Il en conclut :
Que une grande fraude conchue
Et conduite par ung vif sens,
Au temps qui cuert, n’est aperchue
Ne congnue de toutes gens.
Sans parler de manière mainte
Comment la Pucelle s’arma,
Peut pas (ne put-il pas ?) aviser cette sainte
Aucun qui Orlyens ama,
Qui l’enhardy et enflamma
Et enseigna (ce) qu’elle diroit ?
Mais, par Dieu, comme dit-on ma (comme on m’a dit)
Mieulx autrement il se feroit.
L’en m’a dit pour chose certaine
Que, comme ung page elle servit
En sa jeunesse ung capitaine,
Où l’art de porter harnas vit ;
Et quand Jonesse le ravit
Et voulut son sexe monstrer,
Conseil eut qu’elle se chevit (s’appliqua)
À harnas et lance porter.
Puis force403, avisant sa manière,
Qu’à Orlyens elle vendrait
Et, comme simplette bergière,
Demanderoit et répondroit,
Et comment enseignes rendroit404
Au roi et à son parlement
Par lesquelles on entendroit,
Qu’elle venist divinement.
Force aussi cil qui luy disoient
Qu’elle usast de ceste pratique.
Plusieurs des Anglois avisoient
User de l’art nigromantique,
Et ainsi leur foy qui se fie
Tantôt en flebe fondement,
Leur hardyesse fantastic
Abuseroit diversement.
En temps après comment on crut
En celle farce controuvée,
Tantôt que (dès que) la fortune acrut
Les faiz : velà la voix levée,
Or sera la guerre achevée
Se Dieu nous ait (aide) et saincte Avoie,
Certes la chose est bien prouvée ;
Dieu la Pucelle en France envoie.
Le champion
Elle n’eust peu faire les signes,
Dit le Champion franchement,
Se Dieu par ses puissances dignes
Ne lui eust fait avancement ;
Aussi fit-elle en ung moment
Ce qu’on ne fit vingt ans devant.
À cui Dieu donne hardement,
Il vaint toujours et tire avant.
Ainsi je crois en bonne foi
Que les Anges l’accompagnassent ;
Car ilz, comme en Jherusalem voy,
Chasteté ayment et embrassent,
Et tien pour vrai qu’ils lui aidassent
À gaigner les fors bolvers,
Et à Patay les yeux crevassent
Aux Anglois ruez à l’envers.
347Aussy merveille ne te soit,
Combien que chose inusitée,
Se la Pucelle se vestoit
De pourpoint et robe escourtée ;
Car elle en estoit redoutée
Trop plus, et aperte, et légière,
Et pour ung fier prince contée,
Non pas pour simplette bergière.
Chappiaux de faultre elle portoit,
Heuque frappée et robes courtes :
Je l’accorde, aussi aultre estoit
Son fais, que cil des femmes toutes.
La longue cote (tu n’as doutes),
Ès fais de guerre n’est pas boine,
Item, moult souvent tu escoutes,
Que l’abit ne fait pas le moine.
Armes propres habits requièrent ;
Il n’est si fol qu’il ne le sache.
Aultres pour estre en ville aidèrent (conviennent),
Aultres pour porter lance ou hasche.
Quand à proie faulcon on lasche
Ses longues pendans on luy oste.
Aussy qui ses ennemis cache (chasse)
Il n’a mestier de longue cote.
Dient (qu’ils disent) d’elle ce que vouldront,
Le parler est leur et le taire ;
Mais ses loenges ne fauldront,
Pour mensonge qu’ilz sachent faire.
Que t’en faut-il oultre retraire ?
Par sa vertu, par sa vaillance,
En despit de tout adversaire,
Couronné fut le roy de France.
L’adversaire
Je tiens frivole ce langage,
Car oncques Dieu ne l’envoia,
Dit l’adversaire au faulx visage,
Qui de Jeanne ennoya.
Ha, ce dit, trop le (la) desvoia
Oultrecuidance, quoiqu’on die !
Raison aussi le (la) convoia
Ardre à Rouen en Normandie.
Le champion
C’est mal entendu, grosse teste,
Respond Franc-Vouloir prestement.
De quants saints faisons-nous la feste
Qui moururent honteusement !
Pense à Jhesus premièrement.
Et puis à ses marins benois ;
Sy jugeras évidamment
Qu’en ce fait tu ne te congnois.
Guère ne font les arguments
Contre la Pucelle innocente,
Ou que des secrets jugements
De Dieu sur elle pis on sente.
Et droit est que chacun consente,
À lui donner honneur et gloire,
Pour sa vertu très excellente,
Pour sa force et pour sa victoire.
L’acteur
Alors l’adversaire fachié
D’ouyr de Jeanne sermonner,
Lui dit : Tu en as trop preschié,
Pense d’une aultre blasonner.
On ne porrait pire amener
Pour accomplir ce que tu veulx ;
Car c’est assez pour forsener (devenir fou),
Ou soy arracher les cheveulx.
Franc-Vouloir
Moult a le courage légier,
Ou trop fort se monstre opiniâtre,
Dit Franc-Vouloir, qui fait dangier
De collauder ceulx de son atre,
Et si j’ai loé trois ou quatre
Étrangières, pourquoy tairay
Celle qui a voulu combattre
Pour France ; certes non feray.
Mesmement (surtout) quand elle a fait telles
Vertus, et en poy de saison,
Que chacung luy doit immortelles
Graces. Nai je bonne occhasion
De dire bien d’elle foison,
Ou pour ma possibilité.
Se tu dis que je nay raison,
Tu es de parcialité.
348Car quoyquon en dise, elle estoit
En bataille grandement duite,
Et vaillamment se combattent,
Et estoit de sage conduite.
Sy lay à memoire reduite
Avec les chevaleresses,
Car entresuy en la poursuite
De loer les batailleresses.
Voici l’apostrophe du poète à la noblesse française :
Or pleust à Dieu que vous, barons,
Vous, princes, vous seigneurs de France,
Sous lesquels coudre espérons
À veoir nostre délivrance,
Eussiez le cœur et la souffrance
De cette femme seulement,
Pour destruire et mettre à oultrance, Nos ennemis hâtivement.
Sy souvent vous ne danseriez.
Comme vous faites le menant.
Et plus souvent et plus vivement penseriez
À bien faire et tirer avant ;
Sans vous-même entregrevant
Et vostre peuple déchirer,
Qui en mangeant ou en buvant
Ne fait jamais que soupirer.
II. Georges Chastellain
Ses strophes sur la Pucelle.
Ce n’est pas seulement dans sa chronique que Georges Chastellain a parlé de la Pucelle ; il lui a consacré quelques vers dans deux de ses poésies. Les voici :
Recollection des Merveilles advenues en notre temps
Qui veult ouyr merveilles
Estranges raconter ?
Je sais les non pareilles
Qu’homme sçauroit chanter.
Et choses advenues
Depuis long-temps en çà.
Je les ai retenues
Et scay comme il en va.
Les unes sont piteuses
Et pour gens esbahir.
Les autres sont doubteuses
De meschiefs advenir ;
Les tierces sont estranges
Et passent sens humain.
Aucunes en louanges,
Aultres par aultre main.
En France la très belle.
Fleur de crestienté,
Je vis une Pucelle
Sourdre en autorité,
Qui fit lever le siège
D’Orliens en ses mains,
Puis le roi, par prodiège,
Mena sacrer à Reims.
Sainte fut aourée
Pour les œuvres que fit ;
Mais puis fut rencontrée
Et prise à bon proutit ;
À Rouen arse en cendre
Au grand deuil des François,
Donnant puis à entendre
Son revivre aultre fois.
(Chastellain, Œuvres complètes, édition de M. de Lettenhove, t. VII, p. 18-78.)
Complainte de Fortune
Souviengne-nous de la Pucelle
Qui si très haut fut eslevée,
Comme si fust de Dieu ancelle,
Et des François tant honourée,
Et des Anglois tant redoubtée,
Comme par foule fina (finit par oppression) :
Ainsi la fortune la paya.
(Ibidem, Œuvres, t. VIII, p. 328.)
349III. François Villon Deux vers.
Le poète des rues, Jean Villon, qui naquit l’année du martyre de la Vénérable, 1431, a fait entrer le nom de Jeanne dans une de ses ballades les plus connues : Les dames du temps jadis.
La royne Blanche connue ung lys,
Qui chantoit à voix de sereine (sirène),
Berthe au grant pié, Biétrix, Allyx,
Harembourges qui tint le Maine,
Et Jehanne la bonne Lorraine,
Qu’Anglois bruslèrent à Rouen,
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?
350Chapitre V Martial d’Auvergne. — Octavien de Saint-Gelais. — Valeran de La Varenne.
- I.
- Martial d’Auvergne.
- Les Vigiles de Charles VII.
- Citations : le désespoir et la prière de Charles VII.
- Étonnement des clercs admirateurs de Jeanne.
- Indications.
- Troyes.
- La Pucelle ne souffre pas que les Anglais emmènent les prisonniers français.
- Soudain changement de fortune de Charles VII
- Le siège de Paris.
- La Pucelle contrariée dans ses plans.
- Les Anglais n’auraient pas donné la Pucelle pour Londres.
- Procès et supplice de la Pucelle.
- La réhabilitation.
- II.
- Octavien de Saint-Gelays.
- Le champ d’honneur : passage sur la Pucelle.
- III.
- Valeran de la Varenne.
- Son poème : de Gestis Johannæ Virginis Franciæ.
- Appréciation.
- La mère de la Pucelle aux pieds de Charles VII.
- Prodiges opérés à la mort de la Pucelle.
I. Martial d’Auvergne
Les Vigiles de Charles VII. — Citations : le désespoir et la prière de Charles VII. — Étonnement des clercs admirateurs de Jeanne. — Indications. — Troyes. — La Pucelle ne souffre pas que les Anglais emmènent les prisonniers français. — Soudain changement de fortune de Charles VII — Le siège de Paris. — La Pucelle contrariée dans ses plans. — Les Anglais n’auraient pas donné la Pucelle pour Londres. — Procès et supplice de la Pucelle. — La réhabilitation.
Martial d’Auvergne, dit probablement d’Auvergne à cause de l’origine de sa famille, naquit à Paris vers 1440 et y mourut en 1508. Il fut procureur au Châtelet et greffier au Parlement. Il composa, sous le titre de Vigiles de Charles VII, l’histoire rimée de ce roi. C’est un poème calqué sur les matines de l’office ecclésiastique des morts. Il y a un invitatoire. Dans ce qu’il intitule les psaumes, — il y en a neuf. — se trouve racontée l’histoire de Charles VII, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Les leçons, au nombre de neuf aussi, sont chantées par la France, la noblesse, le labour, par les marchands, par le clergé, par Pitié, chapelain des dames, par dame Justice, par la Paix, par l’Église. Chacun de ces personnages célèbre les bienfaits particuliers dont il se dit redevable au monarque défunt.
C’est au quatrième psaume que se trouve longuement rapportée l’histoire de la Pucelle. L’antienne est celle-ci :
En peu d’heure Dieu labeure,
Ne jamais au besoin ne fault,
La chose qu’il veut faire est seure
Et sait bien toujours (ce) qu’il nous fault.
351Ce n’est pas sous Louis XI, si contraire à son père, que Martial d’Auvergne aurait pu impunément publier son poème. Il le présenta à Charles VIII en 1484. L’œuvre eut sa vogue, depuis bien perdue. Les Vigiles eurent plusieurs éditions.
D’après Quicherat, Martial d’Auvergne n’aurait fait que mettre Jean Chartier en rimes. Cela n’est pas exact ; l’on trouve dans le rimeur plusieurs faits que l’on chercherait inutilement dans l’historiographe.
Ce n’est d’ailleurs qu’une chronique rimée, plate, sans élan et sans feu. Elle n’apprend rien de nouveau ; mais on peut y voir la confirmation de ce qui est rapporte ailleurs, et était universellement admis dans la seconde partie du XVe siècle.
Après avoir raconté l’ignominieuse journée des Harengs, Martial nous parle ainsi de la désolation et de la prière du roi :
Le feu roy oyes les nouvelles,
Voyant qu’il avait eu du pire.
En fut tant dolent à merveille,
Qu’il ne savoit que faire ou dire.
Et dit-on que alors pria Dieu
Qu’il le ostat de cette misère,
Et qu’il eust pitié en ce lieu
De son royaulme et populaire
Et désirait mieulx à mourir,
Que de veoir cette pestilence
Et tant de gens de bien périr
Pour lui et pour son alliance.
En ceste saison de douleur
Vint au roy une bergerelle
Du villaige dit Vaucoulleur
Qu’on nommait Jeanne la Pucelle.
C’estoit une povre bergière
Qui gardoit les brebis ès champs,
D’une doulce et humble manière,
De l’aage de dix-huit ans.
Le poète décrit sa présentation au roi, qui lui dit par jeu : Ah ! ma mye, ce ne suis-je pas
, et auquel elle répond : Sire, c’estes-vous, ne je ne faulx pas.
Elle est grandement interrogée par clercs et docteurs :
Chascun d’elle s’esmerveilla,
Et pour à vérité venir
De plusieurs grans choses parla.
Qu’on a veues depuis advenir.
Elle dit tout publiquement
Que le feu roy recouvreroit
Tout son royaume entièrement,
Et que Dieu si luy aideroit.
Martial raconte ensuite le rassemblement des troupes à Blois, l’invention de l’épée de Fierbois, l’introduction du convoi à Orléans, la prise des diverses bastilles, l’acharnement du combat aux Tourelles, le départ des Anglais dès le lendemain ; rien qui n’ait été déjà maintes fois rappelé par les chroniqueurs. Il n’y a rien de nouveau ni de saillant non plus, dans le récit rimé de la prise de Jargeau, de la campagne de la Loire. La surséance accordée aux habitants d’Auxerre causa de grands 352mécontentements : De cest appointeraient ilà, Trémoulle se fut fort blamé, et puis Richemont s’en alla, car entre eulx y avoit discort.
Le roi reste devant Troyes six ou sept jours : Les bourgeois vouloient bien eulx rendre entièrement, mais les Anglais les empeschoient tant qu’ils povoimt incessamment.
Le conseil résolu à rétrograder à cause du manque de vivres, l’intervention de la Pucelle, ses promesses, sa diligence pour forcer la ville, la chronique rimée n’omet rien.
Après le conseil, elle monta
Sur ung beau grand courtier en main,
Et en l’ost si se transporta
Atout (avec) un baston en sa main.
Ilà fut dresser et porter
Tables, fagots, huys et chevrons.
Pour faire taudiz à gecter
Une bombarde et deux canons.
D’après Martial d’Auvergne la convention aurait autorisé les Anglais à emmener leurs prisonniers. Voici en quels termes il peint l’intervention de la Pucelle :
Les Anglois vouloient au partir
Leurs prisonniers François mener ;
Mais la Pucelle consentir
N’y voult, ne souffrir emmener.
Elle-mème vint à la porte
Ès mains des Anglois les oster,
En leur disant de bonne sorte
Que ne les laisroit transporter.
Les François s’agenouillèrent,
Luy priant qu’elle leur aydast,
Et sa grâce là implorèrent
Afin que de ce les gardast.
Les Anglois vouldrent soutenir
Que c’estoit grant fraude et malice
De contre traictié venir,
Requérant qu’on leur feist justice.
Le roy, qui en sceut la nouvelle,
Si commença à soy soubzrire
Du débat et de la querelle,
Et en fut joyeux à vrai dire.
Brief convint pour les prisonniers
Qu’il payat aux Anglois comptant
Tout leur rançon de ses deniers ;
Ainsi chascun si fut content.
Quand les Anglois selon l’accord.
Eurent leur argent et rançon,
Ils louèrent le feu roy fort,
L’appelant prince de façon.
Il fut prisé pour sa justice
Qu’il gardoit à ses ennemis.
Et qu’il avoit en l’exercice
De son ost tous abuz postmis (supprimé).
Martial raconte l’entrée à Châlons, le sacre et fait à la suite les réflexions suivantes :
Notons ici comment fortune
Gouverné par le veil (vouloir) de Dieu.
Après grant mal et desfortune,
Si donne grand joie en ce lieu.
Qui eust cuidé ne (ou) espéré
Qu’en si très petit mouvement,
Le roy eust ainsi prospéré
Ne venu au couronnement ?
Veu le cas et empeschement
La chose n’estoit pas facille
D’y advenir si promptement ;
Mais à Dieu rien n’est difficile
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Se fortune au commencement
Si donne persécution,
C’est pour après plus haultement
Octroyer consolation.
353Boèce dit en son tiers livre
Que fortune adverse est plus seure
Pour congnoistre Dieu et bien vivre,
Et preuve que c’est la meilleure.
Elle impartist humilité
Elle soustient tous aspres deulx,
Et après par prospérité
Ung seul bien si fait valoir deux.
Le feu roy Charles trespassé
Eut de grands harts terriblement,
Et se trouva fort bas perssé (pressé)
Sans nul espoir d’alleigement.
Il advint mesme en ung an
Qu’il perdit à dommage et deuil
Le siège et journée de Cravant
Et la bataille de Verneuil.
Et puis au siège d’Orléans
Où tout devoit être conclus,
La journée nommée des harans ;
Et par ainsi n’en povoit plus.
Depuis Fortune à cap tourna,
Pour au résidu luy pourveoir,
Et Dieu donna la victoire
À cil qui la devoit avoir.
Les François lors se rallièrent,
En prenant couraige terrible,
Et de plus en plus prospérèrent.
Ne riens leur estoit impossible.
Ne fut-ce pas moult grant merveille
D’avoir réveillé tant de gens,
Au bruit d’une simple Pucelle
Et bergière nourrie aux champs ?
L’Antienne !
Las ! en peu d’heures Dieu labeure
N’au besoing jamais ne défault,
La chose qu’il veult faire est seure.
Et sçait bien toujours qu’il nous fault.
La campagne qui suivit le sacre est narrée avec tous les détails, et, à la rime près, avec le ton d’une bien simple chronique. Voici les strophes qui ont trait au siège de Paris. Le poète, après avoir dit que le roy vint à Paris, continue en ces termes :
Oultre, en procédant plus avant
Son ost tira à La Chapelle.
Et de là au Molin-à-Vent,
On y eust escarmouche belle.
Les Anglois qu’estoient à Paris
Tous ensemble se retirèrent,
Afin qu’ils ne fussent péris,
Et les murs s’y fortifièrent.
Le lendemain grant compaignie,
De l’ost des François à Monceaulx
S’en vindrent faire une assaillie
Jusques au marché des pourceaulx.
Soubs la montaigne s’embuschèrent
Pour illec être à couvert,
Et de là gaigner s’en allèrent
D’assault ung petit bollevert.
D’un costé d’autre canons
Et coullevrines si croient
Et ne voyait-on qu’empanons
De flesches qui en l’air tiroient.
Adonques Jehanne la Pucelle
Se mist dans l’arrière-fossé,
Où fist de besongner merveilles,
D’un couraige en ardeur pressé.
Ung vireton que l’on tira
La vint en la jambe assener
Et si point n’en désempara,
Ne ne s’en voulut oncques tourner.
Boys, huys, fagots faisoit gecter.
Et ce qu’estoit possible au monde,
Pour cuyder sur les murs monter ;
Mais l’eau y estoit trop profonde.
354Les seigneurs et gens de façon
Lui mandèrent de s’en revenir,
Et y fut le duc d’Alençon
Pour la contraindre à s’en venir.
L’Ost à Saint-Denys retourna,
Ou par humbles et dévots termes,
Elle offrit, laissa et donna
Le harnaiz dont avoit fait armes.
Atant le roy se despartit,
Et ès pays redduiz ça là
Mit de ses gens, et puis partist
Vers Berry, où lors s’en alla.
Un peu après son partement
Plusieurs Anglois se assemblèrent,
Pour eulx tirer diligemment
À Saint-Denis où ils entrèrent.
Les armes de la Pucelle
Y là vindrent prendre et saisir
Par une vengeance cruelle,
Et en fisrent à leur plaisir.
Martial confirme, en l’attribuant au roi, le dessein qu’avait la Pucelle d’aller combattre en Normandie. La Trémoille et la cour traversèrent le projet :
Au retour du sacre à Gien,
Le roy si voulut envoyer
La Pucelle devant Rouen,
Pour conquester et besongner.
Trémoille et autres oppinèrent
Qu’il n’en estoit point de mestier,
Ains d’Albret et elle envoyèrent
Devant Saint-Pierre-Le-Moustier.
Illà devant la ville furent
En belle ordonnance et arroy,
Faisant si grant devoir qu’ilz l’eurent
Et qu’il fut rendue au Roy.
Après à la Charité vindrent
Afin de l’assiéger et prandre,
Où l’espace d’un mois se tindrent,
Sans l’avoir ou faire rendre.
Du retour de la Pucelle aux bords de la Marne, du siège et de la prise de Choisy, du siège de Compiègne, de la prise de l’héroïne, de la vente que, pour argent comptant
, Luxembourg en fit aux Anglais, qu’il suffise de citer ces deux vers :
Et ne l’eussent donnée pour Londres,
Car cuidaient avoir tout gaigné.
Encore que le procès de condamnation et le supplice soient bien pauvrement exposés, toutes les strophes vont en être transcrites. Les Anglais, dit Martial, à Rouen emmenèrent la Pucelle pour prisonnière.
Elle estoit très douce, amyable,
Moutonne, sans orgueil n’envie,
Gracieuse, moult serviable,
Et qui menoit bien belle vie.
Souvent elle se confessoit,
Pour avoir Dieu en protecteur,
Ne guères festes se passoit
Que ne receust son Créateur.
Mais ce non obstant les Anglois
Aux vertus et biens ne pensèrent,
Ainçoys, en haine des François,
Très durement si la traictèrent.
Après plusieurs griefs et excès,
Inférez en maintes parties,
Luy firent ung tel quel procès
Dont les juges estoient parties.
355Puis au dernier la condampnèrent
À mourir douloureusement,
Et brief l’ardirent et brullèrent
À Rouen tout publiquement.
Ainsi velà le jugement
Et la sentence ben cruelle
Qui fut donnée trop asprement
Contre icelle povre Pucelle.
Si firent mal ou aultrement
Il s’en fault à Dieu rapporter,
Qui de telz cas peut seullement
Lassus cognoistre et discuter.
Toutes voyes, avant son trespas,
Dist aux Anglois qu’ung temps vendroit
Qu’un pié en France n’auroient pas,
Et qu’on les dehors chaceroit.
Que le feu roy prospérerait,
Et qu’au dernier, sans contredit.
Son royaulme recouvreroit.
Et atant l’esprit rendit.
Brief plusieurs choses si narra
Qu’on a veu depuis advenir,
Tout ainsi qu’elle déclaira,
Dont à aucuns peut souvenir.
D’après Quicherat, Martial d’Auvergne serait le seul écrivain du XVe siècle qui aurait parlé du procès de réhabilitation. Il oublie que Thomas Basin, édité par lui, le mentionne assez longuement. Voici les strophes du rimeur.
Longtemps après ce jugement
La mère, aussi les frères d’elle,
Requesdrent au roy vengement
De la mort et sentence d’elle.
Le bon seigneur considérant
Qu’avoit été en son service
Et fait beaucoup en l’honorant,
Si remist le cas en justice.
De fait envoya le procès
À Rome, devers le Saint-Père,
Où là sans faveur ne accès
Fut bien veue au long la matière.
Ce fait, il bailla mandement
Pour lors citer les commissaires
À soutenir leur jugement,
Et appeler parties contraires.
Les Anglois furent appellez
Elles parties solempnellement,
Examens faits et recollez
Sur la vie d’elle entièrement.
Juvenel, de Reims arcevesque.
Grands gens de justice et de bien,
Chartier, de Paris lors evêque.
Et autres y ouvrèrent bien.
À Rouen se transportèrent
Où le jugement estoit fait,
Et gens de bien examinèrent
Pour savoir vérité du fait.
Après, le procès fut porté
Au saint Père et aux Cardinaulx,
Et fut bien veu et visité
En grant diligence et travaulx.
Et le tout veu finalement,
Fut dit par sentence autentique,
Le procès et le jugement
Fait contre la Pucelle, inicque.
Estre abusif, défectueux,
Et qu’à tort si fut condampnée,
Par non juges suspectueux.
Disant leur sentence erronée.
Ou (au) procès, de son innocence
Y a des choses singulières,
Et est une grande plaisance
De veoir toutes les matières.
Le dit procès est enchesné
En la librairie de Notre-Dame
De Paris, et fut là donné
Par l’évêque, dont Dieu ait l’âme.
356II. Octavien de Saint-Gelays
Le champ d’honneur : passage sur la Pucelle.
Octavien de Saint-Gelays, né à Cognac en 1466, mourut à trente-six ans évêque d’Angoulême. La faveur de Charles VIII lui avait fait obtenir ce siège, auquel l’avait fort mal préparé une jeunesse désordonnée. Il changea de vie, et c’est comme expression de ce changement qu’il composa peut-être son poème : Le séjour d’honneur. Il est dans le goût du temps, allégorique. Il fut imprimé en 1514, plus de dix ans après la mort de l’auteur.
Dans la troisième partie, il passe en revue les rois de France, qu’il est censé rencontrer dans une forêt. Après un pompeux éloge de Charles VII, il parle en ces termes de la Pucelle :
Près Luy je vy sur cheval fier marchant
Femme qui fut d’harnoys luysant armée,
Pas ne sembloit escollier ou marchant,
Mais robuste, par prouesse affamée ;
Dont mesbahis de voir femme fermée (formée ?)
De si grand cœur ; qui les gens incitoit
Donner dedans et un chacun citoit (excitait),
À guerroyer ; comme si tousjours elle
Tint en seurté les souldarts soubz elle.
Pas n’eust quenouille attachée au costé,
Mais épée poignante et deffensible,
Fuyant repos et longue oysiveté,
Ou volontiers cœur de femme est duysible.
À autre affaire elle nest entendible
Quordonner gens pour bataille mouvoir.
Dont je congneu que c’estoit, pour tout voir,
Selon sa geste et manière approuvée,
La Pucelle par miracle trouvée.
III. Valeran de la Varenne
Son poème : de Gestis Johannæ Virginis Franciæ. — Appréciation. — La mère de la Pucelle aux pieds de Charles VII. — Prodiges opérés à la mort de la Pucelle.
En 1516 paraissait à Paris un poème latin en vers héroïques sous le titre suivant :
Valerandi Varanii De Gestis Joanne Virginis France egregie Bellatricis libri quattuor.
Les exploits de Jeanne la Pucelle, la grande guerrière française, poème en quatre livres par Valeran de la Varenne.
La Varenne est, ce semble, la meilleure tradition de Varanius. De la Varenne était docteur en théologie de l’Université de Paris, humaniste certainement distingué, chose encore encore rare parmi ses pareils ; il avait 357déjà composé plusieurs poèmes, sur la victoire de Fornoue, la prise de Gênes, le mariage de Louis XII en 1514.
L’ouvrage porte une double dédicace, l’une à Charles de Genlis, évêque de Noyon, l’autre à Georges d’Amboise, archevêque de Rouen. Dans cette dernière l’auteur remarque qu’on trouverait encore quelques survivants parmi ceux qui ont vu la Pucelle :
Sane et in hunc usque diem superstites sunt plusculi qui Virginem viderunt inter vivos agentem.
Il y avait quatre-vingt-cinq ans que la Pucelle avait été brûlée ; ce qui nous permet de juger de leur âge et de leur nombre.
L’auteur a eu en mains durant quelque temps les manuscrits du double procès, que lui avait prêtés l’abbé de Saint-Victor ; ce qui lui a permis de traiter les diverses phases de la merveilleuse existence, jusques et y compris la réhabilitation.
Le poème fut goûté lors de son apparition. Dès 1521, Ravisius Textor le faisait entrer dans son volume de Claris Mulieribus. Il a été édité en 1889 par M. Prarond, qui l’a annoté et l’a dédié à sa ville natale, Abbeville.
L’ouvrage avait tout ce qu’il faut pour plaire à un siècle qui n’est autre que celui de Léon X ; car ce Pontife occupait alors la chaire de Saint-Pierre. Les hexamètres sont façonnés d’après les meilleures règles de la poésie dite classique. Ce qui n’était pas alors un défaut, les faits mythologiques y sont très fréquemment rappelés, et la Pucelle est rapprochée des personnages de la fable. L’antiquité profane y est mise à côté des faits bibliques ; les comparaisons sont développées richement, épiquement, le vers est solennel : toutes choses qui contrastent avec la simplicité de l’héroïne telle que nous sommes aujourd’hui heureux de la connaître et de l’admirer ; mais à l’époque de la Varenne on brisait ces moules pour en fabriquer sur le modèle de l’art antique. Le poète d’Abbeville y coula l’héroïne, qui en sort déformée.
D’après Quicherat, l’histoire y est suivie très exactement, mais travestie par l’emphase de la rhétorique. Elle l’est encore par les actes prêtés à la Pucelle. C’est ainsi que, d’après le poète, Jeanne aurait de ses mains plongé la tête de Molyns dans les eaux jusqu’à le noyer, en lui adressant des paroles d’ironie qui sont un vrai contresens pour ceux qui connaissent le réel caractère de la Pucelle. Il lui fait fendre la tête aux Anglais, etc. La Varenne est plus virgilien que le poète anonyme dont l’œuvre a été analysée plus haut ; il est moins exact et moins vrai. L’analyse du poète d’Abbeville nous entraînerait trop loin ; qu’il suffise de relever les particularités suivantes. D’après le poète, les habitants de Compiègne auraient appelé Jeanne à leur secours ; cela ne fut nullement nécessaire, et la Vierge-Guerrière vint bien spontanément à leur aide.
358Le premier mouvement des Anglais maîtres de leur victime aurait été de vouloir la tuer ou la noyer ; Warwick dit que ce serait peu aux yeux de la multitude ; il faut la brûler sans doute, mais la brûler comme coupable d’hérésie ; ce sera le moyen de lui enlever son prestige, et de diffamer Charles, qui a voulu appeler l’enfer à son secours.
Puellam
Dicemus pravæ hæreseos sordere veneno :
Sic et Valesium (quem dicit femina regem)
Participem tanti vulgabimus esse reatus, etc.
Un vieux docteur résume en beaux vers les diverses accusations portées contre la Pucelle. Celle-ci, dans sa réponse, condense ce qui se trouve épars dans le procès de condamnation.
Le poète introduit la mère de la victime aux pieds de Charles VII, et lui fait demander la révision du procès de Rouen. Elle termine une harangue d’ailleurs froide par ces vers :
Vir meus audito dilectæ funere prolis
Oppetiit, mortis causam execratus et ignes.
Me quoque non dispar (si non miserebere) vitæ
Exitus involvet, sed mors pergrata futura est
Si prins clatum gnatæ cognovero nomen.
C’est la seule preuve que Jacques d’Arc soit mort de la douleur causée par le supplice de sa fille. Elle n’est pas suffisante pour donner le fait comme certain, encore qu’il ne soit pas invraisemblable.
La seule lettre de Charles VII à Calixte III pour demander la révision, connue jusqu’ici, est celle que lui attribue le poète. Il est cependant moralement certain qu’il a dû écrire à Rome pour presser une affaire qui lui était incontestablement à cœur.
Le poète est mal inspiré en choisissant pour justifier la Pucelle devant la commission apostolique, celui qui, d’après Quicherat, fut le bras droit de Cauchon, Courcelles, l’âme du brigandage de Bâle, le père de l’hérésie gallicane. Le poète lui fait terminer l’apologie de sa victime par le récit des miracles qui signalèrent le trépas de la martyre : le cœur conservé intact dans le brasier, la colombe sortant des flammes, et enfin l’exposé des châtiments qui frappèrent les principaux auteurs du drame scélérat. Il y intercale le récit de la résurrection de l’enfant de Lagny :
Postremo enituit pietas in morte Puellæ
In cinerem cunctos dum flamma resolveret artus,
Illæsas cor habet venas (mirabile dictu),
Nec sinceri animi temerant incendia sedem ;
Albaque tum visa est igni prodire columba,
Et petere Æthereos multis spectantibus orbes.
359Nec superi voluere ignes impune relictos.
Medeius (Midi) si quidem longo sermone profatus
Astruit esse scelus flammis et morte piandum,
Multaque, adulandi studio, confingit ut Anglos
Sic sibi conciliet, sed paucis inde diebus
Corpus tabifico respergitur ulcere lepræ ;
Alter (d’Estivet) in immundo revolutus stercore vitam
Finiit ; arguerat plerumque in carcere ficti
Criminis insontem, pendenti lite, Puellam ;
Sic et Calceonus (Cauchon), qui censuit esse cremandam,
Pendula dum tonsor secat excrementa capilli,
Expirans cadit, et gelida tellure cadaver
Decubat. Ultrices sic pendant crimina pœnas.
Tandem, collatis patres ultroque citroque
Articulis, flammas sub iniquo judice passam
Darcida concordi decernuit ore, modumque
Angligenas violasse fori, jurisque tenorem.
Tout est aussi froid, en dépit de la belle latinité, qui ne se dément jamais.
C’est donc douze poètes au moins qui ont essayé de célébrer la Pucelle dans le siècle de son apparition. Qui comptera ceux qui ont surgi dans la suite ? ceux qui surgissent chaque jour ? Pourquoi faut-il que l’on put mettre souvent au bas de ces productions le vers suivant relevé sur le cahier des visiteurs de Domrémy : Son image est partout, et sa foi est nulle part.
Seule cependant sa foi explique ce beau et juste résumé d’une telle carrière.
Mares hæc femina vincit :
Aucun homme ne vaut cette femme.
Notes
- [400]
Portant queue, caudati. Les auteurs ne sont pas d’accord sur l’origine de cette qualification attribuée aux Anglais, et qui leur déplaisait fort.
- [401]
Votre fortune ne donne plus des lois, les Français en ont abattu la bannière.
- [402]
Preuves de l’histoire de Bretagne, par Dom Morice, t. II. p. 1336.
- [403]
Peut-être, forsan.
- [404]
Signes feindrait.